Yánis Varoufákis et Aléxis Tsípras

Le gouvernement grec est aujourd’hui enfermé dans une lutte à mort face à l’élite qui domine les banques et les centres du pouvoir politique de l’Union européenne.

Ce qui est en jeu, ce sont les conditions de vie de 11 millions de travailleurs, fonctionnaires et artisans grecs, ainsi que la viabilité de l’Union européenne. Si le gouvernement de Syriza capitule face aux exigences des banquiers de l’Union européenne et accepte de poursuivre la politique d’austérité, la Grèce sera alors condamnée à des décennies de régression, de misère et de domination coloniale. Si la Grèce décide de résister et si elle est contrainte de quitter l’Union européenne, il lui faudra répudier une dette extérieure de 270 milliards d’euros, provoquant la chute des marchés financiers internationaux et l’effondrement de l’Union européenne.

Les dirigeants de l’Union européenne misent sur un reniement par les dirigeants de Syriza des promesses faites à l’électorat grec qui, au début du mois de février 2015, voulait, à une écrasante majorité (plus de 70 %), en finir avec l’austérité et le paiement de la dette, développer les investissements de l’état dans l’économie nationale et le développement social [1]. Les choix sont douloureux, leurs conséquences auront une portée historique mondiale. Les enjeux vont bien au-delà de l’aspect local, ou même régional à court terme. C’est à l’échelle mondiale que tout le système financier en sera affecté [2].

Bien au-delà de l’Europe, le non-remboursement de la dette va se propager à tous, débiteurs ou créanciers ; la confiance des investisseurs à l’égard de l’empire financier occidental sera ébranlée. Avant tout, toutes les banques occidentales ont des liens directs ou indirects avec les banques grecques [3]. Quand ces dernières s’effondreront, elles seront profondément affectées au-delà de ce que leurs gouvernements peuvent supporter. L’intervention massive de l’État sera à l’ordre du jour. Le gouvernement grec n’aura plus alors d’autre choix que de prendre le contrôle de l’ensemble du système financier… l’effet domino affectera en premier lieu l’Europe du Sud puis se propagera aux « régions dominantes » du nord ainsi qu’à l’Angleterre et à l’Amérique du Nord [4].

Afin de comprendre les origines de ces crises et des choix auxquels la Grèce et l’Union européenne sont confrontées, il est nécessaire de passer rapidement en revue les développements économiques et politiques des trois dernières décennies. Nous procéderons en examinant les relations grecques et européennes entre les années 1980 et 2000, puis la crise actuelle et l’intervention européenne dans l’économie grecque. Dans la section finale, nous discuterons de l’ascension et de l’élection de Syriza et de sa soumission grandissante dans le contexte de domination et d’intransigeance de l’Union européenne, mettant en évidence la nécessité d’une cassure radicale avec les anciennes relations de « seigneur à vassal ».

Histoire ancienne : la fondation de l’empire européen

En 1980 la Grèce fut admise dans la Communauté économique européenne (CEE) comme un état vassal de l’empire émergent franco-allemand. Avec l’élection d’Andreas Papandréou, chef du parti panhellénistique socialiste grec qui disposait d’une majorité absolue au parlement, l’espoir d’un changement radical dans les affaires intérieures et extérieures se faisait jour [5]. En particulier, pendant la campagne électorale, Papandréou avait promis la sortie de l’Otan et de la CEE, l’annulation des accords autorisant les États-Unis à maintenir des bases militaires en Grèce et une économie fondée sur la « propriété sociale » des moyens de production. Après avoir été élu, Papandréou a immédiatement assuré à la CEE et à Washington que son gouvernement resterait au sein de la communauté européenne et de l’Otan et renouvelé les accords sur les bases militaires des États-Unis. Des études, commandées par le gouvernement au début des années 80, montrant les résultats à moyen et long terme du maintien de la Grèce dans la CEE, notamment la perte de contrôle du commerce, des budgets et des marchés, ont été ignorées par Papandréou qui a choisi de sacrifier l’indépendance politique et l’autonomie économique sur l’autel des transferts de fonds à grande échelle, des prêts et des crédits venant de la CEE. Depuis son balcon, Papandréou a parlé aux masses d’indépendance, de justice sociale, alors qu’il conservait des liens avec les banquiers européens et les oligarques grecs, armateurs comme banquiers. L’élite européenne à Bruxelles et les oligarques grecs à Athènes ont gardé la mainmise sur les hautes sphères du système politique et économique de la Grèce.

Papandréou a conservé les pratiques de clientélisme politique mises en place par les précédents gouvernements de droite, remplaçant uniquement les fonctionnaires de droite par des membres du parti Pasok.

La CEE a balayé la rhétorique radicale bidon de Papandréou et s’est focalisée sur le fait qu’elle achetait le contrôle et la soumission de l’État grec en finançant un régime clientéliste corrompu, qui détournait les fonds des projets de développement de la compétitivité économique grecque au profit d’un système de favoritisme fondé sur une consommation accrue.

Les élites européennes savaient, au final, que la mainmise financière sur l’économie leur permettrait de dicter la politique grecque et de la garder au sein de l’empire européen émergent.

En dépit de la rhétorique démagogique « tiers-mondiste » de Papandréou, la Grèce était profondément ancrée au sein de l’Union européenne et de l’Otan. Entre 1981 et 1985, Papandréou a rejeté sa rhétorique socialiste en faveur d’une augmentation des dépenses sociales pour les réformes de l’aide sociale, l’augmentation des salaires, des pensions et de la couverture de santé, tout en renflouant les entreprises en faillite économique mises à terre par des capitalistes kleptocrates. Résultat, tandis que le niveau de vie augmentait, la structure économique de la Grèce ressemblait toujours à celle d’un état vassal fortement dépendant de la finance de l’Union européenne, des touristes européens, et à une économie de rente basée sur l’immobilier, la finance et le tourisme.

Papandréou a consolidé le rôle de la Grèce comme avant-poste vassalisé de l’Otan, une plate-forme pour une intervention militaire états-unienne au Proche-Orient et en Méditerranée orientale doublée d’un marché pour les produits manufacturés d’Allemagne et d’Europe du Nord.

D’octobre 1981 à juillet 1989 la consommation grecque a augmenté tandis que la productivité stagnait. Papandréou a remporté les élections en 1985 en utilisant les fonds de la CEE. Pendant ce temps la dette grecque européenne s’envolait… Les dirigeants de l’UE ont condamné la mauvaise utilisation des fonds par la vaste armée de kleptocrates de Papandréou mais pas trop bruyamment. Bruxelles reconnaissait que Papandréou et le Pasok représentaient le meilleur moyen pour museler l’électorat radical grec et garder la Grèce sous tutelle de la CEE et comme fidèle vassal de l’Otan.

Des leçons pour Syriza : les réformes à court terme et la stratégie vassaliste du Pasok

Qu’il soit dans le gouvernement ou en dehors, le Pasok a suivi les traces de son adversaire de droite (Nouvelle Démocratie) en acceptant la camisole de force de l’Otan-CEE. La Grèce a continué à maintenir les dépenses militaires par habitant au niveau le plus élevé de tous les membres européens de l’Otan. Résultat, la Grèce a reçu prêts et crédits pour financer des réformes sociales à court terme et la corruption à grande échelle à long terme, tout en élargissant l’appareil politique de l’État-parti.

Avec l’ascension du Premier ministre ouvertement néolibéral Costas Simitis en 2002, le régime du Pasok a manipulé les comptes, fabriqué des données gouvernementales sur son déficit budgétaire, avec l’aide des banques d’investissement de Wall Street, et est devenu un membre de l’Union monétaire européenne. En adoptant l’euro, Simitis a favorisé une plus grande subordination financière de la Grèce aux fonctionnaires européens non élus de Bruxelles, dominés par le ministère allemand des Finances et les banques.

Les oligarques grecs ont fait de la place au sommet pour une nouvelle espèce d’élite kleptocratique issue du Pasok, qui a détourné des millions sur les achats militaires, commis des fraudes bancaires et s’est livrée à une évasion fiscale massive.

Les élites bruxelloises ont permis à la classe moyenne grecque de vivre l’illusion d’être des « Européens prospères » car elles conservaient une influence décisive à travers les prêts et l’accumulation des dettes.

Une fraude bancaire à grande échelle —trois cent millions d’euros— a même impliqué le bureau de l’ex-Premier ministre Papandréou.

Les relations clientélistes à l’intérieur de la Grèce n’avaient d’égales que les relations clientélistes entre Bruxelles et Athènes.

Même avant le krach de 2008 les créanciers de l’UE, banquiers privés et prêteurs officiels, fixaient les paramètres de la politique grecque.

Le krach mondial révéla les fondations fragiles de l’État grec —et conduisit directement à l’intervention directe et brutale de la Banque centrale européenne, du Fonds monétaire international et de la Commission européenne— la tristement célèbre « Troïka ». Cette dernière a imposé les politiques « d’austérité » comme condition du « sauvetage », qui ont dévasté l’économie, provoquant une crise économique majeure, appauvrissant plus de 40 % de la population, réduisant les revenus de 25 % et générant 28 % de chômage.

La Grèce : captivité par invitation

Prisonnière de l’UE politiquement et économiquement, la Grèce était impuissante au plan politique. Mis à part les syndicats qui ont lancé trente grèves générales entre 2009 et 2014, les deux principaux partis, Pasok et Nouvelle Démocratie, ont amené la prise de contrôle par l’UE. La dégénérescence du Pasok en un appendice de l’UE constitué d’oligarques et de vassaux collaborateurs a vidé de son sens la rhétorique ‘socialiste’. Le parti de droite Nouvelle Démocratie a renforcé et rendu plus profonde encore la mainmise de l’UE sur l’économie grecque. La Troïka a prêté à son vassal grec des fonds « de sauvetage » qui furent utilisés pour rembourser les oligarques financiers allemands, français et anglais et renforcer les banques privées grecques. La population grecque était affamée » par les politiques « d’austérité » destinées à maintenir le flot des remboursements sortant vers le haut.

L’Europe : Union ou Empire ?

La crise de l’Union européenne de 2008/2009 eut plus d’impact sur ses maillons faibles, l’Europe du Sud et l’Irlande. L’UE a révélé sa véritable nature d’empire hiérarchique, dans lequel les États puissants, l’Allemagne et la France, pouvaient ouvertement et directement contrôler l’investissement, le commerce, les politiques monétaires et financières. Le « sauvetage » de la Grèce tant vanté par l’UE était en fait le prétexte pour imposer de profonds changements structurels. Ceux-ci incluaient la dénationalisation et la privatisation de tous les secteurs économiques stratégiques, les remboursements de dettes perpétuels, les diktats étrangers sur les politiques de revenus et d’investissements. La Grèce a cessé d’être un État indépendant : elle a été totalement et absolument colonisée.

Les crises perpétuelles de la Grèce : la fin de « l’illusion européenne »

L’élite grecque et, au moins depuis 5 ans, la plupart des électeurs, ont cru que les mesures régressives (« austérité ») adoptées —les licenciements, les coupes budgétaires, les privatisations, etc.— étaient des traitements amers de courte durée qui mèneraient rapidement à une réduction de la dette, à l’équilibre budgétaire, à de nouveaux investissements, à la croissance et au redressement. Du moins, c’est ce que leur disaient les experts économiques et les dirigeants de Bruxelles.

En réalité, la dette a augmenté, la spirale descendante de l’économie s’est poursuivie, le chômage s’est amplifié, la dépression s’est aggravée. « L’austérité » était une politique de classe instaurée par Bruxelles pour enrichir les banquiers étrangers et piller le secteur public grec.

La clé du pillage par l’UE a été la perte de la souveraineté grecque. Les deux partis majoritaires, Nouvelle Démocratie et le Pasok, en étaient des complices actifs. Malgré un taux de chômage de 55 % chez les 16-30 ans, la coupure de l’électricité de 300 000 foyers et un exode de masse (plus de 175 000), l’UE (comme on pouvait le prévoir) a refusé d’admettre que le plan d’« austérité » avait échoué à redresser l’économie grecque. La raison pour laquelle l’UE s’obstinait dans cette « politique ayant échoué » résidait dans le fait qu’elle bénéficiait du pouvoir, des privilèges et des profits du pillage et de sa suprématie impériale.

De plus, la reconnaissance par l’élite de Bruxelles de son échec en Grèce aurait probablement pour résultat qu’il lui serait demandé de reconnaître également ses échecs dans le reste de l’Europe du Sud et au-delà, y compris en France, en Italie et chez d’autres membres clés de l’UE [6]. Les élites dirigeantes, financières et entrepreneuriales, d’Europe et des USA ont prospéré par les crises et la dépression, en imposant des coupes budgétaires dans les secteurs sociaux, les salaires et les traitements. Admettre un échec en Grèce aurait des répercussions en Amérique du Nord et en Europe, remettant en question leurs politiques économiques, leur idéologie et la légitimité des dirigeants. La raison pour laquelle tous les régimes de l’UE soutiennent l’insistance de l’UE à ce que la Grèce continue à respecter cette politique « d’austérité » manifestement perverse et rétrograde et impose des « réformes structurelles » réactionnaires, est que ces mêmes gouvernants ont sacrifié le niveau de vie de leur propre population active au cours des crises économiques [7].

Les crises économiques, de 2008/2009 jusqu’à aujourd’hui (2015), demandent toujours de durs sacrifices pour perpétuer les profits des classes dirigeantes et financer les subventions publiques des banques privées. Toutes les institutions financières majeures —la BCE, la Commission européenne et le FMI— suivent la même ligne : aucune contestation ou écart ne sera toléré. La Grèce doit accepter les diktats de l’UE ou faire face à d’énormes représailles financières. « Étranglement économique ou servage perpétuel envers la dette » est la leçon que Bruxelles envoie à tous les états membres de l’UE. Alors que, ostensiblement, elle parle à la Grèce – c’est un message destiné à tous les États, mouvements d’opposition et syndicats qui mettraient en question les diktats de l’oligarchie bruxelloise et de ses suzerains allemands.

Tous les principaux médias et grands pontes de l’économie ont servi de mégaphone aux oligarques de Bruxelles. Le message répété sans cesse par les libéraux, conservateurs et sociaux démocrates aux nations persécutées, aux travailleurs dont les revenus baissent, qu’ils soient salariés ou payés à la tâche, ainsi qu’aux petits entrepreneurs, est qu’ils n’ont pas d’autre choix que d’accepter des mesures rétrogrades, taillant dans le vif de leurs conditions de vie (les « réformes ») s’ils veulent espérer la « reprise économique » —qui, bien sûr, n’a pas eu lieu depuis cinq ans !—

La Grèce est devenue la cible principale des élites économiques en Europe car les grecs sont passés de manifestations sans conséquence au pouvoir politique. L’élection de Syriza, sur la base d’une souveraineté convalescente, rejetant l’austérité et redéfinissant ses relations avec les créditeurs en faveur d’un développement national marque les prémices d’une éventuelle confrontation à l’échelle du continent.

L’ascension de Syriza : héritage douteux, luttes de masse et promesses radicales non tenues

La croissance de Syriza, d’une alliance de petites sectes marxistes en un parti électoral de masse, est largement due à l’incorporation de millions de fonctionnaires des classes moyennes, de retraités et de petits entrepreneurs. Beaucoup soutenaient le Pasok auparavant. Ils ont voté Syriza pour retrouver leurs conditions de vie et la stabilité de l’emploi de la précédente période de « prospérité » (2000-2007) qu’ils avaient obtenue au sein de l’UE. Le rejet total du Pasok et de la Nouvelle Démocratie fut l’aboutissement de 5 années de profondes souffrances qui auraient pu provoquer une révolution dans un autre pays. Leur radicalisme commença par des manifestations, des marches, et des grèves qui furent autant de tentatives de pression sur les régimes de droite pour qu’ils changent le cap de l’UE et que cesse l’austérité tout en restant au sein de l’UE.

Ce secteur de Syriza est « radical » en ce qu’il oppose le conformisme présent à la nostalgie du passé —le temps des vacances à Londres et Paris financées par l’euro, du crédit facile pour acheter voitures et mets importés, pour ‘se sentir moderne’ et ‘européen’ et parler anglais !—

La politique de Syriza reflète, en partie, cette part ambigüe de son électorat. D’un autre côté, Syriza s’est assuré le vote des jeunes radicaux, chômeurs et travailleurs, qui n’ont jamais fait partie de la société de consommation et qui ne s’identifient pas à « l’Europe ». Syriza s’est imposé comme un parti de masse en moins de 5 ans et ses sympathisants comme ses dirigeants reflètent un haut degré d’hétérogénéité.

La branche la plus radicale, idéologiquement, est représentée principalement par des groupes marxistes qui à l’origine se sont regroupés pour former un parti. La branche des jeunes chômeurs s’y est jointe suite aux émeutes contre la police déclenchées par l’assassinat d’un jeune activiste lors des premières années de la crise. La troisième vague est composée en majorité de milliers de fonctionnaires licenciés et de retraités qui ont souffert de larges coupes dans leurs pensions sur ordre de la troïka en 2012. La quatrième vague représente les membres de l’ex-Pasok qui ont fui le naufrage d’un parti en faillite.

La gauche de Syriza se trouve principalement dans la base populaire et parmi les dirigeants des mouvements locaux issus des classes moyennes. Les grands dirigeants de Syriza qui tiennent les postes-clés sont des universitaires, dont certains étrangers. Beaucoup sont des membres récents voire ne sont même pas membres du parti. Peu d’entre eux ont pris part aux luttes de masse – et beaucoup n’ont que peu de liens avec les militants de base. Ils sont les plus enclins à signer un « accord » trahissant des grecs appauvris.

Depuis que Syriza a remporté les élections en 2015, le parti a commencé à enterrer son programme initial de changements structurels radicaux (socialisme) et à adopter des mesures visant à s’adapter aux intérêts du secteur des affaires grec. Tsipras a parlé de la « négociation d’un accord » dans le cadre d’une Union européenne dominée par les Allemands. Tsipras et son ministre des Finances ont proposé de renégocier la dette, l’obligation de payer et 70 % des réformes ! Quand un accord a été signé, ils ont complètement capitulé !

Pendant un court moment, Syriza a maintenu une position double : « s’opposer » à l’austérité et parvenir à un accord avec ses créanciers. Cette politique « réaliste » reflète les positions des nouveaux ministres universitaires, des anciens membres du Pasok et de la classe moyenne qui s’enfonce. La rhétorique et les postures radicales de Syriza sont révélatrices de la pression des chômeurs, de la jeunesse et de la masse pauvre, qui seraient ceux qui auraient à perdre si un accord de paiement aux créanciers était négocié.

Union européenne–Syriza : les concessions avant la lutte ont mené à la reddition et à la défaite

La « dette grecque » n’est pas vraiment une dette des grecs. Les créanciers institutionnels et les banques européennes ont prêté sciemment et à grand risque de l’argent à des kleptocrates, des oligarques et des banquiers qui en ont siphonné la plus grande partie dans des comptes en Suisse, dans de l’immobilier de grand standing à Londres et à Paris, activités incapables de générer des revenus afin de rembourser la dette. En d’autres termes, la dette est en grande partie illégitime et a été mise à tort sur le dos des grecs.

Syriza, depuis le début des « négociations », n’a pas remis en question la légitimité de la dette ni identifié les catégories spécifiques de personnes et les entreprises qui devraient la payer.

De plus, pendant que Syriza contestait la politique « d’austérité », il ne remettait pas en cause les organisations et les institutions européennes qui l’imposaient.

Depuis ses débuts, Syriza a accepté l’adhésion à l’Union européenne. Au nom du « réalisme », le gouvernement Syriza a accepté de payer la dette ou une partie de celle-ci comme base de négociation.

Structurellement, Syriza a développé une direction très centralisée dans laquelle toutes les décisions majeures sont prises par Alexis Tsipras, ce qui limite l’influence des militants de base radicalisés. Cela a facilité les « compromis » avec l’oligarchie de Bruxelles qui vont à l’encontre des promesses de campagne et qui peuvent mener à la perpétuelle dépendance de la Grèce aux dirigeants et créanciers de l’UE.

De plus, Tsipras a resserré la discipline au sein du parti au lendemain de son élection, s’assurant qu’aucun compromis douteux ne ferait l’objet d’un quelconque débat public ou d’une révolte extra-parlementaire.

L’Empire contre le succès démocratique grec

Lors des élections parlementaires grecques, probablement les plus importantes depuis la Seconde Guerre mondiale, les travailleurs grecs ont défié une incroyable campagne médiatique de peur et ont voté massivement pour le parti de gauche, anti-austérité, Syriza.

Dès l’instant où Syriza a reçu un mandat démocratique, l’élite de l’UE a suivi la route autoritaire typique de tous les monarques impériaux. Elle a exigé de Syriza :
 1. une reddition inconditionnelle,
 2. le maintien des structures, politiques et pratiques du précédent régime vassal de coalition (Pasok-Nouvelle Démocratie)
 3. que Syriza suspende toute réforme sociale, (augmentation du salaire minimum, augmentation des dépenses dans le secteur des retraites, de la santé, de l’éducation et de la lutte contre le chômage)
 4. que Syriza se plie aux directives économiques strictes et à la supervision développées par la Troïka (la Commission européenne, la Banque centrale européenne, et le Fonds monétaire international)
 5. que Syriza conserve l’objectif actuel d’excédent budgétaire primaire de 4,5 % du PIB en 2015-2017.

Pour renforcer sa stratégie de strangulation du nouveau gouvernement, Bruxelles a menacé de couper brusquement toutes les facilités de crédit présentes et futures, de réclamer tous les paiements de dette, de mettre fin à l’accès aux fonds d’urgence, et de ne pas soutenir les obligations bancaires grecques – lesquelles fournissent les prêts aux entreprises locales.

Bruxelles offre à Syriza la funeste « solution » de commettre un suicide politique en acceptant le diktat qui lui est imposé, s’aliénant ainsi son électorat. En trahissant son mandat, Syriza se confronterait à des manifestations de colère populaire. En rejetant le diktat de Bruxelles et en mobilisant son électorat, Syriza pourrait chercher de nouvelles sources de financement, en imposant un contrôle des capitaux et en s’orientant vers une « économie d’urgence » radicale.

Bruxelles s’est retranché sur ses positions et a fait la sourde oreille aux premières concessions de Syriza, préférant interpréter celles-ci comme une avancée vers une capitulation totale, au lieu d’y voir des efforts pour parvenir à un « compromis ».

Syriza a déjà abandonné ses demandes d’effacement de grandes parts de la dette, en faveur d’une extension de la période de recouvrement de celle-ci. Syriza a accepté de continuer à payer ses échéances, du moment qu’elles soient liées au taux de croissance économique. Syriza accepte la supervision de l’UE, tant qu’elle n’est pas menée par la Troïka honnie, laquelle a des connotations toxiques pour la plupart des Grecs. Malgré tout, les changements sémantiques ne changent pas la substance de la « souveraineté limitée ».

Syriza a déjà accepté une dépendance structurelle à moyen et long terme dans le but de s’assurer le temps et la marge de manœuvre nécessaires afin de financer ses programmes populaires à court terme. Tout ce que Syriza demande c’est un minimum de flexibilité fiscale sous la supervision de « radicaux » ayant la qualité de ministre des Finances allemand !

Syriza a temporairement suspendu les privatisations en cours de secteurs clés de l’infrastructure (infrastructures portuaires et aéroportuaires), de l’énergie et des télécommunications. Cependant, elle n’y a pas mis fin, ni révisé les privatisations passées. Mais pour Bruxelles, la « liquidation » des lucratifs secteurs stratégiques grecs est une partie essentielle de son agenda de « réformes structurelles ».

Les propositions modérées de Syriza et ses efforts pour opérer dans le cadre structurel de l’UE établi par les précédents gouvernements vassaux ont été rejetés par l’Allemagne et ses 27 larbins de l’UE.

L’affirmation dogmatique de politiques extrémistes, ultra néolibérales de l’UE, y compris le démantèlement de l’économie nationale grecque et le transfert des secteurs les plus lucratifs dans les mains d’investisseurs impériaux, est répétée dans les pages de tous les principaux quotidiens. Le Financial Times, le Wall Street Journal, le New York Times, le Washington Post, Le Monde sont des armes de propagande de l’extrémisme de l’Union européenne. Confronté à l’intransigeance de Bruxelles et face au « choix historique » de la capitulation ou de la radicalisation, Syriza a essayé de persuader des gouvernements clés. Syriza a tenu de nombreuses réunions avec des ministres de l’UE. Le Premier ministre Aléxis Tsipras et le ministre des Finances Yanis Varoufákis sont allés à Paris, Londres, Bruxelles, Berlin et Rome pour chercher un accord de « compromis ». Cela n’a servi à rien. L’élite bruxelloise martelait sans relâche : « La dette devra être payée entièrement et dans les temps ».

La Grèce devrait restreindre ses dépenses pour accumuler un surplus de 4,5 % ce qui assurerait les paiements aux créanciers, aux investisseurs, spéculateurs et kleptocrates.

Le manque de toute flexibilité économique de l’Union européenne, comme de toute disposition à accepter le moindre compromis, est une décision politique : humilier et détruire la crédibilité de Syriza en tant que gouvernement anti-austérité aux yeux de ses soutiens nationaux et de ceux qui seraient susceptibles de l’imiter à l’étranger, en Espagne, en Italie, au Portugal ou en Irlande [8].

Conclusion

L’étranglement de Syriza fait partie intégrante du processus, long de 10 ans, visant à l’assassinat de la Grèce par l’Union européenne. Une réponse brutale à la tentative héroïque d’un peuple entier, projeté dans la misère, condamné à être dirigé par des conservateurs kleptocrates et des sociaux-démocrates.

Les empires ne se défont pas de leurs colonies par des arguments raisonnables ni par la faillite de leurs « réformes » régressives.

L’attitude de Bruxelles envers la Grèce est guidée par la politique du « diriger ou ruiner ». « Sauvetage » est un euphémisme pour recycler les financements, traversant la Grèce et retournant aux banques contrôlées par la zone euro, pendant que les travailleurs et salariés grecs sont accablés par une dette toujours plus importante et une domination durable. Le « plan de sauvetage » de Bruxelles est un instrument de contrôle par des institutions impériales, qu’elles s’appellent Troïka ou autre.

Bruxelles et l’Allemagne ne veulent pas de membres contestataires, ils peuvent néanmoins condescendre à faire de petites concessions afin que le ministre des Finances Varoufákis puisse revendiquer « une victoire partielle » – une comédie grotesque ayant pour euphémisme : « Rampez ! Sinon… »

Le plan de sauvetage sera décrit par Tsipras-Varoufákis comme étant « nouveau » et « différent » des accords passés ou encore comme un repli « temporaire ». Les Allemands peuvent « accorder » à la Grèce de réduire son excédent de budget primaire de 4,5 à 3,5 % l’an prochain – mais elle devra toujours réduire les fonds destinés à stimuler l’économie et « reporter » la hausse des retraites, des salaires minimums…

Les privatisations et autres réformes régressives ne s’arrêteront pas, elles seront « renégociées ». L’État ne gardera qu’une « part » minoritaire.

On demandera aux ploutocrates de payer quelques taxes supplémentaires mais pas les milliards d’euros d’impôts non payés au cours des dernières décennies.

De même les kleptocrates du Pasok-Nouvelle Démocratie ne seront pas poursuivis en justice pour pillage et vol.

Les compromis de Syriza démontrent que la définition délirante donnée par la droite (The Economist, Financial Times, New York Times, etc.) de Syriza comme appartenant à la « gauche dure », ou ultra-gauche n’est nullement fondée sur la réalité. Car « l’espoir pour l’avenir » de l’électorat grec pourrait à présent virer à la colère. Seule une pression populaire peut inverser l’apparente capitulation de Syriza, et les infortunés compromis du ministre des Finances Varoufákis. Comme celui-ci manque de soutien dans son parti, Tsipras peut facilement le démettre pour avoir signé un « arrangement » qui sacrifie les intérêts fondamentaux du peuple.

Cependant, si, dans les faits, le dogmatisme de l’Union européenne et son intransigeance excluent même les accords les plus favorables, Tsipras et Syriza (contre leur volonté) pourraient être forcés de quitter l’Empire de l’euro et faire face au défi de bâtir une politique et une économie vraiment nouvelles et radicales, en tant qu’État libre et indépendant.

Une sortie réussie de la Grèce de l’Empire germano-bruxellois entraînerait probablement la dissolution de l’UE, car d’autres États vassaux se rebelleraient et suivraient l’exemple grec. Ils renieraient non seulement l’austérité mais aussi leurs dettes extérieures et le paiement éternel des intérêts. L’empire financier tout entier – le prétendu système financier mondial pourrait être ébranlé… La Grèce pourrait redevenir le « berceau de la démocratie ».

Traduction
Les Crises

Il y a trente ans, je fus un participant actif et un conseiller pendant trois ans (de 1981 à 1984), du Premier ministre Papandréou. Tout comme Tsipras, il a commencé avec des promesses de changement radical et a fini par capituler devant Bruxelles et l’Otan, se rangeant aux côtés des oligarques et des kleptocrates au nom de « compromis pragmatiques ». Espérons que face à une révolte de masse, le Premier ministre Alexis Tsipras et Syriza prendront un tout autre chemin. L’Histoire n’est pas obligée de se répéter comme une tragédie ou une farce.

[1Financial Times 7-8/2/15, p. 3.

[2Financial Times 10/2/15, p. 2.

[3Financial Times 2/6/15, p. 3.

[4Financial Times 9/2/15, p. 2.

[5Le compte-rendu du régime d’Andreas Papandreou s’appuie sur mon expérience personnelle, des interviews et des observations et sur mon article (écrit en collectif) « Socialisme grec : L’État patrimonial revisité » paru dans Paradoxes méditerranéens : la structure politique et sociale de l’Europe du Sud, James Kurth et James Petras (Oxford : presse de Berg 1993/ pp. 160-224).

[6The Economist 17/1/15, p. 53.

[7Financial Times 13/2/15, p. 2.

[8The Economist 1/17/15, p. 53.