Le président Mohammed Morsi à Beijing
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La collision entre le gouvernement des Frères musulmans, présidé par Mohammed Morsi, et la junte militaire, commandée par le maréchal Mohammed Tantawi (sur lequel nous avions attiré l’attention dans le cadre de la confrontation entre les modèles turc et pakistanais) vient de connaître un dénouement étonnant en faveur de la confrérie islamique. Un contre coup d’État en douceur a démis le ministre de la Défense (le maréchal Tantawi) et le deuxième homme fort de la junte, le général Sami Anan, à l’occasion des graves incidents sur la frontière du Sinaï avec Israël qui ont coûté la vie à plusieurs gardes égyptiens.

Morsi s’est engouffré dans la colère nationale en marche — la place Tahrir était à nouveau noire de monde — et a rondement pris les choses en main. L’avenir de l’Assemblée nationale qui venait d’être élue (avec une majorité de Frères musulmans) et que la junte militaire avait désavouée, la rédaction d’une nouvelle constitution, et le contrôle du pouvoir judiciaire qui reste tenu par la junte, et qui peut donner de grosses migraines légales au président, sont désormais en suspens.

À mesure qu’il renforcera son pouvoir, Morsi élargira sa marge de manœuvre pour contrôler les services de renseignement et leur capacité opérationnelle dans la péninsule du Sinaï, jadis démilitarisée, que parcourent fort librement les hordes transnationales d’Al Quaida.

La purge au sommet des omniprésents services de renseignement constitue bien le prélude à son contre coup d’État en douceur contre les putschistes à répétition de la junte.

Selon son nouveau schéma de contrôle militaire — qui a attiré les nouvelles générations de militaires, ceux qui refusent la junte gérontocratique du maréchal Tantawi —, le président égyptien a repris le commandement de la presqu’île stratégique du Sinaï, avec des forces destinées à la surveillance intérieure face aux métastases d’Al Quaida, mais qui manquent pas de muscle pour perturber la tranquillité des Israéliens. Soulignons le rapprochement actuel entre les Frères musulmans égyptiens et leurs alliés palestiniens du Hamas à Gaza (précisément à la frontière du Sinaï).

Plus les Frères musulmans et Morsi se renforcent à la tête du pays, plus on voit (et on verra) l’Égypte revenir au premier plan de la politique proche-orientale, à la place historique qui lui revient. Cela se traduit déjà de façon spectaculaire par la première visite d’envergure mondiale du président en Chine, et son repositionnement en trois directions subrégionales :
1) rapprochement avec les puissances pétrolières sunnites Arabie saoudite et Qatar,
2) réconciliation avec l’Iran (que nous avions annoncée il y a plus d’un an),
3) intervention dans le contentieux syrien avec une proposition viable de solution islamique promue par les quatre puissances régionales (Égypte, Iran, Turquie et Arabie saoudite).

La Révolution des pyramides, avec son corollaire de putschs en série de la junte militaire, et la riposte des Frères musulmans et de Morsi, a provoqué une crise économique sévère qui a vidé les réserves du la banque centrale, tandis que les deux puissances pétrolières sunnites, l’Arabie et le Qatar, ont promis un généreux soutien à l’Égypte. Malgré tous ses avatars, l’Égypte est la première puissance militaire du monde arabe et elle reçoit une aide de 3 milliards de dollars par an, de la part des USA, à titre de compensation dans le cadre des accords de Camp David (désormais caducs et détestés par l’écrasante majorité des Égyptiens).

La réconciliation avec l’Iran, qui se dessinait depuis l’année dernière, commence à prendre forme avec la prochaine visite historique (selon les termes de la chaîne Al-Jazeera) du président égyptien au 16e Sommet du Mouvement des Non Alignés qui réunit 120 pays (l’ONU en compte 193), fin août à Téhéran, et qui sera pour Morsi l’occasion d’une escale après sa visite en Chine, aussi discrète que décisive (à suivre de près).

L’un des meilleurs analystes du contentieux iranien, le président du conseil national Iran-USA, Trita Parsi, a affirmé que la participation du Sud-coréen Ban Ki-moon, secrétaire général de l’ONU, au sommet des Non-Alignés, est un triomphe pour l’Iran, et c’est exact.

Il n’est pas jusqu’au New York Times (22/8/12), israélo-centrique, qui ne reconnaisse que les « efforts » conduits par les USA et Israël pour isoler l’Iran subissent maintenant « un revers considérable, avec la présence de Ban Ki Moon aux côtés de 120 pays au sommet de Téhéran » ; et la présence du président égyptien perturbe sérieusement Israël. N’oublions pas que le dirigeant du Hamas à Gaza, Ismail Haniyeh, a été également invité, ce qui indispose plus Israël que les USA (selon The Times of Israel, 24/8/12). Le Hamas pourrait s’avérer être le rouage indispensable entre l’Égypte et l’Iran…

Le chancelier iranien Ali Akbar Salehi a reconnu dans un entretien publié par le quotidien égyptien Al-Ahram (21/8/12), que son pays avait attendu 30 ans pour nommer un ambassadeur en Égypte, et ne l’a fait qu’après la Révolution des pyramides.

C’est en tant que chancelier d’une puissance régionale que Salehi a reconnu que l’Égypte constitue un « pilier » pour la région, et jouit d’une stature particulière parmi les pays arabes et islamiques. Il a rejeté l’idée qu’il y ait un fossé fondamental au niveau des croyances entre les chiites d’Iran et les sunnites d’Égypte, quant à leur interprétation de l’islam, et il a déploré que ces divisions soient exacerbées par les USA et les sionistes. L’Égypte et l’Iran partagent une civilisation et une religion communes, et le colonialisme a créé la discrimination raciale, ethnique, religieuse et sectaire partout où il a perdu du terrain, et c’est cela qu’on retrouve dans la tension entre arabes et iraniens, entre sunnites et chiites. Pour ce qui est du volcan de sectarisme en Syrie, l’Égypte est d’accord pour que l’Iran intervienne en proposant une solution créative, ce que l’Occident refuse d’envisager, de façon péremptoire.

À mon avis, les USA envisagent un second Afghanistan en Syrie, dans le but de déstabiliser l’Iran et la région islamique du Caucase, car c’est à la frontière incandescente de la Russie —laquelle comporte 20 % de musulmans— que commencent à être aiguillonnés des combattants.

Sur le chaos syrien, Salehi a prévenu (dans un article pour le Washington Post (8/8/12), que ce pourrait devenir un autre Afghanistan, cette fois-ci aux portes de l’Europe. Selon le New York Times, tous ces évènements à relier entre eux confirment l’analyse de l’Iran, selon laquelle un réagencement des pouvoirs est en cours au Proche-Orient, où l’influence occidentale est en perte de vitesse. En effet la campagne israélo-américaine pour entacher l’Iran d’une réputation d’État voyou qui exporte le terrorisme et fabrique en cachette un armement nucléaire, n’a guère d’écho dans la plus grande partie du monde. Peine perdue, elle est perçue comme une propagande noire, à défaut d’une magie opérante. À mon avis, Israël, l’un des pays les plus isolés de la planète, « État voyou » — c’est l’ancienne chancelière Tzipi Livni qui le dit — et « État d’apartheid » — selon les termes du neveu du Premier ministre Netanyahu — est en train de mener les USA, pourtant superpuissance indiscutée, à leur perte, à l’échelle globale. C’est au point que le New York Times a ouvert ses colonnes à un débat saugrenu sur le thème : Le soutien à Israël fait-il du tort à la crédibilité des USA ? Comme s’il était encore temps de se poser la question…

La politique US de diabolisation de l’Iran — à l’instigation du « sioniste messianique » Netanyahu, selon l’expression de Meir Dagan, ancien patron du Mossad — a échoué avec fracas, et il est temps que les géo-stratèges états-uniens lucides assimilent l’incontournable réalité de l’Iran, comme le fait son allié égyptien.

Traduction
Maria Poumier
Source
La Jornada (Mexique)