Mesdames et Messieurs, bonjour. C’était un Conseil européen, en tout cas pour sa première partie, d’une très grande importance. La France avait souhaité cette réunion du Conseil européen afin que la réaction de l’Europe soit à la hauteur des événements historiques qui se déroulent en ce moment même dans un certain nombre de pays d’Afrique du Nord et du Golfe.

La conviction qui est la nôtre, est qu’il s’agit d’un mouvement historique qu’il convient de saluer. Des peuples arabes exigent à leur tour la démocratie, le progrès social et la croissance économique. Ce mouvement historique, notre conviction, c’est qu’il ne s’arrêtera pas, qu’il impactera l’ensemble des pays selon un rythme qui leur appartient de décider et que l’Europe, qui partage avec ces pays une zone géographique - la Méditerranée -, se doit d’être à la hauteur de l’événement. D’abord, parce que les valeurs qui sont mises en avant aujourd’hui par les peuples arabes sont des valeurs que les nations européennes ont fait leurs, il y a déjà bien longtemps. Deuxièmement, parce que nous sommes des voisins géographiques et nous sommes donc au premier rang, impactés et concernés par la réussite de ces révolutions arabes. Et c’est ce qui avait fait que la France a demandé la réunion de ce Conseil européen.

Indépendamment de ce contexte, le Conseil européen s’est penché d’abord sur la question libyenne. Les décisions que nous avons prises sont donc les suivantes : le Conseil européen est unanime pour demander le départ du colonel Kadhafi et de ses séides, le Conseil précisant qu’en aucun cas, le colonel Kadhafi ne peut être reconnu comme un interlocuteur du Conseil européen. C’est un point majeur qui fait l’unanimité : M. Kadhafi n’est pas un interlocuteur pour l’Europe.

Le Conseil européen a décidé - je cite les mots de mémoire - de saluer et d’encourager le Conseil national de transition, basé à Benghazi, qu’il considère désormais comme un interlocuteur politique. Donc, le premier temps du raisonnement : M. Kadhafi n’est plus un interlocuteur, il doit partir. Deuxième temps du raisonnement : le Conseil national de transition basé à Benghazi est, pour le Conseil européen, l’interlocuteur politique. Son action est saluée et encouragée. Que deviendra le Conseil et est-ce qu’il évoluera ? C’est aux Libyens naturellement d’en décider, pas à nous. Mais il était très important, notamment pour la France, que soit reconnu le statut d’interlocuteur politique à ce Conseil national de transition pour éviter un risque de « somalisation », c’est-à-dire d’un pays dont on dirait : « le dirigeant actuel n’est plus un interlocuteur, mais il n’y a plus d’interlocuteur ». Donc l’interlocuteur politique, c’est le Conseil national de transition. C’est la deuxième décision.

Troisième décision : le Conseil décide que l’Union européenne permettra l’accès des agences et des opérateurs humanitaires à des zones humanitaires, dont nous n’avons pas précisé où elles seraient, pour traiter la question des déplacés. Dans un premier temps, certainement en Tunisie et en Egypte. Mais nous souhaitons qu’assez rapidement ces zones humanitaires puissent exister en Libye, qu’elles soient protégées pour gérer la question des dizaines de milliers de personnes déplacées et qu’il y ait dans ces zones humanitaires des moyens sanitaires, des écoles, de façon à pouvoir accueillir ces populations déplacées.

Le Conseil européen, par ailleurs, exprime sa profonde inquiétude au sujet des attaques, y compris aériennes, contre des civils libyens non violents. Le Conseil européen, pour protéger la population civile, ses Etats membres, examinera - le Conseil examinera, les Etats membres examineront - toutes les options nécessaires, pourvu qu’il y ait un besoin démontrable d’une action, une claire base juridique des Nations unies et le soutien régional - je veux dire la Ligue arabe. C’est dans le texte du Conseil européen.

Le Conseil européen a décidé, sur proposition de la France, de proposer l’organisation dans les prochaines semaines, très rapidement, d’un Sommet tripartite Ligue arabe - Union africaine - Union européenne pour évoquer l’ensemble de la situation, et notamment pour parler de la refondation nécessaire de l’Union pour la Méditerranée.

Le Conseil européen a également décidé la convocation sans délai d’un Conseil JAI, c’est-à-dire d’un Conseil des ministres de l’Intérieur pour concerter la politique migratoire au niveau de l’Europe et renforcer les moyens de Frontex. Les ministres de l’Intérieur européens devront d’ailleurs prendre contact avec leurs homologues de l’autre côté de la Méditerranée pour voir comment on peut organiser la maîtrise des flux migratoires, d’un côté et de l’autre de la Méditerranée.

Mesdames et Messieurs, j’en terminerai en vous disant que, par ailleurs, le Conseil européen a souhaité saluer, comme il se doit, le très important discours du Roi du Maroc proposant une transformation constitutionnelle de son pays pour faire évoluer encore un peu plus loin le Maroc vers une monarchie constitutionnelle et une démocratie. Le Conseil a tenu à saluer cette démarche historique, spontanée et volontaire, comme étant particulièrement exemplaire.

Mesdames et Messieurs, j’ai le texte en anglais, je ne lis même pas le texte en français. Je vais devoir retourner maintenant, pour un deuxième Sommet que la France avait demandé - Sommet de la Zone euro -, parler de la gouvernance économique de la Zone euro. Je dois y retourner à 17h30 mais d’ici là, bien sûr, si vous avez des questions, je m’y prêterai bien volontiers.

Q - Est-ce que les autres pays du Conseil européen ont décidé d’envoyer une représentation diplomatique, comme la France, auprès du Conseil national de transition ?

R - Non. Il faut que je sois très précis, parce qu’il y a eu de longs débats. Vous comprenez bien que la situation est mouvante dans un certain nombre de pays, notamment en Libye. Il a fallu harmoniser les positions de vingt-sept personnes. Tout le monde considère que M. Kadhafi n’est plus un interlocuteur. Tout le monde considère qu’il ne peut plus être quelqu’un avec qui on discute. Tout le monde considère que le Conseil national de transition, par ailleurs, est un interlocuteur politique, qui doit être salué et encouragé. Cela veut dire que ceux qui veulent le reconnaître comme tel - ce qu’a fait la France, ce qu’a fait le Parlement européen, puisque j’ai entendu le président du Parlement européen, qui a d’ailleurs salué la France comme pays leader pour avoir reconnu l’opposition libyenne. D’autres pays considèrent que l’on doit discuter politiquement avec ce Conseil, que c’est parfaitement nécessaire, mais préfèrent attendre un petit peu que sa composition soit stabilisée. Mais pour tous, l’expression, c’est saluer et encourager ce Conseil, et le considérer comme un interlocuteur politique. Pour moi, c’est très clair. C’est un interlocuteur politique. C’est avec eux que l’on discute et je crois que, d’ailleurs, de ce point de vue, la décision prise par le Parlement européen est sans ambiguïté. J’ajoute : quel est l’autre choix ?

Q - Monsieur le Président, quel accueil a reçu la proposition franco-britannique d’actions ciblées et purement défensives en Libye en cas d’utilisation d’armes chimiques ou d’utilisation de l’aviation de l’armée du colonel Kadhafi contre les civils ?

R - Je tiens à rappeler que, même si c’est la partie - ce que je comprends - qui vous intéresse, la proposition franco-britannique, à ma connaissance, comportait six points. Vous ne parlez que d’un, puisque la proposition franco-britannique consistait à dire que : le Conseil de transition, c’est un interlocuteur politique ; il faut des zones humanitaires ; M. Kadhafi doit partir ; il doit y avoir un Sommet tripartite. C’était l’ensemble.

Sur cette question, il n’y a pas, en Europe, ceux qui sont partisans d’une option militaire et ceux qui sont partisans d’une option politique. Tout le monde est partisan d’une option politique et diplomatique. J’avais eu l’occasion, moi-même, au départ, de dire toutes mes réserves sur une action de l’OTAN et de souligner toute la complexité d’une « no-fly-zone » sur un territoire - la Libye - qui est grosso modo grand comme trois fois la France, et les moyens que cela mettait en œuvre. Donc, l’option militaire massive, comme l’a très bien dit d’ailleurs le ministre d’Etat, Alain Juppé - à qui je tiens à rendre hommage pour son déplacement en Egypte et pour la réunion qu’il a tenue hier avec les ministres des Affaires étrangères sur ce sujet - ; donc, la position de la France n’a jamais été d’une option militaire au sol, d’une option militaire de l’OTAN, et a toujours été réservée sur la « no-fly-zone », même si nous n’avons pas décidé de fermer cette option.

Mais la question qui se pose à un certain nombre de pays, dont les Britanniques et nous, c’est : qu’est-ce qui se passe si des populations pacifiques civiles en train de manifester, sans violence et pacifiquement, sont la cible des quelques avions de M. Kadhafi, en l’occurrence les MIG ou de quelques hélicoptères qui tirent sur la foule ? Et la question que nous avons posée avec M. Cameron, c’est : à ce moment-là, doit-on regarder les images ou doit-on réagir ? C’est la raison pour laquelle, M. Juppé et moi-même, nous avons parlé d’opérations possibles, strictement défensives, ciblées sur quelques objectifs militaires au cas où des populations civiles sans défense se verraient massacrer par une action militaire massive sur eux.

Nous avons posé un certain nombre de conditions : un mandat des Nations unies - du Conseil de sécurité -, le soutien des partenaires - nous visions naturellement la Ligue arabe et par ailleurs les autorités libyennes que nous reconnaissons comme des interlocuteurs politiques - et bien sûr des agressions massives, par des moyens militaires, sur des populations désarmées non violentes et civiles. C’est dans ce cadre-là que se pose la question. Et nous sommes très satisfaits, M. Cameron et moi, que le texte du Conseil européen exprime sa profonde inquiétude au sujet des attaques aériennes et indique que pour protéger la population civile, les Etats membres examineront, je cite, toutes les options nécessaires.

Et vous comprenez bien que toutes les options nécessaires examinées par les Etats européens dans ce cas ne sont pas que des options diplomatiques. En posant des verrous : un besoin démontrable - ce que je vous indiquais : des avions de chasse militaires qui frapperaient une foule de manifestants sans défense -, une claire base juridique - une décision des Nations unies -, et le soutien régional - le soutien régional, ce sont les autorités politiques que nous considérons en Libye et la Ligue arabe, personne ne le souhaite, mais il est clair que l’Europe envoie un signal et n’a pas voulu exclure cette option. Je crois qu’en vous disant cela, j’ai résumé l’état d’esprit du Conseil où personne n’est favorable à une option militaire. Personne ne l’envisage de façon massive, terrestre.

Lors de mon entretien avec les autorités du Conseil national de transition libyen - nos interlocuteurs politiques - désormais -, eux-mêmes m’ont dit combien serait maladroite une intervention étrangère que nous n’envisageons nullement. Mais il y a un « mais », c’est le cas de figure précis où des attaques systématiques seraient engagées contre des populations civiles qui seraient massacrées par des moyens militaires.

Q - Monsieur le Président, est-ce qu’il y a le temps de poursuivre les voies internationales - donc les Nations unies, la Ligue arabe, l’Union africaine - ou est-ce qu’à votre avis, à un certain moment il faudra prendre aussi une décision européenne ou d’un certain groupe de pays européens ?

R - La délibération est claire, il faut une claire base juridique pour intervenir ; un mandat des Nations unies, c’est nécessaire, c’est préférable et nous le souhaitons. S’il n’y a pas ce mandat et qu’il y a une demande régionale et libyenne, nous verrons à ce moment-là. Mais vous comprenez quand même que la réunion du Conseil européen était très attendue en Libye, elle est très regardée par les différents peuples arabes. Si nous avions décidé d’exclure toute autre option aujourd’hui, quel signal aurions-nous envoyé ? Cela ne veut pas dire que l’on veut, cela ne veut pas dire qu’on souhaite. Mais enfin, l’Europe, c’est le grand voisin, nous avons la Méditerranée en partage. Les peuples arabes ont décidé de se battre pour leur liberté et pour la démocratie. Notre devoir, c’est de répondre à cette aspiration. Alors, bien sûr, le processus n’est pas abouti. Notre conviction à nous, Français, c’est que ce processus impactera petit à petit, d’une manière ou d’une autre, l’ensemble des Etats de la région, qu’on n’est qu’au début d’un processus dont nul ne sait dans quel sens cela va aller et comment cela va se terminer. Mais au moins le Conseil européen, avec ses décisions et en proposant, à la demande de la France, un sommet tripartite, se comporte en partenaire régional de premier plan. Souvenons-nous, dans d’autres crises - je pense à la Bosnie - d’autres sujets, vous-mêmes et vos confrères à l’époque aviez pointé du doigt l’absence de réaction de l’Europe, son absence totale, enfin plutôt son suivisme dans certains cas, alors même qu’il s’agissait de notre région. Mais je ne peux pas vous dire comment cela va se terminer ou comment cela va aller, mais la décision du Conseil européen me semble être une décision très forte. Cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas des différences de sensibilité, naturellement.

Q - Monsieur le Président, une précision : le mandat de l’ONU est-il nécessaire ou est-il seulement préférable ? C’est le premier point. Deuxième point : dans la mesure où toutes les conditions que vous avez évoquées sont réunies, est-ce que la France et la Grande-Bretagne seraient disposées à engager leurs seules forces militaires dans ces actions très précises ou bien demanderaient-elles le concours d’autres forces comme celles des États-Unis par exemple ?

R - Je ne souhaite pas aller plus loin là-dessus. Il y a trois conditions : des faits incontestables, une résolution des Nations unies, le soutien régional. Nous verrons, c’est un cadre qui a été fixé et je crois que ce cadre est satisfaisant, qu’il envoie un message à tous ceux qui doivent le recevoir et permet de dire que l’Europe assume et prend ses responsabilités. Qu’aurait-on dit si l’Europe décidait, avant même d’y réfléchir, de renoncer à toutes les options ? Il y a un cadre qui est fixé, maintenant il faut faire vivre ce cadre. Il y aura bien d’autres événements, les choses vont très vite comme vous le savez ; vous l’avez vu en Tunisie, vous l’avez vu en Égypte, on le constate aujourd’hui en Libye. C’est ce cadre et je veux m’en tenir à ce cadre. Chacun, me semble-t-il, a fait un pas l’un vers l’autre et s’il y avait eu des malentendus, ils ont pu être levés.

Je comprends d’ailleurs la sensibilité d’un certain nombre de nos partenaires européens des pays d’Europe de l’Est. Eux-mêmes ont le souvenir des processus de transition où d’anciens ministres associés au pouvoir précédent ont joué un rôle au début de la transition qui n’était pas le rôle à la fin de la transition. Et eux-mêmes - ce que je peux parfaitement comprendre -, quand il s’agit de discuter avec tel ou tel qui a été ministre de M. Kadhafi, se disent : « est-ce que c’est le bon interlocuteur ? ». Ce n’est pas absurde de raisonner comme cela. Mais nous leur avons fait valoir que ces gens qui ont travaillé avec M. Kadhafi, aujourd’hui risquent leur vie, ce n’est pas rien, et ils ont engagé un processus démocratique. Est-ce que ces gens-là seront à la fin du processus démocratique libyen ? Je n’en sais rien ; d’ailleurs, ce n’est pas à moi d’en décider, je ne suis pas libyen. Mais ils risquent leur vie ces gens, ils sont sincères. Et quel autre choix avons-nous ? Pour discuter avec qui ? Vous voyez, ce ne sont pas tant des problèmes politiques, ce sont aussi des problèmes de sensibilité. Enfin, si vous prenez d’autres révolutions comme la Révolution des Œillets au Portugal : avant d’être la démocratie que nous connaissons, il y a eu des étapes - enfin, pour ceux qui se sont intéressés à cette révolution au Portugal -, cela n’a pas été tout de suite des démocrates absolus ; il y a eu des gens qui ont été dans les premières équipes qui avaient collaboré avec la dictature de M. Salazar. Et je pourrais prendre d’autres exemples : regardez en Tunisie, le Premier ministre actuel a été un proche de M. Bourguiba. Comment faire autrement ? Je ne voudrais pas citer des pays - enfin il y a la Pologne. Il n’y a pas un pays, me semble-t-il, qui soit passé d’une situation de dictature à une situation de démocratie parfaite, avec des gens qui, dans le cadre de la démocratie, tout d’un coup sont sortis de nulle part alors qu’ils n’avaient exercé aucune responsabilité avant ! Je ne sais pas si je me fais comprendre, mais ce serait parfaitement impossible de dire : « vous avez travaillé avec M. Kadhafi, donc on ne peut pas travailler avec vous ». S’ils prennent la responsabilité - ils risquent leur vie - de créer un mouvement démocratique en Libye, bien sûr qu’ils ont travaillé dans le cadre d’un système, comment pouvaient-ils faire autrement par ailleurs ? Est-ce qu’ils seront à l’arrivée du processus démocratique dans quelques mois ou dans quelques années ? Nul ne le sait. Mais les refuser par principe ? Nous, on les considérerait donc comme des interlocuteurs politiques non crédibles, mais eux en Libye, seraient vécus comme des opposants suffisamment crédibles pour risquer leur vie. Dites-moi quelle situation ! Voilà le choix que nous avons fait et voilà la raison pour laquelle la France - le Parlement européen aussi - a décidé de reconnaître ces gens. J’ajoute qu’il faut les encourager. Qu’est-ce qu’on veut : les pousser à la division ? Qu’il y ait dans chaque ville un nouveau conseil ? On favoriserait qui à ce moment-là ? Je crois que c’est sage de faire comme cela. J’ajoute que j’ai trouvé des gens assez raisonnables, en tout cas ceux avec qui j’ai discuté. Le président du Parlement européen me faisait la même remarque ; et je sais que le président Van Rompuy va les rencontrer et que Mme Cathy Ashton les a rencontrés aussi.

Q - Monsieur le Président, vous évoquez les transitions démocratiques en cours dans la région, notamment en Tunisie et en Égypte où elles ont lieu. La situation est loin d’être stable. A ce propos, est-ce que la réponse de l’Europe vous semble à la hauteur, sur la base des discussions que vous avez pu avoir aujourd’hui sur le document de la Commission européenne et du Service d’action extérieure ?

R - Pour vous répondre franchement, je pense qu’on n’est qu’au début d’un processus qui va nous engager à aller beaucoup plus loin, incontestablement, mais qui nous amène à attendre aussi, enfin, à respecter ces révolutions arabes. C’est à eux de conduire ces révolutions et à mener leur processus, ce n’est pas à nous de définir ce dont ils ont besoin. Alors ce qui est sûr, c’est que nous aurons l’occasion de refonder l’Union pour la Méditerranée qui est plus nécessaire que jamais. Il faut pour cela que nous ayons en face des interlocuteurs avec qui nous puissions, nous, construire cette relation. J’ai voulu ne pas me précipiter, s’agissant d’un grand pays ami comme la Tunisie et s’agissant d’un autre très grand pays ami comme l’Égypte. Pourquoi ? Ceux qui m’appelaient à me précipiter dans la conférence de reconstruction de la Tunisie, qui avait été annoncée par le Premier ministre Ghannouchi qui a dû démissionner à la suite d’un vaste mouvement de foule, qu’aurait-on dit ? Quant à l’Égypte, le ministre d’État, Alain Juppé, a fait un voyage très réussi là-bas ; le Premier ministre David Cameron y avait été avant et y avait rencontré un Premier ministre égyptien qui a changé deux jours après. Donc, certainement, on devra aller plus loin, réinventer un certain nombre de mécanismes pour les aider. Mais attendons qu’eux-mêmes stabilisent un peu leur système démocratique. Je pense que c’est une très bonne nouvelle également que, sur la gestion des flux migratoires, nous décidions de zones humanitaires en Afrique du nord pour gérer les populations déplacées ; que nous ayons décidé la réunion sans délai du Conseil des ministres européens de l’Intérieur pour poser une politique européenne de l’immigration, la décision de rencontrer les ministres de l’Intérieur d’Afrique du Nord pour gérer ceci ensemble. Il va de soi qu’y compris sur les politiques migratoires, il faudra tenir compte du fait que ces pays devenant des démocraties, le statut de réfugié politique n’a plus la même nature. Je prends un exemple : nous avons accueilli sur notre territoire une grande partie des opposants politiques de M. Ben Ali parce qu’ils avaient un statut de réfugié politique. Aujourd’hui, la Tunisie est une démocratie, les choses ne se posent pas de la même manière. Mais pour les étudiants, il va falloir qu’on les aide à former leur jeunesse. C’est donc tout l’ensemble qui, dans les mois qui viennent, va être amené à être repensé et sans doute réorganisé.

Q - Monsieur le Président, petite question : vous avez parlé d’armes chimiques ce matin, est-ce que vous avez des éléments qui attestent d’un usage probable ou possible d’armes chimiques par Monsieur Kadhafi ? Deuxième question : quand je vois ce qui ce passe, il faut des faits tangibles pour vous permettre éventuellement d’intervenir ; donc, qu’est-ce qui fait que l’on puisse intervenir avant que l’irréparable ou qu’un crime particulièrement gênant sur des civils soit commis ? Et, troisième solution : si M. Kadhafi gagne sur le terrain, comment on s’en sort ? Est-ce qu’on n’a pas une situation - j’allais dire à l’irakienne - à l’ancienne ?

R - Vous avez fait un lapsus amusant qui en dit long sur votre tempérament, vous parlez de troisième solution. Parfois, il m’arrive de penser que vous voudriez bien cette place et que vous me verriez bien à la vôtre. J’ai compris que c’est des questions que vous me posiez, donc parfait. Sur l’opportunité de frappes défensives et ciblées, je me suis exprimé en détail, je ne peux en dire plus. Sur les cas chimiques, je n’ai pas d’informations précises. Mais chacun sait que M. Kadhafi - d’ailleurs c’était apporté à son crédit à l’époque - s’est séparé de son stock d’armes nucléaires, en tout cas de réserve et de processus à l’époque. C’était d’ailleurs apporté à son crédit, je l’avais souligné moi-même. Le fait qu’il puisse y avoir ou pas des armes chimiques, je n’ai pas d’informations précises ; mais enfin, disons que certains des acteurs se posent la question. Vous me dites : qu’est-ce qu’il se passe si M. Kadhafi l’emporte ? Justement, c’est une solution que nous n’envisageons pas politiquement, puisque pour nous, il n’est plus un interlocuteur. Et justement, tout ce que nous faisons, c’est de nature à encourager tous ces Libyens qui veulent une démocratie et qui doivent pouvoir s’appuyer sur un soutien politique économique sans faille de l’Europe. On ne peut pas considérer que le fait que M. Kadhafi reste en place soit autre chose qu’une très mauvaise nouvelle pour l’ensemble des pays de la région qu’elle signale. Mais je vous l’ai dit de la même façon - sans comparer les situations - en Côte d’Ivoire. Depuis le début, la France se bat pour que soit reconnue l’élection, validée par les Nations unies, du président Ouattara, parce que ce n’est pas que de la Côte d’Ivoire dont il s’agit, c’est de l’ensemble de l’Afrique. Pourquoi faire des élections, si, lorsque que l’on fait des élections, le président élu n’est pas le président en place ? Et là, il y a une révolution qui s’est mise en place, des gens courageusement qui disent : « nous aussi nous voulons la démocratie ». On doit agir pour les aider, ce serait une catastrophe si ce n’était pas le cas.

Q - Je voulais savoir comme vous nous expliquez que, s’il y a un massacre, vous aimeriez que l’Europe puisse anticiper dès maintenant ce qu’elle est prête à faire, vous privilégiez des actions ciblées, vous l’avez dit, alors est-ce que c’est une nouvelle…

R - Enfin, vous pensez qu’il n’y a que cela qui est important. Non, non, je ne vous le reproche pas, mais…

Q - Cela nous pose des questions, c’est normal. Je me demandais si c’était une nouvelle doctrine diplomatique de la France, c’est-à-dire si, en Jordanie, au Yémen, au Koweït, toutes les manifestations contre les pouvoirs en place tournent mal, s’il y a des répressions, est-ce que la France est amenée comme cela à proposer à chaque fois des attaques ciblées ?

R - Excusez-moi, excusez-moi. Le président Moubarak est parti ou a été renversé à la suite de manifestations de masse, je n’ai jamais vu l’aviation égyptienne frapper les manifestants. Il y a eu des brutalités, il y a des affrontements, mais on est resté dans le cadre de violences que je qualifierais - pardon de l’expression - de civiles. Enfin, ce n’est sans doute pas la bonne expression, je m’en excuse auprès de vous. Mais je veux dire que c’était brutal, il y a eu de la brutalité, il y a eu des violences, il y a eu des manifestants blessés, sans doute il y a eu des morts, mais enfin, cela n’a rien à voir avec des moyens armés, militaires, aériens que l’on envoie contre des gens qui manifestent. En Tunisie, il y a eu des manifestants, il y a eu des brutalités, il y a eu des morts, mais le président Ben Ali est parti. Justement, d’ailleurs en Égypte comme en Tunisie, parce que l’armée a refusé de faire feu sur la foule dans son immense majorité, c’est bien cela qui s’est passé. En Tunisie comme en Égypte, il y aurait pu avoir cette tentation mais l’armée a dit : « nous ne tirerons pas sur la foule ». Mais, est-ce que c’est ce qui s’est passé en Libye ? On ne peut pas dire que tout se ressemble, on ne peut pas dire que tout se vaut, on ne peut pas dire que toutes les situations sont égales. Ce n’est pas parce que c’est l’Afrique du Nord, ce n’est pas parce que ce sont des populations arabes qui veulent se libérer d’une forme de dictature, ce n’est pas du tout la même chose ? Je veux dire que les conditions de la répression, de la brutalité, ne sont du tout les mêmes. Si en Libye, le chef de l’armée libyenne ou des dirigeants de l’armée, des militaires disaient : « nous ne tirerons pas sur la foule », nous sommes dans un autre cas de figure. Jamais personne n’a envisagé de faire des actions militaires ciblées, défensives en Tunisie ou en Égypte. Cela ne s’est même pas posé. Donc ce n’est pas du tout - excusez-moi, mais je me suis sans doute mal exprimé -, mais ce n’est pas du tout un changement diplomatique que nous envisageons, c’est une adaptation à une situation tout à faire particulière que l’on n’a absolument connue nulle part. Peut être, le seul endroit où l’on a connu une mobilisation d’un État, c’était en Iran dans les conditions que l’on connaît et, encore une fois, je n’ai pas vu à ce moment là l’armée, l’aviation lancées pour ce que l’on sait. Donc, il n’y a aucun changement diplomatique, une nouvelle doctrine. Je suis opposé à une intervention militaire d’ensemble. J’ai été, je crois, l’un des premiers à dire ma réserve sur l’intervention de l’OTAN qui est une organisation militaire. Mais, entre refuser une intervention militaire et laisser des gens massacrés par des avions de chasse alors qu’ils manifestent, il y a peut-être à réfléchir sur ce que l’on fait, si les Nations unies sont d’accord, si la Ligue arabe est d’accord, s’il y a un mandat et si ces faits sont avérés. Pardon, mais vous ne pouvez pas comparer ce qui se passe en Libye aujourd’hui et ce qui s’est passé en Tunisie. Vous pouvez le comparer politiquement si vous voulez, mais vous ne pouvez pas comparer la répression, qui n’a rien à voir. Il y a des actes de guerre en Libye. Je ne pense pas qu’il y ait eu des actes de guerre en Égypte ou des actes de guerre en Tunisie. Il y a eu une révolution politique avec des violences, naturellement, mais là on est dans des villes bombardées, des terminaux pétroliers bombardés, cela n’a rien à voir !

Q - Est-ce qu’on peut, Monsieur le Président, puisque cela va se terminer très tard, est-ce qu’on peut anticiper par une question sur la réunion qui va suivre maintenant ? Parce que ça va finir très tard après.

R - Je suis désolé pour votre nuit de sommeil, mais il n’y a pas de raison que vous dormiez plus que moi ! Écoutez, je ne veux surtout pas être désagréable avec vous, je ne veux pas mélanger des choses, parce que j’ai bien réfléchi à la situation qui nous occupe en Afrique du Nord, c’est historique. Je sais bien qu’on emploie le mot historique à tout bout de champ et cela méritait que l’on fasse un Conseil européen spécifique sur le sujet. Ce n’était pas évident, nombre de mes partenaires ne le pensaient pas. Ils pensaient qu’une réunion des ministres des Affaires étrangères suffisait. J’ai dit ce que je pensais de l’action d’Alain Juppé, avec qui nous travaillons main dans la main, mais je ne veux pas mélanger l’importance des décisions qu’on va prendre toute à l’heure, les 17 membres de la Zone euro et ce qu’on vient de décider là. Tant de fois dans le passé j’ai regretté que l’Europe n’exprime pas une voix politique, un chemin politique clair, qu’à partir du moment où elle accepte de le faire avec les hésitations, les ambigüités que je reconnais bien volontiers - la situation n’est pas simple -, c’est quand même une bonne nouvelle, c’est l’Europe qui est en première ligne et c’est l’Europe qui doit assumer ce choix politique. Bien sûr il faut en parler avec nos amis, nos alliés Américains, naturellement ; mais nous sommes les premiers concernés. C’est quand même extraordinairement important.

Alors, je viens parler de cette question-là parce que c’est le sujet, on en a parlé pendant six heures. Je ne veux pas parler d’autre chose, même si le gouvernement économique, le pacte de convergence et de compétitivité, c’est absolument important, mais ce soir.

Q - Sur les zones humanitaires est-ce que vous pouvez nous préciser ce que vous entendez par zones humanitaires et qui va le faire ? Est-ce que vous avez demandé à quelqu’un de le faire ?

R - D’abord, on s’est mis d’accord sur le principe de zones humanitaires parce que - je le dis à nos compatriotes - si on veut que ces révolutions arabes ne provoquent pas de peur, il faut qu’avec franchise nous parlions de la question des flux migratoires. Il y a des populations déplacées. On peut considérer qu’il y a 200.000 personnes - je ne parle pas d’immigrés – 200.000 personnes déplacées entre l’Égypte, la Libye, la Tunisie. Si on ne traite pas l’accueil de ces personnes déplacées dans des conditions humaines et décentes, quelle va être la tentation de ces personnes déplacées ? Elles n’auront pas le choix : c’est de traverser la Méditerranée. Or, nous ne pouvons pas les accueillir dans ces conditions-là. Donc, il faut organiser des zones humanitaires. Dans notre esprit ces zones devraient être gérées par les Nations unies. Alors, est-ce que c’est le HCR, l’Office des Migrations ? Je ne sais pas, mais par les Nations unies. L’Europe devrait bien sûr participer à son financement, à son organisation, ce qui est la seule façon de gérer tranquillement la question des flux migratoires. Puis, les ministres de l’Intérieur européens et d’Afrique du nord vont se réunir pour voir ce dont ils ont besoin. Mais naturellement, la politique migratoire doit évoluer et doit être maîtrisée des deux côtés. Nous devons continuer à accueillir leurs étudiants, les hommes d’affaires, et ils doivent accepter de donner des laissez-passer consulaires pour les immigrés en situation irrégulière qui n’ont pas de papiers et qui ont vocation à retourner dans leur pays. Donc, on va essayer de le gérer ensemble. Profitons de cette crise pour poser les bases, non seulement d’une politique d’immigration européenne, mais d’une politique d’immigration concertée entre pays de départ et pays d’arrivée. Et donc, les Nations unies me sembleraient la meilleure façon ; et avec cela on peut gérer ces flux migratoires. Sinon, on aura la multiplication de Lampedusa et personne ne peut le souhaiter, personne. Donc, il faut organiser des zones humanitaires décentes, avec des écoles pour les enfants, avec des moyens sanitaires de manière à maîtriser cela. Et pour moi, les Nations unies sont le mieux à même de le faire. Alors il y aura d’autres questions : qui protège ces zones humanitaires ? La France peut avoir des propositions à faire et en fera sans doute. Mais dans le cadre de ce Conseil européen, je préfère qu’on s’en tienne au principe et après, « step by step », étape par étape, on construira ce projet. On ne pouvait pas tout résoudre aujourd’hui.

Merci beaucoup.