L’Europe : ses valeurs et son identité

Monsieur le Président (Georges Albert Dal),
Excellences,
Mesdames, Messieurs,

Je suis très heureuse d’avoir cette occasion de m’adresser à vous, ici, aux Grandes Conférences Catholiques, qui sont connues en Europe entière comme un forum important de dialogue et de débat sur les actualités du jour.

Je souhaite remercier tout particulièrement le Président des Grandes Conférences, Monsieur Georges Albert Dal, pour ses mots aimables à mon égard, et pour cette excellente initiative d’organiser une conférence consacrée aux questions des valeurs et de l’identité européenne.

Au début du mois de mai, la Lettonie va commémorer l’anniversaire de toute une série d’évènements d’une grande valeur symbolique. Le premier mai nous célébrerons le premier anniversaire de notre adhésion à l’Union européenne, un évènement historique qui, ensemble avec notre adhésion à l’OTAN, a mis fin à la division artificielle de l’Europe créé par l’Allemagne nazie et l’Union soviétique il y a 65 ans. Je me réfère à la signature de l’infâme pacte Molotov-Ribbentrop en 1939, qui a divisé l’Europe en sphères d’influence pour ensuite entraîner la Seconde Guerre mondiale avec ses pertes de dizaines de millions de vies humaines. Si la fin de cette guerre a inauguré une longue période de paix et de prospérité pour la partie Occidentale de notre continent, elle a aussi relégué les pays de l’Europe Centrale et Orientale à la subjugation par l’Union Soviétique sous des systèmes communistes totalitaires jusqu’à la fin des années 1980 et la chute de l’empire soviétique en 1991.

Le 4 mai est une autre date significative en Lettonie, qui marquera cette année le 15ème anniversaire de l’adoption de la Déclaration sur la Restauration de notre indépendance. Ce document a eu pour effet de restituer l’indépendance d’un Etat qui n’avait jamais cessé d’exister de jure durant trois occupations successives : soviétique, allemande et à nouveau soviétique.

Enfin, le 8 et le 9 mai, toute l’Europe va commémorer le 60ème anniversaire de la fin de la Seconde Guerre mondiale, ainsi que le 55ème anniversaire de l’adoption du document fondateur de l’Union européenne, la Déclaration Schuman. Cette déclaration proposait un moyen concret pour atteindre un objectif solennel et extraordinaire - la paix et la stabilité en Europe après une histoire ininterrompue de guerres et de conflits.

Dans les deux cas, celui de la création de l’Union européenne et du rétablissement de l’Etat indépendant letton, nous étions mus par des idéaux de liberté et de démocratie qui devaient nous permettre de vivre une paix durable et assurer le bien-être de nos populations. Ces mêmes idéaux ont guidé autant les ’’Pères de l’Europe’’ d’il y a plus d’un demi-siècle que les dix nouveaux membres de l’Union européenne actuelle. Aujourd’hui, plus que jamais auparavant, il nous importe d’avoir une idée très claire de ce que sont au juste nos valeurs communes, car seules ces valeurs pourront nous guider dans tous les choix que nous sommes constamment portés à faire comme nations et comme continent. Dans un monde en changement constant, il est certain que notre compréhension de ces valeurs ne peut rester figée et immuable. Tout en transmettant nos valeurs à chaque génération successive, nous devons aussi les soumettre à une réévaluation constante, qui seule peut en assurer le dynamisme et l’actualité toujours renouvelée.

L’Union européenne représente une formation tout à fait unique en son genre. C’est une union économique et politique entreprise de leur plein gré par des pays qui ont réalisé le paradoxe d’une intégration et d’une coopération étroite sans perdre de leur identité nationale ou des éléments essentiels de leur souveraineté. Son succès durable est d’autant plus remarquable qu’il a su rassembler des états dont chacun a sa propre histoire, sa langue, ses traditions et sa culture particulière. Au lieu d’être une source de conflit, la diversité de l’Europe est devenue son atout, ceci à condition d’un dialogue ininterrompu entre ses membres et un consensus durable sur ses principes fondamentaux.

Or ces valeurs qu’il nous plaît de considérer comme européennes ne sont pas nées toutes faites, comme Minerve sortant de la cuisse de Jupiter, mais sont au contraire le fruit d’un long cheminement historique emprunt de bien de détours, de longues errances, de conflits sanglants et d’amères controverses. Le privilège particulier de chaque époque devient alors la possibilité de puiser dans notre héritage commun pour n’en retenir que ce qui nous enrichit et nous inspire, et pour reléguer aux oubliettes de l’histoire tout ce qui ne nous convient guère et que nous ne saurions plus jamais accepter.

L’identification des valeurs européennes relève une importance particulière dans tous les pays post-communistes, marqués durant de longues décennies par un athéisme militant et une philosophie marxiste aussi fondamentaliste que n’importe quelle religion dans ses formes les plus extrémistes. Tout en retrouvant la liberté de religion et la possibilité de renouer avec leurs racines chrétiennes, ces pays ont aussi à s’insérer dans un espace culturel marqué par tous les mouvements intellectuels par lesquels a passé le reste de l’Europe : l’expansion de la sécularité humaniste aux dépens des églises, les mouvements de libération sexuelle, l’égalitarisme social et la victoire de la méritocratie néo-bourgeoise sur l’aristocratie, le communisme de salon des élites intellectuelles, le néo-marxisme d’une grande partie des sciences sociales, sans oublier la déconstruction, le refus des valeurs absolues et la relativisation.

Entre temps, ’’la vieille Europe’’ à son tour connaît trop peu sur l’histoire - récente ou ancienne - des pays longtemps séparés d’elle par le Rideau de fer, trop peu sur ses souffrances et ses tragédies, trop peu sur ses trésors culturels et artistiques, trop peu sur ce qu’elle peut offrir et apporter.

Le 60e anniversaire de la fin de la Seconde guerre mondiale me paraît un moment opportun pour faire le point sur notre héritage, pour faire ce ’’travail de mémoire’’ qui exige que nous faisions face à nos défauts et nos crimes en même temps que nous célébrons la victoire des valeurs positives que nous n’avons cessé de développer depuis plus de deux millénaires.

On ne saurait parler de valeurs européennes sans remonter jusqu’à la Grèce antique. C’est bien dans la polis des anciens Grecs que prit naissance ce que nous connaissons aujourd’hui comme l’idéal d’une société civile et d’un individu cultivé, même si le concept de la démocratie moderne et des droits de l’individu diffère considérablement de ses antécédents athéniens.

Les Romains anciens, pour leur part, nous ont légué la base de nos systèmes législatifs et administratifs et le concept de la nécessité pour les citoyens d’obéir un système de lois commun à l’empire entier. La chrétienté pour sa part forme l’essentiel de nos valeurs morales et spirituelles, avec ses nobles idéaux qui ne se traduisent pas toujours en pratiques équivalentes. Rappelons que la chrétienté se présente tout d’abord comme un mouvement de contestation sociale, où l’individu non seulement se réclame d’un droit de conscience relevant d’une autorité spirituelle plutôt que temporelle, mais par là même refuse de reconnaître le culte de l’empereur divinisé. Pourtant, lorsque l’empire romain devient chrétien à la fin du 4e siècle, le christianisme byzantin autant que le christianisme arien des barbares tendra à confondre pouvoir spirituel et pouvoir temporel. Le christianisme occidental, par contre, donnera naissance à l’idée d’une Rome éternelle, indépendante et distincte de la Rome impériale.

Après la chute de l’Empire Romain, la chrétienté devient le dénominateur commun qui relie entre eux les peuples de l’Europe, malgré la vaste diversité linguistique, historique et culturelle de notre continent. L’espace de la chrétienté continue à se répandre, d’abord à travers les terres celtiques et germaniques, puis les territoires finno-ougriens et baltes au nord-est du continent.

Bien que des valeurs humaines universelles telles que la compassion, l’altruisme et la piété sont aussi à la base d’autres grandes religions mondiales, c’est principalement par la voie de la chrétienté qu’elles ont été répandues en Europe. Leur adoption a été considérablement facilitée par le fait que l’héritage éthique de l’Europe pré-chrétienne soit se conformait assez bien avec les valeurs de l’Eglise, soit les équilibrait par des valeurs distinctes. Malgré l’attitude de condamnation militante par l’église, les peuples baltes, derniers à adopter la chrétienté en Europe, ont longtemps continué leurs pratiques ancestrales, dont on retrouve des traces importante dans leur héritage folklorique. Ces données permettent d’identifier les traits d’un système moral basé sur l’honneur plutôt que la sainteté, la honte plutôt que la culpabilité, mais aussi un sens de responsabilité sociale qui n’a rien à envier à celui de la chrétienté.

Malheureusement, la christianisation de la Lettonie et celle de bien d’autres pays s’est faite par la conquête et la colonisation, par la subjugation brutale et l’anéantissement des élites des peuples indigènes. Ou, pour le dire autrement, la christianisation a offert une justification morale aux conquêtes, fût-ce en Europe ou lors de la colonisation d’autres continents.

Combien de crimes et d’injustices n’ont-ils pas été commis au nom de la chrétienté ! Combien d’autres au nom d’une orthodoxie sectaire, au nom d’un purisme religieux qui s’abrogeait la seule interprétation permise de la vraie foi. Les schismes et les guerres religieuses entre chrétiens eux-mêmes ont déchiré l’Europe durant des siècles. La croisade des Albigeois en France, les persécutions des hérétiques en Italie, la chasse aux sorcières et l’Inquisition dans toute l’Europe et les colonies d’Amérique, autant d’exemples navrants d’une inversion de valeurs qui réussit à pervertir le concept central de la chrétienté - l’amour du prochain - en son contraire. Avec l’excuse de vouloir sauver les âmes, l’Inquisition se complaît à déchirer sadiquement les corps des accusés (sans oublier de confisquer leurs biens).

La Réformation, à son tour, entraîne la guerre civile en Angleterre et des guerres de religion interminables et sanguinaires en Allemagne et ailleurs. Mais elle entraîne aussi des changements politiques qui réduisent progressivement l’autorité absolue des princes autant que celle de l’église.

Pendant que la chrétienté se déchire, l’Europe assiste à l’évolution parallèle de deux courants de pensée indépendants et complémentaires - l’évolution de l’esprit scientifique, contestataire des connaissances autoritaires et figées d’une part, et celui d’un humanisme séculaire de l’autre. La Renaissance renoue d’abord avec l’héritage antique, Jean-Jacques Rousseau introduit le concept du noble sauvage, le romantisme renoue avec les traditions populaires et pré-chrétiennes. Le siècle des Lumières introduit des notions toutes nouvelles, la révolution française secoue le continent avec sa devise de liberté, égalité et fraternité. L’Europe semble bel et bien engagée sur la voie d’une véritable libération, dont les jalons seront la révolution de 1848, la libération des serfs en Russie, la révolution de 1905 dans l’empire tsariste et finalement - la révolution d’octobre de 1917.

Tout au long, le fil conducteur est l’affirmation des droits de l’individu et le refus d’une obéissance aveugle au pouvoir absolu, fût-il temporel ou religieux, pouvoir qui perpétue l’injustice et la tyrannie au nom d’une fidélité absolue aux valeurs reçues.

Malheureusement, le rejet d’une tyrannie particulière bascule trop souvent dans une tyrannie différente. Les Parisiennes affamées et contestataires du 14 juillet deviennent les tricoteuses devant les échafauds de la Terreur et les révolutionnaires sèment la mort avant de périr par le même système qu’ils ont créé. L’absolutisme tsariste est remplacé par la folie paranoïaque du léninisme-stalinisme, le totalitarisme du Kaiser est remplacé par Hitler et la folie meurtrière du nazisme. L’Europe régresse autant qu’elle ne progresse et paye ses erreurs par des dizaines de millions de vies éteintes ou détruites.

Il s’agit donc de bien faire le bilan et de distinguer les valeurs durables des divagations de toutes sortes. Rappelons que les penseurs du siècle des Lumières croyaient en une moralité commune et à une fraternité unissante entre êtres humains. Ces idéaux se sont ensuite répandus en Europe, aux Etats-Unis et ailleurs dans le monde. Progressivement, un conscience éthique globale prend forme, aboutissant à des documents internationaux comme la Déclaration universelle des droits de l’homme. Dès lors, même les pires tyrans cherchent à déguiser leurs atrocités sous la bannière de grands idéaux et de donner l’apparance d’agir au nom des peuples qu’ils assujettissent.

En cette année de 60ème anniversaire de la fin de la terrible Seconde guerre mondiale, un sérieux travail de mémoire s’impose pour notre continent. A la suite de ce conflit meurtrier, l’Europe fut scindée en deux parties de sort différent. Dans une partie du continent, l’armistice se scelle par la libération d’un grand nombre de pays, la cessation de la Shoah, suivie de la réconciliation qui entraîne une stabilité politique et un progrès économique soutenu et impressionnant. Mais dans les pays de l’Europe Centrale et Orientale, un système tyrannique, inhumain et totalitaire, supposé Marxiste, est imposé par Moscou. Certes l’URSS, en s’alignant avec les Alliés, a joué un rôle important dans la défaite du nazisme, mais la chute du Troisième Reich n’a pas mené à la libération de nos pays. Au lieu de cela, la Lettonie, l’Estonie et la Lituanie ont été soumises à un autre occupation brutale, celle de l’Union soviétique.

Les ravages de la guerre et des occupations étrangères ont décimé et profondément traumatisé nos populations, qui depuis le recouvrement de leur indépendance ont énergiquement entrepris le travail de rattraper le temps perdu sous le régime communiste.

Suivant la 2e guerre mondiale, les Allemands ont vite appris l’importance de poser un regard honnête sur leur histoire. Toute nation désireuse de se débarrasser des spectres du passé devrait en faire de même, pour faire vaillamment face à un avenir qui ne doit pas perpétuer les erreurs du passé. Sa Sainteté le Pape Jean-Paul II, n’a-t-il pas donné exemple, en demandant pardon de la part de l’Eglise catholique pour les péchés de ses enfants lors du jubilé 2000 ?

Le 9 mai prochain, M. Vladimir Poutine, Président de la Russie, a invité quelques 55 chefs d’état ou de gouvernement à se rendre a Moscou pour participer à la commémoration de ’’la victoire de l’armée rouge sur les fascisme’’. En tant que présidente de la Lettonie, j’ai accepté cette invitation pour me joindre à tous ceux qui célébreront leur victoire, même si la fin de la guerre a voué mon pays à la perte de sa souveraineté et au remplacement d’un totalitarisme étranger par une autre. Je le fais par respect de tous ceux qui ont vaillamment défendu leurs valeurs et leurs libertés, ainsi qu’en souvenir des immenses pertes humaines et des souffrances que cette guerre a causé en Europe. Je le fais aussi dans l’espoir que la Russie sera capable un jour de faire sa part du travail de mémoire, cessera de traiter en héros national un tyran sanguinaire et reconnaîtra les horreurs autant que les mérites d’un système qu’elle a vécu durant plus de 70 ans.

Une reconnaissance par le Président Poutine des effets du Pacte Molotov - Ribbentrop et des méfaits que le régime soviétique a commis serait un pas en avant dans l’acceptation des valeurs démocratiques partagées par tous les Européens, ceux de la liberté, du respect des droits de l’homme et la primauté des lois.

Engager un débat ouvert sur ces questions en Russie bénéficierait non seulement le pays lui-même, mais aussi l’Europe dans son ensemble lorsque l’Union européenne cherche à développer des relations stratégiques avec ce grand pays voisin. Pour cela, il importe que la Russie manifeste une volonté politique de devenir un partenaire de coopération fiable et actif libéré des mythes chimériques de son passé impérial et soviétique.

En terminant, je voudrais souligner notre plus grand défi - celui de construire des sociétés ouvertes et démocratiques tout en respectant l’héritage ethnique, culturel et linguistique de chaque nation européenne. Pour la première fois dans notre histoire collective, nous avons entrepris de construire ensemble l’Europe de demain non par la force, mais par la libre volonté. Sans un regard critique sur nos hontes autant que nos gloires, sans cultiver un esprit de communauté et de fraternité, notre grand projet commun risque de rester inachevé. Libérés des entraves du passé, par contre, nous avons tout pour en faire un succès.