Sandro Cruz : Faut-il entreprendre des reformes politiques aux Nations Unies ?

Marie Heuzé : Oui. Pour reprendre l’expression : « pour vivre à l’abri de la peur, pour vivre à l’abri du besoin et pour vivre dans la dignité », il faut des structures que le États membres acceptent. Ceux-ci travaillent aux Nations Unies dans un certain nombre d’organes, comme par exemple le Conseil de sécurité (pour tout ce qui concerne la sécurité globale, la paix, le recours à la force quand c’est nécessaire).

Or ce Conseil, bien qu’il ait été modifié en 1965, avait été conçu à l’origine pour une communauté de cinquante États membres. Aujourd’hui les reformes qui sont proposées, que ce soit par le secrétaire général [Kofi Annan] ou par les États membres - et ce ne sont pas tout à fait les mêmes -, visent à l’élargir très considérablement le Conseil de sécurité, de 15 membres actuels à 25, de sorte qu’il reflète mieux la communauté internationale.

Sur le plan politique, le rôle de l’Assemblée générale est très important, mais son ordre du jour est souvent extrêmement chargé. Elle adopte un grand nombre de résolutions qui ne sont pas toujours mises en pratique. C’est pourquoi, le secrétaire général propose de réviser son fonctionnement.

Troisième point, et c’est très important, dans le domaine de Droits de l’Homme : la Commission des droits de l’homme, qui pour l’instant dépend du Conseil Économique et Social (ECOSOC), n’a pas d’autorité et mène peu d’action politique. La proposition [de M. Annan], c’est de réduire le nombre des États membres (ils sont plus de cinquante actuellement), pour l’intégrer au sein d’un Conseil des droit de l’homme qui serait un peu un parallèle au Conseil de sécurité (c’est-à-dire avec environ 25 membres également). Ce Conseil aurait la même autorité que le Conseil de sécurité. Il serait l’un des piliers de cet édifice politique, pour le droit et le développement.

Les Nations-Unies prônent un dialogue multilatéral entre les peuples alors que la super-puissance états-unienne emploie de plus en plus un langage unilatéral. La décision de déclencher la guerre en Irak sans l’aval du Conseil de sécurité en est un bon exemple. Comment les Nations-unies envisagent-elles leur rapport avec l’administration Bush, surtout depuis que l’organisation est durement critiquée par ce gouvernement ?

Marie Heuzé : D’abord il faut signaler un paradoxe historique. Les Nations-unies ont été créées sur la base d’une philosophie très américaine. C’est le président Roosevelt, avec tout un groupe de réflexion, qui ont travaillé avant 1945 à l’élaboration de la Charte. La philosophie « United Nations », vient de la l’Amérique, en tout cas des Alliés qui ont gagné la Deuxième Guerre mondiale.

Le second paradoxe, c’est que 60 ans après, on a l’impression - et c’est même une certitude - que la nation qui a créé et accueilli la conférence de San Francisco, qui a œuvré pour cette institution internationale, ne s’y retrouve pas. Elle est déçue d’un certain nombre de décisions prises trop lentement selon son goût. Elle est déçue parce que l’Assemblée générale est extrêmement lourde à gérer et qu’elle voudrait aller plus vite dans un certain nombre de domaines, par exemple dans le cas du Darfour, mais on peut prendre d’autres exemples. On reproche [aux Nations-unies] leur inefficacité, comme on leur reproche un certain nombre d’actions (...)

On rend l’ONU responsable du scandale « pétrole contre nourriture ». Mais ce mécanisme n’est pas une invention du système de l’ONU. C’est une création du Conseil de sécurité. On dit beaucoup des choses, mais quand on regarde comment les choses se sont passées, sur le plan historique, on se rend compte que c’est souvent inexact.

Quoi qu’il en soit, il faut réformer les Nations-unies parce qu’on vit dans un monde qui est différent (...) Le souci à la fois de la transparence, de la justification et de l’efficacité est valable pour l’entreprise privée, pour la société civile et aussi pour les organisations internationales. Il est fini le temps où l’on décidait et où on attribuait des fonds dans le secret d’une Commission...

Les réformes proposées par Kofi Annan ne sortent pas d’un chapeau. Elles proviennent d’études extrêmement précises. Il a confié à Jeffrey Sachs la tâche d’effectuer une analyse des mécanismes de financement et de développement des organisations internationales, de la meilleure manière de repenser, de reproposer et de recomposer la structure des Nations-unies. Il a également commandé un rapport à un groupe d’experts de tous les continents, qui avaient une expérience extrêmement pointue dans les domaines du développement, de la protection des personnes ou de la sécurité. Ce groupe de personnalités éminentes, dont faisaient partie Mme Ogata, Mme Teré et bien d’autres, a pris en compte un vaste champ d’analyse pour énoncer des propositions extrêmement précises. M. Annan a choisi un certain nombre de ces propositions et il les met désormais sur la table...

Les Américains ont fait savoir, il y a tout juste une semaine, qu’ils trouvaient un certain nombre d’entre elles excellentes. Ils l’ont écrit. Ils l’ont dit : ils sont pour une réforme radicale de la Commission des droits de l’homme ; ils sont aussi pour une réforme radicale des mécanismes de financement du développement. Le seul problème, c’est celui de l’image dans le discours officiel et chez un certain nombre de parlementaires. Il y une hostilité à l’égard des Nations-unies. Elle est si profonde qu’elle va bien au-delà de ce projet de reforme et qu’elle risque de mettre en péril tout l’édifice.

Vous avez abordé le financement. Il y a peu de temps, Monsieur Henry J. Hyde, président de la Commission des relations internationales de la Chambre des représentants des États-Unis, a déposé une proposition de loi enjoignant l’ONU de se plier à 38 réformes structurelles sous peine de saboter son budget. La superpuissance exerce-t-elle un chantage financier ?

Marie Heuzé : Oui, M. Hyde a demandé que le budget des Nations-unies soit rigoureusement réduit. M. Annan s’est prononcé à ce sujet, en expliquant à quel point cette proposition était dangereuse. Elle l’est parce qu’il n’est pas sain, dans une démocratie internationale ou dans un système international, qu’un seul pays soumette l’ensemble des autres États membres à une sorte de chantage unilatéral. Aussi il est très clair que cela ne fait pas avancer la réforme.

Quand j’ai parlé des réactions de l’administration américaine, c’étaient des réactions qui avaient été faites de manière très officielle par M. Burns. Il avait expliqué que l’administration américaine soutenait et soutiendrait un certain nombre des réformes (...) Si vous soumettez les Nations-unies, comme il y a une quinzaine d’années, à une sorte de marchandage, en supprimant ou en réduisant de moitié la contribution du principal donateur [1], vous mettez dans une situation très délicate -pour ne pas dire plus-, l’ensemble des États membres qui est en train d’étudier la série de reformes de Kofi Annan. Par ailleurs vous intervenez dans un processus et théoriquement, puisse que nous sommes une institution intergouvernementale, ce sont les gouvernements qui doivent se faire entendre, et non pas les parlements. C’est le gouvernement, c’est l’administration qui est le représentant de l’État (...) et cette décision, ou plutôt cette proposition de loi, puisqu’elle n’est pas encore votée, n’est pas seulement très embarrassante mais elle risque également de mettre en péril une analyse sereine et normale des propositions qui sont faites par Kofi Annan, dont certaines ne sont pas exclues par l’administration américaine.

Il est également très paradoxal que les États-Unis, qui se nomment eux-mêmes champions de la démocratie, n’aient pas signé ni ratifié des traités internationaux très importants pour l’humanité, je pense par exemple aux Pactes relatifs aux Droits de l’homme, civiques et culturels...

Marie Heuzé : Ca fait aussi partie des paradoxes. Il faut se souvenir qu’à la fin de la Première guerre mondiale, les Américains n’ont pas signé le Traité de Versailles. Ainsi, déjà quand la SDN [Société des Nations, ancêtre de l’ONU] a été créée, elle présentait une faiblesse. Ceci fait partie de leur tradition juridique, de leur modèle légal et c’est comme cela depuis des années et des années. Les Anglo-saxons, en particulier les Américains, ne souhaitent pas être liés par des traités internationaux.

J’ai évoqué le Traité de Versailles parce que c’est emblématique. C’est exactement la même chose. Ce sont les mêmes arguments que j’ai toujours entendu à propos, par exemple, de la Convention des droits de l’enfant, qui est le traité le plus ratifié au monde. Il a été signé, mais non pas ratifié, par les Américains, alors que cela semblait naturel. Il en va de même pour la Convention sur la fin de la discrimination à l’égard des femmes, qui a été signée par un grand nombre de pays. Les Américains ne l’ont toujours pas ratifiée. Ceci fait partie de leur culture, de l’histoire du droit public américain de ne pas se sentir lié par des traités internationaux (...) C’est la même chose pour la Cour pénale internationale : on en revient au même débat. Ce n’est pas nouveau. C’est un phénomène que l’on connaît bien.

Comment les États membres participent-ils aux réformes ? Comment ont été choisis les experts ?

Marie Heuzé : M. Kofi Annan n’a pas choisi des États. Il a choisi des individus en fonction de leur histoire ou leurs responsabilités Il considère que ce sont des personnalités influentes aptes à obtenir l’adhésion des grands dirigeants. C’est comme ça par exemple qu’il [Kofi Annan] a nommé l’ancien président du Mexique [M. Zedillo] pour convaincre un certain nombre de leaders de la région du bien-fondé de la réforme. Ce n’est donc pas l’État du Mexique qui a été choisi, mais une personnalité mexicaine chargée par Kofi Annan, comme un super-diplomate, d’aller avec son bâton de pèlerin donner un certain nombre d’explications sur la reforme de l’ONU.

C’est donc Monsieur Kofi Annan qui designe ces personnalités ?

Marie Heuzé : Oui.

Et ces personnalités n’ont aucun lien politique, ni public, avec les gouvernements en place actuellement ?

Marie Heuzé : Théoriquement non, ils sont considérés comme des experts internationaux, des diplomates qui sont au service de la réforme.

Ils doivent élaborer la liste de réformes ?

Marie Heuzé : Exactement. Mais énormément de travaux, à la fois de fond et diplomatiques, ont été effectués à l’Assemblée générale. Le Secrétaire général avait également désigné à New York un certain nombre de responsables, en général des experts internationaux n’ayant pas forcément de lien direct avec leur pays, pour être capable d’expliquer à différents groupes qui s’intéressaient, non plus géographiquement mais sur le fond, comme créer du consensus autour de ce sujet. (...) Le projet de déclaration qui a présenté devant l’Assemblée générale en est à la première ébauche. Il y a déjà beaucoup de progrès et des points positifs (...) Tous le documents doivent être prêts en juillet, pour être ensuite traduits (...) Nous nous trouvons dans un période extrêmement importante. C’est pourquoi il est assez maladroit qu’un État, ou plutôt un groupe de parlementaires d’un État, exerce une pression extrêmement forte sur le processus en cours qui se poursuit dans la discussion, dans le dialogue (...)

Dans quelle mesure ces reformes auront-elles des conséquences sur le Conseil de sécurité de l’ONU ?

Marie Heuzé : Plusieurs propositions ont été faites par Kofi Annan. Cependant, ce sont apparemment d’autres propositions qui obtiennent un consensus plus grand (...) Je me bornerai à dire qu’on tourne autour de plusieurs scénarios pour augmenter le nombre de membres permanents. L’un propose d‘en ajouter deux, un autre en ajouterait quatre. Un troisième augmenterait le nombre d’États membres non permanents, avec un système de rotation géographique (...)

Pour revenir aux chances des différentes formules, deux groupes travaillent en ce moment. L’un d’entre eux, qu’on appelle le G-4, regroupe quatre États qui veulent absolument avoir un siège permanent au Conseil de sécurité. C’est le Japon, l’Inde, le Brésil et l’Allemagne. Ils ont fait des propositions au mois de mai 2005, mais ont dû en avancer d’autres parce qu’ils voulaient toucher au droit de veto. Désormais ils y ont renoncé. Puis il y a un autre groupe, « les amis du consensus », emmenés par un certain nombre d’États, qui sont en compétition avec les quatre premiers pour des raisons géopolitiques et historiques, qui sont le Pakistan et l’Italie. Il y a aussi le groupe des pays en développement, des 77... bref, c’est aux États membres de se mettre d’accord et de trouver un consensus. Le fond du problème c’est de savoir si l’on y parviendra à temps. Est-ce qu’on trouvera un consensus pour le 14 septembre [date d’ouverture de l’Assemblée générale].

Après l’invasion d’Irak par les États-Unis, peut-on dire que le droit international ne garantit plus rien ?

Marie Heuzé : Ce n’est pas moi qui le dit, c’est aussi M. Kofi Annan. L’ONU a été affaiblie par ce qui s’est passé à propos de l’Irak. Il l’a dit à plusieurs reprises : « la guerre d’Irak n’a pas été menée en conformité avec la Charte des Nations-unies ». Kofi Annan est même allé plus loin en utilisant le mot « illégal », et on le lui fait payer très cher maintenant.

On peut affirmer que l’ONU est affaiblie si l’on tient compte de l’opinion publique. C’est très important, car l’ONU est une organisation intergouvernementale gérée par les gouvernements, mais au service des peuples. Si vous faites une analyse des l’image de l’ONU en ce moment dans le monde entier, vous avez, encore une fois, un double paradoxe. Nous sommes mal perçus par les pays du golfe et les pays arabes parce qu’on nous n’avons pas pu empêcher la guerre, et nous sommes encore plus mal perçus aux États-Unis et dans un certain nombre de pays de la Coalition parce que nous étions contre la guerre. Donc c’est une « no win situation ». Nous ne pouvons pas gagner et nous perdons sur tous le plans. C’est une certitude, l’ONU est affaiblie, mal perçue. Le rôle de l’ONU est toujours confondu avec la responsabilité politique de ses États membres.

[1Le principal donateur, c’est-à-dire les États-Unis, donne 22 % des fonds pour les programmes réguliers et 27 % pour les opérations de maintien de la paix.