David Cameron et Nicolas Sarkozy, le 2 novembre 2010, lors de la signature de l’accord de défense franco-britannique

Si quelques doutes pouvaient encore subsister, le conflit libyen les aura définitivement dissipés. Le tandem Sarkozy-Cameron face au colonel Kadhafi prouve que les traités militaires signés le 2 novembre 2010 par Londres et Paris représentent bien plus qu’une simple collaboration technique entre les deux principales puissances militaires européennes, comme l’ont d’ailleurs reconnu explicitement l’ambassadeur britannique à Paris, Sir Peter Westmacott [1], et le président Sarkozy en personne [2]. Ils annoncent l’avènement d’un nouveau couple au sein de la famille européenne, le couple franco-britannique. Tôt ou tard, l’ambigüité gaulliste face à l’UE était destinée à croiser le chemin de l’euroscepticisme anglais. Il faudra néanmoins attendre les prochaines élections présidentielles de 2012 en France pour comprendre s’il ne s’agit que d’un amour printanier ou d’une relation durable, destinée à reconfigurer l’intégration européenne en matière de politique étrangère et de défense.

En attendant cette échéance électorale, force est de constater que les autres membres de l’Union, l’Allemagne en premier lieu, auront fortement contribué à jeter Paris dans les bras de Londres. Car c’est bien Paris qui a traversé la Manche (voire l’Atlantique), et non le contraire [3]. Douze années de réformes institutionnelles et de débats houleux n’auront pas permis à l’Europe de la défense d’aboutir aux résultats espérés en matière de mutualisation militaire et de renforcement des capacités communes. Et le désengagement allemand face aux défis sécuritaires contemporains, qui contraste avec l’activisme de Berlin envers les pays émergents et la Russie (avec lesquels elle semble être de plus en plus en phase diplomatiquement), n’aura certainement pas aidé ce processus.

L’Europe de la défense s’éloigne de Bruxelles

Ainsi, vingt ans après les crises balkaniques, la France et le Royaume-Uni restent les seuls pays européens pouvant projeter leurs forces dans le cadre d’une action militaire d’envergure. Londres et Paris ne manquent d’ailleurs pas de le souligner implicitement, lorsqu’ils rappellent, dans leur déclaration commune présentant les nouveaux accords, qu’ «  à nous deux, nous investissons la moitié des budgets de défense des pays européens et les deux tiers des dépenses de recherche et de technologie. » [4]

Le message envoyé aux autres membres de l’UE est clair. Au terme de quelques mois de négociations seulement, Nicolas Sarkozy et David Cameron ont décidé de faire ce que l’UE essayait désespérément de réaliser depuis une décennie : entamer un processus partiel mais concret de mutualisation militaire dans l’espoir de préserver leur rang mondial, tout en faisant des économies. Le nouveau couple franco-britannique n’a toutefois pas voulu poursuivre cet objectif dans le cadre du projet européen. Les accords de Londres, en effet, annoncent l’intention des signataires de contourner les institutions communes que l’Union a péniblement créées, plutôt que s’embourber dans les méandres institutionnelles et politiques d’une bureaucratie devenue incontestablement trop complexe. Bref, c’est une autre Europe qui se dessine tout doucement. Une Europe qui pourrait s’éloigner de Bruxelles pour se baser sur des accords bilatéraux ou « minilatéraux » [5], en remettant en cause la pertinence des institutions communes.

C’est pourtant ce même couple franco-britannique qui avait lancé la défense européenne lors du sommet historique de Saint-Malo en décembre 1998. Les observateurs y virent une victoire pour la diplomatie française et un revirement surprenant de la politique britannique, traditionnellement opposée à conférer à l’UE une capacité militaire autonome. Dix ans plus tard, les accords de Londres se présentent, au contraire, comme une victoire diplomatique du Royaume-Uni [6]. Sans doute lassée par les complexités politiques et administratives de l’Union, c’est Paris, cette fois-ci, qui épouse la vision britannique, en ouvrant ses bras à des coopérations bilatérales dénuées de tout projet d’intégration.

Dans ce contexte, la crise libyenne représentera la première occasion pour passer de la théorie à la pratique. Au-delà des motivations légitimes qui pourraient avoir animé l’intervention militaire franco-britannique, les deux principales puissances européennes n’auront sans doute pas montré leurs muscles au seul dictateur libyen. Ils ont rappelé à leurs partenaires, États-Unis compris, qui est en mesure de faire quoi, et qui ne l’est pas [7].

Les traditionnelles divergences stratégiques entre Paris et Londres ne sont pas pour autant dissipées. La France reste attachée à la création d’un quartier-général autonome de l’UE, que Londres persiste à voir d’un mauvais œil. La dispute sur le commandement des opérations en Libye est révélatrice de ce clivage persistant. Certes, Paris voulait un commandement multinational dénoué de l’OTAN afin de mieux associer les pays arabes à l’intervention militaire. Mais cette volonté était sans doute motivée aussi par le souci de la France de préserver son autonomie par rapport à une institution qui reste toujours dominée par les pays anglo-saxons. Or, c’est précisément cette autonomie que la politique européenne de défense lancée à Saint-Malo était censée conférer à l’UE, malgré les réticences britanniques.

Les trois dernières années

Le Royaume-Uni ne s’est jamais détourné de l’Atlantique. Doit-on désormais conclure que Paris a l’intention de se tourner définitivement vers la Manche ? En réalité, la stratégie française à l’égard de l’Europe de la défense est loin d’être claire. Au cours des trois dernières années, elle est devenue de plus en plus difficile à décoder. En 2008 Paris avait annoncé sa réintégration des structures militaires de l’OTAN, en présentant cette décision comme un prélude nécessaire à la réactivation de l’Europe de la défense, un gage à donner aux pays anglo-saxons pour leur prouver que celle-ci ne serait pas une alternative à l’Alliance atlantique.

Un an plus tard, l’Élysée soutenait la nomination de Catherine Ashton au nouveau poste clé introduit par le traité de Lisbonne, celui de Haut représentant pour la politique étrangère de l’Union et de Vice-président de la Commission. La France affichera, par la suite, un certain étonnement face au manque d’intérêt de la baronne britannique pour la défense européenne, que Paris devait relancer. Lady Ashton n’avait pourtant pas caché sa nationalité avant d’accepter sa nouvelle fonction …

Le 2 novembre 2010, les accords de Londres sont signés, malgré l’existence dans le traité de Lisbonne fraichement ratifié de plusieurs dispositions, à ce jour inutilisées, dont l’objectif est précisément de relancer la coopération militaire entre les pays membres. L’Agence européenne de défense, créée en 2004, reste également sous-exploitée, alors qu’elle prévoit la possibilité de développer des collaborations multilatérales restreintes, tout en préservant le contexte institutionnel européen. Ce dernier a-t-il donc été définitivement abandonné par la France ? Le remaniement gouvernemental mené par Nicolas Sarkozy quelques semaines seulement après la signature des accords de Londres brouille encore un peu plus les cartes. Bien qu’il ait été dicté essentiellement par des motivations d’ordre intérieur, la nomination d’Alain Jupé aux postes de ministre de la Défense et puis des Affaires étrangères laisse la porte du processus d’intégration de la défense européenne entre-ouverte.

Alain Jupé ne s’est jamais opposé à la réintégration des structures militaires de l’OTAN, mais il a toujours insisté sur l’importance de ne pas négliger l’Europe de la défense. Ainsi, le 13 décembre 2010, quarante jours après la signature des accords de Londres, la France s’est faite la promotrice d’une nouvelle initiative encore. Elle a rédigé avec l’Allemagne et la Pologne une lettre – qui ressemble à s’y méprendre à une feuille de route - envoyée au Haut représentant Catherine Ashton, pour demander une nouvelle impulsion à la politique européenne de défense. Elle propose, entre autre, de relancer la mutualisation et la spécialisation des capacités militaires de l’UE, en invoquant des « décisions audacieuses », et en donnant rendez-vous lors de la prochaine présidence polonaise de l’Union, prévue pour le deuxième semestre 2011.

Conclusion : un risque à long terme

Comment Paris compte-t-il donc relancer l’ambition européenne sans compromettre sa nouvelle relation avec Londres ? A terme, il faut espérer que l’ouverture suscitée par cette lettre soit suivie d’effet. Une option serait d’ouvrir les accords franco-britanniques à d’autres pays européens. Certes, à court terme, la voie bilatérale suggérée par les traités de Londres présente des avantages. Diplomatiquement, l’Europe des Vingt-Sept a montré toutes ses limites, alors que les grands programmes multinationaux d’armement se sont révélés lents et couteux, notamment à cause du principe du « juste retour », qui ne permet pas de rationaliser la production efficacement. À plus long terme, toutefois, cette voie présente un risque, amplement souligné par plusieurs observateurs, qui est bien plus grand des avantages qu’elle est supposée apporter : celui de constituer des blocs rivaux à l’intérieur même de l’Union européenne.

Les accords de Londres ont déjà enclenché un débat à Rome sur l’opportunité d’y répondre à travers des collaborations plus intenses avec l’Allemagne et éventuellement d’autres pays (Suède et Espagne) [8]. Italie et Allemagne d’un côté, France et Royaume-Uni de l’autre ? L’existence de rivalités entre groupes d’États au sein de l’Union n’est pas une nouveauté. Cependant, il faudrait éviter d’accentuer ces rivalités par des alliances stratégiques et militaires figées, que le processus d’intégration était censé surmonter. Au fond, l’Union européenne a été inventée pour ça.

Source
Groupe de recherche et d&8217;information sur la paix et la sécurité

[1« Britain, France Treaty Has Borne ’First Fruits’ », par Pierre Tran, DefenseNews, 16 mars 2011.

[2Conférence de presse de Nicolas Sarkozy en marge du Conseil européen du 25 mars 2011.

[3« L’Europe de la défense s’éloigne de Bruxelles », par Federico Santopinto, Les Nouvelles du GRIP, 4/2010.

[5Cette expression est utilisée ici afin d’indiquer des accords ou des alliances entre un nombre très réduit de pays.

[7Sur le rôle des nouveaux accords franco-britanniques par rapport aux Etats-Unis lire « Franco-British Military Cooperation : a New Engine for European Defence ? », par Ben Jones, EU-ISS Occasional Paper, n°88, février 2011.

[8Lire « L’Italia e gli accordi franco-britannici », par Michele Nones, Istituto Affari Internazionali, 4 mars 2011.