Les évènements en Kirghizie, ainsi que les révolutions démocratiques en Ukraine et en Géorgie, reflètent les deux principales réalités du territoire de l’ex-URSS. D’abord, le pluralisme géopolitique qui est un fait accompli, bien que Vladimir Poutine ait essayé avec nostalgie de rétablir le contrôle sur les républiques indépendantes. Ensuite, la nouvelle génération post-soviétique est excédée par la corruption et l’autoritarisme démocratique qui règnent toujours. Le changement de génération est un apport de forces vives pour la nouvelle opposition politique. Le comportement du président russe à l’égard de la Biélorussie, où il soutient un dictateur primitif, et de la Moldavie, prouve qu’il a mal évalué cette tendance politique. Cela accentue l’isolation de la Russie et presque tous ses voisins ont peur d’elle ou la méprisent, parfois les deux à la fois.
La décision du président Bush d’ajouter au programme de sa visite à Moscou des étapes dans les capitales géorgienne et lettone est un acte stratégique et symbolique important, tout comme la visite du président ukrainien nouvellement élu à Washington. A l’origine, le but de la visite était la célébration du soixantième anniversaire de la victoire sur le nazisme. Certains européens voient dans ces cérémonies une célébration de la victoire du stalinisme, leur impression est renforcée par le refus russe de condamner le pacte Ribbentrop-Molotov.
Les États-Unis sont un des rares pays a n’avoir jamais reconnu l’appartenance des pays baltes à l’URSS et la rencontre de Bush avec les trois présidents de ces pays (dont deux ont décliné l’invitation aux commémorations) est significative, tout comme l’est sa visite en Géorgie, de laquelle la Russie ne veut pas retirer ses troupes (contrairement aux promesses) et où elle soutient des mouvements séparatistes (alors qu’elle les réprime sévèrement en Tchétchénie). Les Russes devraient utiliser cette fête pour condamner le stalinisme, mais ce geste gouvernemental ne peut venir que d’un leader profondément démocratique et il n’y a pas encore à Moscou de leader comme Yushchenko ou Saakashvili.
Les évènements de ces derniers mois augurent des jours meilleurs, le pluralisme géopolitique et démocratique commence à entourer Moscou. L’exemple de ces pays peut renforcer le mouvement en Russie contre les traditions autoritaires et chauvines des élites russes. De plus en plus de jeunes Russes voyagent en Occident, il est possible que le futur occupant du Kremlin soit actuellement étudiant à Harvard ou à Londres. Il n’est pas exclu que cela arrive plus tôt qu’on ne le pense ; le cours de l’Histoire s’est accéléré.
La partie orientale de l’ex-URSS a ses spécificités, les pays indépendants ont conservé les mêmes dirigeants. Ces dirigeants se sont réjouis de l’indépendance, l’ont défendue mais sont restés fidèles à la politique séculaire émanant de l’athéisme soviétique officiel. L’Occident, par peur du fondamentalisme islamique, a encouragé la chose. Le problème vient du fait que l’islam est une composante du caractère national de la nouvelle génération qui domine démographiquement. La répression aveugle de l’islamisme risque de renforcer et de radicaliser le mouvement. Plus vite la Russie deviendra une démocratie, plus vite le pluralisme géopolitique dans la paix s’installera dans l’ère post-soviétique. Ces péripéties avant la célébration de la victoire sur Hitler peuvent précipiter l’enterrement définitif de l’héritage de Staline.

Source
Vedomosti (Fédération de Russie)
Vedomosti est le quotidien russophone de référence du monde des affaires et de la finance russe. Il travaille en partenariat avec le Financial Times et le Wall Street Journal. Il a été créé en 1999 par un groupe de médias néerlandais qui s’est implanté en Russie

« Геополитика : Русская рулетка », par Zbigniew Brzezinski, Vedomosti, 30 mars 2005.