À gauche, James Giffen, « tueur économique » devenu proche conseiller du président kazakh Nursultan Nazarbaïev que l’on voit également ici en compagnie de son épouse, à New York en plein boom du pétrole kazah des années 90

Attendue dans le sillage des événements d’Ukraine et de Géorgie, la « révolution de velours » qui a eu lieu fin mars 2005 au Kyrgyzstan a été soigneusement anticipée, mais n’a semble-t-il pas tout à fait comblé les aspirations à l’Ouest. À l’échelle de l’Asie centrale, elle a en tous cas été vécue comme un signal d’alarme par les dirigeants des pays voisins. Cela n’a rien d’étonnant lorsqu’on tient compte de l’imbrication culturelle de ces républiques, créées artificiellement par Staline, mais réellement intégrées au sein d’un système continental plus complexe, théâtre du « nouveau grand jeu » qui se déroule sous nos yeux.

En Ouzbékistan, si Islam Karimov ne semble que relativement inquiété, malgré le niveau de corruption et de pauvreté du pays, c’est parce qu’il lui a conféré un rôle d’avant-poste stratégique états-unien. Aussi peut-il réprimer à loisir son opposition ; les plaintes d’ONG ou même de diplomates occidentaux restent lettres mortes. Karimov est avant tout commandant virtuel d’une « base de projection rapide » de l’armée états-unienne, plus que d’un marché potentiel ou d’une voie de passage stratégique pour la commercialisation des ressources.

Le dirigeant kazakh, Nursultan Nazarbaïev, a pour sa part pris les devants en faisant voter, dès la fin du mois de mars, une loi interdisant les rassemblements sur la place publique entre la clôture des scrutins électoraux et l’annonce des résultats officiels. Celle-ci vient d’être mise en application, suscitant les dénonciations des groupes d’opposition [1]. Naturellement cela suggère que le dirigeant redoute que les élections présidentielles prévues en décembre prochain, lors desquelles il sera de nouveau en course après 16 ans de pouvoir post-soviétique et une élection triomphale en 1999, ne donnent lieu au même scénario de contestation rigoureusement et grassement organisée des résultats. Là non plus, le terreau pour un mouvement démocratique soigneusement accompagné ne manque pas, mais la partie est plus subtile. Le pays dispose en effet de plus de ressources et en conséquence d’une population plus politisée car plus instruite. Ainsi, dans l’éventualité qu’une « révolution de velours » rate son envol au Kazakhstan, les États-Unis auraient beaucoup plus à perdre.

Le rapport de force traditionnellement à l’œuvre en Asie Centrale est celui des intérêts régionaux, par extension russes, face à la puissance impérialiste désireuse de contrôler une région à la fois riche en ressources et pivot essentiel pour la domination stratégique du bloc continental. Au début du 20ème siècle, la puissance britannique y exerçait des pressions afin de consolider son domaine colonial indien, contre la Russie qui défendait les frontières de sa zone d’influence et cherchait des voies de commerce vers le sud.
Aujourd’hui, en Asie centrale, l’attention de l’Empire se concentre plus particulièrement sur les gisements de pétrole et de gaz de la Mer Caspienne, sur les États possédant les droits d’exploitation et sur ceux par lesquels transitent les ressources extraites.
De ce point de vue le Kazakhstan est particulièrement bien doté, avec une production actuelle de moins d’un million de barils par jour et une projection plafonnant à 1,5 millions de barils par jour, pour ne pas baisser significativement avant 2030, alors que l’essentiel des autres pays producteurs sera dans le gouffre depuis longtemps déjà. Mais le principal problème qui sépare pour l’instant le pays de ce « plateau d’abondance » est son isolement terrestre par rapport aux voies d’exportation. Il est donc au cœur du système de gazoducs de l’Est de la Caspienne. C’est aussi le point de départ de plusieurs projets, vraisemblablement gelés en attendant les résultats d’exploitation de l’oléoduc Bakou-Tblissi-Ceyhan (Azerbaïdjan-Géorgie-Turquie, à l’Ouest de la Caspienne, majoritairement opéré par BP-Amoco), dont la mise en service est imminente. Par ailleurs le pétrole kazakh est beaucoup plus coûteux à exploiter que, par exemple, le brut extrait autour du Golfe arabo-persique, en raison de contraintes géologiques et climatiques exceptionnelles, ainsi que de la protection des esturgeons de la Mer Caspienne. Grâce à son caviar, cette espèce de poisson est commercialement la plus valorisée au monde. Elle se reproduit dans les eaux peu profondes où a été découvert le fameux gisement de Kashagan, l’un des deux principaux du Kazakhstan.

À l’effondrement de l’URSS, le gisement nouvellement découvert de Kashagan promettait selon certains d’égaler les géants du Golfe arabo-persique. Jack Grynberg, un important promoteur new-yorkais, persuada alors Nazarbaïev de céder les droits d’exploitation à un consortium mené par BP, par le truchement d’un système de commissions et rétro-commissions très alambiqué, qui permit à Nazarbaïev ainsi qu’à une cohorte d’intermédiaires, nécessaires dans cette région encore plus qu’ailleurs, de commencer à alimenter des comptes offshore. C’était alors la situation générale dans tout les pays de l’ex-Union soviétique.
Les coûts exponentiels des activités d’exploration et d’exploitation de Kashagan furent manifestement une surprise pour beaucoup. BP, Statoil et plus tard British Gas se retirèrent tour à tour du consortium. Finalement la compagnie italienne Agip se retrouva seule aux commandes, pendant que Grynberg, furieux, faisait pression sur l’administration Clinton afin que les entremetteurs et autres bénéficiaires du contrat foireux soient traduits en justice. Le fameux « Kazakhgate », procès-fleuve apparemment destiné à mettre fin aux pratiques de corruption des compagnies pétrolières occidentales dans la région, est ainsi né d’une arnaque, calculée ou non, dont a été victime un consortium venu prospecter les ruines de l’Union soviétique. Le problème, c’est que l’argent à récupérer ne jaillissait pas du gisement de Kashagan.

L’autre gisement principal, celui de Tengiz, fut découvert par les géologues soviétiques en 1979 et, malgré ses réserves importantes, donna du fil à retordre aux ingénieurs chargés de son exploitation. Les 16 % de souffre que contenait le pétrole de Tengiz rendaient en effet son exploitation très délicate.
Pourtant en 1989, grâce à l’expertise de Condoleezza Rice qui conseille George H. Bush sur la politique vis-à-vis de l’URSS, la compagnie pétrolière états-unienne Chevron s’invite au Kazakhstan dans le wagon d’un autre consortium d’entreprises de différents secteurs de l’économie venus profiter des nouvelles lois autorisant les capitaux étrangers [2]. Ce consortium est dirigé par un certain James Giffen, appelé à devenir l’homme des États-Unis à Almaty, capitale du Kazakhstan. Chevron réalise alors les investissements nécessaires, ce que ne pouvait plus se permettre l’État soviétique ruiné, et parvient à relever le défi. La compagnie, qui remercia Condoleezza Rice en lui offrant un siège à son conseil d’administration lorsque celle-ci quitta la Maison-Blanche avec Bush sénior en 1992, est depuis restée le principal opérateur pétrolier du pays d’où elle semble tirer des profits conséquents, du moins si l’on en croit les scandales de corruption auxquels elle est associée. Mais tout cela ne va pas sans heurts avec la population et l’État kazakh, qui lui a par exemple imposé 71 millions de dollars d’amende en 2002 pour avoir stocké 5 millions de tonnes de souffre à ciel ouvert et ainsi forcé la relocalisation de tout un village [3].

Durant le deuxième mandat Clinton, les déçus de Kashagan tentent donc de récupérer leur mise en plaçant James Giffen et le président Nazarbaïev, principaux individus ayant bénéficié de la réussite de Tengiz, sur le banc des accusés. Le procès s’ouvre en 2000. 70 millions de dollars déposés sur des comptes suisses au nom de Nazarbaïev sont gelés, ce dernier prétextant qu’il les avait mis de côté pour parer à un éventuelle urgence nationale. Giffen, qui dirigeait le premier consortium issu d’un accord entre Gorbatchev et Bush avant de devenir proche « conseiller » de Nazarbaïev, est par ailleurs à la tête du groupe bancaire Merkator, membre du consortium de Tengiz, mais qui permettra ensuite à Mobil d’acheter 25 % des parts de ce même gisement. Il aide aussi Amoco et Philipps Petroleum à se hisser sur le navire Kazakh, au point de toucher à un certain moment, à titre personnel, 7 cents sur chaque baril de brut kazakh exporté. Bref, à mesure que les révélations se succèdent, Giffen incarne l’archétype de l’agent au service des intérêts de l’Empire avant les siens propres, pourtant toutes les accusations en ce sens buttent sur l’absence totale de preuves de ses liens avec une quelconque agence de renseignement.

Sur ce point précis, une parenthèse s’impose. Dans un ouvrage récent, Les Confessions d’un tueur économique, John Perkins a témoigné de certains aspects brutaux et secrets du système économique mondial [4]. L’auteur exercé une fonction équivalent à celle de Giffen, organisant le pillage économique au détriment de la population. Les « tueurs économiques » ont pour mission explicite de compromettre les autorités locales dans la signature de contrats publics démesurés, appuyés par de larges commissions et autres avantages, puis de les aider ensuite à se maintenir au pouvoir en les faisant chanter pour les contraindre à rendre ainsi leur pays dépendant à long terme des politiques de la Banque Mondiale et du FMI. Mais cette technique aurait vite montré ses limites si, comme l’avait expliqué son inspirateur Kermitt Roosevelt après l’expérience iranienne des années 50, l’agent en question était directement payé par le gouverment états-unien. Perkins a dévoilé que l’astuce consiste seulement à faire embaucher et former ces agents par la NSA, afin qu’ensuite, à la solde des entreprises réalisant concrètement l’expansion du capital impérial, ils servent en sous-main, en réalité, les intérêts stratégiques supérieurs de l’Empire.
Le « Kazakhgate », en conséquence, s’est donc inévitablement égaré sur des voies sans issues telles que « Giffen, agent de la CIA ? », tandis que la défense, une fois les barons du pétrole revenus à la Maison-Blanche avec George W. Bush, s’est contentée d’invoquer la non-compétence des tribunaux états-uniens dans les affaires kazakhes et l’aspect stratégique de la question pour les États-Unis. Condoleezza Rice étant de retour à la Maison-Blanche, elle n’avait de toutes façons pas à s’inquiéter ; le procès a été ajourné jusqu’en 2006, après l’élection présidentielle au Kazakhstan...

Maintenant, la situation se complique encore plus si l’on s’intéresse à la répartition des richesses - et donc du pouvoir - à l’intérieur du pays. Un clan d’entrepreneurs a émergé des agitations post-soviétiques au Kazakhstan, à la manière des oligarques en Russie. Trois d’entres eux, naturalisés, forment l’ « Association Industrielle Eurasienne », qui pèse 5 milliards de dollars environ. Elle a des bureaux en Afrique du Sud, en Belgique et à Londres.
Ils ont une influence grandissante sur la bourse de Londres et intéressent souvent les autorités financières pour des histoires de blanchiment, sans que cela n’aille très loin bien entendu.
Patokh Chodiev (ou Shodiev, nationalités belge et kazakh), Alidjan Ibrahimov (Ouzbèk du Kyrgyzstan) et Alexandre Machkevitch ( israélien et kazakh) contrôlent à eux trois un tiers de l’économie nationale (principalement pétrole, gaz, banques, métaux), et ont fait leur entrée dans le dernier classement Forbes des milliardaires, leurs fortunes personnelles étant estimées à environ 1 milliard de dollars.
D’après la Pravda du Kazakhstan, ils auraient réussi à monter leur affaire en détournant des fonds destinés à venir en aide aux personnes victimes des essais nucléaires.
Machkevitch est également président du Congrès juif eurasiatique. Il a financé la campagne de Youchtchenko en Ukraine à hauteur de 20 ou 30 millions de dollars.
Les trois hommes ont fait l’objet d’une enquête de la justice belge en 2001 pour blanchiment, et sont proches de Nursultan Nazarbaïev.
Ce trio gagnant soutient le parti populaire qui est à peu près à égalité avec l’autre parti pro-présidentiel baptisé « OTAN » (le nom est sans rapport avec l’organisation militaire).
D’après Le Soir illustré, Patokh Chodiev et Alexandre Maskevitch apparaissent en Belgique en 1991, dans le cercle de Boris Birshtein. Ce dernier est depuis longtemps soupçonné d’être un mafieux russe exilé dans les années 80 pour monter des réseaux de blanchiment d’argent pour le compte du KGB dans des sociétés d’Anvers et de Bruxelles.
Chodiev a fait cadeau d’un trolleybus à sa ville natale en Ouzbékistan.

La fille aînée du président contrôle la télévision nationale et l’Internet ; l’un de ses beaux-fils, la compagnie pétrolière nationale.
40 % de l’électorat est rural et kazakhophone, conservateur, loin des valeurs libérales. Son favori est Zamanbek Nurkadilov, ancien ministre des situations d’urgence, avec son parti nationaliste. 2 millions de russophones ont quitté le pays au début des années 90 à causes des menaces nationalistes kazakhs. Les forces démocratiques ont réuni un congrès le 20 mars à Alma Ata et choisi un candidat unique : Jarmakhan Tuyakbaev, ancien président de l’assemblée et ancien vice-président du parti pro-gouvernemental vainqueur des dernières élections législatives dont il dénonce la falsification après avoir couvert pendant longtemps ce genre de pratiques.

Les présidents renversés par des révolutions de velours (cette « infection politique » d’après un journal ouzbek) ont collaboré étroitement avec les États-Unis. Koutchma avait envoyé des soldats en Irak, que Youchtchenko retire actuellement. Chevarnadze et Akaïev avaient accepté des bases sur leur sol. Quand ils se sont tournés vers Poutine pour obtenir l’aide que leur refusait l’Occident, particulièrement pour l’énergie, l’investissement et le commerce, les choses se sont compliquées.

Au Kazakhstan, Nazarbaïev tente actuellement de calmer la population et prévenir ainsi l’instrumentalisation politique de ses griefs, en augmentant par exemple les pensions des personnes âgées et des étudiants, ce qu’il peut financer grâce au trésor national qui s’élève désormais à plus de 5 milliards de dollars.
Mais l’opposition, qui a sensibilisé la population à la question de la corruption dans les milieux pétroliers, notamment en relayant le scandale du Kazakhgate pour ses propres intérêts politiques, peut-elle se contenter de tels gestes ? Elle réclame en effet régulièrement la renégociation des contrats pétroliers, qu’elle juge à raison basés sur un contexte dépassé et donc trop avantageux pour les « 4 sœurs ». Le réseau d’ONG, celles de Soros en tête, va-t-il se risquer à s’appuyer sur des tendances politiques hostiles aux intérêts qu’il représente ?

Tout laisse à penser que Nazarbaïev est pour sa part à la merci de l’industrie pétrolière anglo-saxonne, qui tient là un pion qu’elle risquerait gros à tenter de remplacer. Le peuple kazakh, lui, le mériterait pourtant.

[1« Kazakh opposition decries election law changes », RFE/RL, 25 avril 2005.

[2« U.S. consortium, Soviets sign major trade deal », par Michael Dobbs, Washington Post, 31 mars 1989.

[3« The Caspian oil myth », par Patrick Eytchison, Synthesis/regeneration, 1er octobre 2003.

[4Confessions of an economic hitman par John Perkins, Berrett-Koehler publishing, 2004.