Audition, ouverte à la presse, conjointe avec la commission de la défense, de MM. Alain Juppé, ministre d’Etat, ministre des affaires étrangères et européennes, et Gérard Longuet, ministre de la défense et des anciens combattants

La séance est ouverte à dix-sept heures quinze.

M. le président Guy Teissier. La Commission de la défense avait prévu d’entendre cet après-midi le ministre de la défense et des anciens combattants, M. Gérard Longuet, pour une première audition.

Axel Poniatowski et moi-même avons pensé qu’il serait souhaitable, compte tenu des événements de Côte d’Ivoire, de réunir conjointement nos deux commissions et d’entendre également M. Alain Juppé, ministre d’État, ministre des affaires étrangères et européennes.

Je vous remercie, messieurs les ministres, d’avoir accepté notre invitation.

Je voudrais que vous nous précisiez, dans un premier temps, les modalités de notre engagement au cours des dernières heures en Côte d’Ivoire. Le Premier ministre les a déjà évoquées en me répondant pendant la séance des questions au Gouvernement. Pouvez-vous nous dire quel est exactement le mandat de la force Licorne ? D’où viennent les renforts de troupes depuis deux jours ? Comment envisagez-vous le nécessaire processus de réconciliation interne entre Ivoiriens qui, seul, permettra une stabilisation du pays ?

Évidemment, nous attendons également un point de situation sur les opérations en Libye, notamment sur les conséquences pour nos troupes du passage du commandement des opérations à l’OTAN.

D’une façon générale, il est clair que l’accroissement de nos engagements extérieurs aura un impact sur l’état de nos forces et de nos équipements. Il aura aussi un coût : en avez-vous une première estimation ?

M. le président Axel Poniatowski. Cette audition commune de MM. Alain Juppé et Gérard Longuet a été décidée ce matin en Conférence des présidents, afin que l’Assemblée nationale, au travers de nos deux commissions, soit informée au plus tôt de la situation à Abidjan et des opérations menées en Côte d’Ivoire par les forces françaises.

Je vous remercie, messieurs les ministres, de nous apporter tous les éléments d’information nous permettant d’apprécier les raisons qui ont conduit notre pays à s’impliquer directement.

Le Secrétaire général des Nations Unies, M. Ban Ki-moon, a écrit au Président de la République pour lui demander le soutien des forces françaises aux opérations militaires que l’Opération des Nations Unies en Côte d’Ivoire (ONUCI) allait conduire, conformément à la résolution 1975 du Conseil de sécurité, pour mettre hors d’état de nuire les armes lourdes utilisées contre les populations civiles et les casques bleus. Le Président de la République a répondu positivement à cet appel.

Cet engagement est justifié par la responsabilité de protéger les populations civiles, principe qui a conduit la France à s’engager en Libye. Mais, contrairement au cas libyen, les circonstances s’apprécient différemment. Depuis l’origine de la crise ivoirienne, la France soutient bien sûr le président Ouattara, légitimement élu, mais elle entendait, jusqu’à présent, conformément à sa nouvelle politique africaine, éviter une intervention militaire directe, considérant qu’il appartenait à la diplomatie africaine et éventuellement aux forces africaines réunies dans le cadre de l’ONUCI de régler cette crise.

Je souhaiterais donc connaître l’objet précis de la demande du Secrétaire général des Nations Unies, l’enchaînement des événements politiques de ces derniers jours, le déroulement exact des opérations militaires auxquelles la France a participé, qui ont commencé hier à dix-neuf heures, ainsi que leurs résultats. Quelles pourraient être les prochaines évolutions ?

Enfin, le Premier ministre nous a informés tout à l’heure, lors des questions au Gouvernement, que des généraux proches de M. Gbagbo négociaient les conditions de sa reddition : pouvez-vous nous donner des informations complémentaires à ce sujet ?

M. Alain Juppé, ministre d’État, ministre des affaires étrangères et européennes. Nous sommes devant vous, M. Gérard Longuet et moi-même, dans le cadre de l’offre faite dès hier par le Président de la République et le Premier ministre à vos commissions de nous entendre sur les décisions prises au cours des dernières heures. C’est l’occasion pour moi de faire le point avec vous sur la situation en République de Côte d’Ivoire, notamment sur le cadre juridique et diplomatique de l’intervention qui y est menée.

Vous le savez, depuis quatre mois, ce pays s’enfonce dans une crise de plus en plus semblable, hélas, à celle qu’il a connue en 2002.

Le 28 novembre dernier, les élections présidentielles se sont tenues après des années de retard. En entendant hier soir à la télévision un journaliste connu déclarer qu’il fallait reconnaître à M. Laurent Gbagbo le mérite d’avoir organisé ces élections, les bras m’en sont tombés : ce dernier est au pouvoir depuis dix ans, cela faisait des années que nous le pressions de le faire et il a finalement fallu attendre cinq ans après l’achèvement de son premier mandat pour qu’elles aient lieu !

Ces élections – qui ont fait l’objet d’un processus de validation par une commission électorale indépendante et les Nations Unies – ont donné la victoire à M. Alassane Ouattara, laquelle a été reconnue par l’ensemble de la communauté internationale à de rarissimes exceptions près : d’abord, la Communauté économique des États d’Afrique de l’Ouest (CEDEAO), qui regroupe tous les voisins de la Côte d’Ivoire, puis l’Union africaine et l’Organisation des Nations unies (ONU), à l’unanimité de ses membres. Pour la communauté internationale tout entière, M. Ouattara est donc le président légal et légitime de Côte d’Ivoire.

Pourtant, depuis le 28 novembre, M. Laurent Gbagbo refuse de reconnaître cette victoire et de prendre acte de la volonté du peuple ivoirien. Il s’accroche au pouvoir alors qu’il n’est plus ni légitimement ni légalement président.

Il a opéré un véritable hold-up sur le siège de la direction nationale de la Banque centrale des États d’Afrique de l’Ouest (BCEAO) à Abidjan, puis sur les succursales de ses banques.

Enfin, il n’a pas hésité à prendre le risque de déclencher une nouvelle guerre civile. C’est vrai à Abidjan, où il a lancé ses milices contre la population et fait tirer sur des femmes désarmées, mais aussi dans le reste du pays, où de violents affrontements ont lieu entre les deux camps.

Ces violations, j’y insiste, sont de sa responsabilité. Lors de sa prise de pouvoir, en octobre 2000, je rappelle qu’il avait déclaré : « Mille morts à gauche, mille morts à droite, moi j’avance ».

Depuis, ses exactions n’ont cessé de se multiplier. Pouvons-nous oublier les crimes des « escadrons de la mort » ? Ou les 120 opposants abattus par les forces de l’ordre en mars 2004 alors qu’ils demandaient l’application des accords de Marcoussis, ainsi que la disparition de Guy-André Kieffer, dont le corps n’a jamais été retrouvé ? Ou bien le bombardement du camp de Bouaké en novembre 2004, qui a coûté la vie à neuf de nos soldats, les pillages et les viols commis contre de nombreux Français et le récent bombardement du marché d’Abobo ?

Face à cette situation et à ces crimes, la communauté internationale tout entière s’est mobilisée. Dès le mois de décembre, elle a appelé au départ de M. Gbagbo.

Cette position a été rappelée et confirmée par les organisations africaines, qui ont tenté de nombreuses opérations de médiation pour le convaincre de partir, en vain. Certains pays africains qui, comme l’Afrique du Sud, étaient au départ plutôt ouverts à la thèse de M. Gbagbo, au fur et à mesure qu’ils ont compris les données exactes de la situation et les positions des uns et des autres, ont adopté la même position et pressé fortement ce dernier de s’en aller.

Le 10 mars, les chefs d’État de l’Union africaine ont également confirmé qu’ils reconnaissaient M. Ouattara comme seul président de Côte d’Ivoire. Le 24 mars, le sommet extraordinaire des chefs d’État de la CEDEAO a appelé au départ immédiat de M. Gbagbo et à la prise de sanctions.

Parallèlement à cette pression diplomatique croissante, la communauté internationale s’est également mobilisée pour mettre en œuvre une politique de sanctions visant à priver M. Gbagbo et ses proches de leurs moyens de nuisance.

Fin janvier, le président Ouattara a appelé à un gel des exportations de cacao. À la même époque, les chefs d’État de l’Union économique et monétaire ouest-africaine (UEMOA) ont reconnu sa signature comme seule valable sur les comptes de l’État ivoirien à la BCEAO.

Pour sa part, l’Union européenne a adopté des sanctions individuelles – gels des avoirs, interdiction de visas – contre ceux qui s’opposaient à l’installation de M. Ouattara au pouvoir, ainsi que des sanctions contre les entités économiques participant au financement du camp de M. Gbagbo.

Les États-Unis et le Canada ont quant à eux adopté des sanctions individuelles ; l’Afrique du Sud a récemment annoncé son intention de faire de même.

Enfin, la communauté internationale s’est mobilisée pour protéger les civils et faire respecter l’embargo sur les armes. C’est le mandat très clair que le Conseil de sécurité a confié à l’ONUCI, dont le mandat a été renouvelé à la fin du mois de décembre par la résolution 1962. Mi-janvier, le Conseil a autorisé un renforcement de ses effectifs à hauteur de 2 000 soldats supplémentaires – ce qui portera à terme à 12 000 le nombre de casques bleus présents dans le pays. Toutes ces résolutions ont été votées à l’unanimité du Conseil de sécurité.

Dès janvier, l’ONUCI avait donc le mandat et les moyens de protéger les civils. Mais l’usage de la force était tel du côté du camp de M. Gbagbo qu’il a été nécessaire de préciser et de renforcer ce mandat.

Tel a été l’objet de la résolution 1975 : outre des sanctions individuelles contre M. Gbagbo et ses proches, elle donne à l’ONUCI la mission de neutraliser les armes lourdes utilisées contre les civils – des canons ou mortiers étant notamment employés contre ceux-ci à Abidjan. Je rappelle que cette résolution a été présentée conjointement par la France et le Nigeria – qui exerce actuellement la présidence de la CEDAO – et qu’elle a été adoptée à l’unanimité. La communauté internationale dans son ensemble est donc déterminée à mettre fin aux violences contre les civils perpétrées par M. Gbagbo.

Il y a une semaine, devant la résistance obstinée de celui-ci – qui n’a répondu à aucune des sollicitations qui lui ont été adressées, ni à aucune des médiations effectuées, notamment par l’Union africaine –, les forces alliées à M. Ouattara – qui portent désormais le nom de Forces républicaines de Côté d’Ivoire (FRCI) – ont lancé une offensive contre les partisans de M. Gbagbo.

Cette opération, menée sur plusieurs fronts, n’a pas rencontré de grande résistance, sauf à l’ouest, près des villes de Douékoué et de Guiglo. Elle semblait suffisante pour faire chuter M. Gbagbo.

Celui-ci a néanmoins continué à résister, avec quelques centaines de partisans, autour de quelques positions bien tenues à Abidjan : le palais présidentiel, la résidence présidentielle, les camps militaires d’Agban et d’Akouéo, et le siège de la Radiodiffusion Télévision Ivoirienne (RTI).

Depuis le samedi 2 avril, la situation était donc gelée, marquée par l’usage régulier d’armes lourdes et une multiplication des pillages dans la capitale.

Lundi soir, après s’être regroupées et réorganisées au nord d’Abidjan, les FRCI ont lancé ce qu’elles ont qualifié « d’assaut final ».

Dans ce contexte, plusieurs décisions ont été prises.

Le Secrétaire général des Nations Unies a, le 3 avril dernier, écrit une lettre au Président de la République dans les termes suivants : « Dans ces circonstances, il est pour moi urgent de lancer les opérations militaires nécessaires pour mettre hors d’état de nuire les armes lourdes qui sont utilisées contre les populations civiles et les casques bleus. L’ONUCI a identifié de multiples emplacements concernant ces armes. Étant donné la nécessité de lancer les opérations contre tous ces emplacements de façon simultanée et les moyens militaires limités de l’ONUCI, je vous serais reconnaissant de bien vouloir autoriser de façon urgente la force Licorne, qui est mandatée par le Conseil de sécurité pour appuyer l’ONUCI, à exécuter ces opérations conjointement avec l’ONUCI. ».

Le 4 avril, le Président de la République a donné son accord au Secrétaire général des Nations Unies et la force Licorne est intervenue.

En ce qui concerne nos ressortissants, nous avons fait le choix de les regrouper – tout au moins ceux qui en faisaient la demande – à plusieurs endroits : l’aéroport, sécurisé par la force Licorne, le camp de Port-Bouët, l’extrême-sud d’Abidjan, près de l’aéroport, l’hôtel Waffou, au sud, et l’ambassade, au nord. Le ministre de la défense vous précisera les conditions dans lesquelles les effectifs de cette force ont été sensiblement augmentés pour accomplir cette mission.

À Paris, une cellule de réponse téléphonique a été ouverte dès samedi dernier au centre de crise. Elle a d’ores et déjà reçu plus de 2 300 appels. Par ailleurs, le même jour, le centre de crise a envoyé deux agents au camp de Port-Bouët. Une seconde équipe de renfort consulaire de treize agents rejoint le camp aujourd’hui par vol militaire.

À l’heure où je vous parle, plusieurs centaines de Français et d’étrangers ont pu rallier Lomé et Dakar. Outre les États inclus dans le plan français de sécurité, plusieurs pays ont sollicité l’aide de la France pour faciliter l’évacuation de leurs ressortissants. C’est notamment le cas du Liban. Sur les 11 700 Français encore présents, près de 900 sont en sécurité au camp de Port-Bouët, qui accueille également plus de 1 000 ressortissants étrangers.

À Abidjan les combats ont fait rage jusqu’à hier soir : ils ont actuellement cessé et les chefs militaires – notamment le chef d’état-major des forces de M. Gbagbo, le général Mangou, qui a fait plusieurs allers-retours entre le camp de ce dernier et celui de M. Ouattara – ont donné des consignes de cessez-le-feu.

Des tractations sont en cours avec M. Gbagbo et sa famille pour mettre au point les conditions de départ de celui-ci. Son conseiller, Alcide Djédé, qu’il présentait comme son ministre des affaires étrangères et qui a gagné l’ambassade de France, en discute.

Ces conditions ne sont pas encore arrêtées. Nous exigeons – je viens d’avoir une conversation à ce sujet avec le Secrétaire général des Nations Unies, qui partage notre point de vue – que le départ de M. Gbagbo soit précédé par la publication d’un document signé par lui dans lequel il renonce au pouvoir ou reconnaît M. Ouattara comme président. Nous avons également indiqué à l’ONUCI que nous souhaitions que toutes les dispositions soient prises pour sécuriser physiquement M. Gbagbo et sa famille. Il appartiendra ensuite à cette instance et aux autorités ivoiriennes de décider de la suite à donner et des conditions de ce départ.

L’action de la France s’est située depuis le début dans le strict cadre des résolutions du Conseil de sécurité, lequel a mandaté la force Licorne en soutien de l’ONUCI. Nous avions précisé dès le départ que cette force n’interviendrait pas militairement – sauf évidemment en cas de menace envers nos concitoyens – sans une demande formelle du Secrétaire général des Nations Unies. C’est ce qui a été fait le 3 avril.

Sans faire preuve d’un optimisme prématuré, il semble que l’on soit au bout du processus. Mais l’essentiel reste à faire : aider la Côte d’Ivoire à se reconstruire dans la paix et la démocratie.

M. Gérard Longuet, ministre de la défense et des anciens combattants. Le ministre d’État a parfaitement résumé la situation.

Sur le plan militaire, nous avons en effet renforcé les effectifs de la force Licorne, qui sont passés en un week-end de moins de 1 000 à plus de 1 700 combattants. Mais ceux-ci ne pouvaient intervenir que dans la mesure où on le leur demandait, ce qui fut fait assez rapidement dans les conditions qui viennent d’être rappelées : le Secrétaire général des Nations Unies, puis son représentant, M. Choi, ont demandé à cette force de seconder les moyens de l’ONUCI en neutralisant des armes lourdes qui frappaient pour l’essentiel des populations civiles à l’aveugle.

Nous sommes donc intervenus hier à partir de dix-neuf heures, après l’ONUCI, contre des détachements de véhicules blindés qui, équipés de camions de lance-roquettes, pouvaient menacer ces populations, ainsi que contre des armes lourdes, notamment des mortiers positionnés dans les casernes.

La composante aéromobile de la force Licorne qui est intervenue était constituée de deux hélicoptères antichars Gazelle, deux hélicoptères Gazelle équipés de canons de 20 millimètres en appui protection, ainsi qu’un hélicoptère de manœuvre Puma, équipé d’un canon.

Le bilan est à la hauteur des moyens engagés par les forces de l’ancien président Gbagbo : trois véhicules blindés lance roquettes, quatre blindés de transport de troupes, deux blindés légers, une vingtaine de pick-up, quatre canons antiaériens et l’antenne de la télévision ont été détruits lors de quatre vagues successives. Aucune infrastructure n’a été prise pour cible, à l’exception des antennes de la RTI.

Les points de ralliement ont permis d’accueillir un nombre non négligeable de nos compatriotes, d’Européens et de parents et alliés de ceux qui demandaient de l’aide. Nous n’avons pas séparé ceux qui se présentaient. Les demandes ont été importantes sans être spectaculaires : nous avons accueilli sur les emprises françaises 2 100 personnes, dont la moitié de Français ; 450 ressortissants volontaires ont pu bénéficier de vols pour Dakar ou Lomé.

À cet instant, nous observons une sorte de statu quo : nous ne savons pas exactement à l’heure près quelle est la situation de M. Gbagbo – certains parlent actuellement en son nom.

M. Jean-Paul Lecoq. J’ai eu l’occasion, lors des questions au Gouvernement, d’exprimer la position de mon groupe.

Dans les interventions militaires de la France dans les différents conflits, on a le sentiment d’un décalage entre la rapidité des sanctions ou interventions militaires et la lenteur des sanctions politiques, tel que le gel des avoirs : comment expliquez-vous cet état de fait ?

S’agissant des violences faites aux civils, on sait que la sortie du conflit nécessitera une réconciliation et une intervention de la France ou de l’ONU pour mettre en œuvre la démocratie, qui va de pair avec la justice. Comment celle-ci sera-t-elle assurée ? Comment les criminels seront-ils jugés, notamment les plus hauts dirigeants ? Y aura-t-il un accord pour le départ de M. Gbagbo prévoyant une impunité totale à son égard ? La justice sera-t-elle absolument respectée en tant que condition de la démocratie ? Quelle sera la position de la France à cet égard ? Qui, enfin, sera à même de régler ce conflit et d’instaurer une paix durable ?

M. Didier Julia. En ce qui concerne la Libye, je vous remercie, monsieur le ministre d’État, de votre réactivité : vous avez, en intervenant juste à temps, rajeuni la diplomatie française, ce dont nous sommes fiers. Mais si les blindés de M. Kadhafi reviennent vers Benghazi, prendrez-vous toutes les mesures pour les stopper et éviter un génocide dans cette ville ? Une solution politique est-elle en vue ?

S’agissant de la Côte d’Ivoire, je suis très triste de voir l’armée française ouvrir le feu à Abidjan, dans la mesure où cela nous ramène loin en arrière. Après ce qui s’est passé et compte tenu du fait que plus de dix élections sont prévues dans les pays africains, ne faut-il pas se mettre d’accord dès maintenant sur un code international chargeant les États africains de s’assurer de la transparence, de l’ouverture et du contrôle de celles-ci ? Ne doit-on pas définir une politique internationale de la France à l’égard de l’Afrique, afin qu’elle n’agisse pas au coup par coup et que les pays africains aient – ce qui est capital – vraiment le sentiment que le contrôle dont ils font l’objet ne constitue pas une atteinte à leur indépendance ou à leur dignité ?

M. le ministre d’État. Au sujet de la question de M. Lecoq sur l’articulation entre les sanctions militaires et les sanctions civiles, il m’est arrivé d’évoquer ce point avec certains collègues européens à propos de Benghazi : ils nous disaient qu’il fallait geler les avoirs la veille du jour où les troupes de M. Kadhafi allaient entrer dans la ville ; je leur ai répondu que ce gel ainsi que certaines autres sanctions économiques avaient été décidés en Côte d’Ivoire en décembre 2010… Les sanctions civiles prennent du temps avant d’asphyxier financièrement un pays, surtout lorsque le chef d’État sortant fait un hold-up sur la banque centrale ! Il est donc des moments où seule l’intervention militaire peut arrêter le désastre, comme cela a été le cas en Libye avant l’entrée des troupes de M. Kadhafi dans Benghazi – vous vous souvenez sans doute que j’ai alors dit au Conseil de sécurité que c’était une question de jours, voire d’heures – ainsi qu’hier en Côte d’Ivoire, à la demande des Nations Unies, qui voyaient bien que les tirs d’armes lourdes se poursuivaient sur la population civile d’Abidjan.

S’agissant de la mise en cause des criminels, il existe des procédures internationales et une Cour pénale internationale (CPI). Concernant M. Gbagbo et son entourage, le Conseil des droits de l’homme de l’ONU a lancé une enquête en vue de poursuivre tous ceux qui doivent l’être ; la CPI n’a pas véritablement été saisie, contrairement à ce qui s’est passé pour M. Kadhafi.

Pour ce qui est de la paix durable, tout l’enjeu – M. Ouattara en est, je crois, parfaitement conscient – réside dans le pardon, la réconciliation et la reconstruction. Il faut absolument que celui-ci constitue un gouvernement d’union nationale, accueillant ceux qui ont pu travailler avec M. Gbagbo et ont compris qu’il s’était fourvoyé : je pense qu’on peut faire confiance à M. Ouattara pour aller dans ce sens.

Monsieur Julia, l’opération militaire en Libye n’est pas terminée : si les blindés de M. Kadhafi faisaient à nouveau route sur Benghazi, la coalition interviendrait immédiatement.

Quant à la solution politique, il faut maintenant s’y atteler : la situation sur le terrain est confuse et indécise ; l’intervention militaire a permis d’éviter le massacre de Benghazi et l’asphyxie des forces se battant pour la démocratie et la liberté – dont notamment le Conseil national de transition (CNT) –, mais non de faire basculer l’équilibre entre les forces de M. Kadhafi et celles qui s’opposent à lui.

Nous travaillons actuellement à cette solution, qui suppose de conforter le CNT. Beaucoup s’interrogent sur la personnalité des hommes qui le composent : ils ont en tout cas eu le courage de se dresser contre M. Kadhafi. Il est vrai que certains sont ses anciens ministres, mais connaissez-vous une révolution dans laquelle on ne trouve pas du côté des révolutionnaires d’anciens responsables du régime antérieur ? C’est la loi de l’histoire ; ils ont peut-être ouvert les yeux… Je me réjouis à cet égard que l’Italie, qui a longtemps été très prudente au sujet de cette instance, vienne de la reconnaître. Nous tiendrons une réunion du Conseil Affaires étrangères à Bruxelles la semaine prochaine : nous avons souhaité entendre les représentants du CNT et allons essayer de les accompagner et de les aider.

Simultanément, nous sommes en train de voir avec qui nous pouvons travailler à Tripoli. Il y aura de plus en plus de défections autour de M. Kadhafi : il faut donc détecter les bons interlocuteurs. Aujourd’hui, je suis préoccupé par le fait que tout le monde s’y met : chacun a son réseau, ses contacts. Nous avons souhaité – je l’ai dit tout à l’heure à M. Ban Ki-moon – que le représentant spécial du Secrétaire général des Nations Unies, M. Al Khatib, soit chargé de coordonner ces contacts. Par ailleurs, il revient au groupe de contact, constitué à Londres, qui devrait se réunir le 12 ou le 13 avril prochain au Qatar, de permettre aux Libyens de reprendre en mains l’évolution de la situation vers une solution politique.

S’agissant de la Côte d’Ivoire, nous avons tout fait pour éviter que des soldats français n’ouvrent le feu dans ce pays. Ce n’est qu’en dernière extrémité, lorsque le Secrétaire général des Nations Unies nous a appelés à l’aide, que nous l’avons fait : je comprends néanmoins votre sentiment de tristesse, monsieur Julia.

Si nous avons pris cette position ferme sur la Côte d’Ivoire, c’est précisément parce qu’elle constitue un symbole : si des élections – dont l’ensemble de la communauté internationale a considéré qu’elles s’étaient déroulées dans de bonnes conditions – ne sont pas suivies d’effet, que leur résultat est bafoué, il n’y aura plus d’élections démocratiques en Afrique. Nous souhaitons vivement que l’Union africaine prenne la responsabilité de la surveillance, du contrôle et de l’accompagnement des nombreuses élections effectivement prévues sur ce continent.

Mais ne soyons pas trop pessimistes : les élections qui ont eu lieu en Guinée ou au Niger ont abouti à des résultats démocratiquement satisfaisants. Il ne faut donc pas désespérer de l’Afrique, loin s’en faut ! Je pense au contraire que ce continent vivra au XXIe siècle une période d’émergence et d’essor.

M. Philippe Vitel. À l’occasion du sommet France-Afrique de Nice, les Africains avaient demandé à être mieux représentés au Conseil de sécurité de l’ONU par l’obtention d’un siège de membre permanent, accompagnée d’une éventuelle augmentation du nombre de membres permanents. Ne serait-il pas opportun, à l’issue de la crise ivoirienne, de se pencher sur ces propositions et de donner davantage de responsabilités au continent africain au sein de l’ONU ?

Sur la Libye, certains se posent des questions sur la légitimité et la représentativité du CNT. Il faut également garder à l’esprit que ce pays se compose de douze tribus, dont apparemment seules aujourd’hui trois ne soutiendraient plus M. Kadhafi. Cet état de fait est-il pris en compte ? Donne-t-il lieu à une réflexion sur la sortie pacifique et politique de la crise ?

M. Christophe Guilloteau. Lors de la rédaction du Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale, d’aucuns avaient expliqué que la France aurait du mal à se projeter à l’extérieur de ses frontières. Or elle est aujourd’hui engagée au Kosovo, en Afghanistan, en Libye et, depuis hier soir, en Côte d’Ivoire – ce qui montre que le Livre blanc a été bien conçu !

Je souhaiterais que le ministre de la défense nous communique des éléments de coût sur les matériels utilisés – je rappelle que certains pays publient tous les soirs le nombre de sorties enregistrées et d’engins tirés. Combien de tirs de Scalp ont été effectués – on parle de huit à onze –, sachant qu’un Scalp coûte entre 1 et 1,5 million d’euros ? Qu’en est-il des missiles A2SM depuis le début de l’engagement ?

M. le ministre d’État. Il va de soi que le Conseil de sécurité des Nations Unies, qui a été constitué au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, ne reflète plus l’état du monde contemporain. La France milite donc pour sa réforme, en particulier la nécessité d’y représenter l’ensemble des continents et des grands pays les composant. C’est le cas du Japon et de l’Allemagne ; il faut aussi notamment faire une place à un grand pays africain et à un grand pays d’Amérique latine. Le problème est que nous ne voulons pas un Conseil de sécurité de 50 membres : il faut donc être assez sélectif. À 15 aujourd’hui, il fonctionne bien ; un nombre de 20 à 25 constitue un grand maximum. D’où la question du choix entre les différents pays candidats, c’est-à-dire, s’agissant de l’Amérique latine, le Brésil, le Mexique et l’Argentine, et, concernant l’Afrique, l’Afrique du sud, le Nigéria et l’Égypte le cas échéant.

Cette réforme, qui est extrêmement difficile, est pour l’instant bloquée. La France ne cesse d’appeler à un déblocage, éventuellement avec une solution transitoire, mais les conditions ne sont hélas pas réunies pour que les choses bougent.

Je précise cependant que trois pays africains – le Gabon, le Nigéria et l’Afrique du Sud – sont actuellement membres non permanents du Conseil de sécurité et que tous ont voté en faveur de la résolution 1973 relative à la Libye.

S’agissant de ce pays, nous avons dit que le CNT était notre interlocuteur politique, mais non le seul. Dans le processus de réconciliation nationale, il faut – comme cela a été écrit, je crois, dans une déclaration d’un Conseil européen – associer également les autorités traditionnelles, tribales notamment, et les transfuges de Tripoli. C’est en mettant tout le monde autour de la table que les Libyens pourront reconstruire leur pays.

M. le ministre. La question de M. Guilloteau est pertinente, car une intervention militaire est nécessairement coûteuse – même si une absence d’intervention l’est certainement plus encore. J’y répondrai de façon précise et rationnelle, au risque de paraître manquer de sensibilité. Du point de vue financier, ce qui est le plus important dans une opération, ce sont les surcoûts, c’est-à-dire ce qui relève de l’exceptionnel par rapport à l’entraînement et au fonctionnement normal de nos armées, compte tenu du délai normal de péremption de nos munitions. Ainsi, en Libye, onze missiles de croisière Scalp ont été tirés en deux salves – sept puis quatre –, sachant que le coût de chacun de ces missiles correspond à l’ordre de grandeur que vous avez indiqué.

Nous employons les moyens les plus adaptés à la situation. D’une certaine façon, l’interception de blindés devant Benghazi constitue le cas de figure le plus facile pour un aviateur : on sait où est l’ennemi – puisque seul un des camps dispose de blindés – et on a le matériel nécessaire pour le stopper. Lorsque les combattants se mêlent entre eux et roulent tous dans des pick-up identiques, le coût de l’intervention est moins élevé, mais le risque humain est considérable.

Tous théâtres confondus, nous restons dans l’épure du budget des OPEX. Bien sûr, si le conflit dure, nous serons obligés d’en tirer les leçons, et en particulier de nous donner les moyens financiers de poursuivre ces opérations. En tout état de cause, elles disposent d’un budget spécifique, et n’ont donc pas vocation à s’imputer, sur le budget d’équipement de nos armées.

Je ne suis pas en mesure de vous indiquer le coût global de l’opération libyenne. Mais pour l’instant, nous restons très en deçà du plafond du budget prévisionnel des OPEX. Les moyens sont donc suffisants, y compris dans le cas où d’autres grands partenaires en viendraient à réduire leur participation.

M. le président Guy Teissier. Nous devons bientôt réunir la mission chargée du suivi de l’exécution du budget de la défense. Peut-être serez-vous alors en mesure de nous indiquer le coût de l’opération.

M. Bernard Cazeneuve. Il ressort des exposés des deux ministres que l’objectif de l’opération en Côte d’Ivoire, conformément au mandat des Nations Unies, est d’assurer la transition démocratique, de permettre au président Ouattara d’exercer la totalité des pouvoirs que lui ont conféré les élections, d’éviter toute exaction en neutralisant les arsenaux militaires pouvant être employés contre les populations civiles et de créer les conditions de la constitution d’un Gouvernement d’union nationale. Mais la mission militaire s’arrêtera-t-elle au moment où, M. Laurent Gbagbo étant parti, M. Ouattara pourra exercer toutes ses prérogatives, ou bien se poursuivra-t-elle aussi longtemps que subsisteront des risques d’exactions et de massacres ?

Ma deuxième question concerne à la fois la Libye et la Côte d’Ivoire. Les deux opérations peuvent être mises au crédit d’une mobilisation de la diplomatie française ; elles sont menées toutes deux dans le cadre d’un mandat des Nations Unies et font suite à l’adoption de résolutions visant à rétablir la démocratie et le droit international. Sur le fond, d’un point de vue politique, il n’y a pas grand-chose à en dire.

En revanche, on peut en tirer certains enseignements. Lors du débat sur la réintégration de la France dans le commandement de l’OTAN, beaucoup ont affirmé que la fin de la singularité française permettrait de rassurer nos partenaires, de rendre possible une action conjointe sur de multiples théâtres d’opération et de faire vivre l’Europe de la défense. Or, quelques jours seulement après avoir commencé, l’opération en Libye est déjà passée sous commandement de l’OTAN. Même si la France déploie de nombreux efforts – notamment avec la création du « groupe de contact » – pour atténuer cette présence de l’Alliance atlantique, il n’en demeure pas moins que c’est bien celle-ci qui a pris la direction des opérations. Dans le même temps, en Côte d’Ivoire, nous sommes seuls. La banalisation de notre position au sein de l’OTAN n’a donc pas permis de faire progresser l’Europe de la défense. Quelle conclusion en tirez-vous et que comptez-vous faire pour y remédier ?

M. Jean-Michel Boucheron. Les deux opérations ont valeur d’exemplarité, même si elles concernent des zones n’ayant pas de rapports directs d’un point de vue géopolitique. Et dans les deux cas, la crise a atteint son paroxysme. Il convient maintenant de réussir l’étape suivante, celle qui suivra, dans chaque pays, le départ du dictateur. Il y aurait en effet deux façons d’échouer : la première serait que les dictateurs se maintiennent en place, et la deuxième, qu’une longue guerre civile succède à leur départ. Et à cet instant, nous pensons tous aux quelque 10 000 ressortissants français de Côte d’Ivoire, pour lesquels chaque heure s’écoule très lentement, dans la crainte des meurtres, des enlèvements et des violences en tout genre. Pensez-vous, monsieur le ministre d’État, qu’après le départ de Laurent Gbagbo le pays puisse connaître un apaisement ? Pour cela, il faut deux conditions : que M. Ouattara fasse entrer toutes les sensibilités politiques dans son gouvernement et que les partisans de Gbagbo qui y participeront aient eux-mêmes autorité sur les forces armées qui les soutiennent. Ces conditions peuvent-elles être réunies ?

M. le ministre d’État. À partir du moment où M. Gbagbo aura quitté le pouvoir et où M. Ouattara pourra l’exercer, il n’est pas question pour nous de nous incruster en Côte d’Ivoire. Plus tôt notre intervention en soutien de l’ONUCI sera achevée, mieux ce sera. Il faudra probablement adapter la mission de l’ONU à la nouvelle situation. Par exemple, un redéploiement pourra apparaître nécessaire, notamment en direction de l’ouest. Il sera rendu possible par l’arrivée de nouveaux contingents à partir du 15 avril : 2 000 casques bleus viendront alors renforcer les 10 000 déjà présents. Avec de tels effectifs, l’ONUCI, si elle en a la volonté, sera en mesure de jouer son rôle. Il est également vraisemblable que le mandat de la mission soit adapté en faveur d’une sécurisation de certaines zones ou du contrôle du désarmement.

Lorsque la France a repris sa place dans la structure intégrée de l’OTAN, monsieur Cazeneuve, certains ont prédit qu’elle perdrait toute capacité de manœuvre et resterait alignée derrière les États-Unis. Nous venons de montrer le contraire en prenant des initiatives, alors qu’en Libye, la diplomatie américaine et le Pentagone sont d’abord restés en retrait.

Nous avons donc conservé notre liberté de manœuvre. Il est normal que le commandement de l’opération libyenne soit passé à l’OTAN : les pays arabes eux-mêmes ont été les premiers à l’accepter. Et à Londres, nous avons bien distingué le rôle de bras séculier échu à l’Organisation du rôle politique confié au groupe de contact.

En revanche, je n’ai pas le même enthousiasme s’agissant de l’Europe de la défense, dont on ne peut pas dire qu’elle se soit illustrée ces derniers temps. L’Europe se comporte plutôt comme une ONG humanitaire– ce qui n’est déjà pas si mal. Il a en effet été convenu qu’elle s’occuperait de l’action humanitaire, laissant l’OTAN intervenir sur le plan militaire, y compris pour faire respecter l’embargo maritime. Il est vrai qu’il n’existe pas, aujourd’hui, au sein de l’Union, de volonté commune en matière de défense. Je ne citerai pas les pays les plus réticents, mais dans ce domaine, les progrès restent à accomplir.

Les conditions politiques sont-elles réunies pour observer un apaisement en Côte d’Ivoire ? Je serais bien imprudent de l’affirmer définitivement. Comme toujours, le plus difficile est de réussir la paix. Cela étant, on peut se montrer relativement optimiste, en raison de la personnalité d’Alassane Ouattara : un démocrate, un homme pacifique, qui a pris tout son temps et a voulu aller jusqu’au bout des tentatives de médiation avant de déclencher une opération militaire. Je le crois animé par une volonté de réconciliation. Il est probable qu’il appellera au pardon et annoncera une amnistie – sans préjudice des procédures de la CPI, bien entendu. Non seulement on peut s’attendre de sa part à certains gestes symboliques, mais il devrait constituer un gouvernement d’union nationale et faire une place à d’anciens membres de l’équipe de Gbagbo.

Il faut cependant qu’on l’y aide. Si la France n’a pas vocation à maintenir son dispositif militaire, elle doit cependant rester présente et proposer un plan ambitieux d’accompagnement économique, de façon à ce que la Côte d’Ivoire puisse retrouver le rythme de développement qui a été le sien. Par ailleurs, il est nécessaire que le pays se trouve dans un environnement régional favorable. À cet égard, l’attitude de la CEDEAO est très positive.

M. le ministre. Je salue la sagesse du ministre d’État. Je n’ai pas son expérience en matière de relations internationales, mais je peux vous assurer que la chaîne de commandement au sein de l’OTAN fonctionne bien, grâce à la bonne coordination des états-majors des armées de l’air mobilisées par la coalition en Libye. De son côté, le « groupe de contact » constitue un centre de décision politique, ouvert à des pays associés à la coalition sans pour autant être membres de l’OTAN – comme les pays arabes, la Ligue arabe et, je l’espère, l’Union africaine. À nos yeux, le système intégré des états-majors fonctionne comme un service mis à la disposition du « groupe de contact ». C’est un système original, puisqu’il permet d’associer les deux bords de la Méditerranée en donnant la parole à chacun.

M. Gaëtan Gorce. La communauté internationale a eu raison de condamner l’attitude de M. Gbagbo, principal responsable de la situation dans laquelle se trouve aujourd’hui son pays. Sur ce point, il n’y a aucune ambiguïté. De la même manière, nous sommes tous d’accord pour saluer le professionnalisme et le courage de nos soldats, engagés dans des opérations difficiles, visant d’abord à protéger les civils.

Cela étant, notre rôle, en tant que membres du Parlement, est de nous assurer que l’intervention décidée par le Gouvernement correspond exactement au mandat donné par la résolution de l’ONU, dont l’exécution doit être impartiale.

Avant tout, le Gouvernement a-t-il pris la peine d’informer de sa décision les présidents des deux chambres, ou ceux des commissions concernées, de façon à ce que le Parlement soit immédiatement associé au processus ? Ensuite, quels sont les faits – événements, destructions – ayant été portés à votre connaissance par le Secrétaire général des Nations unies et pouvant justifier cette intervention ? En clair, quelles menaces pesaient sur les populations civiles lorsque l’armée française est intervenue ? Vous avez parlé de la neutralisation d’un émetteur de télévision : en quoi la télévision peut-elle constituer une menace directe ? La communication des rapports effectués par les chefs militaires pourrait nous permettre d’apprécier sereinement les conditions dans lesquelles nos forces sont intervenues.

M. Jean-Jacques Candelier. Je suis inquiet, et je ne suis pas le seul. Quel est le véritable objectif de cette intervention ? Certainement la protection de la population et celle de nos ressortissants, mais tout autant la préservation des intérêts des multinationales françaises ! En Côte d’Ivoire comme en Libye, la France participe directement à une guerre civile, ce que je déplore. Les conséquences humaines sont graves, le nombre de victimes élevé. Je m’interroge sur les violents et intenses combats entre les deux camps : on parle en effet de véritables massacres.

Encouragée par le Gouvernement, l’option militaire a prévalu, alors qu’il était possible d’agir autrement et de trouver un accord politique. Ce choix aura des effets durables dans un pays profondément divisé. Face à la complexité de la crise ivoirienne, il convient de reconstruire l’unité nationale.

Par ailleurs, la transparence doit être totale s’agissant de l’accord de défense qui lie la France et la République de Côte d’Ivoire.

M. le ministre d’État. Hier, au moment même où le Président de la République était amené à prendre sa décision, le Premier ministre a écrit au président de l’Assemblée nationale, afin de lui faire savoir que M. Longuet et moi-même étions à la disposition de vos commissions pour donner toutes les informations nécessaires sur l’intervention. En matière d’information du Parlement, le Gouvernement a donc réagi immédiatement.

S’agissant des éléments ayant justifié l’intervention, cet extrait de la lettre du secrétariat général des Nations unies devrait vous apporter la réponse : « Comme vous le savez, la situation sécuritaire à Abidjan s’est très gravement détériorée ces trois derniers jours. Des éléments de la “garde républicaine” et des “forces spéciales” qui sont toujours loyaux à M. Gbagbo ont intensifié l’usage d’armes lourdes contre la population civile. Ces éléments ont également pris pour cible le quartier général de l’ONUCI à l’hôtel Sebroko, y compris avec des tirs de mortier et de roquettes. Les patrouilles de l’ONUCI ont été dépêchées pour protéger les civils et les convois transportant des blessés ont également fait l’objet d’attaques similaires. ». De tels faits nous ont semblé suffisamment graves pour justifier une réaction de l’ONUCI et une réponse positive à la demande du Secrétaire général des Nations unies, d’autant que nous avions nous-mêmes constaté la montée de la violence. Nous avons tiré sur des cibles militaires, conformément au mandat donné par la résolution 1975 visant à neutraliser les armes lourdes.

J’ai déjà indiqué, monsieur Candelier, quels étaient les objectifs de l’intervention ; je n’y reviens donc pas. Vous affirmez qu’une autre option était possible pour éviter les massacres. Que ne vous êtes-vous joint à la médiation de l’Union africaine afin de convaincre M. Gbagbo de cesser les violences et de quitter le pouvoir ! Sur le plan politique, nous avons tout essayé. Certains ont même estimé que l’Union africaine prenait tout son temps. Elle a sans doute eu raison de le faire, mais il vient malheureusement un moment où une décision comme celle d’hier soir doit être prise.

M. le ministre. Je souhaite apporter quelques précisions sur cette opération. Nous sommes donc intervenus lundi, à partir de dix-neuf heures, heure locale. Quatre hélicoptères Gazelle – deux équipés de missiles, et deux de canons – et un Puma ont effectué des frappes en plusieurs raids, après celles de l’ONUCI, détruisant huit véhicules, dont deux blindés et six pick-up, sur des emprises militaires situées au centre d’Abidjan : la caserne d’Agban, l’état-major des armées et le poste de commandement des armes antiaériennes.

La deuxième vague a permis de détruire des véhicules lance-roquettes et des mortiers dans le camp d’Akouédo, ainsi qu’au nord et au sud de ce camp.

La troisième vague a permis de s’attaquer au quartier Gallieni, à l’état-major des armées, à la caserne de la garde républicaine – située à proximité de la résidence présidentielle et qui était équipée en batteries sol-air, en blindés et en mortiers – et au centre de transmissions.

Quant au siège de la télévision, il est vrai qu’il s’agit d’un équipement civil, mais cette institution, contrôlée par les hommes de l’ancien président, appelait constamment à une mobilisation de la population contre les Européens en général, contre les autres étrangers – tels que les Libanais – et contre les Français. Nous avons donc jugé raisonnable de priver nos adversaires d’un moyen de relayer des appels à la violence.

Si, dans certains quartiers, des bandes de pillards livrés à eux-mêmes – dont certains appartenaient peut-être initialement à des milices politiques – ont pu assiéger des maisons particulières ou des entreprises, dans la plupart des cas, les personnes menacées ont été secourues grâce à l’intervention de nos forces, parfois à l’aide d’hélicoptères. La seule exception est l’enlèvement de deux de nos compatriotes enlevés à l’hôtel Novotel.

M. le ministre d’État. Le cas de la RTI évoque pour moi un souvenir douloureux. L’opération Turquoise s’était déroulée dans le strict respect de la résolution du Conseil de sécurité des Nations Unies, dont le mandat ne prévoyait pas l’attaque contre la Radio des Mille Collines. On nous l’a amèrement reproché, certains estimant même que nous étions complices d’un génocide. Nous avons donc eu raison de neutraliser la RTI.

M. le président Axel Poniatowski. Nous savons quelle a été l’action des forces opérationnelles françaises, mais quel a été, hier soir, le degré d’implication des forces de l’ONUCI ?

M. le ministre. Ce sont des hélicoptères russes MI 24, pilotés par des équipages ukrainiens, qui ont ouvert le feu en premier pour attaquer les camions lance-roquettes BM 21 des troupes de M. Gbagbo. Ils ont par ailleurs participé à chacune des opérations dont j’ai donné le détail.

M. Jean-Paul Dupré. Avons-nous les garanties que l’intégrité physique de tout Ivoirien et de tout étranger sera protégée, aussi bien dans l’immédiat qu’à plus long terme ? Quelles mesures sont prises dans ce sens ?

À votre avis, les partisans de Gbagbo sont-ils susceptibles de déclencher une guérilla ?

M. Jean-Christophe Cambadélis. Vous avez parfaitement résumé la position de la France au sujet de la Côte d’Ivoire. Son intervention s’appuie sur la résolution 1975 du Conseil de sécurité, adoptée le 30 mars à l’initiative de notre pays et du Nigéria. Pourquoi avoir attendu ? Des frappes préventives auraient permis de protéger nos soldats dans leur travail de regroupement des ressortissants français. D’ailleurs, M. Coulibaly, nommé par M. Ouattara ambassadeur de Côte d’Ivoire à Paris, a dénoncé la timidité de la France et de l’ONU.

Par ailleurs, vous affirmez que la reddition de M. Gbagbo n’est plus qu’une question d’heures. À l’aube de l’installation de M. Ouattara, pensez-vous que la France puisse peser en faveur de la constitution d’un gouvernement réellement d’union nationale ? Ne faut-il pas désarmer immédiatement les milices et condamner d’urgence les massacres commis à Duékoué ?

Mme Marie-Louise Fort. Un fort sentiment anti-français s’est développé ces derniers temps, tant en Côte d’Ivoire que dans la communauté ivoirienne de France. Quel va être le sort de nos 12000 compatriotes installés en Côte d’Ivoire, que vous avez sagement décidé de mettre l’abri en attendant la fin du conflit ?

Avez-vous des nouvelles des deux employés du Novotel qui ont été enlevés ?

Hier soir, à la télévision, un reportage a été diffusé sur une réunion des différentes tribus de Libye. Un des chefs d’une des principales tribus y exprimait son inquiétude au sujet de la succession du colonel Kadhafi : évoquant l’installation possible d’un gouvernement islamiste, il affirmait qu’une telle perspective serait pire que le régime actuel. Qu’en pensez-vous ?

M. François Rochebloine. Il est vrai que si, en Libye, on a pu entendre à de nombreuses reprises des « Merci Sarkozy ! » au sein de la population, la situation est tout autre en Côte d’Ivoire, où l’on peut ressentir dans certains médias la montée d’une réaction anti-française. Quel est véritablement le sentiment de la population à l’égard de notre pays ?

M. le ministre. Le ministère des affaires étrangères a proposé aux Français présents en Côte d’Ivoire de se regrouper sur le camp de Port-Bouët et sur l’aéroport. La plupart d’entre eux n’avaient pas souhaité le faire jusqu’au dernier moment, et si certains s’y sont résolus depuis quarante-huit heures, ce n’est pas le cas de la majorité. Nous ne sommes donc pas dans une situation comparable à celle de 2004, lorsque les Européens en général et les Français en particulier étaient désignés comme boucs émissaires. Nos compatriotes se sont décidés en fonction de leur quartier d’habitation et de leur expérience personnelle. Un nombre significatif d’entre eux a décidé de rester chez soi, estimant ne pas être menacé par le conflit.

En tout état de cause, la force Licorne a pour mission de protéger en tant que de besoin nos compatriotes, soit en leur offrant l’accès au camp de Port-Bouët, soit – grâce au contrôle de l’aéroport – en leur donnant la possibilité de quitter le pays s’ils le souhaitent. Mais dans l’immédiat, les Français ne constituent pas une cible désignée, même si le Gouvernement sortant, en plein désarroi, rend notre pays responsable de ses propres difficultés.

M. le ministre d’État. M. Cambadélis me demande pourquoi nous avons tant attendu. Mais si nous étions intervenus plus tôt, sans un véritable mandat, j’aurais probablement eu droit à la question inverse !

La résolution 1975 donne mandat à l’ONUCI de s’emparer des armes lourdes, afin d’éviter qu’elles ne soient utilisées contre les populations civiles d’Abidjan. Il a fallu 48 heures pour que l’ONUCI se rende compte qu’elle n’était pas capable d’assurer cette mission. Elle donc appelé à l’aide la France et sa force Licorne : c’est à ce moment que nous sommes intervenus. Le Président de la République avait été extrêmement clair sur ce point : sauf pour protéger nos ressortissants, les troupes françaises n’interviendraient pas sans une demande formelle du Secrétaire général des Nations unies. C’est ce qui s’est passé.

Oui, nous appelons à la constitution d’un gouvernement d’union nationale. Ce matin même, lors d’une conversation avec Alassane Ouattara, le Président de la République a demandé au président ivoirien de prendre rapidement une initiative en ce sens. De même, il va sans dire que nous condamnons les massacres, quels qu’ils soient. Il conviendra d’en découvrir les auteurs : c’est un élément essentiel du rétablissement de la concorde nationale.

À l’instar de Gérard Longuet, je ne crois pas qu’il y ait aujourd’hui un sentiment anti-français en Côte d’Ivoire. La communauté française est sereine et, en dépit de nos recommandations, seul un petit nombre de ses membres ont quitté le pays depuis janvier. Il a même fallu insister pour qu’ils acceptent de se regrouper. Nous leur avons rappelé qu’ils pouvaient être menacés par des bandes de pillards et d’extrémistes divers, mais eux manifestent une assez grande confiance. Il n’y a pas véritablement de signe d’un sentiment anti-français : j’espère que cela va continuer.

À l’heure où je parle, nous n’avons aucune information précise sur le sort des deux otages.

J’en terminerai avec la question de Mme Fort concernant la Libye. Pendant dix ans, on a affirmé que Ben Ali ou Moubarak constituaient le meilleur rempart contre Al-Quaida et les autres extrémistes. Aujourd’hui, on commence à dire la même chose de Kadhafi ! Je sais bien que des inquiétudes se font jour au sujet du jeu des terroristes d’AQMI à l’égard du Conseil national de transition. Naturellement, nous devons nous montrer très vigilants, mais à un moment donné, il faut savoir faire confiance. J’ai rencontré personnellement plusieurs membres de ce conseil : ce sont des hommes d’une grande sagesse et tout à fait responsables. La Charte pour la Libye nouvelle qu’ils ont élaborée est, du moins dans son texte, absolument irréprochable en termes de respect de la démocratie et des droits de l’homme.

M. le président Guy Teissier. Je vous remercie, messieurs les ministres, de nous avoir répondu de façon claire, sans éluder aucune question.

La séance est levée à dix-huit heures trente-cinq.

Membres présents ou excusés


Commission des affaires étrangères

Membres présents ou excusés

Présents. - Mme Nicole Ameline, Mme Sylvie Andrieux, Mme Martine Aurillac, M. Jean-Paul Bacquet, M. Jacques Bascou, M. Christian Bataille, M. Roland Blum, M. Jean-Michel Boucheron, Mme Chantal Bourragué, M. Loïc Bouvard, M. Jean-Christophe Cambadélis, M. Hervé de Charette, M. Jean-Louis Christ, M. Alain Cousin, M. Michel Delebarre, M. Michel Destot, M. Tony Dreyfus, M. Jean-Paul Dupré, M. Alain Ferry, Mme Marie-Louise Fort, M. Hervé Gaymard, M. Gaëtan Gorce, M. Jean Grenet, M. Serge Janquin, M. Didier Julia, M. Jean-Pierre Kucheida, M. Jean-Paul Lecoq, M. Lionnel Luca, M. Didier Mathus, M. Alain Néri, M. Axel Poniatowski, M. Éric Raoult, M. François Rochebloine, M. Rudy Salles, Mme Odile Saugues, M. Dominique Souchet, Mme Christiane Taubira, M. Michel Terrot

Excusés. - M. Jean-Louis Bianco, M. Claude Birraux, M. Jean-Pierre Dufau, M. Jean-Claude Guibal, M. Jean-Jacques Guillet, M. Robert Lecou, M. François Loncle, M. Jean-Luc Reitzer, M. Jean-Marc Roubaud, M. André Schneider, M. Michel Vauzelle, M. Éric Woerth

Assistaient également à la réunion. - M. François Bayrou, M. Daniel Paul, M. Francis Saint-Léger, M. Jean-Pierre Schosteck, M. Lionel Tardy, M. Jean-Michel Villaumé