L’opposition à la guerre (nucléaire) infinie

Je ne suis pas quelqu’un qui cherche à
vendre de l’espoir. Qui vend de l’espoir dans un
moment pareil n’est qu’un bonimenteur.
D’espoir, nous n’en avons qu’un seul, celui de
nous organiser pour empêcher que cette guerre
se poursuive. C’est très difficile, d’autant plus
que nous avons peu de temps à notre
disposition. La guerre contre l’Irak est encore
fumante. D’autres guerres suivront et ce seront
des guerres asymétriques. Parmi elles, il y en
aura de grandes et de mineures. Après l’Irak, ce sera le tour de l’Iran. Les plans de Washington
l’exigent parce que l’Amérique doit éliminer
tous les adversaires intermédiaires. Tous, avant
d’affronter la Chine. Ou mieux, pour être plus
précis, les guerres intermédiaires auront pour
fonction de maintenir un état de tension
permanente qui, à son tour, permettra aux
États-Unis de développer une effrayante
stratégie de réarmement.

La Chine pourrait aussi devenir un adversaire
que l’on ne combat pas, à condition qu’elle soit
préalablement mise dans un état d’infériorité
absolue et, en tous cas, dans une situation où il
lui soit impossible de rivaliser avec la puissance
militaire états-unienne et d’approcher — même de
beaucoup — des conditions d’égalité. Voilà
pourquoi le renversement des obstacles
intermédiaires a pour fonction de préparer
stratégiquement le grand affrontement : il
pourra ainsi être évité par la reddition de
l’adversaire potentiel. Reddition préventive.
Pour cela, il faut abattre l’Irak et l’Iran.

Monsieur Bush ne plaisante pas lorsqu’il
parle des responsables de l’ « Axe du Mal ». Il les
a déjà désignés, énumérés, pris dans son
collimateur. Il s’agit à présent de trouver le moyen et les prétextes pour les liquider,
puisqu’il est évident que la véritable raison
pour laquelle on le fera sera inavouable. La
nouvelle doctrine nucléaire de l’Amérique
confirme tout cela, déclarant ouvertement que
les bombes atomiques seront utilisées comme
des armes conventionnelles. On nous l’a dit au
mois de mars 2002. Les seules conditions posées
à leur utilisation seront des évaluations d’intérêt
politique, certainement pas des critères
militaires. Même à l’encontre des pays qui ne la
possèdent pas, la voie de l’utilisation de l’arme
atomique est libre.

Pourtant, la possibilité d’arrêter cette guerre
existe. En Italie, un mouvement important de la
population n’en voulait pas. En Italie toujours,
93 % des députés, y compris ceux du
centre-gauche, ont voté en faveur de la guerre
en Afghanistan, mais tout ce que je vois et que
je ressens en parcourant ce pays, c’est qu’une
grande partie de la population ne veut pas de
cette guerre. Nous pouvons donc en conclure
que le Parlement italien ne représente en aucun
cas la moitié — une moitié abondante — de
l’Italie réelle. Il y a un grand vide de
représentation démocratique.

C’est de là qu’il faut repartir afin de nous
organiser pour l’avenir. Nous devons demander,
par exemple, à tous les futurs candidats de toutes
les futures élections, à tous les niveaux
institutionnels — du Conseil de quartier au
Parlement italien, jusqu’au Parlement
européen — de nous dire avant le vote ce qu’ils
ont l’intention de faire s’ils sont élus, quels
engagements ils ont l’intention de prendre
envers nous. Et puisque la guerre continuera et
se multipliera, nous devrons leur demander de
signer un pacte avec nous. Plus jamais en faveur
de la guerre.

Ceux qui n’accepteront pas de
signer ce pacte, nous devrons les considérer
comme des adversaires politiques — quels que
soient les partis ou les coalitions auxquels ils
appartiennent —. Et ils devront le signer
publiquement car nous devrons combattre tous
ceux qui se déclareront en faveur de la guerre,
avec toutes les forces dont nous disposerons, et
avec la plus grande intransigeance, dans le
respect des règles de la démocratie. Enfin, à
l’inverse, nous devrons appuyer tous ceux qui
prendront l’engagement de ne pas soutenir la
guerre. Je crois que le thème de la guerre et de
la paix est fondamental et que c’est à partir de là qu’il faut commencer à organiser notre défense.
Voilà la première tâche qui s’impose à nous.

La fin du désarmement : le rôle de la Chine et de la Russie

Protagoniste, la Chine. Les Chinois ont
commencé à se réarmer et ils le font à un
rythme très soutenu. Ils construiront des
centaines de nouveaux missiles, des centaines de
nouvelles ogives nucléaires. Ils disposent de la
technologie nécessaire et dans dix ans, elle sera
devenue très sophistiquée : d’une part ils se
développent très rapidement, de l’autre ils en
ont les moyens. Nous assistons à une nouvelle
course aux armements, qui inaugure une phase
totalement inédite. Nous croyions que cette
époque-là était révolue, eh bien elle repart à
toute allure.

Deuxième protagoniste, la Russie, avec
Poutine. La guerre en Afghanistan, je l’ai définie
de la manière suivante : un nouveau grand Yalta
asiatique, dont les Etats-uniens sont sortis
vainqueurs, sans conditions, arrachant à
l’influence russe non moins de cinq républiques d’ex-Union soviétique. La guerre afghane s’est
achevée par la conquête US non tant de
l’Afghanistan que de bases militaires en Asie
centrale, notamment la nouvelle base
états-uniennes du Kirghizistan, près de sa capitale
Bichkek, mais surtout non loin des frontières de
la Chine : l’observatoire le plus avancé sur la
Chine et la Russie que les États-Unis aient
jamais eu en Asie. C’est un tournant
géopolitique aux enjeux inimaginables il y a
encore une année.

La base du Kirghizistan servira
essentiellement à mettre en place le brouillage
électronique de la Chine et les contrôles de
toutes les communications. Deux autres bases
militaires sont en construction en Ouzbékistan
et au Tadjikistan. Une autre, très secrète, semble
être en construction au Turkménistan. Je n’ai
aucune certitude sur ce point. J’ai tenté à
plusieurs reprises d’obtenir un visa pour
Ashgabat mais on ne me l’a pas accordé. Le
secret est total. Simultanément, deux autres
anciennes républiques soviétiques sont passées
sous le contrôle direct des USA : l’Azerbaïdjan,
avec sa part d’exploitation de la mer Caspienne
et de son pétrole, et la Géorgie, où les Etats-uniens ont pour la première fois déployé
des troupes pour armer et instruire l’armée
géorgienne, ainsi que surveiller les frontières
méridionales de la Russie [1].

Giulietto Chiesa, analyste politique de réputation internationale. Il est membre du Club Valdaï, de la conférence Axis for Peace et est membre du Bureau exécutif du World Policial Forum.
© Humberto Salgado / Agence IPI

Dire que ça avait commencé comme la
grande guerre contre le terrorisme. Il en résulte
une géographie politique de l’Asie centrale
complètement bouleversée. Poutine a avalé la
couleuvre et, en ce sens, il s’est montré sage. Il
ne pousse aucun cri car il sait que c’est inutile.
Mais il ne faut pas interpréter le silence russe
comme une approbation. Il y a des
grondements profonds et menaçants, les
entendre n’est qu’une question de temps. En
décembre 2001, Poutine a lancé le submersible
Guépard, le sous-marin nucléaire le plus
technologique jamais conçu par la recherche
militaire russe, c’est-à-dire soviétique. Les
sources états-uniennes elles-mêmes ont écrit qu’il
s’agissait là d’une première. Ce qui signifie que
ce sous-marin nucléaire, armé d’au moins 120
missiles à tête multiple, devient une arme
stratégique extrêmement dangereuse. Depuis la
fin de l’Union soviétique, c’est la première fois
que la Russie lance un submersible nucléaire,
un an après la catastrophe du Koursk.

L’abandon des continents pauvres

En ce qui concerne les autres partenaires du
monde, je ne crois pas qu’ils aient la moindre
importance en ce moment. La partie se joue
dans les termes que viens d’indiquer. L’Afrique
tout entière compte un milliard d’habitants,
avec 23 guerres en cours. Tout au plus y
aura-t-il une augmentation des débarquements
de migrants sur nos plages. Je crois que la
super-société globale qui est en train de se
former n’a que faire des régions marginales. Le
reste du monde vivra à l’écart. Nous, nous
sommes des consommateurs d’énergie vitale et
ces millions, ou plutôt ces milliards de gens qui
nous disputerons l’énergie seront non
seulement inutiles mais aussi nuisibles pour la
société du futur. Une telle main-d’oeuvre ne
sera pas nécessaire et, en tant que
consommateurs, ils seront trop pauvres pour
présenter de l’intérêt. Ce grand « reste du
monde » sera abandonné à son destin et si les
300 millions d’Etats-uniens (plus exactement
10 % des 300 millions d’Etats-uniens) et les
800 autres millions de « riches » qui peuplent
cette planète (ceux qui mangent les miettes
parce que les vrais riches, avec leurs familles, ne
sont qu’une soixantaine de millions) veulent
continuer de consommer ce qu’ils
consomment actuellement, le reste du monde
devra se résigner à consommer beaucoup
moins, c’est-à-dire à végéter ou à mourir.

Beaucoup devront mourir, et ils meurent
déjà. D’après les données des Nations Unies, on
avait décidé de réduire de 20 %, d’ici à 2015, les
millions de gens qui souffrent de la faim. Mais
six ans ont passé depuis le début de ce
programme et le nombre de personnes mortes
de faim augmente. Aujourd’hui, plus de huit
cents millions d’êtres humains mangent peu et
mal. Le reste du monde a été mis hors de
combat dans cette perspective, dans ce dessein.

Le 11-Septembre et la crise économique en Amérique

Cette affaire du 11-Septembre a donc tout
l’air d’avoir été une grande opération politique.
Les dirigeants états-uniens se préparaient au
grand affrontement, mais un peu plus tard. Il y
a eu un imprévu. Et l’imprévu, c’est que
l’Amérique s’est arrêtée. Pendant vingt ans, on
nous a raconté que le modèle états-unien était le
meilleur, que la locomotive US
dominait le monde et qu’il n’y avait rien
d’autre à faire que d’imiter « l’Amérique » ; le plus
beau, c’est qu’on continue, malgré tout, à nous
le répéter. Mais il y a eu un accident,
l’Amérique s’est arrêtée.

On nous a fait savoir
en novembre 2001 que les Etats-Unis était entrée
officiellement dans une phase de récession et
novembre, comme on le sait, vient après
septembre. Mais tandis qu’on nous annonçait
cette belle nouvelle, on nous a aussi dit qu’eux
(ceux qui commandent) le savaient depuis avril
2001, et avril, comme on le sait, vient avant
septembre. Lorsque j’ai lu cette nouvelle, j’ai
songé : parbleu, huit mois pour donner au
monde entier l’information la plus importante
des vingt dernières années !

Puis, je me suis demandé : ces huit messieurs
qui se sont réunis à Gênes pour le sommet du G8, en
juin 2001, ils savaient que l’Amérique était
arrêtée ou ils ne le savaient pas ? S’ils le savaient,
ils nous ont raconté un tas de bobards. Ils se
sont réunis en sachant que les Etats-Unis étaient en
crise et ils ne nous l’ont pas dit. Si, en revanche,
ils l’ignoraient, cela veut dire que ces huit
messieurs appartenant au directoire du monde
ne possèdent pas les informations essentielles
sur la situation mondiale. Mais alors, qui a ces
informations ?

Si nous ajoutons à cela que durant ces mois
fatals, d’avril à novembre, on a assisté à
l’effondrement de l’une des plus grandes
multinationales de l’énergie, Enron
Corporation, que faut-il en penser ?
40 000 personnes jetées sur le pavé d’un seul
coup ; une entreprise ruinée ; deux mille
milliards de dollars envolés, dérobés par un
groupe dont le chef s’appelait Kenneth Lay :
ami intime de George Bush, il avait aussi financé
une grande partie des campagnes électorales de
Bush, de Dick Cheney et de Donald Rumsfeld.
Tout cela ne vous paraît pas bizarre ? Il y a
trop de coïncidences pour penser que
le 11-Septembre soit arrivé par hasard.

Derrière cet événement, il y a une grande
opération. Finie l’époque du grand ennemi
russe, l’Union soviétique a disparu depuis dix
ans et la mondialisation s’est arrêtée. Qui l’a
arrêtée ? Y a-t-il un coupable ? Ce ne peut pas
avoir été Oussama Ben Laden, lui est arrivé
après. Cela veut donc dire que l’Amérique s’est
arrêtée toute seule. Ils s’étaient persuadés — et ils
en avaient persuadé le monde entier — que leur
mondialisation aurait continué telle quelle pour
l’éternité. L’histoire était finie et il ne devait
plus y avoir de crises cycliques. Mais tout à
coup, la machine états-unienne s’est arrêtée ;
c’est-à-dire, à ce qu’il semble, que l’histoire est
revenue à la vie. Et tout finit par se payer.
Alors voilà qu’un élément de diversion est
devenu extraordinairement opportun. Oussama
Ben Laden a été le deus ex machina qui a
permis de détourner l’attention de la planète,
de la distraire du désastre et, dans le même
temps, d’allumer un moteur qui remplace celui
qui s’était cassé. Il fallait créer un grand ennemi
et cet ennemi intermédiaire s’est appelé Islam.

Intermédiaire et transitoire. On s’en servira tant
qu’il s’avèrera utile. Le véritable ennemi, je l’ai
décrit plus haut et il ne me reste plus qu’à
revenir d’où je suis parti : le système
d’information fonctionne pour nous fournir
une version des faits qui ne correspond pas le
moins du monde à la vérité des choses. Il nous
interdit donc de comprendre ce qui se passe,
nous et tous les millions d’individus, d’hommes
et de femmes qui s’émeuvent et souffrent
devant les écrans de télévision.

Voir troisième et dernière partie : « Le système d’information et la guerre contre l’Irak ».

© Copyright Timéli éditions (Suisse).

Ce texte est issu d’une conférence qui s’est tenue au cercle Agorà de Pise le 21 mars 2002 ; il a été revu et mis à jour en août 2003.
Traduit et adapté de l’italien par Delphine Chevallier, Florence.

[1Ce texte a été prononcé en 2002. La Géorgie a attaqué l’Ossétie du Sud en août 2008 avec le soutien militaire des Etats-Unis, du Royaume-Uni et d’Israël.