Le gouvernement danois a reconnu l’existence du Gladio sur son sol postérieurement à l’ouvrage de Daniele Ganser sur les armées secrètes de l’Otan. Cependant, ce fut —contre toute logique— pour en limiter la portée et la réduire à la Guerre froide. Bien qu’il n’existe pas de preuve de la continuation de ce système, il n’en existe pas non plus de sa dissolution.
Cet article fait partie de la série :
1. « Quand le juge Felice Casson a dévoilé le Gladio… »
2. « Quand le Gladio fut découvert dans les États européens… »
3. « Gladio : Pourquoi l’OTAN, la CIA et le MI6 continuent de nier »
4. « Les égouts de Sa Majesté »
5. « La guerre secrète, activité centrale de la politique étrangère de Washington »
6. « La guerre secrète en Italie »
7. « La guerre secrète en France »
8. « La guerre secrète en Espagne »
9. « La guerre secrète au Portugal »
10. « La guerre secrète en Belgique »
11. « La guerre secrète aux Pays-Bas »
12. « La guerre secrète au Luxembourg »
L’armée secrète stay-behind danoise avait pour nom de code « Absalon ». Nomen est omen (« Le nom est un présage »), ce nom reflétait la mission anticommuniste confiée au réseau clandestin : Absalon était un évêque danois du Moyen-Âge qui vainquit les Russes à l’aide de son épée. L’imposante statue équestre en bronze représentant Absalon en armure, toujours visible à Copenhague, suscita un regain d’intérêt lorsqu’en novembre 1990 la presse danoise titra que « Le groupe “Absalon” constitué par la CIA et soutenu par l’OTAN se préparait en vue d’une prise de pouvoir par les communistes au Danemark ». [1]
L’histoire d’Absalon conserve des zones d’ombre car en apprenant l’existence du réseau le Parlement danois décida de débattre de cette affaire top secrète à huis clos sans publier de rapport officiel. Selon un ancien membre anonyme de l’organisation, l’armée secrète fut créée suite au traumatisme qu’engendra l’occupation allemande au cours de la seconde guerre mondiale et son noyau ne compta pas plus de 360 hommes. Comme dans chacun des pays engagés dans l’opération stay-behind, le réseau avait vocation à s’étendre en cas d’occupation. « L’organisation fut naturellement conçue sur le modèle des mouvements de résistance. Elle se composait de 12 districts structurés en cellules mais pas aussi strictement coordonnés que pendant la guerre », révéla à la presse danoise l’ancien combattant de l’ombre danois. « Chaque district comptait jusqu’à une trentaine de membres dans son premier cercle. » [2].
Si l’on en croit plusieurs sources anonymes, le réseau stay-behind fut pendant de nombreuses années dirigées par un certain E. J. Harder. « Harder était surnommé “Bispen” », qui signifie « évêque » en danois, en référence à Absalon, témoigna un ancien agent. [3] En plus de diriger l’armée secrète danoise, Harder entretenait des contacts étroits avec l’OTAN. Il travailla au quartier général de l’Alliance de 1966 à 1970, année où l’OTAN fut contrainte de s’installer en Belgique après avoir été expulsée du territoire français par le général de Gaulle. À Valenciennes puis au nouveau quartier général de Bruxelles, le directeur Harder était constamment tenu informé des détails de l’opération stay-behind de l’OTAN.
L’homme était connu pour ses opinions politiques très à droite et passait aux yeux de beaucoup pour un homme peu fréquentable. Répondant aux questions de la presse en 1990, Erik Ninn Hansen, un membre du parti conservateur qui fut ministre de la Défense du Danemark entre 1968 et 1971, tenta de prendre ses distances avec le commandant stay-behind. « Plusieurs groupes furent constitués au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Il est possible qu’Absalon ait été lié au mouvement de résistance », répondit-il prudemment aux journalistes. « Je me souviens aussi très bien des nombreuses conférences données par Harder. Mais n’allez pas croire que j’éprouvais la moindre sympathie pour ses idées, c’est totalement faux. Il était trop nationaliste à mon goût. Je n’ai jamais imaginé qu’Absalon soit si influent et je n’avais jamais envisagé qu’il puisse collaborer avec les services secrets ». Quant à Harder, il refusa toutes les demandes d’interview suite à la découverte des armées secrètes en 1990. [4]
En 1978, soit quelques années après le scandale du Watergate et l’intervention de la CIA au Chili qui conduisit à la mort du président socialiste Salvador Allende et à la prise du pouvoir par Pinochet, l’ancien directeur de la CIA William Colby publia un livre pour tenter de redorer le blason de la CIA, le service de renseignement extérieur états-unien. Colby y avouait avoir lui-même participé dans sa jeunesse à la constitution de réseaux stay-behind en Scandinavie alors qu’il était affecté à l’antenne de Stockholm. « La situation était différente pour chaque pays scandinave. La Norvège et le Danemark étaient des alliés de l’OTAN, la Suède tenait à sa neutralité qui lui avait permis de traverser deux guerres mondiales et la Finlande était contrainte d’observer une certaine déférence vis-à-vis de l’Union soviétique, son voisin immédiat », racontait Colby. « Ainsi, dans certains de ces pays, les gouvernements constitueraient eux-mêmes leurs propres réseaux stay-behind en vue de les activer depuis leur exil afin de continuer le combat » ; l’ex-directeur faisait donc référence à la Norvège et au Danemark. « Il fallait coordonner l’action de ces réseaux avec les plans de l’OTAN, diriger leurs antennes radio vers les futures destinations d’exil et dissimuler les équipements fournis par la CIA dans des caches sous la neige, en vue d’une utilisation future. En ce qui concerne les autres pays », comprenez la Suède neutre et la Finlande, « la CIA aurait à se débrouiller seule ou, dans le meilleur des cas, avec l’aide “officieuse” d’agents locaux puisque les responsables des gouvernements de ces pays interdisaient toute collaboration avec l’OTAN et que le moindre soupçon provoquerait un tollé parmi la presse communiste locale, les diplomates soviétiques et les loyalistes scandinaves qui espéraient qu’une politique de neutralité ou de non-alignement leur permettrait de passer sans encombre au travers d’une Troisième Guerre mondiale ». [5]
« Le Berlingske Tidende est en mesure de révéler qu’Absalon est la branche danoise du réseau international Gladio. Cela nous a été confirmé par un membre d’Absalon qui a préféré conserver l’anonymat », put-on lire dans un quotidien danois en 1990. [6] La source, baptisée Q par le journal, confirmait les révélations faites par Colby dans son livre. « La version de Colby est rigoureusement exacte. Absalon a été créé au début des années 1950 », déclarait le témoin Q. Toujours selon lui, le réseau était uniquement composé d’hommes aux idées très conservatrices et dont l’anticommunisme ne pouvait donc être mis en doute. « Colby était un membre laïque de l’organisation catholique mondiale Opus Dei, qui en termes plus modernes peut être qualifiée de droite ultra-conservatrice. L’Opus Dei joua un rôle crucial dans la mise en place du réseau Gladio dans toute l’Europe et notamment au Danemark », prétendait Q. « Le chef du Gladio était Harder qui n’était vraisemblablement pas catholique. Mais il n’y a pas beaucoup de catholiques au Danemark et le noyau dur du Gladio danois était surtout composé d’anciens résistants [de la Seconde Guerre mondiale], d’anciens prisonniers des camps de Tysk Vestre Faengsel, de Froslevlejren, de Neuengamme et de la Brigade danoise. » [7]
Les journalistes danois contactèrent une nouvelle fois Colby fin 1990 et découvrirent que les secrets de Gladio étaient toujours gardés jalousement. Alors âgé de 70 ans et résidant à Washington, l’ex-directeur de la CIA leur répondit sur la défensive : « Je ne sais absolument rien de l’organisation danoise. Je n’ai jamais été en contact avec eux. Je ne crois pas. En tout cas, je n’en ai pas le souvenir. » [8] Les journalistes insistèrent : « Vous écrivez pourtant dans votre livre que vous avez bâti des organisations pour le compte de la CIA dans quatre pays ! » Ce à quoi Colby répondit : « Je ne sais plus si j’ai parlé de quatre ou trois pays ou d’un autre nombre. Tout ce que j’ai pu apprendre alors je l’ai certainement tenu de sources secondaires. Mais le livre est fidèle, fidèle à ce que je savais à l’époque. » Au journaliste danois qui insistait et était visiblement peu décidé à croire à son amnésie, Colby finit par répondre : « Les gens accordent bien trop d’importance à cette histoire. Le risque d’une invasion soviétique était réel pour beaucoup de gens à l’époque et la coopération avec les mouvements de résistance en Norvège ou en France était le moyen le plus naturel d’organiser la défense du pays. » Il refusa toutefois de commenter l’implication soupçonnée du réseau dans des opérations terroristes et de conditionnement du climat politique. [9] Quand un second groupe de journaliste insista pour obtenir au moins le nom d’un contact de la CIA au Danemark, Colby révéla que « son contact au Danemark » pour l’Opération Gladio était Ebbe Munck, figure centrale des services secrets danois et ancien résistant qui avait ensuite entamé une carrière diplomatique et était devenu l’un des conseillers de la Reine Margarethe du Danemark. [10]
Comme dans tous les pays concernés par l’Opération Gladio, l’armée secrète du Danemark était intégrée aux services secrets militaires FE (Forsvarets Efterretningstjeneste). D’après une source anonyme, l’encadrement de l’armée clandestine était composé d’officiers militaires : « 95 % étaient des militaires. De nombreux membres des Unités Territoriales en faisaient également partie. En outre, la Fédération des Officiers de Réserves constituait également un réservoir très utile en cas de besoin. » Il semble que certains responsables politiques soigneusement sélectionnés aient été informés de l’existence de l’armée secrète car, comme le soulignait Q : « il existait des connections très étroites avec le Parti populaire. Le fondement idéologique était fortement anticommuniste. Nous étions des Danois dotés d’un fort sentiment national basé sur l’idéologie chrétienne. Il était capital pour nous qu’un mouvement de résistance puisse s’organiser sans attendre deux ou trois ans, comme ça avait été le cas en 1940. » L’armée secrète, comme l’expliquait Q, avait une double fonction : agir en cas d’invasion ou d’une prise de pouvoir par les communistes danois sans le renfort de l’Armée rouge et collecter des informations sur les organisations de gauche : « On était en pleine Guerre froide et une invasion russe ou un coup d’État des communistes danois étaient pour nous des menaces réelles et imminentes ». [11] En dépit de ses orientations conservatrices, Absalon ne recrutait pas n’importe quel militant d’extrême droite, tint à préciser un ancien agent : « Tout le monde ne pouvait pas en devenir membre. Il y a par exemple eu le cas de l’activiste d’extrême droite Hans Hetler qui souhaitait en faire partie. Mais nous n’en voulions pas. C’était un ancien collaborateur et nous ne pensions pas qu’il disposait des qualités requises. » [12]
L’ancien directeur de la CIA William Colby avait raison d’indiquer que, comme toutes les armées secrètes, le stay-behind danois Absalon avait également ses propres réserves. « Un certain nombre de caches d’armes furent aussi disséminées à travers le Danemark. Je ne vous donnerai pas le nombre exact, mais je peux vous dire qu’il y en avait moins d’une dizaine », déclara l’ancien Gladiateur Q. « Deux d’entre elles avaient été aménagées dans de grandes forêts, à Bribskov et à Dronninglund Storskov. Je ne vous dirai pas comment les armes ont été cachées ni si elles s’y trouvent encore. » [13] Contrairement à ce que l’on vit en Italie, à aucun moment, ces armes ne furent utilisées dans le cadre d’opérations terroristes sur le sol danois, comme le précisait Q : « De telles choses ne se sont jamais produites au Danemark. Nous n’avons jamais fait usage de ces armes. En revanche, nous avons participé à des exercices militaires. L’un d’entre eux eut lieu à la frontière nord de l’OTAN, à Tromso [en Norvège]. » [14] Lors de ces manœuvres internationales, les officiers du réseau Absalon s’entraînaient aux missions clandestines et aux opérations spéciales avec des agents des autres stay-behind européens, de l’OTAN, de la CIA et du MI6. En outre, comme le découvrit avec étonnement la presse danoise, l’armée secrète Absalon prit aussi part à des opérations particulièrement sensibles de l’autre côté du rideau de fer, dans les pays communistes d’« Europe de l’Est ». [15] C’est ce que confirma l’agent Q : « Absalon avait toutes sortes de fonctions. Avant tout, il devait se tenir prêt en vue d’une éventuelle invasion russe ou d’une prise de pouvoir par les communistes. Mais il était aussi chargé de récolter des informations sur les organisations de gauche et de collecter des renseignements en Europe de l’Est. » [16]
Quand l’armée secrète fut constituée au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, les unités disposèrent facilement d’armes et d’explosifs. « Cette abondance était la conséquence d’une distribution inégale des armes après la libération du Danemark. À l’époque, quelques unités militaires avaient reçu une grande quantité d’armement en provenance de Suède tandis que rien n’avait été donné aux communistes », expliqua Q qui laissa aussi entendre que, par la suite, la CIA avait fait parvenir des équipements supplémentaires au stay-behind danois. « Je n’exclus pas la possibilité que du matériel supplémentaire ait été fourni par la suite. Il s’agissait probablement de matériel américain. » [17] Cette allégation fut confirmée en 1991 dans la presse danoise qui titra : « La CIA a fait parvenir des armes au Danemark » en se basant sur un document relatif aux expéditions d’armes de la CIA retrouvé aux archives nationales états-uniennes. La note de service écrite de la main du général G. C. Steward, qui, dans les années 1950, avait été responsable de l’aide militaire US à l’Europe, était datée du 10 février 1953 et adressée au chef du Military Assistance Advisor Group (MAAG) à Copenhague. En ce temps-là, le MAAG disposait de toute une flotte de navires destinés au transport de matériel militaire, grâce à laquelle il livrait des armes des États-Unis au Danemark. Le mémorandum de Steward était intitulé : « De l’aide de la CIA par approvisionnements spéciaux au Danemark par l’intermédiaire du MAAG ». Le document ne précisait ni quel type d’équipements était envoyé, ni à quel groupe au Danemark. « Le gouvernement danois a jusqu’à présent démenti toutes les allégations selon lesquelles la CIA aurait bâti, au début des années 1950, un réseau de caches d’armes et d’hommes destiné à combattre une invasion du Danemark par les Soviétiques », ne put que déplorer la presse du pays. En février 1991, le ministre de la Défense Knud Enggaard persista en livrant ce démenti plutôt mal avisé : « Le gouvernement n’a pas connaissance de l’existence d’une telle organisation au Danemark ». [18]
Comme la plupart de leurs collègues européens, les membres de l’armée secrète danoise se rendaient secrètement aux États-Unis pour y suivre une préparation spéciale, vraisemblablement dans les centres d’entraînement aux opérations spéciales de la CIA ou au quartier général des forces spéciales, à Fort Bragg. « Plusieurs membres du Gladio danois auraient participé aux programmes d’entraînement de la CIA pour les missions de renseignement et de sabotage aux USA », révéla un journal danois sans toutefois donner le lieu exact de ces exercices secrets. [19] Outre la CIA, Absalon était aussi en lien étroit avec l’OTAN. En effet, les services secrets militaires danois FE, en plus de diriger Absalon, assuraient également la connexion entre le réseau stay-behind et l’OTAN, à l’image de ce qu’on a pu observer en Italie, en Belgique et en France où les services de renseignement de l’armée coordonnaient la coopération entre l’armée secrète et le commandement des forces spéciales de l’Alliance Atlantique. Il semble qu’Eric Fournais, directeur du FE de 1963 à 1973, ait joué un rôle prépondérant au sein d’Absalon. Quand il quitta la direction de son service en 1973, il fut nommé coordinateur des services de renseignement de l’OTAN à Bruxelles, une fonction qu’il occupa jusqu’en 1977. Un ancien membre anonyme d’Absalon précisa : « Fournais était lui aussi très présent au sein d’Absalon ». Le commandant du Gladio Harder, qui avait travaillé au quartier général de l’OTAN de 1966 à 1970 et avait alors assuré personnellement le contact entre l’OTAN et Absalon, fut donc très probablement remplacé par Fournais au début des années 1970. « Quand Fournais a atteint les hautes sphères de l’OTAN, il a remplacé Harder en tant qu’agent de liaison entre Absalon et l’OTAN », témoigna Q.
Quand en 1990 la presse lui demanda de réagir aux déclarations de Q, Fournais démentit nerveusement avoir eu quelque contact que ce soit avec l’armée d’extrême droite tout en prétendant que l’OTAN n’était en rien impliquée dans des opérations secrètes stay-behind : « Les services secrets militaires et moi nous gardions nos distances avec Absalon. Absalon n’avait aucun contact l’OTAN et les services secrets militaires danois. Si j’ai entendu parler d’Absalon c’est parce que les responsables politiques ont insisté pour que nous autres [des services secrets danois] gardions un œil sur les groupuscules d’extrême droite. Mais nous n’avons jamais surveillé Absalon ou enquêté sur cet organisme. Ça aurait été ridicule. » [20] En effet, il aurait été assez singulier de voir Fournais le patron des services secrets militaires enquêter sur Fournais le membre d’Absalon pour signaler ses activités illégales.
À l’intérieur du FE, l’armée stay-behind était placée sous la tutelle du département des opérations spéciales (SO), dirigé par Gustav Thomsen. « Le FE disposait d’un service des opérations spéciales dont les tâches n’étaient même pas connues des autres membres du personnel », témoigna un ancien combattant de l’ombre danois. « S’il fallait poser des micros quelque part, le SO fournissait le matériel. Le chef du SO était Gustav Thomsen. » [21] L’ancien agent Q confirma également que le stay-behind danois était en relation avec les services secrets militaires à travers le SO : « Je n’ai pas l’intention de citer de noms. Mais c’est exact. C’était là [au SO] que nous prenions contact. » [22] L’ancien commandant du SO Gustav Thomsen fut plus que réticent à évoquer les secrets d’État. En 1990, il déclara : « J’ai pris ma retraite en 1975. Beaucoup de temps a passé depuis. Je ne me souviens plus de rien. » [23]
Le Parlement danois n’ayant pas jugé nécessaire d’ouvrir une enquête sur le sujet, les entraînements spécifiques et les opérations menées par le SO et Absalon pendant la Guerre froide nous demeurent très largement inconnus. Certains prétendent toutefois que leurs opérations secrètes auraient inclus la surveillance des communistes danois ainsi que des autres organisations de gauche et la constitution de dossiers personnels. Sur la foi de sources anonymes, la presse locale écrivit que « Absalon avait notamment pour mission de collecter des informations sur les organisations de gauche ». [24] Vers la fin des années 1950, l’agent du FE Arne Sejr fut au cœur d’un véritable scandale d’une ampleur nationale lorsque l’on découvrit qu’il écoutait et espionnait Alfred Jensens, l’un des principaux leaders communistes du Danemark. [25] Cette opération parmi d’autres menées sur le sol national aurait visiblement été effectuée avec l’appui du SO et d’Absalon, bien que, déjà à l’époque, l’armée secrète « fît tout pour échapper à l’attention des médias ». [26] Après une phase de sommeil au début des années 1950, tout porte à croire que les opérations intérieures s’intensifièrent tout au long de la décennie suivante. Il semble que Harder, le commandant du réseau, ait eu quelques difficultés « à faire fonctionner correctement Absalon au cours des années 1950. Ce n’est qu’en 1960 et en 1961 que la machine se mit en marche », témoigna le Gladiateur danois Q. « Cela s’est produit après que 18 membres du Gladio danois se soient rendus à une réunion au quartier général de l’OTAN alors situé à Valenciennes [dans le nord de la France]. » [27]
L’armée secrète agissant en toute clandestinité, toute trace de son passage était effacée. La population n’entendit qu’une seule fois parler des opérations intérieures d’Absalon, en 1974. Cette année-là, Absalon tenta en vain d’empêcher un groupe d’universitaires libéraux d’intégrer le conseil d’administration de l’université d’Odense qu’il jugeait déjà trop à gauche. Quand la vérité éclata sur les agissements d’Absalon, la presse fit ses choux gras de cette « organisation mystique souterraine ». À l’époque, personne ne fut à même de mettre en lumière les liens existant entre l’OTAN, la CIA et le réseau international. [28] Suite au scandale de l’université d’Odense, il semble qu’Absalon ait renoncé aux opérations secrètes et se soit mis à créer des organisations de façade pour promouvoir son idéologie. « Cela [l’opération Odense] a conduit Absalon à renoncer à interférer dans la société. Au lieu de cela, un nouvel organisme baptisé Pindsvinet [hérisson] a été créé afin de diffuser légalement les idées d’Absalon dans le débat public », raconta l’agent Q qui précisa que le symbole du hérisson avait été retenu pour illustrer les liens idéologiques qu’entretenait l’organisation avec l’OTAN : « Pindsvinet est le nom d’une opération conçue par le général Eisenhower mais c’est également l’emblème de l’Alliance Atlantique. À partir de 1981, la Défense nationale du Danemark adopta elle aussi le hérisson comme emblème. » [29]
Un autre scandale impliquant l’armée secrète danoise survint quatre ans plus tard. En 1978, quand fut découverte en Norvège une immense cache d’armes, le ministre de la Défense Rolf Hansen n’eut d’autre possibilité que de confirmer devant le Parlement qu’une armée secrète avait effectivement été constituée dans le pays, sous l’égide de l’OTAN. Au Danemark voisin, le réseau stay-behind Absalon se trouva dans une fâcheuse posture car les révélations faites en Norvège pouvaient aussi menacer sa couverture. Selon les dires de l’agent Q, les effectifs de l’armée secrète furent considérablement réduits au cours des années 1978 et 1979. Le chef du Gladio danois Harder et son assistant Flemming Norgaard se réfugièrent alors en Espagne, « nous nous faisions tous un peu vieux », commente l’agent Q. [30] Si l’on en croit ce témoin, Absalon aurait été remplacé en 1978 par une nouvelle organisation composée de nouveaux agents. Pour Nils Gleditzch de l’Institut de Recherche pour la Paix, un organisme international basé à Oslo, « Il est tout de même surprenant qu’aucun citoyen d’aucun État membre de l’OTAN n’ait saisi cette occasion pour s’interroger sur la situation dans son propre pays. » [31]
Comme le souligne Q, Flemming Norgaard, le bras droit de Harder, jouait un rôle clé au sein du réseau Absalon, notamment par « ses activités importantes de collecte de fonds ». En 1990, des journalistes danois qui avaient retrouvé sa trace en France voulurent connaître sa réaction face aux déclarations de Q. Norgaard admit avoir fait partie d’Absalon mais nia fermement tout lien entre l’organisation et l’armée secrète italienne Gladio alors mise en cause. Il semble également qu’un certain Jorgen Svenne, récemment disparu, ait été une figure importante du noyau d’Absalon, disposant d’un excellent réseau de contacts internationaux et d’appuis au sein du parti conservateur danois. « Svenne était l’éminence grise, il voyageait sans cesse », témoigna Q. « Personne ne savait ce qu’il faisait au juste. Mais les personnes les plus exposées sont rarement les plus influentes. » [32]
Lorsque l’on apprit l’existence du Gladio italien en 1990, le réseau clandestin danois était toujours actif ; le ministre de la Défense Knud Enggaard n’eut donc d’autre choix que de se présenter devant un Folketing (le Parlement danois) à la fois étonné et curieux. Le 21 novembre 1990, il affirma dans la première allocution publique sur l’armée secrète danoise qu’aucune organisation « d’aucune sorte » n’avait jamais été constituée par la CIA dans le pays avec le soutien de l’OTAN. Puis, à la grande confusion des parlementaires, il dit : « Toute autre information relative à une opération des services secrets conçue dans l’hypothèse d’une occupation ennemie est classée confidentielle et même hautement confidentielle, il m’est donc impossible d’en communiquer davantage au Parlement danois. » Le député Pelle Voigt qui avait le premier soulevé la question jugea la réponse du ministre de la Défense « contradictoire et une confirmation indirecte que le Danemark entretenait lui aussi son propre réseau secret ». [33]
En interrogeant d’anciens ministres, les journalistes découvrirent que ceux-ci étaient très peu enclins à évoquer cette délicate affaire. Erling Brondum, ministre de la Défense de 1973 à 1975, déclara en 1990 : « Tant d’années ont passé. Le nom Absalon ne me dit rien du tout. » [34] Sur quoi la presse se fit une joie de rappeler qu’en 1974 Brondum avait mentionné devant le Parlement le nom d’« Absalon », nom dont il prétendait justement ne plus se souvenir tout en niant les prétendus liens entre le stay-behind danois et le ministère de la Défense. Le social-démocrate Poul Sogaard, ministre de la Défense de 1978 à 1982, semblait avoir meilleure mémoire, il déclara sans ambiguïté : « Je me souviens très bien d’Absalon. C’était un cercle d’officiers militaires. (...) Si l’armée venait à manquer de tel ou tel équipement, Absalon fournissait les fonds pour l’acheter. C’est ainsi que le général Andersen me l’a expliqué. » Toutefois, le général Andersen, qui selon Sogaard était impliqué dans la conspiration, démentit cette affirmation et déclara à la presse : « Poul Sogaard à dû être trahi par sa mémoire. Le nom d’Absalon ne m’évoque strictement rien. » [35]
Le ministre de la Défense Enggaard obtint que la question du réseau stay-behind soit débattue en interne par la Commission parlementaire chargée de superviser l’action des services secrets et dont les archives sont, de ce fait, classées top secrètes et inaccessibles au public. Ainsi, seuls quelques députés furent informés du dossier tandis que la population était, elle, tenue dans l’ignorance. « Tous les ministres avaient connaissance des activités d’Absalon. C’est sûr à 200 %. Nous avions un homme haut placé au ministère qui était lui-même en contact avec le Premier ministre », souligna l’ancien agent Q. « Nous avions raison de faire ce que nous faisions. Mais après tant d’années, il est à présent temps de révéler certains détails, au nom de l’Histoire. » [36]
Mise à jour
En 2002, l’ancien ministre de la Défense, Hans Haekkerup, a reconnu dans ses Mémoires comment son ministère a participé à la création du Gladio au Danemark.
En 1999, à la demande du Parlement, le ministère de la Justice danois a mis en place une commission de contrôle des services secrets (Politiets Efterretningstjeneste). Postérieurement à l’ouvrage de Daniele Ganser, la Commission a rendu son cinquième rapport, consacré aux activités du Gladio au Danemark de 1945 à 1989.
Selon ce document, les activités d’espionnage anglo-saxonnes ont débuté dès la fin de la Guerre Mondiale sur le sol danois. Elles ont immédiatement donné lieu à négociations dans le contexte de la panique suivant la prise de pouvoir communiste en Tchécoslovaquie. Elles n’ont abouties qu’en 1951 dans un contexte de rivalité US/UK. Le Gladio danois était placé sous l’autorité d’Arne Sejr et Erik Husfeldt.
Ces débuts complexes expliquent l’existence de plusieurs réseaux, dont Firmaet (la Firme), aux côtés d’Absalon.
La commission a notamment établit que c’est le Gladio qui avait posé des écoutes dans l’appartement du leader communiste Alfred Jensen, ainsi que l’avait révélé l’ancien Premier ministre Jens Otto Krag.
En 2005, Peer Henrik Hansen a publié Firmaets største bedrift - Den hemmelige krig mod de danske kommunister (éditions Høst & Søn). L’année suivante, il en a tiré un article pour l’International Journal of Intelligence and CounterIntelligence, « "Upstairs and Downstairs" - The Forgotten CIA Operations in Copenhagen ».
RV
titre documents joints
Rapport de la Commission du ministère de la Justice danois sur les activités des services secrets au sein du Gladio (original en danois).
(PDF - 1.3 Mio)
Cet article constitue le treizième chapitre des Armées secrètes de l’OTAN
© Version française : éditions Demi-lune (2007).
[1] Iver Hoj, « Ogsa Danmark havde hemmelig haer efter anden verdenskrig » dans le quotidien danois Berlingske Tidende du 25 novembre 1990. L’article du journaliste Iver Hoj demeure aujourd’hui encore la description la plus complète de l’armée stay-behind danoise.
[2] Ibid.
[3] Ibid.
[4] Ibid.
[5] William Colby, Honorable Men : My life in the CIA (Simon & Schuster, New York, 1978), p.82 and 83.
[6] Iver Hoj, « Ogsa Danmark havde hemmelig haer efter anden verdenskrig », Op. cit.
[7] Ibid.
[8] Ibid.
[9] Ibid.
[10] Extrait de Jacob Andersen, « Mere mystik om dansk Gladio » dans le quotidien danois Information du 26 novembre 1990.
[11] Iver Hoj, « Ogsa Danmark havde hemmelig haer efter anden verdenskrig », Op. cit.
[12] Jacob Andersen, « Mere mystik om dansk Gladio », Op. cit.
[13] Iver Hoj, « Ogsa Danmark havde hemmelig haer efter anden verdenskrig », Op. cit.
[14] Ibid.
[15] Jacob Andersen, « Mere mystik om dansk Gladio », Op. cit.
[16] Iver Hoj, « Ogsa Danmark havde hemmelig haer efter anden verdenskrig », Op. cit.
[17] Ibid.
[18] Henrik Thomsen, « CIA sendte vaben til Danmark » dans le quotidien danois Jyllands Posten du 22 avril 1991.
[19] Quotidien danois Extra Bladet, repris dans Jacob Andersen, « Mere mystik om dansk Gladio », Op. cit.
[20] Iver Hoj, « Ogsa Danmark havde hemmelig haer efter anden verdenskrig », Op. cit.
[21] Ibid.
[22] Ibid.
[23] Ibid.
[24] Jacob Andersen, « Mere mystik om dansk Gladio », Op. cit.
[25] Henrik Thomsen, « CIA sendte vaben til Danmark », Op. cit.
[26] Jacob Andersen, « Mere mystik om dansk Gladio », Op. cit.
[27] Ibid.
[28] Ibid.
[29] Ibid.
[30] Iver Hoj, « Ogsa Danmark havde hemmelig haer efter anden verdenskrig », Op. cit.
[31] Agence de presse internationale Associated Press, 14 novembre 1990.
[32] Iver Hoj, « Ogsa Danmark havde hemmelig haer efter anden verdenskrig », Op. cit.
[33] Ibid.
[34] Ibid.
[35] Ibid.
[36] Ibid.
Restez en contact
Suivez-nous sur les réseaux sociaux
Subscribe to weekly newsletter