La tendance

La Russie veut sauver le plan de Kofi Annan, l’Occident veut le saboter
par Ghaleb Kandil

L’idée d’organiser une conférence internationale ou un groupe de contact sur la Syrie, proposée par la Russie, vise à appuyer, protéger et relancer le plan de sortie de crise de l’émissaire de l’Onu Kofi Annan.

Il est clair que depuis l’adoption de ce plan de sortie de crise, l’alliance occidentalo-turco-arabe a mis en œuvre un projet intégré dans le but de le torpiller, sans assumer ouvertement la responsabilité de ce sabotage. Cette alliance a intensifié son aide politique et matérielle aux insurgés, accélérant les transferts d’armes, d’argent et d’hommes vers la Syrie, et assurant une couverture médiatique globale aux rebelles.

Le délégué permanent de Russie aux Nations unies, Vitali Tchourkine, a ainsi estimé, samedi, que les démarches des « amis de la Syrie » ne contribuent pas à régler la crise syrienne, car au lieu d’appliquer le plan Annan, ce groupe cherche à renverser le pouvoir syrien. « Nous estimons que les ’amis de la Syrie’ -qui se réuniront à Paris à l’initiative du président français François Hollande le 6 juillet-, sont une structure nuisible, car leur activité se ramène de fait à différents subterfuges destinés à renverser le gouvernement en place à Damas et non à des démarches visant à appliquer le plan formulé par Kofi Annan », a déclaré M. Tchourkine à la chaîne de télévision Rossia-1.

La conférence proposée par Moscou pourrait réunir une quinzaine de pays, dont tous les membres permanents du Conseil de sécurité de l’Onu (Russie, Etats-Unis, France, Grande-Bretagne et Chine), le Qatar et l’Arabie saoudite, ainsi que les voisins de la Syrie : le Liban, la Jordanie, l’Irak, la Turquie et l’Iran. Des structures internationales telles que la Ligue arabe, l’Organisation de la coopération islamique, l’Union européenne et l’Onu doivent également prendre part à ce forum qui se réunirait sous l’égide des Nations unies.

Dans une volonté de torpiller cette initiative, les Etats-Unis et la France se sont catégoriquement opposés à l’idée d’associer l’Iran au règlement de la crise syrienne.

Face à l’attitude négative de l’alliance occidentale, la Russie durcit ses positions et commence à nommer les choses par leurs noms. Le ministre russe des Affaires étrangères, Sergueï Lavrov, a révélé lors d’un point de presse que Moscou dispose d’informations dignes de foi attestant que les groupes armés de l’opposition syrienne sont placés sous le commandement de forces extérieures. Il confirme ainsi ce que s’évertue à dire Damas depuis le début de la crise, sur le fait que ce qui secoue la Syrie n’est pas un mouvement de contestation populaire pacifique mais un complot ourdi par des forces étrangères, qui utilisent une violence sans limites. « Nous avons suffisamment de preuves confirmant que les rebelles reçoivent des armes et d’autres moyens dont ils ont besoin pour maintenir leur capacité de combat et que des renseignements sont mis à la disposition de l’Armée syrienne libre (ASL) », a affirmé le ministre. Selon M. Lavrov, Moscou sait bien où se trouve l’état-major de l’ASL et quels sont les pays qui financent la rébellion. « D’ailleurs, ces pays ne le cachent pas : nos collègues saoudiens et qataris en parlent ouvertement. Des hommes d’affaires syriens se sont réunis, hier, à Istanbul, pour annoncer la création d’un fonds destiné à financer l’Armée syrienne libre », a indiqué le chef de la diplomatie russe.

Il s’est dit persuadé que ces informations sont bien connues des services spéciaux de l’Otan. « Lors d’entretiens privés, menés sans journalistes, nos collègues (occidentaux) se montrent parfaitement au courant de ce qui se passe réellement en Syrie », a-t-il souligné.

Le ministre a réaffirmé l’attachement de la Russie au plan Annan. « Je ne crois pas qu’il soit impossible d’appliquer le plan de l’émissaire de l’Onu, a-t-il dit. Je ne dirais pas qu’aucun point du plan de Kofi Annan n’est réalisé, bien que certains de nos collègues préfèrent le dire pour faire monter la tension », a-t-il ajouté. Le ministre a rappelé que les autorités syriennes coopèrent avec l’équipe de l’émissaire international conformément au premier point du plan et M. Annan se félicite de ces contacts. « Rien n’empêche l’équipe de M. Annan de communiquer avec les autorités », a ajouté le chef de la diplomatie russe.

Depuis des mois, nous affirmons dans ces colonnes que le dénouement de la crise syrienne définira la nature des équilibres mondiaux et des relations internationales. M. Lavrov vient de confirmer à quel point ce qui se passe en Syrie est crucial pour l’avenir du monde. « La façon dont sera réglée la crise syrienne aura un rôle extrêmement important dans l’avenir de notre monde. Il s’agira alors soit d’un monde basé sur la Charte de l’Onu, soit d’un monde où le droit du plus fort sera reconnu et respecté », a indiqué le ministre.

Pendant ce temps, l’agence Fars iranienne a rapporté que des groupes extrémistes en Syrie se sont équipés d’armes chimiques en provenance de la Libye. Selon l’agence, des « terroristes », se trouvant actuellement sur le territoire turc, s’entraînent à manier les gaz de combat. Leur objectif est de perpétrer une attaque contre la population civile et en accuser ensuite l’armée nationale syrienne. « Toute information publiée actuellement ou à l’avenir sur un éventuel recours à l’arme chimique par l’armée gouvernementale syrienne ne signifiera que les terroristes ont recouru à cette arme contre la population pour en faire porter la responsabilité à l’armée et au gouvernement syrien », annoncent des médias syriens cités par l’agence Fars.

Déclarations et prises de positions

 Michel Sleiman, président de la République libanaise

« Par le dialogue, nous ferons évoluer notre système ouvert sur le changement, après avoir parachevé son application, sans entrer dans de nouvelles crises. Par le dialogue, nous consacrerons l’unité de l’État et nous nous entendrons sur une stratégie défensive basée sur les piliers de la force dont jouit l’armée. Par le dialogue, nous nous mettrons d’accord sur l’unité de la sécurité nationale, ce qui nous permettrait de retirer les armes de la discorde et d’exercer notre rôle d’ingérence positive. »

 Walid Joumblatt, leader druze libanais (centriste)

« Il n’y a d’autre solution que le dialogue et la nécessité de s’asseoir à une table, face à face, pour discuter des questions litigieuses. Car le plus important est d’organiser les différends, de ne pas provoquer des crispations politiques et faire en sorte que les conflits ne se transposent pas dans la rue. Rien n’est impossible. Nous pouvons même parvenir à une stratégie de défense permettant au Liban de profiter des armes de la Résistance dans la protection du Liban face aux menaces israéliennes. Sincèrement, je ne comprends plus le 14-Mars et sa façon d’agir, ajoute le chef du PSP. Ils affirment qu’ils sont avec le dialogue, acceptent puis hésitent. Leur attitude est attristante, embarrassante et drôle. Certaines forces du 14-Mars se dérobent à leurs responsabilités. Pour ma part, je ne comprends plus leurs agissements. Lundi, ils doivent être présents au dialogue. La crise syrienne est arrivée sur la grande table d’autopsie internationale. La politique de dissociation de la crise syrienne suivie par le gouvernement est bonne. Il faut se contenter de propos politiques, sans négliger le fait d’apporter une aide alimentaire et humanitaire aux réfugiés syriens. »

 Amine Gemayel, ancien président de la République (14-Mars)

« Les Libanais ont besoin que leurs dirigeants se rencontrent, tout comme ils ont besoin de se retrouver entre eux. Une rencontre entre les leaders est de nature à créer un minimum de climat de stabilité qui facilitera le règlement des incidents sécuritaires qui se produisent et se déplacent d’une région à l’autre. S’il y a des reproches ou des objections, elles doivent être formulées à la table de dialogue. Cette réunion n’est ni la première ni la dernière. Il y avait des problèmes avant, il y en a encore aujourd’hui. Nous sommes conscients du fait que certains problèmes ne peuvent pas être réglés rapidement, alors que nous pouvons étudier sérieusement certains dossiers et prendre des mesures et des initiatives qui peuvent être utiles pour les citoyens qui, eux, ont besoin d’un minimum de stabilité. »

Revue de presse

  As Safir (Quotidien libanais proche de la majorité, 8 juin 2012)
Mohammad Ballout, correspondant à Paris

Le président français François Hollande ne donnera pas suite à une invitation qui lui a été adressée pour se rendre à Doha. L’émir du Qatar ne fut pas le premier dirigeant à gravir les marches du Palais de l’Elysée après l’élection du président Hollande, comme ce fut le cas lorsque Nicolas Sarkozy a été élu il y a cinq ans. Cela reflète l’ébauche d’un changement qui affectera les relations avec le Qatar, allant dans le sens d’une normalisation de ces relations pour qu’elles deviennent véritablement des relations d’État à État.

Des sources proches de l’Elysée qui refusent de qualifier le Qatar d’allié et préfèrent en parler comme d’un partenaire naturel pour la France. Un conseiller de l’Elysée précise pour sa part que le président Hollande ne compte pas reconsidérer radicalement les relations franco-qataries, mais qu’il n’aura pas recours aux réseaux parallèles qataris pour régler les dossiers en suspens : ce seront des relations transparentes, fondées sur les intérêts communs.

Des informations font état que l’ambassadeur du Qatar en France Mohammed al-Qouari pourrait quitter son poste à Paris prochainement, ce qui illustre une volonté de tourner la page précédente, étant donné que cet ambassadeur avait sensiblement contribué à l’émergence d’un lobby qatari proche de Sarkozy.

  As Safir (7 juin 2012)
Nabil Haytham

Le parti Kataëb est accusé, par ses alliés, de sortir des rangs lors des principales échéances. De nombreux exemples corroborent ces accusations : son retrait du secrétariat du 14-Mars ; sa participation de justesse au gouvernement de Najib Mikati ; le fait qu’il ait posé la question de confiance lors des séances parlementaires ; son refus de participer à la campagne de dénigrement de l’Armée libanaise lancée par le Courant du futur ; et, enfin, le fait qu’il n’ait pas rejeté d’emblée la proposition de sayyed Hassan Nasrallah d’organiser une Assemblée constituante. Mais les Kataëb assurent qu’ils sont restés sur leurs principes et que ce sont leurs alliés qui violent les constantes. Une source Kataëb souligne les faits suivants :

 Une des principales constantes du 14-Mars était de ne pas se réconcilier avec le régime syrien avant les conclusions du Tribunal spécial pour le Liban. Et puis tout à coup, en 2009, Saad Hariri se rend à Damas, dort chez Bachar al-Assad, et reconnait l’existence de faux témoins dans l’enquête Hariri. Ce ne sont donc pas les Kataëb qui sortent du rang mais leurs alliés.

 Le refus de l’implantation des Palestiniens au Liban constitue une des constantes du 14-Mars. Mais dans une nuit sombre, nos alliés s’infiltrent, avec Walid Joumblatt, et proposent, sous prétexte des droits civils et humanitaires des réfugiés, quatre projets de loi revêtus du double caractère d’urgence.

 « Non aux armes » est l’un des principaux slogans du 14-Mars. Mais que disent les Libanais des armes qu’ils ont vus au Akkar et à Tripoli ? ET puis comment peut-on concilier le refus des armes et la précipitation à signer deux déclarations ministérielles basées sur la formule Armée-peuple-résistance ?

 Ils accusent les Kataëb de tendances centristes. Mais en réalité, ce sont eux qui, les premiers, sont allés vers le centre en acceptant de participer à des gouvernements d’union nationale.

 Ils accusent les Kataëb d’avoir une position différente sur la question syrienne. En fait, notre partie ne fait qu’appliquer le slogan premier du 14-Mars qui est « Le Liban d’abord ».

Selon certaines sources, l’attitude des Kataëb est dictée par la compétition avec les Forces libanaises, surtout que les deux partis partagent les mêmes assises populaires. Aussi, est-il nécessaire de se distinguer de la formation de Samir Geagea afin de resserrer les rangs des partisans, d’autant que le Courant du Futur et le Golfe appuient politiquement et financièrement les FL. D’aucuns affirment que Saad Hariri demandera à Geagea de nommer tous les candidats chrétiens lors des prochaines élections, pour l’aider à réaliser son but qui est d’obtenir un bloc de 20 députés.

  As Safir (6 juin 2012)
Denise Atallah Haddad

Le président de la République Michel Sleiman a fixé au 11 juin la date de la reprise du dialogue national. Le secrétaire général du Hezbollah, sayyed Hassan Nasrallah, a proposé l’organisation d’une Assemblée constituante. Auparavant, le Patriarche maronite Béchara Raï avait appelé à un nouveau contrat social.

Les appels au dialogue et à s’asseoir ensemble se multiplient, indépendamment des intitulés. Le 14-Mars se trouve dans l’embarras. Il sent qu’il est combattu avec ses propres armes. En effet, il a fait de la convivialité, du dialogue, de la préservation de la paix civile, de l’équilibre, du recours à l’Etat, ses slogans. Et voilà qu’il est invité au dialogue mais ne souhaite pas y répondre favorablement, sans être en mesure de trouver des arguments convaincants pour expliquer ce refus à ses partisans d’abord, avant ses adversaires.

Les justifications du 14-Mars sont répétées par ses différents partis et personnalités : a quoi sert le dialogue alors que les armes sont posées sur la table et ne sont pas le seul sujet de discussion ; c’est le Hezbollah qui a torpillé le précédent dialogue ; il n’y a pas de garanties préalables sur les sujets à débattre et sur le fait que les décisions prises seront mises en œuvre ; probablement que les résolutions auront le même sort que celles qui avaient été prises lors du précédent round ; le dialogue avec le Hezbollah est inutile car le parti exécute un agenda iranien et préserve les intérêts de son allié syrien.

Le 14-Mars souligne que lorsque le Hezbollah se savait fort, il s’est retourné contre le dialogue. Et quand il a senti le besoin de contrôler le pays, il s’est retourné contre le gouvernement. A chaque étape, il entraine le pays dans son propre agenda. Mais aujourd’hui, les données ont changé. Les crises encerclent le gouvernement de toutes parts et l’allié syrien vit les derniers jours de son règne. « Nous savons que le Hezbollah, comme son allié Michel Aoun et implicitement le patriarche Béchara Raï ne sont pas enthousiastes à l’égard de l’accord de Taëf et souhaitent l’amender, chacun pour ses propres raisons », affirme une source du 14-Mars.

En dépit de toutes ses réserves et de sa volonté de maintenir l’isolement du Hezbollah, le 14-Mars est condamné à participer au dialogue pour plusieurs raisons. D’abord, c’est le président Sleiman qui a appelé au dialogue et le 14-Mars ne veut pas se le mettre à dos et le pousser dans les bras de ses adversaires, à la veille des élections législatives. Ensuite, la plupart des « pays amis » du 14-Mars encouragent la reprise du dialogue. Enfin, considérer que le Hezbollah est en crise ne doit pas faire oublier que le parti pourrait réagir si tous contribuent à l’enfoncer davantage. Le 14-Mars devrait avoir appris les leçons du passer et connaitre le poids et les capacités de chacun.

  As Safir (4 juin 2012)
Gracia Bitar

L’Église maronite s’est longuement penchée sur la décision « non sage » de Samir Geagea de ne pas participer au dialogue national à l’appel du président de la République, le 11 juin. « Le pays est divisé et menacé de perte si les choses continuent sur la même lancée. Aussi, n’y a-t-il d’autre solution que le dialogue », estime une source ecclésiastique.

Pour l’Église, le dialogue devrait mener à la formation d’un cabinet d’union nationale et les milieux ecclésiastiques préfèrent parler de « changement » et non pas de « chute » du gouvernement.

Bkerké n’est pas d’accord avec Samir Geagea lorsqu’il dit que le dialogue est une « perte de temps ». « Pour Geagea, l’absence de dialogue signifie plus de tensions et de crispations, ajoute la même source. C’est pour cela qu’il doit réfléchir à deux fois et revenir sur son refus de participer au dialogue ».

L’Église se montre compréhensive à l’égard de la position des sunnites, car 24 des 27 députés de cette communauté sont membres du bloc du futur. « Si la même chose s’était produite avec les chiites, ils l’auraient refusé », déclare la source ecclésiastique. C’est donc à travers le prisme de l’élargissement de la participation politique dans la gestion des affaires nationales que l’Église regarde le dialogue. « Tous doivent participer à un gouvernement qui préparerait les prochaines élections », ajoute la même source.

Concernant les armes de la Résistance, l’Église réitère sa position de principe qui refuse les armes en dehors de l’État, « principe auquel adhère même le général Michel Aoun ». Mais aujourd’hui, il est impossible de mettre en œuvre ce principe au risque de provoquer une guerre civile.

Mais certains refusent de participer aux élections « sous la menace des armes ». « Pourquoi ont-ils participé aux précédents scrutin, s’interroge la source ecclésiastique. C’est du sabotage. Même du temps de la présence des armes syriennes et de l’occupation israélienne, les élections étaient organisées ».

Sur le plan externe, l’Église estime que le printemps arabe s’est heurté aux fondamentalismes qui se trouvent aujourd’hui confrontés aux défis de prouver qu’ils sont démocratiques, qu’ils sont prêts à accorder aux gens leur liberté et aux minorités leurs droits.

Sur le dossier syrien, l’Église déplore la recrudescence de la violence et souligne que la partition de la Syrie risque, par contagion, de provoquer le morcellement du Liban. « Nous refusions que les Syriens se mêlent de nos affaires et voilà que maintenant c’est nous qui nous mêlons des leurs », ajoute la source.

  An Nahar (Quotidien libanais proche du 14-Mars, 6 juin 2012)
Ibrahim Bayram

Lorsqu’un des dirigeants politiques du pays a été informé de la situation sur les fronts traditionnels de Tripoli, la nuit des combats les plus violents, il s’est retourné vers ses interlocuteurs et leur a dit d’une voix cassée : « Je ne sais pas si on peut encore faire quelque chose pour stopper l’effondrement total. »

Le rapport présenté au responsable brossait un tableau sombre de la situation, notamment au niveau de la puissance de feu, de la dureté des combats, du type d’armement utilisé et du grand nombre de miliciens déployés. Le plus inquiétant était les informations selon lesquelles le dernier round d’affrontements avait été préparé 36 heures avant qu’il n’éclate.

A la lecture des rapports et des informations disponibles, le même dirigeant politique a eu l’ultime conviction que la décision de provoquer l’embrasement du Liban-Nord ne pouvait plus être contenue par des mesures classiques sur le terrain. Il s’agit d’une hémorragie continue dans le chef-lieu du Nord. Et les protagonistes ne pourront plus sortir du cercle de la violence, même s’ils le souhaitent. Et l’impuissance dont fait preuve le gouvernement renforce cette conviction. Cette impuissance s’est surtout traduite par la décision de déployer l’armée d’un côté de la ligne de front et les Forces de sécurité intérieure (FSI) de l’autre côté. Un comportement qui rappelle la guerre civile, lorsque l’État s’efforçait de consoler les belligérants. Un autre élément négatif est le refus de l’État d’assurer une couverture décisive à l’armée et son acceptation implicite de la retirer ou de la neutraliser dans des régions bien déterminées. Surtout depuis que les partisans libanais de la révolution syrienne ont estimé que cette armée est devenu une source d’« inquiétude » après l’arraisonnement du Loutfallah II. Ensuite, ces parties ont considéré l’armée comme un élément « gênant », après la mort des deux cheikhs dans le Akkar. Lors du dernier round de combats, il y a eu des tentatives sérieuses de prendre d’assaut Jabal Mohsen. Mais lorsque la tâche est apparue difficile, les assaillants ont resserré l’étau autour de la région et ont incendié les commerces appartenant aux habitants du Jabal dans le but de l’étouffer économiquement, sans se soucier du fait que leurs actions risquent d’exacerber les tensions sectaires. Les miliciens qui ont envahi les rues ne relèvent plus du Courant du futur, surtout après l’émergence des salafistes, qui pensent mieux représenter la rue.

Tous ces éléments laissent penser que la plaie de Tripoli et du Liban-Nord va saigner pendant longtemps encore. Cette région sera un terrain d’exercice et un laboratoire.

  Al Akhbar (Quotidien libanais proche de la majorité, 7 juin 2012)
Nicolas Nassif

Des sources diplomatiques attribuent l’hémorragie chronique dans laquelle s’enlise la Syrie à l’impuissance internationale, laquelle a installé le rapport des forces actuel qui empêche à ce que le conflit soit tranché en faveur de l’un des camps adverses.

Les sources précitées rapportent la position de l’Administration américaine comme suit :

 Les responsables américains considèrent que la situation en Syrie est appelée à se détériorer davantage, en raison du refus intransigeant de Moscou de faire chuter le régime d’Assad par la force. Ceci fait que les grands États n’arrivent pas à mettre en place un mécanisme clair sur l’application d’une idée convergente exprimée dernièrement par les russes et les américains : Hillary Clinton a affirmé que le départ d’Assad n’est pas une condition préalable à un compromis politique, et le vice-ministre russe des Affaires étrangères, Guinadi Gatilov a nié le fait que la Russie pose comme condition que Bachar al-Assad reste au pouvoir à la fin du processus politique. Il est toutefois à noter que la divergence fondamentale entre les deux positions concordantes réside dans le fait que pour Moscou ce changement doit émaner des Syriens, tant opposants que loyalistes, alors que Washington considère qu’il s’agit d’une solution nécessaire en vue de garantir la transition politique en faveur de l’opposition.

 Les Américains observent la position israélienne qui indique qu’Assad restera jusqu’à nouvel ordre au pouvoir : les Alaouites malgré le fait qu’ils présentent 12% de la population, ont le pouvoir d’entraver le changement du régime ; l’armée israélienne retient de ses expériences antérieures avec l’armée d’Assad, la performance combative de la troupe syrienne, nonobstant ses capacités matérielles.

 Des responsables américains constatent que la Turquie veut que Washington dirige l’opposition au régime syrien. Washington souhaite, à son tour, que la Turquie assume ce rôle : les États-Unis seraient même disposés à appuyer les efforts d’Ankara en vue d’établir un corridor humanitaire et de créer une zone tampon sur ses frontières avec la Syrie. Pour Washington, seule la Turquie serait en position de prendre de telles mesures, car elle peut assurer une couverture aérienne, soit directe, par les forces aériennes turques, soit indirecte, à travers la base militaire américaine à Alexandrette, en vue de dissuader toute attaque syrienne. Par ailleurs, les sources ajoutent, la peur de la Turquie de la situation en Syrie émane de sa crainte quant à la création d’un Kurdistan syrien, similaire au Kurdistan irakien.

 Washington ne cache pas sa préoccupation des derniers évènements au Liban. Il craint que le Liban ne soit affecté par la détérioration de la situation en Syrie. Par conséquent, les États-Unis préfèrent à ce que le gouvernement de Mikati reste en place surtout qu’il est nécessaire de préserver la stabilité au Liban.

  Al-Hayat (Quotidien panarabe à capitaux saoudiens, 8 juin 21012)
Randa Takieddine, correspondante à Paris

Pour Paris, l’appel du président Michel Sleiman à un dialogue interlibanais est une initiative positive de nature à atténuer la tension qui secoue le pays. Des sources françaises informées du dossier libanais estiment que la réunion des protagonistes libanais à l’heure actuelle pourrait aider à éviter un dérapage du Liban sur une pente dangereuse en rapport avec la crise syrienne.

Selon ces sources, les partis libanais sont pour la plupart aux prises avec une sorte de schizophrénie, ballottés entre appartenance et loyauté au pays d’une part, et alliance avec l’étranger de l’autre. Schizophrénie à laquelle s’ajoute le divorce entre la plupart des dirigeants et leur base. Ce divorce, ajoutent-elles, est désormais manifeste, surtout chez les dirigeants chiites et sunnites, étant donné que les chrétiens sont fortement divisés, ce qui leur laisse des choix différents.

Pour illustrer le divorce entre la base et le leadership sunnites, ces sources donnent l’exemple du Akkar : les habitants vivent dans la pauvreté et souffrent de l’absence de développement. Ils affirment que personne ne les représente ou ne les défend. Ils se sentent humiliés, en tant que communauté religieuse, après l’assassinat de l’ancien chef du gouvernement Rafic Hariri et ce qui s’est passé le 7 mai 2008, date à laquelle le Hezbollah, doté de ses armes, s’est déployé à Beyrouth et dans la Montagne, montrant ainsi qu’il contrôlait tout dans le pays.

Un exemple du divorce entre le leadership chiite et la base est également proposé par ces sources, qui évoquent à cet effet le rapt de Libanais chiites en Syrie. Dès que la nouvelle a été ébruitée, les habitants de la banlieue sud de Beyrouth ont pris d’assaut les rues, notamment celle de l’aéroport, et ont tardé à respecter les consignes du Secrétaire général du Hezbollah qui les appelait au calme et leur demandait de rentrer chez eux. Ces sources considèrent que la discipline semble désormais le mot d’ordre du Hezbollah, comme il ressort des derniers incidents dans le quartier de Tarik Jdidé, théâtre d’accrochages entre des parties pro et anti-syriennes. Le Hezbollah, très proche de ce qui s’y passait, n’est toutefois intervenu que pour sortir le chef du groupe pro-syrien. Par contre, la base du Hezbollah ne respecte pas la même discipline, comme l’a prouvé un incident survenu à l’Université Saint Joseph : un dialogue auquel prenaient part des étudiants chiites a vite dégénéré. La tension s’est exacerbée et on en est venu aux mains. Les mêmes sources s’arrêtent ensuite sur la volonté du leadership chiite d’élargir les prérogatives de cette communauté, et se demandent : le Hezbollah a-t-il l’intention de faire du poste du Premier ministre un poste auquel il incombe d’assumer une responsabilité vis-à-vis du Parlement ? Ce qui reviendrait à ôter toute appartenance communautaire à cette fonction.

La classe politique libanaise, poursuivent-elles, ne s’acquitte pas de ses obligations au niveau socio-économique. Seul le dispositif sécuritaire essaie d’assumer la responsabilité du maintien de la sécurité, et c’est ce dont a souffert l’armée à Tripoli, au Akkar et dans la Békaa, où les graves problèmes de développement sont pléthore. En outre, les services de sécurité souffrent d’une sorte de concurrence, et on a même relevé des tentatives de briser l’armée, qui ont poussé l’ancien chef du gouvernement Saad Hariri à contacter immédiatement le commandant en chef de l’armée pour lui assurer qu’aucun clivage ne sera toléré au sein de l’armée suite aux critiques acerbes lancées contre l’institution militaire par certains extrémistes.

Après avoir rappelé que le président du Conseil des ministres libanais Najib Mikati a déclaré aux ambassadeurs européens qu’il n’était pas en contact avec le président syrien Bachar al-Assad, ces sources font remarquer que le président François Hollande et le ministre des Affaires étrangères Laurent Fabius ont rencontré en marge du sommet de l’Otan à Chicago le Secrétaire général des Nations unies Ban Ki-moon, avec qui ils ont évoqué la peur de voir le Liban s’enliser dans les événements en Syrie. Hollande a assuré par ailleurs que la France est déterminée à maintenir au Liban-Sud son contingent de la Finul. Les mêmes sources estiment, sur un autre plan, qu’il est nécessaire que Saad Hariri rentre au Liban pour ne pas laisser le champ libre aux courants radicaux.

  Al-Hayat (7 juin 2012)
Joyce Karam, correspondante à Washington

Un responsable du département d’État américain affirme que le Liban est « entré dans une nouvelle phase » ces dernières semaines et il est « difficile de dire que le pays est totalement isolé de ce qui se passe en Syrie ». Cette étape s’est caractérisée par les combats entre Jabal Mohsen et Bab el-Tebbané et dans le caza du Akkar, et qui ont pris une connotation sectaire et armée. Washington salue les démarches de la plupart des acteurs libanais afin de ramener le calme et garder les développements sous contrôle. Les Etats-Unis, ajoutent ce diplomate, donnent la priorité à la stabilité au Liban. Randa Slim, chercheuse à l’Institut du Moyen-Orient, estime que la priorité accordée par l’administration américaine à la stabilité au Liban sert les intérêts de Washington. L’appui à l’Armée libanaise va également dans ce sens. Des sources américaines se félicitent de la ligne d’action du chef du gouvernement Najib Mikati et de sa capacité à manœuvrer et à garantir la stabilité. Tout dialogue interlibanais est utile, surtout lorsque la tension culmine et qu’il est nécessaire de calmer le jeu.

Le responsable au département d’Etat fait état d’une inquiétude grandissante en raison des divisions au sein de la communauté sunnite, liées notamment à l’absence de leadership. Randa Slim exprime, quant à elle, sa crainte d’une montée en flèche des fondamentalistes et des salafistes, qui profitent du vide laissé par l’absence de leadership. L’administration américaine s’inquiète de l’incapacité de Saad Hariri à rassembler toutes les parties dans un cadre modéré. Mme Slim ajoute que le Hezbollah souhaite que la stabilité règne au Liban actuellement.

  L’Orient-Le Jour (Quotidien francophone libanais proche du 14-Mars, 8 juin 2012)
Scarlett Haddad

Il est difficile de comprendre ce qui se passe actuellement sur la scène libanaise, ou en tout cas de prévoir ce qui peut se passer au cours des prochains mois. La lecture la plus logique serait de dire qu’il y a actuellement une course entre deux projets contradictoires : l’un poussant vers la déstabilisation du pays afin de peser sur les développements en Syrie et accélérer la chute du régime de Bachar el-Assad, et l’autre au contraire voulant maintenir la stabilité en attendant de voir venir. Ce qui est sûr, c’est que plus personne ne conteste le lien étroit entre la situation en Syrie et celle au Liban, ainsi que l’influence réciproque que les deux pays exercent l’un sur l’autre. La succession d’événements qui se sont produits récemment au Nord et à Beyrouth ainsi que l’enlèvement des onze pèlerins chiites à quelques kilomètres de la frontière syro-turque montrent en tout cas qu’il existe un plan pour provoquer une discorde entre sunnites et chiites au Liban, dans le but d’affaiblir et de discréditer le Hezbollah et de faciliter ainsi la création d’une zone tampon au Nord où l’opposition pourrait circuler en toute liberté. De fait, au cours des derniers affrontements, le Nord a failli devenir une zone échappant au contrôle de certaines institutions de l’État, notamment l’armée, alors que l’incendie de certains biens appartenant à des alaouites dans des quartiers sunnites à Tripoli a constitué une escalade dans le sillage de l’approfondissement du fossé entre les sunnites et les alaouites, en prélude à une discorde plus élargie. Pourtant, non seulement les affrontements se sont arrêtés, mais le gouvernement semble en plus avoir repris en main la situation, alors que l’armée, un moment considérée comme indésirable, s’est de nouveau déployée dans les quartiers sunnites. Un miracle ?

Un cheikh tripolitain, qui connaît bien sa ville, a une autre explication. Selon lui, ce qui a empêché Tripoli de se transformer totalement en base arrière de l’opposition syrienne, c’est d’abord la volonté des habitants qui ont montré clairement qu’ils ne voulaient pas d’une nouvelle guerre et surtout pas d’un affrontement entre pro et anti-opposition syrienne dans leur ville. Il y a eu aussi le fait que les groupes islamistes qui constituent les principaux alliés de l’opposition syrienne au Nord ont réagi avec sagesse en refusant d’entraîner la ville vers la guerre, sachant qu’en plus des alaouites de Jabal Mohsen, il existe de nombreux groupes pro-régime syrien au Nord qui n’accepteraient pas facilement de céder la région à l’opposition syrienne. Certes, il existe encore des groupes islamistes qui continuent de militer en faveur de l’idée de la « zone tampon », mais les principales formations ont compris le message de la population et ne veulent pas que le sang libanais soit versé inutilement.

Enfin, le troisième facteur qui a permis le retour à la stabilité, même fragile, à Tripoli et au Nord réside dans la réaction sage du Premier ministre Najib Mikati qui s’est empressé de multiplier les contacts en vue de rétablir l’ordre. M. Mikati, qui considère que toute déstabilisation de Tripoli et du Nord en général est une attaque personnelle contre lui, a mobilisé tous les moyens possibles pour que les parties en conflit reviennent au langage de la raison. Il a mis à contribution le mufti de la ville ainsi que tous les notables soucieux d’éteindre les incendies, et il a lui-même effectué des contacts avec les groupes islamistes. Certains lui ont ainsi reproché d’avoir accueilli presque en héros le jeune islamiste arrêté par la Sûreté générale puis libéré par la justice, Chadi Mawlaoui, tout comme d’autres lui reprochent de ne pas prendre clairement et fermement position en faveur de l’armée lorsque celle-ci est soumise à un flot d’accusations. Mais selon ses proches, le principal souci de Mikati est d’abord de faire baisser la tension sur le terrain, même s’il faut pour cela conclure quelques compromis. D’ailleurs, c’est bien lui que cheikh Salem Raféi (une des principales figures islamistes de Tripoli) a remercié après la remise en liberté de Mawlaoui et après la décision du Conseil des ministres d’exécuter des projets de développement dans la ville. Mikati a ainsi fait d’une pierre deux coups. D’une part, il cherche à absorber la vague de colère dans la rue en essayant de récupérer certains groupes islamistes, et d’autre part, il les éloigne du courant du Futur puisque, en principe, ils ont la même base populaire et qu’il a tout à gagner sur le plan électoral en se rapprochant d’eux.

Un quatrième facteur est aussi intervenu : il consiste dans le fait que de plus en plus de Tripolitains se plaignent de l’omniprésence de l’opposition syrienne dans leur ville. Si la majorité des habitants est hostile au régime d’Assad, elle ne souhaite pas pour autant une tutelle de l’opposition. Celle-ci a donc besoin de « paravents » libanais pour agir dans la ville. Or de moins en moins de formations islamistes acceptent de jouer ce rôle.

Pour toutes ces raisons, le calme est donc revenu à Tripoli. Mais il s’agit d’un calme précaire et fragile, qui pourrait être ébranlé à la moindre secousse. En effet, face à tous ces facteurs qui jouent en faveur de l’accalmie, certains groupes, encouragés par des parties arabes et internationales, continuent de vouloir utiliser la scène du Nord pour faire pression sur l’intérieur syrien. Ces parties et leurs parrains profitent du fait que l’administration américaine est actuellement presque paralysée par la campagne électorale présidentielle pour faire avancer leurs pions. L’administration américaine encourage certes l’augmentation des pressions sur le régime syrien, mais ne veut pas se laisser entraîner dans une guerre, ni dans tout événement qui pourrait provoquer des bouleversements majeurs en cette période de transition. Le refus de toute nouvelle aventure militaire pourrait se poursuivre ou être modifié après l’élection présidentielle. Mais d’ici là, les deux options doivent rester possibles. C’est pourquoi les ingrédients d’une nouvelle guerre existent au Liban, tout comme l’hypothèse du maintien de la stabilité. Tout dépendra au final de la volonté étrangère, mais aussi de l’attitude des Libanais eux-mêmes.

  Huffington Post (site américain, 4 juin 2012)

Le contexte explosif qui fait craindre tous les débordements au Liban a été créé par les Libanais eux-mêmes. Les combats de Tripoli et de Beyrouth sont à évaluer sous le prisme libanais. Lorsque le cheikh Ahmad Abdel Wahed a été abattu près d’un poste de contrôle de l’Armée libanaise dans la région du Akkar, ses partisans ont, quelques heures après, encerclé le quartier de Tarik Jdidé, à Beyrouth, en brûlant pneus et bennes à ordures. C’est après avoir délimité cette zone par le feu que les combats ont commencé. J’y ai vu des hommes armés, rapides et extrêmement coordonnés. Ils entraient dans des immeubles résidentiels et en ressortaient avec encore plus d’armes à la main. Dans cette atmosphère âcre, je me suis rapproché d’hommes vêtus de noir. C’étaient des partisans du Courant du futur, de Saad Hariri, âgés de 20 ans tout au plus. « Sur qui tirez-vous ? », demande-je à un homme trapu qui crie ses instructions dans un talkie-walkie. « Sur Chaker Barjaoui », me répond-t-il, une figure sunnite accusé de faire le jeu du Hezbollah.

J’ai vu de mes propres yeux des hommes armés qui sortaient du bureau du Courant du futur, investissant, immeuble après immeuble, la zone aux alentours du quartier général de Barjaoui. D’autres combattants ont riposté.

Avec le PSNS, tous ces parties ont un arsenal qu’ils ne cachent plus. Les récents accès de violence ne doivent pas surprendre. Non, la réalité est que la sécurité vacillante du Liban repose sur un ensemble disparate de groupes armés dirigés par les partis politiques, dont la plupart condamne publiquement l’existence de milices.

Source
New Orient News