Audition de M. François Gouyette, ambassadeur de France en Libye, sur les événements en Libye
La séance est ouverte à seize heures quarante-cinq.
M. le président Axel Poniatowski. Monsieur l’ambassadeur, je vous remercie d’avoir répondu aussi rapidement à notre invitation. Après avoir assuré le rapatriement de tous nos ressortissants présents sur place, vous êtes rentré en France le 26 février, date à laquelle notre ambassade à Tripoli a été fermée. Depuis votre départ, la Libye est passée d’une situation d’insurrection à une guerre extrêmement violente. Le colonel Kadhafi demeure insensible tant à la révolte populaire qu’aux pressions de la communauté internationale.
Cette dernière a manifesté un front uni, puisque le Conseil de sécurité de l’ONU a adopté à l’unanimité des sanctions sévères. Ainsi, la résolution [1970] du 26 février prévoit notamment une saisine de la Cour pénale internationale. En outre, la Libye a été suspendue du Conseil des droits de l’homme et de la Ligue arabe, mesures symboliques, mais qui témoignent du complet isolement de Kadhafi et de la profonde réprobation qu’il suscite à travers le monde entier.
Comme ses alliés, la France estime que toutes les options sont sur la table. Elle a fait savoir qu’elle examinait les conditions de mise en œuvre d’une zone d’exclusion aérienne.
Afin d’éclairer notre réflexion, peut-être pourriez-vous analyser les événements auxquels vous avez assisté pendant la dizaine de jours qui ont précédé votre départ, et nous exposer, avec votre connaissance du terrain, ce que pourrait être le futur paysage politique de la Libye dans l’hypothèse d’un départ de Kadhafi. Les forces d’opposition sont mal connues, tout au moins ici. Doit-on considérer par exemple que l’ancienne division qui oppose la Cyrénaïque et la Tripolitaine a joué un rôle important dans le déclenchement de la révolte et dans ses suites ? Faut-il craindre le développement de l’islamisme dans ce pays ? Peut-on parler, dans l’état actuel des choses, d’un risque de scission ? Quelle politique la France conduit-elle, qu’il s’agisse des moyens humanitaires actuellement déployés ou de son action au niveau international, notamment à l’occasion du conseil européen extraordinaire qui se tiendra vendredi prochain et des discussions à propos de la création d’une zone d’exclusion aérienne ?
M. François Gouyette, ambassadeur de France en Libye. Permettez-moi de revenir un peu plus loin en arrière et de remonter à la révolution tunisienne, car elle a constitué un facteur déclenchant pour les événements survenus en Égypte, puis en Libye. L’honnêteté force cependant à reconnaître que personne ne s’attendait à ce que les choses se passent ainsi dans ce dernier pays. Un des meilleurs experts du monde arabe et du Moyen-Orient, Robert Baer, ancien analyste de la CIA, a déclaré le jour de notre retour à un quotidien français que, si on lui avait posé la question un mois auparavant, jamais il n’aurait affirmé que la Libye allait être touchée.
La révolution tunisienne a donc pris de court le colonel Kadhafi : on le voit à sa réaction, décalée par rapport au reste de la communauté internationale. Il a compris la situation avec retard, après avoir sans doute caressé dans un premier temps l’espoir d’un retour de Ben Ali. De même, lorsque la vague de démocratisation a touché l’Égypte, il a manifesté une incompréhension des événements, en décalage avec la réaction des autres dirigeants, y compris dans le monde arabe.
Dans les deux cas, tunisien comme égyptien, on a beaucoup évoqué le rôle tenu par internet et les réseaux sociaux comme Facebook ou Twitter. Une telle influence ne pouvait qu’être atténuée en Libye, où le développement de la société civile a été considérablement freiné par le système mis en place depuis 40 ans par le colonel Kadhafi. Ce dernier n’hésitait d’ailleurs pas à dire, l’année dernière encore, qu’une telle notion ne pouvait avoir de sens en Libye : dans un pays où le peuple détient le pouvoir, il ne peut exister une société civile s’opposant à lui. De fait, les organisations qui pouvaient en relever étaient très peu nombreuses, sauf à se placer sous l’égide de la Fondation Kadhafi pour le développement, présidée par le fils du Guide le plus emblématique, Saïf al-Islam. Ce dernier était apparu à partir de 2003 comme un moderniste, incarnant l’espoir d’une ouverture de la Libye, mais ses dernières déclarations montrent qu’il fait bloc avec son père et avec les dirigeants actuellement retranchés à Tripoli.
Peu à peu, la pression est cependant montée dans les blogs et les réseaux sociaux : des appels à manifester ont été lancés, sur le modèle de ce qui s’était pratiqué en Tunisie et en Égypte. Ils ont bientôt été relayés par des centaines, puis des milliers de signataires. Leur impact a certes été réduit dans un pays où l’usage d’internet n’est pas aussi développé que chez ses voisins, mais ils ont suffi à inquiéter le régime libyen, d’autant qu’ils ont été repris par les chaînes satellitaires, notamment arabes. Celles-ci sont beaucoup plus regardées que les chaînes nationales, qui usent d’une langue de bois des plus rigides. Assez vite, Al-Jezira est donc devenue la bête noire du gouvernement, en dépit des bonnes relations que la Libye entretient traditionnellement avec le Qatar.
La couverture des événements de Libye par les chaînes satellitaires arabes – et notamment Al-Jezira – appelle toutefois quelques observations critiques. Nous avons certes vécu, entre le 16 et le 26 février, jour de notre départ, une dizaine de jours de fortes tensions et d’affrontements – non pas tant à Tripoli que dans les autres régions –, mais leur relation a fait l’objet d’exagérations, voire de désinformation. Ainsi, l’information, reprise par les médias occidentaux, selon laquelle l’aviation aurait bombardé Tripoli est parfaitement inexacte : aucune bombe n’est tombée sur la capitale, même si des affrontements sanglants ont eu lieu dans certains quartiers.
La genèse de ces affrontements réside dans la conjonction d’un contexte régional, celui des révolutions tunisienne et égyptienne, accompagné d’appels à manifester pour obtenir davantage de libertés, et d’une situation spécifique à la Libye, et plus particulièrement à sa partie orientale. À Benghazi, dans une région, sinon irrédentiste, du moins réfractaire au pouvoir en place depuis 40 ans, soumise à l’influence de l’ancienne monarchie Senussi comme à celle de la confrérie des Frères musulmans – et même, j’y reviendrai, à une forme d’islamisme radical –, des manifestations avaient lieu régulièrement depuis des années, auxquelles participaient les familles des victimes d’une tuerie survenue en 1996 dans une prison de Tripoli. La répression violente d’une mutinerie de détenus appartenant à la mouvance islamiste, dont beaucoup étaient originaires de Benghazi, avait alors fait plusieurs centaines de morts – certains parlent même de 1 200 victimes. Bien des années plus tard, lorsque le pays a commencé à s’ouvrir et à solder les comptes du passé, le régime a entrepris de proposer des formules d’indemnisation, sur le modèle de ce qu’il avait fait pour les attentats contre l’avion d’UTA et celui de Lockerbie, mais les familles ne les ont pas acceptées. À la suite de l’arrestation de leur avocat par la sécurité libyenne, elles ont à nouveau manifesté le 15 février – soit deux jours avant la manifestation à laquelle appelaient les réseaux sociaux en Libye. Le résultat a été dramatique : si le premier jour, la répression a eu lieu sans usage excessif de la force, dès le deuxième jour, les forces de l’ordre ont tiré sur la foule, et le troisième, les tirs étaient manifestement destinés à tuer. Il y a eu des morts et de nombreux blessés, comme les médecins français opérant à l’hôpital de Benghazi ont pu en témoigner.
Avec le recul, je pense que cet usage de la force totalement disproportionné – et d’ailleurs condamné dès ce moment par les autorités françaises – a été un facteur déclenchant de la vague qui menace aujourd’hui l’édifice construit par le régime. Il a contribué au fait que la zone échappant au contrôle des autorités de Tripoli s’étende de la frontière égyptienne à toute la Cyrénaïque, jusqu’à Misurata, à l’exception de Syrte.
La composition de l’insurrection est très diverse : elle regroupe de nombreux jeunes civils et des éléments de l’armée traditionnelle ralliés à l’opposition. Pour autant que nous puissions l’évaluer, faute de représentation sur place – d’autant que, même en temps normal, la Libye n’est pas un pays facile à comprendre –, l’armée libyenne compte environ 45 000 à 50 000 hommes, mais seulement 5 000 hommes sont vraiment bien entraînés, équipés, correctement payés et motivés. Ces derniers composent les forces les plus loyales au régime. Le reste de l’armée est moins bien doté en équipement. Si d’un point de vue quantitatif, le rapport de forces joue en faveur de l’insurrection, qualitativement, ce n’est pas le cas : les équipements les plus modernes et les plus sophistiqués sont détenus par le régime. Par ailleurs, l’emploi de mercenaires recrutés dans certains pays où l’influence libyenne est traditionnellement forte semble avéré, puisque certains ont été capturés.
Jusqu’à notre départ, le 26 février, l’insurrection a bénéficié d’une dynamique favorable : non seulement elle atteignait Misurata, qui n’est qu’à 220 kilomètres de Tripoli, mais certaines localités de l’Ouest de la Tripolitaine, comme Zaouïa – située à moins de 50 kilomètres de la capitale –, étaient tombées entre ses mains. Kadhafi tente de reprendre la main en assiégeant ces deux villes qui verrouillent, à l’est et à l’ouest, l’accès à Tripoli. En outre, la prise de contrôle de Misurata par l’opposition menace directement la ville de Syrte, située plus à l’est, et qui est le fief de Kadhafi. Sa chute serait donc un signal très fort. Le régime tente également de contenir l’avancée des insurgés à Ras Lanouf, terminal pétrolier, et à Ben Jawad, dont la position, près de Syrte, est stratégique.
Depuis une dizaine de jours, la dynamique en faveur de l’opposition s’est ralentie, pour ne pas dire qu’elle a été stoppée. Le pouvoir essaie de reprendre la main, sans y parvenir de manière décisive. Ainsi, après cinq jours de siège, Zaouïa n’est pas tombée. Il en est de même pour Misurata. L’utilisation de l’aviation, comme celle des blindés, est certes un élément pouvant jouer en faveur du pouvoir. Mais après de nombreuses années d’embargo, les capacités de l’armée de l’air semblent réduites. Les frappes sur Ras Lanouf, par exemple, n’ont pas été d’une grande précision.
Au final, la situation reste très mouvante et le rapport de forces n’est pas définitivement fixé. On peut donc esquisser trois hypothèses s’agissant du dénouement du conflit. Tout d’abord, Kadhafi pourrait reprendre le contrôle de toute la Libye, mais compte tenu du contexte, notamment international, cela reste peu plausible. Inversement, il est peu probable que le régime soit menacé à court terme, comme on aurait pu encore le penser récemment encore. Enfin, la troisième hypothèse est celle d’une division du pays plus ou moins durable, entre la partie située à l’est de Syrte, contrôlée par la rébellion, et la partie occidentale, qui resterait sous l’autorité du pouvoir – sachant que celui-ci contrôle également le Sud, dont on ne parle jamais, mais qui compte également des villes importantes comme Sebha ou Ghadamès.
M. Jean-Louis Christ. Que pensez-vous, monsieur l’ambassadeur, du silence de l’Union africaine sur les événements libyens ?
La France est déjà présente et délivre une assistance humanitaire. Ne pourrait-elle pas jouer un rôle de premier plan, notamment auprès du Conseil national de transition, pour soutenir l’opposition dans sa recherche d’une transition démocratique ? Dans cette hypothèse, quelles actions pourrait-elle mener ?
M. Henri Plagnol. Je tiens à vous féliciter pour la façon dont l’évacuation de nos compatriotes a été gérée.
Avec François Loncle, nous effectuons une mission dont les données changent tous les jours sur les dangers du terrorisme au Sahel et sur l’islamisme. Jusque récemment, la Libye était plutôt un allié dans la lutte contre l’islamisme radical – ce qui n’empêche pas de souhaiter que la carrière du colonel Kadhafi se termine au plus tôt. Pensez-vous que puisse se constituer en Cyrénaïque – je caricature à dessein – un « émirat islamique » ? La situation de guerre civile en Libye peut-elle entraîner une contagion au Sahel ?
M. Jean-Michel Boucheron. Je me demande comment nous gérons nos ambassadeurs. Le représentant de la France en Tunisie aurait dû être rappelé, parce qu’il n’est pas fait pour ce métier et nous ridiculise dans ce pays. Inversement, monsieur l’ambassadeur, pourquoi vous a-t-on fait revenir en France ? Il est très important, aujourd’hui, que la France dispose d’une représentation diplomatique en Libye – quitte à l’installer à titre provisoire à Benghazi. Si ce rappel s’explique par la dangerosité de la situation, pourquoi n’en faisons-nous pas autant pour nos ambassadeurs à Kaboul ou à Islamabad ?
Par ailleurs, je suis clairement opposé à une intervention militaire en Libye, d’une part parce que l’aviation, contrairement aux blindés légers, ne joue pas un grand rôle tactique dans le conflit, et de l’autre parce que nous ne devons pas voler leur révolution aux Libyens. Il faut éviter tout réflexe d’autorité impériale. Les plus grandes révolutions ont leurs martyrs, c’est ainsi. Cette histoire appartient aux Libyens ; ce n’est pas à nous – et certainement pas à l’OTAN – d’intervenir militairement et de peser sur leur destin.
M. Michel Vauzelle. Pour ma part, monsieur l’ambassadeur, je ne souhaite pas vous voir rester dans une ville risquant d’être bombardée.
Vu d’ici, nous comprenons mal ce qui se passe. Vous l’avez dit : la situation libyenne, déjà complexe en temps de paix, l’est davantage encore en temps de guerre. Il n’existe pas véritablement de ligne de front, mais plutôt des poches de combats. : certaines villes de l’Ouest sont aux mains de l’opposition ; le combat reste incertain autour de Misurata ; Syrte reste une position forte pour Kadhafi… Plutôt que d’envisager des bombardements, dont on voit en Afghanistan les risques qu’ils font peser sur la population civile, ne pourrait-on pas trouver d’autres moyens pour aider les révoltés libyens ? Vous avez dit que, contrairement aux forces fidèles à Kadhafi, ces derniers étaient peu formés et peu équipés. Ne faudrait-il pas les armer et les conseiller, plutôt que de leur envoyer l’OTAN, contre qui tout le monde se retournerait aussitôt au nom du patriotisme ?
M. François Gouyette. Le silence de l’Union africaine n’est pas vraiment surprenant : Kadhafi a présidé cette institution et y compte un certain nombre d’amis, voire d’obligés. Il se passera donc du temps avant que l’UA se prononce sur un conflit de cette nature. Certes, des pays comme l’Afrique du Sud ou le Nigeria, traditionnellement plutôt en froid avec le pouvoir libyen, seraient sans doute disposés à prendre des positions plus vigoureuses, mais un grand nombre de pays africains ne sont pas prêts à condamner le colonel Kadhafi.
En matière d’assistance humanitaire, vous connaissez les actions menées par la France : envoi d’une mission à Benghazi, dispositif mis en place pour rapatrier les Égyptiens regroupés à la frontière tunisienne, etc. Par ailleurs, une partie des vingt médecins français présents depuis longtemps à l’hôpital de Benghazi, et qui avaient été rapatriés, sont retournés sur place.
Des contacts ont été pris avec le Conseil national de transition, instance qui se veut représentative de l’insurrection, en tout cas en Cyrénaïque. La France a salué sa création et exprimé une appréciation positive sur les objectifs qu’il s’est assignés. Ces contacts devraient se poursuivre.
En ce qui concerne le danger terroriste au Sahel et le risque de contagion, M. Plagnol a eu raison de rappeler la coopération étroite entre la Libye et l’ensemble des services de renseignement occidentaux pour lutter contre la menace représentée par Al-Qaida. Celle-ci a d’ailleurs fait du colonel Kadhafi un ennemi à abattre : son numéro deux, Ayman al-Zawahiri, le désignait encore l’année dernière comme une cible prioritaire de l’organisation. Par ailleurs, il existe en effet une résilience de l’islamisme radical en Cyrénaïque. C’est d’ailleurs ce qui a conduit les autorités libyennes à agiter, avec un succès relatif, le chiffon rouge de la menace islamiste, comme elles l’ont fait pour la menace migratoire.
Même si la ficelle est un peu grosse, les deux discours recouvrent des réalités. Ainsi, à la faveur du beau temps, on voit déjà se manifester un afflux de migrants subsahariens : en l’espace de 72 heures, près de 5 000 d’entre eux ont abordé les côtes italiennes. Les Libyens disposent donc d’un argument pour menacer l’Europe d’une invasion dans le cas où le régime tomberait.
À l’est du pays, et plus particulièrement à Derna – ville de Cyrénaïque tombée assez rapidement sous le contrôle de l’insurrection –, il existe incontestablement des foyers d’islamisme radical. C’est d’ailleurs de cette ville que sont originaires des centaines de combattants libyens partis combattre sur les théâtres d’opérations extérieurs du Djihad, en Afghanistan ou en Irak. Certains sont depuis revenus en Libye.
Par ailleurs, des islamistes radicaux du GICL – le groupe islamique combattant libyen –, emprisonnés depuis de nombreuses années, ont été récemment libérés à la suite de négociations entreprises par le pouvoir, sous l’influence de Saïf al-Islam, pour tenter de les neutraliser. Près de 800 ont ainsi été libérés contre la promesse de renoncer à la violence, et beaucoup ont rejoint les zones « libérées ». Cela pourrait poser un problème.
Enfin, dans la mesure où, avant le mois de février, la Libye contribuait à endiguer, aux frontières du Sahel, la pression d’Al-Qaida au Maghreb islamique, les événements actuels pourraient être une source d’inquiétude si AQMI en profitait pour étendre son action plus à l’est. Certes, la menace de la constitution d’un « émirat islamique », notamment à Derna et Beida, est avant tout destinée à effrayer les pays européens, mais au-delà de la propagande, on ne peut nier qu’il existe des éléments de préoccupation.
Quant à la suspension provisoire de l’activité de l’ambassade de France en Libye – qui n’est pas une rupture des relations diplomatiques –, elle résulte d’une décision politique prise au plus haut niveau, pour, notamment, des raisons de sécurité. Certes, Tripoli n’était pas dans une situation de guerre civile, ce n’était ni Beyrouth, ni la Somalie, mais quelque chose de plus insidieux, étrange, inquiétant. La ville était très calme le matin, mais la tension était perceptible le soir : les policiers disparaissaient, et il n’existait alors plus aucun dispositif de sécurité, y compris pour protéger les ambassades.
Vous évoquez, monsieur Boucheron, l’éventualité de mon installation à Benghazi, mais je reste ambassadeur de France en Libye, accrédité auprès des autorités de Tripoli…
M. Jean-Michel Boucheron. En période révolutionnaire, tout cela n’a plus grande importance !
M. François Gouyette. La situation est néanmoins ambiguë.
Par ailleurs, personne, à l’heure actuelle – et en tout cas pas le Gouvernement français –, ne songe à une intervention militaire au sol.
Enfin, il est exact, monsieur Vauzelle, qu’il n’existe pas de ligne de front définie. En quittant Tripoli en direction de la Tunisie, on passe par Zawiyah, tombée aux mains des rebelles, par Sorman, fief d’un des compagnons de Kadhafi et qui est manifestement sécurisée par le pouvoir, puis par Sabratha et Zouwarah, qui étaient contrôlées par la rébellion. De même, à l’est, tant que Syrte reste aux mains du guide – et je pense que des moyens militaires considérables sont concentrés là-bas –, la continuité géographique n’est pas assurée.
M. Michel Terrot. Avez-vous des informations sur les éventuelles relations pouvant exister entre les Frères musulmans libyens et égyptiens ? Existe-t-il des échanges, une coopération de part et d’autre de la frontière ?
M. Philippe Cochet. Comment la rébellion est-elle organisée ? Existe-t-il une coordination entre les différents groupes, ou n’assiste-t-on qu’à une addition de révoltes ?
La Libye était un verrou important pour les flux de migration vers l’Europe. Elle avait notamment signé avec l’Italie des accords très efficaces sur ce plan. Qu’en est-il aujourd’hui ?
M. Jean-Claude Guibal. Pour ma part, monsieur l’ambassadeur, je suis content de vous voir ici, bien vivant !
Vous avez évoqué la genèse des événements. Les phénomènes classiquement à l’origine d’épisodes révolutionnaires, comme la baisse du pouvoir d’achat ou l’absence de représentation des classes moyennes, peuvent-ils également être observés en Libye ? Autrement dit, les motivations de cette révolution sont-elles principalement politiques – aspiration à la démocratie, à davantage de libertés – ou sont-elles aussi d’ordre économique ? Le pétrole joue-t-il un rôle ?
Dans ce pays, il n’existe pas réellement de force d’opposition, à part le Conseil national. Quelles sont les forces qui le composent ? L’une d’elle peut-elle jouer un rôle pilote ?
M. Hervé Gaymard. L’antique division ottomane entre Tripolitaine, Cyrénaïque et Fezzan a-t-elle toujours une pertinence ? Autrement dit, le pays a-t-il été unifié sous la férule de Kadhafi, ou n’est-il qu’un conglomérat de provinces diverses pouvant se séparer à la faveur des événements actuels ?
Par ailleurs, quelles sont les relations entre la Libye d’une part, la Chine et la Russie de l’autre ?
M. François Gouyette. En ce qui concerne les relations avec les Frères musulmans égyptiens, je dispose de peu d’éléments. Il existe incontestablement une communauté de pensée et une proximité idéologique, politique et géographique entre les confréries : les Frères musulmans libyens sont traditionnellement implantés dans l’Est, en Cyrénaïque. Benghazi est tournée vers l’Égypte comme Tripoli l’est vers la Tunisie.
J’en viens à l’organisation de la rébellion. Le CNT, le Conseil national de transition, n’a été créé qu’il y a quelques jours. Il est composé de personnalités dont un certain nombre sont elles-mêmes issues du régime de Kadhafi. Ainsi, son président, Mustapha Abdejalil, était ministre de la justice il y a encore quelques semaines. Son responsable des affaires étrangères, M. Ali Essaoui, était ministre du commerce et de l’économie, puis ambassadeur en Inde, avant de démissionner et de rejoindre l’opposition. D’anciens responsables de la sécurité y siègent également, mais pas l’homme fort de la Cyrénaïque, l’ancien ministre de l’intérieur et général Abdel Fattah Younès al Abidi. Cet homme puissant et respecté dans l’armée, créateur des forces spéciales en Libye, ex-officier libre, compagnon de Kadhafi, a été pourtant l’un des premiers à faire défection, et il est devenu une figure de la rébellion.
M. Guibal m’a interrogé sur les causes de la révolte. En Tunisie, le mécontentement social a joué un grand rôle, l’immolation de Mohamed Bouazizi servant de déclencheur à un mouvement plus vaste dirigé contre l’emprise du clan du président Ben Ali. De même, en Égypte, les problèmes économiques et sociaux ont une importance majeure. Mais en Libye, tout le monde pensait que le régime avait, grâce aux recettes pétrolières, la capacité de gérer la contestation. Je rappelle que le pays produisait avant la crise environ 1,5 million de barils par jour – même si, depuis, la production a diminué au moins de moitié. Ses avoirs sont estimés à près de 150 milliards de dollars, pour une population très limitée de 6 millions de personnes. On aurait donc pu croire que la redistribution de la rente, certes inégalitaire, serait un moyen « d’acheter » la paix sociale. Les causes sociales ne semblent donc pas déterminantes dans la crise. En revanche, le caractère disproportionné de la répression à Benghazi a eu pour effet de révulser l’opinion et de lancer un mouvement devenu incontrôlable pour le pouvoir.
En ce qui concerne les flux migratoires, les accords passés avec l’Italie avaient porté leurs fruits, puisque les arrivées de migrants ont diminué de 90 %, notamment grâce aux moyens de contrôle – des vedettes, par exemple – mis à la disposition des Libyens par l’Italie. À la faveur des événements actuels, le flux vers Lampedusa a toutefois repris, ce qui donne au pouvoir des arguments pour se présenter en dernier rempart contre une invasion de l’Europe. Il existe des éléments objectifs de préoccupation : la pression migratoire en provenance du Sahel et du Sud de l’Afrique va se poursuivre quelle que soit l’évolution de la situation intérieure en Libye. Plus tôt les choses se stabiliseront, mieux ce sera.
La Libye était le seul État méditerranéen à ne pas avoir signé d’accord de partenariat avec l’Union européenne. Depuis 2008, la Commission avait donc reçu du Conseil un mandat pour négocier un accord-cadre global comportant un volet consacré aux migrations. Une aide était prévue pour aider les Libyens à faire face à cette pression. Le moment venu, les discussions pourront reprendre.
En ce qui concerne la pertinence de la division antique entre les trois provinces, je ne peux que donner un avis personnel : les 40 années de pouvoir de Kadhafi ont permis de cristalliser un sentiment national. Bien sûr, les Libyens se reconnaissent dans leur appartenance tribale – la répartition entre tribus est le socle de la société, et ce facteur très important distingue fortement le pays de ses deux voisins tunisien et égyptien –, et dans leur appartenance régionale, mais avec le temps, un sentiment national a fini par se forger. Il devrait survivre aux bouleversements en cours.
M. Jean-Pierre Kucheida. Si je comprends bien, vous ne pensez pas que la Libye risque d’éclater même si M. Kadhafi perd le pouvoir.
Quel est l’impact réel du Guide sur le monde arabe ?
J’ai pu lire que Kadhafi gardait près de lui – en otage, en quelque sorte – des membres de certaines tribus afin de les museler. Est-ce vrai ?
Quels sont les dispositifs civils et humanitaires qu’il nous serait possible de déployer en Libye pendant la période actuelle ?
Mme Chantal Bourragué. Pouvez-vous nous parler de l’action des femmes et de leur présence avant et pendant la crise ? Quel est leur rôle dans le fonctionnement des institutions ?
Par ailleurs, avez-vous des informations récentes sur les personnes qui tentent de gagner la Tunisie ? Le Haut comité aux réfugiés a-t-il engagé des moyens pour protéger cette population ?
Présidence de Mme Martine Aurillac, vice-présidente de la Commission
M. Jacques Bascou. Une réponse européenne pourrait être apportée à la question des mouvements migratoires. Qu’en pensez-vous ? L’Italie, qui avait passé des accords privilégiés avec la Libye – non seulement sur l’immigration, mais également en matière d’investissements croisés – ne risque-t-elle pas d’y faire obstacle ? Quelles sont les relations entre les deux pays ?
M. Michel Destot. À long terme, la Libye, qui n’est pas le pays le plus pauvre du monde, dont la démographie est maîtrisée, et qui dispose d’importantes ressources en hydrocarbures, ne pourrait-elle pas se développer sur le plan économique et social, et renvoyer aux calendes grecques les menaces agitées aujourd’hui en matière d’islamisme ou d’immigration ?
M. André Schneider. Mme Ashton a envoyé dimanche en Libye une mission humanitaire. Dirigée par Agostino Miozzo, directeur du Service européen pour l’action extérieure, chargé des réponses aux crises et de la coordination opérationnelle, elle doit évaluer la situation et estimer ce que pourrait faire ou ne pas faire l’Union européenne. Pouvez-vous nous donner plus d’informations à ce sujet ? Que pourrait faire l’Union pour mieux coordonner son aide ?
M. François Gouyette. Je reviens sur la question de M. Gaymard, à laquelle je n’ai pas encore répondu. La Chine et la Russie sont deux partenaires historiques du colonel Kadhafi depuis les années 1970. L’influence de la première est surtout économique : alors qu’elle ne figurait même pas parmi les six premiers partenaires de la Libye quand je suis arrivé à Tripoli au début de 2008, elle était en seconde position dès 2010 !
Quant à la Russie, elle entretient une relation traditionnellement forte avec la Libye. De nombreux cadres de l’armée y ont été formés, au point que l’on peut parler d’un « parti russe » au sein de l’appareil politico-militaire libyen. La Russie n’a jamais négligé la Libye. Ainsi, une semaine avant de quitter le Kremlin, en avril 2008, Vladimir Poutine a effectué la première visite en Libye d’un chef d’État russe. Cela montre l’importance qu’il accordait à ce pays, dans un contexte où tout le monde venait courtiser le Guide libyen. On a beaucoup parlé de la visite de Kadhafi en France, mais dès 2004, les dirigeants de toutes les grandes démocraties européennes ont fait le voyage de Tripoli : Aznar, Schröder, Blair, Jacques Chirac, Romano Prodi, etc. Quant à Silvio Berlusconi, il avait noué des liens avec le colonel Kadhafi dès 2003.
C’est d’ailleurs à l’ambassade de Russie – dont le personnel est sérieux et respecté des Libyens – que nous avons demandé de représenter nos intérêts pendant la période de fermeture provisoire de l’ambassade de France.
M. Kucheida s’est interrogé sur le risque d’éclatement de la Libye. Il existe un risque de partition provisoire entre l’Est, contrôlé par l’opposition, et l’Ouest, contrôlé par le gouvernement. Mais je ne pense pas qu’une telle situation puisse durer. Quelle que soit l’issue de la crise, l’unité devrait être préservée, le cas échéant dans une organisation de type fédéraliste.
L’influence du dirigeant libyen sur le monde arabe est difficile à évaluer. Il a certes présidé la Ligue arabe l’an dernier, mais le fait que celle-ci se prononcerait en faveur d’une zone d’exclusion aérienne en Libye – comme son secrétaire général, Amr Moussa, l’a affirmé à Alain Juppé – traduit bien l’isolement du Guide, d’autant que le Conseil de coopération du Golfe et l’Organisation de la conférence islamique ont adopté la même position.
Des discussions sont en cours sur la mise en place d’un dispositif civil et militaire. Les mesures peuvent être d’ordre bilatéral ou prises au niveau européen. Notons que la mission de contact décidée par Mme Ashton concerne les autorités de Tripoli, avec lesquelles il faut bien discuter, ne serait-ce que pour régler la question de l’afflux de réfugiés à la frontière. La France a insisté pour que le Conseil européen au sein duquel tous ces thèmes doivent être discutés se réunisse le plus rapidement possible. Si l’ordre du jour concerne avant tout les relations avec la rive sud de la Méditerranée, le dossier libyen fera partie des sujets brûlants.
Il est vrai que la relation est étroite entre l’Italie et la Libye, et que le président du conseil italien a mis un certain temps avant de prendre ses distances à l’égard du Guide libyen. Cependant, je ne crois pas qu’il existe une différence majeure d’appréciation entre l’Italie et les autres pays européens. Les Italiens se sentent en première ligne, notamment pour ce qui concerne la question migratoire. Nous devons donc manifester notre solidarité et trouver ensemble les mécanismes adéquats.
Si l’on se projette dans l’avenir, monsieur Destot, on constate que la Libye est un pays riche et qui a vocation à le rester. La production pétrolière devrait augmenter, même si l’objectif initial de passer à 2 millions de barils par jour est désormais irréaliste. Le pays a donc un formidable potentiel de développement, au service d’une population très limitée : un peu plus de 6 millions de Libyens, et 2,5 millions d’immigrés, dont on connaît la détresse actuelle. Si les choses évoluent dans le bon sens, la Libye, pays déjà objectivement important, devrait l’être encore plus à l’avenir.
J’en viens au rôle des femmes en Libye, qui reste méconnu. C’est une société assez conservatrice dans ses mœurs et dans son observance des prescriptions de l’islam, sans toutefois être fanatique. Si on voit peu de femmes dans les rues, et si celles-ci sont généralement voilées, toutes ne portent pas le hidjab. Quant au port du voile intégral, il reste très limité. Le paradoxe est que Kadhafi a plutôt joué, en la matière, un rôle progressiste, du moins dans les années 1970 : à sa manière, il a veillé à favoriser une forme d’émancipation de la femme libyenne, qui était très soumise à la tradition sous la monarchie. Par exemple, il a créé des académies militaires féminines. Des femmes jouaient un rôle dans le système de Kadhafi, de même qu’une femme siège au Conseil national de transition. Cependant, dans un pays où la société civile joue un rôle très limité, les associations féminines sont très encadrées par le système.
M. François Loncle. Vous n’êtes pas en cause, mais je rejoins la remarque de mon collègue Jean-Michel Boucheron : où allons-nous si nos ambassadeurs font leurs valises dès qu’un problème survient dans un pays ? Une telle politique est regrettable et dommageable pour les intérêts de la France. Je souhaite donc qu’elle ne soit pas poursuivie.
Dans le domaine de la coopération franco-libyenne en matière d’industrie, d’énergie nucléaire et d’armement, la libération des infirmières bulgares a constitué un tournant. Nous avons d’ailleurs appris beaucoup de choses dans le cadre de la commission d’enquête sur cette libération. Des promesses ont été faites, des engagements ont été pris, notamment en faveur d’Areva. Avant votre départ, avez-vous réalisé une évaluation de l’état de cette coopération ?
M. Jacques Myard. J’ai sous les yeux un document publié par notre commission et par l’IFRI, l’Institut français des relations internationales : daté du 22 décembre 2010, à un moment où le monde arabe s’enflammait, il ne contient pourtant pas un mot sur ces événements. Or, la conférence portait sur « l’état du monde en 2010 » ! Ma question est donc simple : avez-vous senti venir les choses ?
M. Jean-Paul Bacquet. Existe-t-il une diaspora libyenne, et quel rôle joue-t-elle ?
Par ailleurs, vous avez parlé d’une menace en matière d’immigration, mais je n’ai pas compris si des mouvements migratoires avaient réellement lieu.
M. Robert Lecou. Vous avez évoqué une possible partition, tout en estimant que l’unité libyenne n’était pas menacée. Or, d’après la carte, les puits de pétrole sont plutôt situés dans la partie contrôlée par les insurgés.
M. François Gouyette. En partie seulement.
M. Robert Lecou. De plus, l’économie libyenne est riche, mais fondée à 97 % sur le pétrole. Plutôt que d’envisager une solution militaire, ne faudrait-il pas assurer une présence diplomatique à l’Est ? Sinon, comment le pays pourra-t-il sortir de la situation actuelle ?
M. Claude Gatignol. Quel pourrait être l’avenir des institutions du pays, telles que le gouvernement ou le Parlement ? Récemment, à la radio, le nom d’un dirigeant pouvant succéder au colonel Kadhafi a été mentionné. Qu’en pensez-vous ?
Par ailleurs, la Libye jouait un rôle important dans les pays voisins, en particulier au sud. La disparition du système Kadhafi pourrait-elle avoir des conséquences pour le Niger, le Tchad, le Soudan, voir le Sud algérien ?
En dehors des missions humanitaires, quelle présence l’Occident conserve-t-il sur place ?
Quelles sont les sociétés qui maintiennent la production de pétrole dans ce contexte de troubles ?
Enfin, qu’en est-il des contrats signés par des sociétés françaises ? J’évoquerai notamment les Constructions mécaniques de Normandie, qui devaient remettre à niveau des vedettes rapides – les fameuses « vedettes de Cherbourg ».
M. François Gouyette. Tout d’abord, monsieur Loncle, ce n’est pas seulement l’ambassadeur, mais l’ensemble du personnel diplomatique français qui s’est retiré de Tripoli – y compris ceux que l’on appelle les « amis de la France », c’est-à-dire tous nos employés africains, dont certains travaillent à notre service depuis quinze ou vingt ans, et qui auraient pu courir un vrai danger en restant. La France n’est d’ailleurs pas la seule à avoir pris cette décision : les Américains, les Britanniques, les Espagnols, les Portugais sont partis également. Les pays de l’Union européenne qui ont maintenu une représentation – réduite – sont les Pays-Bas, l’Italie, Chypre, Malte, la Croatie, la Roumanie et la Grèce.
En ce qui concerne la coopération bilatérale, un certain nombre d’accords ont été signés en 2007 dans différents domaines. En octobre 2010, à l’occasion de la visite de M. Estrosi, ministre de l’industrie, une déclaration d’intention a été signée pour relancer cette coopération. En matière de nucléaire, peu a été réalisé, notamment parce que de nombreuses conditions préalables étaient exigées en termes de réglementation et de sûreté. Les Libyens ne disposaient d’aucun arsenal juridique, et tout était à faire. Des contacts ont été pris avec l’Agence France nucléaire international, laquelle a envoyé à l’automne une mission destinée à jeter les bases d’une coopération. Mais les échanges se sont limités à des problèmes juridiques, et on n’a pas vu beaucoup de visiteurs d’Areva en Libye.
En matière de coopération militaire, la Libye était un client possible pour la vente du Rafale, mais c’est l’industriel qui gère la négociation – laquelle n’a connu aucune percée spectaculaire. Par ailleurs, deux bateaux libyens ont fait escale à Toulon en mai, l’envoi de stagiaires de ce pays dans nos écoles militaires, notamment navales, a été envisagé, mais dans ce domaine non plus, on n’a pas observé de grande avancée.
Il en est de même dans le domaine industriel, même si des contrats ont été signés, par exemple par Alstom pour la fourniture de sous-stations électriques. Tout cela est normal au regard de la relation que nous entretenions avec la Libye. Je me souviens que M. Gatignol était venu en 2008 avec RTE, et qu’un accord avait été passé avec l’entreprise d’électricité libyenne dans le cadre du projet de boucle méditerranéenne.
M. Jean-Michel Boucheron. Qu’en est-il de la rénovation des Mirage F1 ?
M. François Gouyette. Un accord spécifique avait été en effet conclu pour leur remise en vol. Mais seuls quatre ont été rénovés par les équipes de Dassault, sur un total d’une douzaine.
Dans le domaine industriel, on peut encore citer Alcatel, un des acteurs importants du marché des télécoms en Libye – mais qui se heurte sur ce créneau à une concurrence chinoise féroce – ou Nexans, pour la fourniture de câbles. Airbus a également signé des contrats pour la fourniture de 41 avions aux deux compagnies libyennes, Libyan airlines et Afriqiyah. Une partie – notamment des Airbus A 330 – a déjà été livrée entre 2008 et 2010. L’aéronautique représente donc un gros poste dans le commerce extérieur de la France avec la Libye, avec l’énergie, les télécommunications et les transports.
Cela étant, sur les grands contrats, la concurrence est extrêmement vive. J’ai mentionné les Chinois, mais les Turcs ont également fait une percée spectaculaire, au point de devenir le troisième partenaire du pays, alors que la Turquie ne faisait même pas partie des six premiers il y a quelques années. Quant à la France, elle se maintient entre la quatrième et la neuvième place – elle était sixième en 2009.
A-t-on senti venir les choses, demande Jacques Myard ? Je l’ai dit : personne ne s’attendait à ce que les choses se passent comme elles se sont passées. Pour autant, au-delà du mécontentement social, qui était gérable avec la redistribution de la rente pétrolière, il existait chez beaucoup de Libyens un sentiment de frustration devant la situation de blocage dans laquelle se trouvait le pays. Depuis deux ans, rien ne se passait, la réforme patinait, et les perspectives d’ouverture tracées par le fils de Kadhafi tendaient à s’éloigner. On sentait même un retour à une forme de nationalisme économique qui n’était pas de très bon augure pour l’investissement étranger. Il existait donc un mécontentement diffus. Cela étant, personne ne pouvait imaginer la suite des événements : ni les Américains, ni les Russes, ni aucun pays arabe.
Même si je comprends, monsieur Lecou, que l’on puisse y voir une forme de contradiction, l’hypothèse d’une division du pays entre plusieurs régions contrôlées par des autorités différentes n’empêche pas que le sentiment d’unité nationale soit un facteur durable susceptible de survivre à l’actuel régime.
Par ailleurs, il existe bien une diaspora libyenne. Dans les années 1950, la Libye était un pays pauvre, et nombre de ses habitants émigraient dans d’autres pays africains pour gagner leur vie, en Tunisie, par exemple. Aujourd’hui, ceux qui partent le font surtout pour fuir un régime autoritaire. De nombreux Libyens sont allés faire des études aux États-Unis ou en Grande-Bretagne, puis y sont restés. Certains sont toutefois rentrés à la faveur de la libéralisation relative du pays dans les années 2000. Saïf al-Islam, qui pouvait incarner il y a encore quelques années le modernisme et l’ouverture – il montre aujourd’hui un visage bien différent –, avait fait revenir beaucoup d’exilés, qui étaient censés l’aider à mettre en œuvre la réforme. L’un d’entre eux, le docteur Mahmoud Jebril, est maintenant un des responsables du gouvernement de transition à Benghazi.
En ce qui concerne la question migratoire, la menace est celle d’un flux incontrôlé de migrants subsahariens qui profiteraient de l’anarchie ambiante et de la météo clémente pour traverser la Méditerranée jusqu’à Lampedusa. Le phénomène est réel, et il existe un risque qu’il perdure si les autorités libyennes, quelles qu’elles soient, ne sont pas en mesure de contrôler les flux. Les candidats à l’émigration viennent non seulement du Sud, mais aussi de l’Afrique de l’Est – Somalie ou Érythrée.
Enfin, les institutions libyennes ont été façonnées par Kadhafi. Lui survivront-elles si celui-ci devait partir ? C’est très improbable. Dans le cas où un nouveau pouvoir s’installerait à Tripoli, l’architecture institutionnelle qu’il mettrait en place serait assurément très différente de celle que nous avons connue jusqu’à aujourd’hui.
Mme Martine Aurillac, présidente. Monsieur l’ambassadeur, je vous remercie pour toutes ces précisions.
La séance est levée à dix-huit heures quinze.
Membres présents ou excusés |
Restez en contact
Suivez-nous sur les réseaux sociaux
Subscribe to weekly newsletter