Thierry Meyssan, analyste et consultant politique

Geopolitika : Cher Monsieur Meyssan, pourriez-vous —pour les lecteurs de Geopolitika— expliquer brièvement ce qu’il se passe en ce moment en Syrie, puisqu’en suivant les informations des grandes chaînes de télévision et les rapports de l’Observatoire Syrien des droits de l’Homme de Londres, on n’arrive pas à comprendre la situation réelle dans ce pays en guerre. Il nous semble qu’un vent positif souffle pour le président Assad, l’armée syrienne et toutes les forces patriotiques défendant la Syrie après l’initiative russe concernant la suppression des armes chimiques qui a détruit le plan de l’intervention états-unienne et de l’Otan.

Thierry Meyssan : Selon les États membres de l’Otan et du Conseil de coopération du Golfe (CCG), les Syriens se sont révoltés contre leur gouvernement, il y a trois ans, par mimétisme avec les Africains du Nord. C’est ce que l’on appelle le « printemps arabe ». Le gouvernement, ou plutôt « le régime », c’est plus méprisant, y a répondu par la force et la brutalité. Depuis 2011, la répression aurait fait plus de 130 000 morts. Cette version est étayée par l’Observatoire syrien des Droits de l’homme qui diffuse une comptabilité des victimes.

La réalité est très différente. Au moment des attentats du 11-Septembre, les États-Unis ont décidé de détruire un certain nombre de pays, dont la Libye et la Syrie. Cette décision a été révélée par l’ancien commandeur suprême de l’Otan, le général Wesley Clark, qui y était opposée. Il s’agissait de créer une unité politique, du Maroc à la Turquie, autour des Frères musulmans, d’Israël et de la globalisation économique. En 2003, après la chute de l’Irak, le Congrès a adopté le Syria Accountability Act qui donne le pouvoir au président des États-Unis d’entrer en guerre contre la Syrie sans avoir besoin de repasser devant le Parlement. En 2005, les États-Unis ont utilisé l’assassinat de Rafik Hariri pour accuser le président Bachar el-Assad de l’avoir commandité et ont créé le Tribunal spécial pour le Liban de manière à le condamner et à entrer en guerre contre son pays. Cette accusation s’est effondrée dans le scandale des faux témoins. En 2006, Washington a sous-traité une guerre contre le Hezbollah à Israël, dans l’espoir d’impliquer la Syrie. En 2007, les États-Unis ont organisé et financé des groupes d’opposition en exil autour des Frères musulmans. En 2010, ils ont décidé de sous-traiter cette guerre et celle contre la Libye à la France et au Royaume-Uni qui ont, pour cela, conclu le Traité de Lancaster House. En 2011, l’Otan a envoyé secrètement des commandos en Syrie pour y semer la panique et la désolation. Après la chute de la Libye, ils ont déplacé le centre de commandement de leurs armées de terre à Izmir en Turquie et les combattants libyens d’Al-Qaida au Nord de la Syrie. Cette guerre d’agression a coûté la vie à 130 000 Syriens et à un très grand nombre de combattants étrangers.

Depuis le mois d’août-septembre 2013 et la crise des armes chimiques, les États-Unis ont admis qu’ils ne parviendraient pas à renverser l’État syrien. Ils ont interrompu leurs livraisons d’armes et les jihadistes étrangers ne pouvaient plus compter que sur Israël, la France et l’Arabie saoudite. Partout, l’armée loyaliste a repris du terrain et les bandes armées sont en déroute, sauf dans le Nord du pays. Cependant, Washington bloque la paix en Syrie tant qu’il n’aura pas réussi à imposer son règlement de la question palestinienne.

Geopolitika : Quelles sont les conséquences de la défaite de l’Armée syrienne libre, soutenue par l’Occident ? Quelle est la situation à Alep et sur les autres fronts de bataille ? Qui finance et soutient Al-Nosra, Al-Qu’aida et les autres groupes islamistes extrémistes ? Est-ce que les islamistes radicaux, même s’ils ne sont pas tellement populaires, sont des guerriers de second rang qui attaquent la Syrie pour le compte de l’Occident ?

Thierry Meyssan : Au début, l’Otan avait choisi de livrer une guerre de 4ème génération. Il s’agissait de noyer la population syrienne sous un flot de fausses informations visant à lui faire croire que le pays s’était soulevé et que la révolution avait triomphé, de sorte que chacun accepte fatalement un changement de régime. Le rôle des groupes armés était de mener des actions symboliques contre l’État —par exemple contre les statues d’Hafez el-Assad, le fondateur de la Syrie moderne— et des actions terroristes pour intimider les gens et les contraindre à ne pas intervenir. Chacun de ces groupes armés était encadré par des officiers de l’Otan, mais il n’y avait pas de commandement central afin de donner l’impression d’une insurrection généralisée et non pas d’une guerre front contre front. Tous ces groupes, disjoints les uns des autres, portaient une seule étiquette, celle de l’Armée syrienne libre (ASL). Ils se reconnaissaient au même drapeau, vert, blanc, noir, qui est historiquement celui du mandat français durant l’entre-deux-guerres, c’est-à-dire de l’occupation coloniale.

Lorsque les Occidentaux ont décidé de changer de stratégie, en juillet 2012, ils ont essayé de rassembler ces groupes armés sous un commandement unique. Ils n’y sont jamais parvenus du fait de la concurrence entre leurs sponsors, la Turquie, le Qatar et l’Arabie saoudite.

Depuis le début, les seules forces militaires efficaces sur le terrain sont celles des jihadistes se réclamant d’Al-Qaida. Ils étaient le fer de lance de l’ASL durant la première partie de la guerre, puis s’en sont dissociés lorsque les États-Unis les ont qualifiés de « terroristes ». Aujourd’hui, ils se divisent principalement entre le Front islamique, financé par l’Arabie saoudite, le Front Al-Nosra, financé par le Qatar, et l’Émirat islamique d’Irak et du Levant (ÉIIL, « Daesh » en arabe), financé par l’Otan via la Turquie bien que commandé par l’Arabie saoudite. La concurrence est telle que ces trois groupes se massacrent entre eux plus qu’ils ne se battent contre l’État syrien.

Geopolitika : En raison des informations malicieuses et sélectives des médias globaux, pourriez-vous nous dire qui a attaqué des innocents citoyens et des enfants au gaz sarin ? Ici en Serbie, où on a déjà eu l’expérience du massacre de Raçak, celui des habitants de Sarajevo au marché de Markale, pour lesquels les Serbes ont été désignés comme coupables sans aucune preuve, tout ça ressemble à un script déjà vu de « management du massacre ». Est-ce que ces mises en scène sanglantes, qui ont servi à la manipulation de l’opinion publique et à déclencher les interventions militaires en ex-Yougoslavie et dans d’autres points critiques du monde, sont en train de perdre de leur effet, ou autrement dit : est-il aujourd’hui de plus en plus difficile de tromper les gens ?

Thierry Meyssan : L’attaque au gaz sarin dans la ghouta de Damas (c’est-à-dire la ceinture agricole vivrière de la capitale) n’est pas la première attaque au gaz. Il y en a eu plusieurs autres auparavant pour lesquelles la Syrie a vainement saisi le Conseil de sécurité. Selon l’opposition en exil, le gouvernement aurait bombardé cette zone de la ghouta pendant plusieurs jours pour finalement tuer la population au gaz. Le président Obama, ayant considéré que cette attaque franchissait la « ligne rouge », a alors menacé de détruire Damas. Il a été suivi, dans une surenchère, par le président Hollande. Mais, en définitive, la Syrie a, sur proposition russe, adhéré à la Convention contre les armes chimiques et remis tous ses stocks à l’OIAC. Le bombardement de Damas n’a pas eu lieu.

Aujourd’hui le Massachussets Institute of Technology (MIT) a publié un rapport montrant que les missiles chimiques observés dans la ghouta ont une portée inférieure à 2 kilomètres. Or, selon les cartes diffusées par la Maison-Blanche, il faudrait 9 km pour que les forces loyalistes puissent toucher la « zone rebelle ». En d’autres termes, il est impossible que ces tirs émanent des forces gouvernementales.

Cette étude confirme les rapports satellitaires russes selon lesquels deux missiles avaient été tirés par des Contras sur leur propre zone. Elle valide les aveux, diffusés trois jours plus tard par la télévision syrienne, d’un individu ayant avoué avoir convoyé ces missiles chargés depuis une base de l’armée turque jusqu’à Damas. Elle valide les imputations de familles alaouites de Lattaquié qui affirment avoir reconnus leurs enfants enlevés par les Contras le mois précédant, parmi les images des victimes. Enfin, elle valide l’enquête de Seymour Hersh, selon qui, contrairement aux propos de Barack Obama, les observations du Pentagone ne montraient aucune activité du service des armes chimiques dans les jours précédents.

Cette affaire n’a pas de raison de vous étonner puisque vous avez vécu le même type d’agression, de la part des mêmes puissances. Elle fonctionne aujourd’hui aussi bien qu’auparavant. Cependant, les intoxications ont toujours une durée de vie limitée. Il se trouve que celle-ci a fonctionné, mais n’a pas abouti. Le public occidental y a cru, mais Damas n’a pas été bombardée parce que la Russie l’a empêché en massant sa flotte sur la côte syrienne. Du coup, le Pentagone ne pouvait plus détruire la ville qu’en tirant depuis la mer Rouge au dessus de la Jordanie et de l’Arabie saoudite, ce qui aurait provoqué une vaste guerre régionale. La vérité, nous ne la connaissons avec certitude que maintenant, c’est-à-dire six mois plus tard.

Geopolitika : On doit aussi vous poser la question sur la situation des chrétiens en Syrie. Des informations sont arrivées sur l’occupation et le pillage de Maaloula par les islamistes d’Al-Nosra, qui est un ancien sanctuaire chrétien ; des nonnes auraient également été kidnappées ?

Thierry Meyssan : Pour saigner la Syrie, l’Otan a eu recours à la fois à des collaborateurs syriens et à des combattants étrangers. Durant la seconde partie de la guerre, c’est-à-dire depuis la première conférence de Genève en juin 2012, on assiste à un afflux sans précédant de Contras. Il s’agit d’une guerre de type nicaraguayen, mais avec un recours jamais atteint auparavant aux mercenaires. Ils sont aujourd’hui au moins 120 000 combattants étrangers, issus de 83 pays, à se battre en Syrie contre l’État. Tous se réclament du wahhabisme, une secte fondamentaliste au pouvoir en Arabie saoudite, au Qatar et dans l’émirat de Sharja. La plupart se disent takfiristes, c’est-à-dire « purs ». Ils condamnent à mort les « apostats » et les « infidèles ».

À ce titre, ils scandent durant leurs manifestations : « Les alaouites au tombeau, ! Les chrétiens au Liban ! ». Durant trois ans, ils ont massacré des dizaines de milliers d’alaouites (une Église chiite pour qui la foi est intérieure et ne s’exprime pas par des rites) et de chrétiens. Surtout, ils ont contraint des centaines de milliers de chrétiens à fuir en abandonnant leurs biens. Aujourd’hui, ils les contraignent à leur payer un impôt spécial, en tant qu’infidèles.

Comme nous arrivons à la fin de la guerre, les groupes armés tentent de venger leur défaite par des opérations spectaculaires. Ils ont ainsi attaqué Maloula, une ville chrétienne ou l’on parle encore la langue du Christ, l’araméen. Ils y ont commis des atrocités qui ont frappé les esprits. Des chrétiens ont été suppliciés en public et sont morts en martyrs parce qu’ils refusaient d’abjurer leur foi.

Geopolitika : Vous suivez avec beaucoup d’attention et de précision la situation au Proche Orient. Comment qualifieriez-vous la situation en Égypte ? Pensez-vous que la situation là-bas a été consolidée après les actions déterminées du commandement militaire ? Est-ce la première sérieuse défaite de ceux qui planifient les révolutions arabes ? Comment expliquez-vous que les États Unis soutiennent un groupe islamiste radical comme les Frères Musulmans ?

Thierry Meyssan : L’expression « printemps arabe » est une facilité de journaliste pour dire que des événements qu’ils ne comprennent pas se passent au même moment dans des pays très différents ou l’on parle la même langue, l’arabe. C’est aussi un moyen de propagande pour faire passer des guerres d’agression pour des révolutions.

Le département d’État, inquiet de la succession d’Hosni Moubarak, avait décidé de le renverser pour choisir lui-même le prochain gouvernement. Il a donc organisé la famine, en 2008, en spéculant sur les denrées alimentaires. Il a formé une équipe pour assurer la relève autour des Frères musulmans. Et il a attendu que le chaudron bouille.

Lorsque la révolte a commencé, le département d’État a envoyé l’ambassadeur Frank Wisner —celui qui a organisé la reconnaissance internationale de l’indépendance du Kosovo— pour ordonner à Hosni Moubarak de démissionner. Ce qu’il a fait. Puis, le département d’État a aidé à organiser des élections qui ont permis aux Frères musulmans de placer le double national égypto-états-unien Mohamed Morsi à la présidence, avec moins de 20 % des voix.
Une fois au pouvoir, M. Morsi a ouvert l’économie aux transnationales états-uniennes et a annoncé la prochaine privatisation du Canal de Suez. Il a imposé une constitution islamiste etc. Le peuple s’est alors soulevé à nouveau. Mais pas seulement quelques quartiers du Caire comme la première fois. Tout le peuple, dans tout le pays, sauf le cinquième de la population qui l’avait élu.
En définitive, l’armée a repris le pouvoir et emprisonné les dirigeants des Frères musulmans. Il apparaît aujourd’hui qu’ils étaient en train de négocier le déplacement de la population palestinienne de Gaza en Égypte.

Là-bas, comme dans l’ensemble du monde arabe, Hillary Clinton s’appuyait sur les Frères musulmans. Cette organisation secrète, constituée en Égypte pour lutter contre le colonialisme britannique, a en réalité toujours été manipulée par le MI6 et tient aujourd’hui son siège international à Londres. Dès 2001, Washington avait planifié leur ascension en facilitant l’élection en Turquie d’un responsable politique qui avait été emprisonné en tant que Frère musulman, mais prétendait les avoir quittés, Recep Tayyip Erdoğan. Après avoir tenté de nombreux coups d’État dans plusieurs pays, durant 80 ans, la confrérie est arrivée au pouvoir dans les bagages de l’Otan en Libye, et par les urnes en Tunisie et en Égypte. Elle participe aux gouvernements au Maroc et en Palestine. Elle donne une figure politique aux Contras en Syrie. Elle s’est révélée en Turquie. Partout, elle dispose des conseils en relations publiques turcs et du financement du Qatar, c’est-à-dire d’Exxon-Mobil donc des Rockefellers. Elle a ses propres chaînes de télévision et son principal prédicateur al-Qadarawi, est le « conseiller spirituel » (sic) de la chaîne du Qatar Al-Jazeera. La Confrérie impose un islam sectaire, qui brime les femmes et assassine les homosexuels. En échange, elle soutient que l’ennemi des arabes ce n’est pas Israël, mais l’Iran, et ouvre les marchés aux transnationales US.

Si, durant deux ans et demi, on a pu croire que les Frères allaient gouverner l’ensemble du monde arabe, ils sont aujourd’hui abandonnés par les Occidentaux. En effet, nulle part, ils n’ont réussi à obtenir de soutien populaire massif. Jamais ils n’ont eu plus de 20 % de la population derrière eux.

Geopolitika : Depuis votre « tour de guet » au Proche-Orient, pourriez-vous nous expliquer l’amitié surprenante entre le gouvernement de Serbie et les Émirats Arabes Unis ? Le prince Mohammed Bin Zayed Al Nahyan est venu plusieurs fois en Serbie où il a annoncé plusieurs investissements des Émirats dans l’agriculture serbe, ainsi que le tourisme. La compagnie aérienne Etihad a acheté – pratiquement absorbé – la compagnie serbe JAT Airways. Est-ce que ces contacts politiques et économiques entre Abu Dhabi et Belgrade peuvent être réalisés sans l’accord de Washington ? Quelle serait le motif de la Maison-Blanche à encourager la collaboration entre les Émirats et la Serbie ?

Thierry Meyssan : Les Émirats arabes unis sont dans une situation très difficile. D’abord, c’est une fédération de 7 États assez différents, dont l’émirat wahhabite de Sharjah. Ensuite, ils sont trop petits pour pouvoir tenir tête à leur puissant voisin, l’Arabie saoudite, et à leur client, les États-Unis. Ils ont d’abord cherché à diversifier leurs protecteurs en offrant une base militaire à la France, mais celle-ci est revenue dans le commandement intégré de l’Otan. En 2010, ils ont abandonné l’idée de jouer un rôle diplomatique sur la scène internationale après que la CIA a assassiné le prince Ahmed au Maroc parce qu’il finançait secrètement la résistance palestinienne. La levée des sanctions US contre l’Iran va affaiblir leurs ports qui étaient devenus la plaque tournante du trafic pour contourner l’embargo. Ils cherchent maintenant de nouveaux partenaires économiques à leur taille. En négociant avec la Serbie, ils balancent aussi l’influence wahhabite du Qatar qui a créé Al-Jazeera en Bosnie.

Geopolitika : Que pensez-vous de la situation actuelle des relations internationales ? Est-ce que la présence militaire russe dans la Méditerranée et leurs actions diplomatiques rendant impossible l’intervention en Syrie, l’encouragement de l’Ukraine à ne pas signer un accord avec l’UE, la position ferme de la Chine en ce qui concerne les iles litigieuses du Pacifique, est-ce que tout ça montre le renforcement d’un monde multipolaire ? Quelle réponse peut-on attendre de la part des États Unis et de l’élite gouvernementale globale concernant les défaites qu’ils ont vécues après certaines révolutions oranges et arabes et concernant la tendance évidente de l’affaiblissement du pouvoir occidental ?

Thierry Meyssan : La faiblesse des États-Unis est certaine. Ils avaient prévu de réaliser une démonstration de force en attaquant en même temps la Libye et la Syrie. En définitive, ils n’en ont pas été capables. Aujourd’hui, leurs armées sont peu efficaces et ils ne parviennent pas à les réorganiser. Cependant, ils sont toujours de très loin la première puissance militaire du monde et parviennent ainsi à imposer le dollar, malgré une dette extérieure sans équivalent historique.

Au cours des dernières années, la Chine et la Russie ont considérablement progressé tout en évitant un affrontement direct. Pékin est devenu la première puissance économique du monde, tandis que Moscou est à nouveau la seconde puissance militaire. Ce processus va se poursuivre car les dirigeants chinois et russes ont montré leur capacité tandis que les dirigeants états-uniens ont montré leur incapacité à s’adapter. Je suis par contre sceptique sur le développement de l’Afrique du Sud, du Brésil et de l’Inde. Ils se développent pour le moment économiquement, mais je ne vois pas leurs ambitions politiques.

Les élites globales sont divisées. Il y a ceux qui pensent que l’argent n’a pas de patrie et que Washington sera remplacé par un autre, et ceux qui estiment tenir de leur force de la puissance militaire menaçante du Pentagone.

Geopolitika : Compte tenu des informations dont vous disposez et la crédibilité de vos analyses, nous serions intéressés à connaitre votre opinion concernant la politique du gouvernement de la Serbie qui mène avec persistance le pays vers l’Union Européenne, sans aucun enthousiasme de son peuple, et qui a accepté, pour arriver à ce but, de participer avec Bruxelles et Washington, dans la destruction de la résistance serbe à la sécession albanaise au Kosovo et Métochie.

Thierry Meyssan : L’actuel gouvernement serbe ne comprend pas notre époque. Il réagit toujours comme si la Russie était encore gouvernée par Boris Eltsine et ne pouvait pas l’aider. S’étant lui-même fermé la porte du Kremlin, il n’a d’autre choix que de se tourner vers l’Union européenne et d’en payer le prix. Il porte désormais le poids de la honte de l’abandon de la résistance serbe.

À vrai dire, il n’est pas le seul État des Balkans dans cette position. La Grèce et le Monténégro devraient identiquement se tourner vers la Russie et ne le font pas. Sans aucun doute, on peut dire que la plus grande victoire de l’impérialisme, c’est d’être parvenu à diviser et à isoler les peuples jusqu’à ce qu’ils croient ne plus avoir le choix de leur politique.

Geopolitika : Dans votre dernière interview pour Geopolitika, vous aviez dit que les membres de l’UÇK du Kosovo avaient entrainé un groupe de combattants en Syrie au terrorisme. Est-ce que l’UÇK et les Kosovars sont toujours actifs dans la lutte contre le président Assad et les organes légitimes de la Syrie ? Est-ce que vous avez des informations sur la participation chez les islamistes des musulmans de Bosnie, de Kosovo et Métochie et du la région de Serbie où vit une majorité musulmane (ville de Novi Pazar) ?

Thierry Meyssan : Les jihadistes qui se battent en Syrie ont revendiqué sur leurs sites internet avoir reçu une formation de l’UÇK et ont posté des photos de leurs relations. Tout cela était évidemment organisé par les services secrets turcs, le MIT, dont le chef actuel, Hakan Fidan, était l’agent de liaison entre l’armée turque et l’état-major de l’Otan durant la guerre du Kosovo.

De la même manière nous savons que de nombreux jihadistes en Syrie viennent des Balkans. Mais ce phénomène ne semble plus alimenté par la Turquie. Actuellement, la police et la justice turque mènent une opération contre le gouvernement Erdoğan. Ils sont parvenus à mettre en lumière les relations personnelles du Premier ministre avec le banquier d’Al-Qaida, qu’il recevait secrètement à Istanbul alors que celui-ci figurait sur la liste des personnes recherchées par l’Onu. De la sorte, la Turquie finançait les actions d’Al-Qaïda en Syrie. M. Erdoğan prétend être victime d’un complot de son ex-associé, le prédicateur musulman Fethullah Güllen. Il est probable qu’en réalité, celui-ci s’est allié à l’armée kémaliste contre M. Erdoğan qui s’est révélé, quoi qu’il prétende, être toujours un membre des Frères musulmans.

Au début, des États membres ou proches de l’Otan ont incité des musulmans à partir faire le jihad en Syrie. Aujourd’hui, ils s’inquiètent de voir revenir ces gens chez eux. Car des personnes qui ont violé, torturé, coupé d’autres personnes en morceaux et les ont exhibés, ne peuvent pas revenir collectivement à une vie civile normale.

Lorsque la CIA a créé le mouvement jihadiste contre l’union Soviétique en Afghanistan, le monde n’était pas encore globalisé. Les voyages étaient beaucoup moins nombreux et donc plus surveillés. Il n’y avait d’Internet. La CIA pouvait manipuler des musulmans en Afghanistan sans craindre de les voir déborder ailleurs. Aujourd’hui, ce que l’Otan a initié en Syrie s’est développé tout seul. Il n’est plus besoin d’organiser des filières pour que des jeunes gens rejoignent d’eux-mêmes les Contras en Syrie. On a tellement répété que la Syrie était une dictature que tous le croient. Et c’est romantique d’aller combattre une dictature.

De nombreux gouvernements européens demandent aujourd’hui à la Syrie de les aider à identifier leurs ressortissants parmi les jihadistes. Mais comment la Syrie le ferait-elle et pourquoi rendrait-elle ce service à ceux qui ont tenté de la détruire ? La guerre va progressivement s’éteindre en Syrie, les jihadistes vont revenir chez eux, y compris en Europe, et ils y poursuivront la guerre pour laquelle les Européens les ont formés.

Au demeurant, cette situation ne pourra pas avoir de solution pacifique, car si l’Otan gagnait en Syrie et renversait l’administration Al-Assad, ce serait pire. Ce serait un signal à tout les apprentis jihadistes en Occident pour tenter chez eux ce qui viendrait de réussir au Proche-Orient. L’Occident et le CCG ont accouché de monstres avec les crimes desquels nous allons devoir vivre.

Traduction
Svetlana Maksovic
Source
Geopolitika (Serbie)

titre documents joints


Geopolitika, Février 2014
(PDF - 393.2 kio)

Propos recueillis par Слободан Ерић