Mesdames et Messieurs les Parlementaires,
Mesdames et Messieurs les Ambassadeurs,
Chers Amis,

Je suis heureux de conclure cet après-midi d’échanges et de dialogue sur une question devenue en quelques années l’une des plus importantes et urgentes aussi auxquelles il nous est demandé de répondre. Je vais conclure - j’en suis désolé - assez longuement, mais la question mérite un minimum de réflexion. Je remercie tout particulièrement le CAPS dont je sais que plusieurs membres ont activement participé à la préparation et au succès de cette journée.

Cette question nous concerne tous, nous, c’est-à-dire les pouvoirs publics, les responsables politiques et associatifs, les professionnels des médias, les acteurs du monde numérique, les chercheurs et les enseignants, les citoyens eux-mêmes. Bref tous ceux qui savent que l’information et la démocratie entretiennent des liens si étroits que l’une ne peut exister sans l’autre, qu’il ne peut y avoir de vie démocratique sans un espace public nourri par le travail des journalistes. Pas plus qu’il ne peut y avoir d’information sans des institutions et des règles qui en garantissent la liberté, l’indépendance et la légitimité auprès de nos concitoyens.

Pour ne citer que le cas de la France, chacun des moments fondateurs de notre République, et ce furent bien souvent aussi des moments de crise, de questionnement intense sur le sens même de notre démocratie, chacun de ces moments a vu les journalistes jouer un rôle de premier plan. Il s’agissait d’éclairer le débat public, avec toujours la même exigence de raison, indissociable de la recherche d’autonomie qui caractérise la citoyenneté moderne. Pour une raison majeure : l’autonomie a pour condition l’accès à l’information afin que le citoyen puisse exercer librement son jugement.

Dans ces moments critiques, ce sont des journalistes, des organes de presse qui ont répondu à ce besoin de savoir et de comprendre. Il n’y aurait pas eu d’Affaire Dreyfus mais seulement un innocent condamné et oublié de tous si Bernard Lazare, fidèle à sa conception du journalisme, n’avait pas été parmi les premiers à chercher à rétablir la vérité, en démontant point par point l’accusation de trahison établi par le tribunal militaire à l’encontre du capitaine Dreyfus.

Durant la seconde guerre mondiale, la Nuit de l’Occupation aurait été complète sans les voix de Radio-Londres, celle de Maurice Schumann, de René Cassin ou de Pierre Brossolette, qui donnèrent corps au projet politique de la France libre. Les Français n’auraient pas eu la même perception de la guerre d’Algérie sans le travail de Françoise Giroud, de Jean-Jacques Servan-Schreiber pour dénoncer la torture. Ces exemples, il y en aurait bien d’autres, illustrent combien le journalisme est un instrument de liberté sans lequel il ne peut y avoir d’exercice éclairé de la citoyenneté.

À l’heure où des bouleversements majeurs transforment le champ de l’information, nous entrons dans ce nouveau monde en sachant combien les révolutions techniques antérieures, la diffusion d’une presse de masse, l’invention de la radio puis de la télévision, furent des instruments de progrès et de démocratisation de nos sociétés. "La lecture du journal est la prière du matin de l’homme moderne" disait Hegel. Les combats pour l’émancipation du siècle passé, ceux qui cherchent à approfondir aujourd’hui l’autonomie humaine reprennent tous à leur manière la vérité de cette formule écrite à l’aube de notre modernité politique. Les révolutions médiatiques en ont décuplé les effets, en donnant accès à un public de plus en plus large à un horizon de plus en plus vaste d’informations et de connaissances.

L’émergence d’un espace numérique mondial bouleverse une nouvelle fois l’ensemble des secteurs de l’activité humaine. Il est devenu un espace à part entière de conduite des relations internationales, dans tous les domaines, et notamment celui du soft power et de la diplomatie publique. Le Quai d’Orsay a pris résolument ce tournant numérique. Avec plus d’un million d’abonnés, le compte Twitter du ministère des affaires étrangères est le deuxième compte institutionnel le plus suivi en France ; il se décline désormais en cinq langues étrangères, incluant l’arrivée du russe depuis quelques mois. Je veux aussi citer France Médias Monde qui diffuse les fondamentaux de notre culture à travers le monde. Aujourd’hui, l’internet et les réseaux sociaux déterminent une nouvelle organisation de l’information et de sa circulation, où l’audience et le pouvoir de résonance déterminent le poids d’un acteur.

Dans la dernière décennie, de nouveaux acteurs ont émergé dans le secteur de l’information, ils ont conquis ce marché et ils l’ont cartellisé. Nous sommes aujourd’hui face à une situation de duopole puisque l’accès à la presse, à l’information se fait majoritairement par l’intermédiaire de Google et Facebook. Ces deux plateformes ont un pouvoir de marché sans commune mesure avec celui que pouvait avoir dans les décennies passées n’importe quel organe de presse. L’espace public en est transformé ; les mouvements de l’opinion, la manière dont elle se constitue également. Ils touchent donc au cœur de la vie démocratique, à l’organisation de la vie sociale elle-même.

Les révolutions du printemps arabe ont montré combien les réseaux sociaux pouvaient jouer comme une force de mobilisation. Nous voyons aujourd’hui combien le libre accès à internet, la liberté d’expression et d’information décuplée dans le temps et l’espace qu’offrent les outils numériques sont aussi des cibles pour l’arbitraire politique.

Dans le domaine de l’information, je crois que l’espace numérique s’est développé selon une triple tension qui atteint aujourd’hui son paroxysme : tension d’une part entre la promesse d’ouverture et les manipulations nouvelles que cette ouverture rend possible ; tension d’autre part entre le libre accès à un horizon infini d’information, et la réalité d’un monde numérique fragmenté, divisé en silos informationnels où la discussion contradictoire s’affaiblit ; tension finalement entre la baisse des coûts de production et de diffusion qui facilite en théorie l’émergence de nouveaux acteurs de l’information, et la fragmentation des sources elles-mêmes, le doute généralisé quant à la fiabilité de l’information diffusée.

Dans ce nouvel âge de l’information, la démocratie doit répondre à la question qui l’accompagne depuis l’origine, la question que Socrate posait déjà aux sophistes : comment faire pour garantir l’opinion contre la puissance des simulacres et ceux qui en font commerce ?

En présentant la stratégie internationale de la France pour le numérique en décembre dernier, je disais que l’espace numérique est porteur de progrès ; et je le crois profondément : il peut donner à nos valeurs démocratiques un nouveau souffle. Mais il est aussi la source de nouveaux risques, et notamment ceux d’une information numérique manipulée contre les vertus d’ouverture et de progrès que nous lui reconnaissons.

Le caractère inédit de la situation à laquelle nous faisons face tient à la combinaison de trois facteurs : d’abord les crises et les doutes qui traversent nos démocraties depuis une décennie ; deuxièmement, la révolution que constitue la digitalisation de l’espace public, une rupture qui donne une caisse de résonance plus forte aux interrogations et aux crispations qui traversent nos sociétés ; enfin, l’affirmation de plus en plus nette de stratégies de puissance ayant recours sans remord à des stratégies digitales de déstabilisation qui s’exercent dans le champ informationnel. Je note d’ailleurs que certains discours, tel celui écrit en février 2013 par le chef d’état-major des armées russe, décrivent les "actions informationnelles" comme un instrument possible dans la palette des moyens d’intervention extérieure.

Nos démocraties ont tardé à prendre conscience de la gravité de ce phénomène. Nous avons pourtant constaté comment, dans des conflits ouverts, y compris sur le continent européen, les instruments numériques servaient à porter l’affrontement jusque dans le domaine informationnel. Cette réalité prend un visage neuf à l’âge numérique : nous sommes entrés dans un nouvel âge de la propagande. La gestion de l’information sur la crise en Ukraine et l’opération d’annexion de la Crimée a constitué un signal d’alarme majeur. La prise de conscience s’est accélérée avec la série noire des dernières élections, y compris en France. Au Royaume-Uni, aux Etats-Unis, en France, en Espagne, elles ont toutes été marquées par la diffusion de fausses nouvelles et par des attaques informatiques dont le but était de troubler l’ordre public, de compromettre la sincérité du scrutin électoral, et ainsi de semer le doute ou la discorde au sein du système démocratique occidental.

Animés par une vision cynique de l’espace numérique, ceux qui se livrent à ces manœuvres tentent de retourner contre nos démocraties les principes mêmes qui les fondent — l’ouverture, la liberté d’expression et d’information — à des fins d’ingérence et de déstabilisation. La désinformation et l’existence de médias de propagande ne sont pas un phénomène nouveau bien sûr, mais la révolution numérique et ses incidences sur la manière dont l’opinion publique s’informe, tout particulièrement notre jeunesse, leur confèrent une portée sans précédent.

Le débat public s’est cristallisé autour de la notion de fausses nouvelles ou "fake news". Pour le sujet qui me préoccupe et qui concerne l’orchestration de stratégies digitales d’interférence et de déstabilisation informationnelle, je crois que cette catégorie ajoute plus à la confusion actuelle qu’elle ne permet de caractériser avec précision la menace à laquelle nos démocraties font face. Le défaut de cette notion, c’est qu’elle a tendance à assimiler des phénomènes de nature différente, des motivations et des conséquences sans commune mesure les unes avec les autres.

Une fausse nouvelle peut l’être pour différentes raisons : par accident, par inattention, par déformation progressive à mesure de sa diffusion et de sa reprise multiple qui la constitue en rumeur numérique. Elle peut également être intentionnelle, sans répondre à des motivations politiques, soit parce qu’elle relève du canular, soit parce qu’elle est une source de revenus. L’information dans l’espace numérique risque de donner un avantage comparatif aux contenus les plus spectaculaires, susceptibles par conséquent d’être repris et partagés en masse, avec l’intérêt que cela représente pour les annonceurs publicitaires. Le "like", le "retweet", le "partage" paient. Et généralement ils paient bien.

Une fausse nouvelle peut aussi être émise à des fins malveillantes — cela a été évoqué tout à l’heure lors d’une table ronde à laquelle j’ai pu assister — pour compromettre la réputation numérique d’une personne ou d’un groupe, d’une entreprise. La montée du complotisme en est l’une des manifestations les plus préoccupantes.

Mais le cas le plus grave, c’est lorsque une fausse nouvelle entre comme partie d’une stratégie globale, une action à portée stratégique, visant à déstabiliser des institutions elles-mêmes, à travers le ciblage d’une population. Le terme de fausse nouvelle est ici inadapté et insuffisant ; il faut lui substituer celui de manipulation de l’information, que je propose de définir à partir de trois critères. Premièrement, il s’agit d’une campagne orchestrée, impliquant des acteurs étatiques, mais aussi non étatiques. Deuxièmement, elle passe par la diffusion massive de nouvelles fausses ou biaisées, fabriquées à dessein, diffusion virale grâce à son automatisation et à sa coordination. Troisièmement, cette action stratégique répond à un objectif politique hostile : domination, interférence et déstabilisation des populations, des institutions et des Etats ciblés, afin d’infléchir leurs choix, de porter atteinte à l’autonomie de leurs décisions et à la souveraineté de leurs institutions.

Il faut bien percevoir la complexité de ces manœuvres. Des campagnes de ce genre combinent à la fois des informations réelles et des informations déformées, des faits exagérés et des nouvelles créées de toutes pièces. Parfois elles sont assises sur des informations obtenues frauduleusement comme ce fut le cas avec le piratage des messageries de la campagne d’Emmanuel Macron, ou avant cela des serveurs du parti démocrate aux Etats-Unis.

Ces campagnes démarrent sur les réseaux sociaux avec un système de plus en plus sophistiqué d’amplification automatisée qui permet la propagation virale de l’information. La vitesse de la diffusion est d’ailleurs bien souvent un indice intéressant du caractère orchestré et automatisé du phénomène.

Mais les stratégies les plus sophistiquées consistent à créer une source d’information qui s’avère fiable dans la quasi-totalité des cas, avec les biais que je soulignais, afin de crédibiliser le moment venu une fausse nouvelle. C’est le "blanchiment" de cette fausse-monnaie numérique que sont les nouvelles inventées, diffusées puis reprises par une autorité qui les légitime aux yeux du public.

Comme ministre de la Défense j’ai eu à gérer ce type d’attaques, car il s’agit d’attaques, lorsque de fausses accusations de dommages aux civils ont été proférées par Daech, puis reprises par le régime syrien, et enfin diffusées dans la presse au même titre que les démentis de la Coalition. Je savais, moi, que cela était faux, puisqu’aucun avion français ne volait à l’endroit incriminé et que les photos utilisées étaient celles d’un bombardement de l’armée syrienne. Mais le principe de solidarité inhérent à toute coalition militaire m’interdisait de démentir séparément de mes alliés. Et c’est justement cette solidarité-là qui était testée par cette manipulation.

Une véritable ingénierie de la désinformation, à faible coût d’ailleurs, est depuis plusieurs années organisée et financée, avec ses fermes à troll et ces systèmes de bots. Le fait de cibler les sociétés démocratiques au moment des processus électoraux ne doit rien au hasard. C’est le moment où l’espace public est le plus sous tensions, où les passions politiques jouent à plein, où par conséquent la polarisation de l’opinion publique offre les plus grandes marges d’instrumentalisation. C’est le même objectif qui conduit ceux qui organisent ces campagnes à choisir certains thèmes particulièrement sensibles pour accroître les divisions au sein du corps social.

Nous avons connu ces dernières années la première vague de ces manipulations de l’information d’un genre nouveau. Les progrès rapides de l’intelligence artificielle, la commercialisation pour une somme modeste de logiciels de plus en plus performants qui permettent de contrefaire une vidéo, toutes ces innovations technologiques et celles à venir donneront de nouveaux moyens d’interférence à ceux qui cherchent à déstabiliser notre vie démocratique. Elles pourraient faire franchir un nouveau seuil à la désinformation en cherchant à manipuler la perception de la réalité elle-même, avec toujours le même objectif : créer un climat de défiance, éroder l’idée même de vérité, favoriser l’émergence d’un scepticisme de masse.

Je sais que vous avez évoqué les nouvelles modalités d’attaque possibles au cours de votre colloque.

Nous devons donc trouver les moyens de répondre à ce défi. Il ne s’agit pas de nous laisser entraîner dans une logique de guerre informationnelle. Mais, face à ces risques et ces attaques, notre objectif devrait être de garantir la résilience de l’espace public, en inventant un nouveau modèle partenarial et libéral.

Le point de départ de notre raisonnement doit résider dans le fait que les régimes démocratiques et libéraux sont, à terme, plus efficaces. Ils facilitent l’innovation, ils permettent le consensus, ils réduisent le risque de dérive autoritaire, avec ce que cela engendre de corruption et donc d’inefficacité sociale ; ils valorisent le mérite. Au demeurant, les instruments utilisés par les régimes autoritaires pour nous déstabiliser n’ont pu être développés que dans des sociétés ouvertes. Nous devons donc rester confiants dans notre force, et en particulier dans notre résilience, mais en même temps nous adapter pour faire front à ceux qui souhaitent porter atteinte à la liberté de nos démocraties.

Ce modèle démocratique défensif passe autant par l’action des pouvoirs publics, la responsabilité des entreprises que par la vigilance de la société civile et des médias.

Les récentes tentatives d’interférence dans nos élections présidentielles et dans les procédures démocratiques de pays partenaires constituent une violation grave à la fois de la volonté populaire et de la souveraineté nationale. La gravité de ces ingérences ne saurait être sous-estimée. Elles requièrent de la part des pouvoirs publics des mesures de défense de l’intégrité du vote, afin qu’il reflète fidèlement la volonté de la majorité des citoyens.

La ministre de la Culture l’a rappelé en ouvrant cette conférence. C’est l’objectif de l’initiative prise par le groupe parlementaire La République en Marche qui a déposé à l’Assemblée nationale deux propositions de lois, l’une organique, l’autre ordinaire, relative à la diffusion de fausses informations qui concerne particulièrement les périodes de campagnes électorales.

Ces propositions vont être examinées au cours des prochaines semaines et je tiens à saluer le travail mené par la Commission des affaires culturelle et la Commission des lois qui se sont saisies de ces enjeux et qui vont débuter dans les tous prochains jours leurs travaux.

L’esprit de ce projet vise à renforcer les pouvoirs d’autorités offrant toutes les garanties d’indépendance d’un Etat de droit - les juges et le Conseil supérieur de l’audiovisuel - comme gardiens de la sincérité du scrutin et élever le coût, pour ses initiateurs, des campagnes de désinformation. En dernier ressort, il permettra au régulateur de suspendre ou de mettre un terme définitif, dans des délais très rapides, à la diffusion de contenus malveillants contrôlés ou sous l’influence avérée d’un Etat étranger.

Des réflexions du même ordre sont en cours chez plusieurs de nos proches partenaires.

Ces campagnes de déstabilisation se saisissent de tous les nouveaux instruments qu’offre la révolution numérique. C’est donc également dans le domaine technologique que les pouvoirs publics doivent agir.

À court terme, la technologie offre des solutions prometteuses de prévention, de détection et de déconstruction des manipulations informationnelles. Grâce aux progrès de l’intelligence artificielle, nous disposons aujourd’hui d’outils de plus en plus performants pour identifier des campagnes coordonnées de fausses informations, nous opposer à la diffusion virale d’une information sensationnelle, lutter contre les faux comptes et sécuriser nos infrastructures digitales. Nous sommes désormais capables de détecter en amont les campagnes de désinformation, de remonter très rapidement à l’émission originelle qui a lancé l’opération, de visualiser le réseau des points de diffusion ou des émetteurs qui ont contribué à la diffusion de ces messages hostiles, et de désactiver les faux comptes qui servent cette propagation virale.

Avec ces outils en main, nous devrons demain poursuivre et dénoncer les auteurs de campagnes visant à déstabiliser notre pays. Nous devrons demain, être en mesure de dire qui gère des faux comptes par millier, qui oriente leurs prises de position, et lorsque ce sont des Etats — cela peut arriver — dénoncer leurs actions pour ce qu’elles sont, des actions hostiles visant à porter atteinte à notre mode de vie et à nos institutions. S’agissant en général de pays ayant fait de la "non-ingérence" et du "respect de la souveraineté" la pierre angulaire de leur discours international, cette perspective ouvre très certainement la voie à des explications publiques intéressantes.

Sans attendre cela, toutefois, nous devons garder à l’esprit que la première de nos défenses, c’est la résilience. Nos comportements doivent également changer. J’avais plaidé, en janvier 2017, pour que chacun, et notamment les fonctionnaires ayant à connaître d’affaires sensibles, fassent preuve au quotidien d’une forme "d’hygiène informatique", c’est-à-dire adaptent leur comportement au risque de fuite qui existe, quelles que soient les défenses que nous mettons en place. Tout message informatique peut être intercepté. Celui qui le rédige doit en permanence garder cette réalité à l’esprit, même dans le cadre d’échanges anodins.

À cette boîte à outils technologique doit correspondre un effort de formation des agents publics. Nos institutions doivent se doter d’une expertise interne afin d’être capables de penser de façon autonome des stratégies intégrant pleinement ces dimensions. Ce n’est pas encore le cas aujourd’hui : il existe une asymétrie inquiétante de pouvoir, de ressources et d’information entre les entreprises digitales et les institutions publiques. Cette impression de perte de contrôle contribue à nourrir les angoisses de nos citoyens face à la globalisation et au progrès technologique.

Il est donc urgent de penser de nouveaux modèles de recrutement, de formation, de partenariats publics-privés et de mobilité de nos agents vers les entreprises innovantes qui permettent la circulation et l’acquisition de ces nouveaux savoirs. Les universités et les institutions qui forment les cadres de nos administrations ont également un rôle essentiel à jouer en proposant des programmes adaptés.

Au sein de mon ministère, la direction de la communication et de la presse sera chargée de mettre en place un système de veille et d’alerte précoce, afin que nous puissions réagir rapidement à une campagne de manipulation de l’information ciblant nos intérêts à l’étranger. Notre réputation et la confiance que nous pouvons inspirer sont des actifs essentiels pour notre diplomatie. Il est donc probable qu’il puisse être attaqué et notre devoir est d’être en mesure de réagir très rapidement.

Au sein de notre réseau diplomatique, les services de presse seront particulièrement sollicités pour observer, analyser et tirer les leçons des attaques que nos partenaires pourraient subir. Dès la prochaine conférence des ambassadeurs, je souhaite que nous puissions tirer les leçons de ces remontées de terrain et des échanges que nous aurons eus avec tous ceux qui, au quotidien, parfois bénévolement, traquent les manipulations. Certains d’entre eux sont parmi nous comme M. Alaphilippe qui, avec son associé Nicolas Vanderbiest, a très tôt documenté, au printemps 2017, les campagnes orchestrées depuis la Russie contre le candidat Emmanuel Macron. Cet enjeu sera également intégré dans nos prochains exercices de planification et de prospective.

Enfin, le centre d’analyse, de prévision et de stratégie de mon ministère, avec l’Institut de recherche stratégique de l’Ecole militaire, finalise en ce moment un rapport recueillant les analyses et les meilleures pratiques de nos partenaires, des chercheurs, des médias et des organisations des sociétés civiles à l’échelle internationale. Je souhaite que nous puissions en tirer les enseignements. Le premier d’entre eux, déjà bien établi, est qu’il ne sert à rien de faire le dos rond lorsque vous êtes attaqué. Il faut dénoncer, exposer le mensonge ou la calomnie avant même qu’ils ne se matérialisent, en soulignant ce que cela a d’absurde.

La qualité du débat démocratique et la confiance des citoyens sont désormais indissociables de l’architecture et des modes de fonctionnement de l’espace numérique. La révolution numérique n’offre pas seulement de nouveaux instruments d’information ; elle a changé la manière de s’informer elle-même : les moteurs de recherche et les réseaux sociaux sont devenus à la fois des moyens d’information et des filtres, les journalistes n’ont plus le monopole de l’information ni la maîtrise de la diffusion de leurs contenus ; le public lui-même est orienté dans ses recherches par des algorithmes susceptibles de l’enfermer dans des "silos informationnels".

Le projet de nos sociétés démocratiques exige également de questionner le modèle économique de collecte et d’exploitation des données personnelles sur les réseaux sociaux, revendues à des acteurs poursuivant un agenda politique, comme vient de le mettre en lumière le scandale lié à la société Cambridge Analytica. S’ajoute à la menace des Etats autoritaires celle du plus offrant, s’il souhaite orienter le processus démocratique à son bénéfice.

Jusqu’à présent, les grandes plateformes numériques ont refusé de prendre au sérieux le phénomène. Il faut pourtant être clair : il n’y aurait pas de manipulations de l’information comme celles que nous connaissons aujourd’hui sans l’existence de grandes plateformes numériques à même de les propager massivement et de façon virale.

Certes, les méthodes sont les mêmes que celles utilisées par le KGB dans les années 50. La désinformation constituait alors déjà un pilier de la doctrine soviétique dite des "mesures actives", que conduisaient les services de sécurité pour influencer le cours des évènements mondiaux. On pourrait dire que, depuis l’opération "Infektion" menée par le KGB en 1983, qui visait à répandre la rumeur que le gouvernement américain avait délibérément créé le virus du sida, il y a simplement eu un changement d’échelle. Mais il est des domaines, comme celui de l’information, où le changement d’échelle constitue en réalité un changement de nature. La puissance de frappe qu’autorisent les réseaux sociaux, la capacité offerte de gérer des dizaines de milliers de comptes pour presque rien, en finançant quelques soldats de la désinformation, voire en utilisant l’intelligence artificielle, tout cela rend possible la réplique à l’infini des campagnes hostiles, là où il fallait des années pour les concevoir et multiplier les relais humains rémunérés ou acquis autrement à la cause. J’en veux pour exemple la récente affaire de l’attaque à l’agent neurotoxique Novitchok à Salisbury, qui a vu se développer en quelques heures, dans la foulée de la mise en cause directe de la Russie par le Royaume-Uni, un faisceau d’explications alternatives sur internet, rapidement repérés par des acteurs privés spécialisés dans la détection de fausses nouvelles.

Nous ne pouvons donc pas rester inertes. Je souhaite que, dès maintenant, nous prenions les mesures suivantes : premièrement, exiger de la transparence dans les solutions que ces plateformes mettent en place, dont l’impact et la portée sont trop souvent difficiles à évaluer. Je comprends que les entreprises protègent la propriété intellectuelle de leurs algorithmes. J’aimerais néanmoins savoir quels sont les objectifs qu’elles poursuivent, même généraux, en employant ces instruments mathématiques pour développer leurs activités. Je suis favorable à la création d’une obligation de transparence sur les individus ou les sociétés qui achètent massivement des contenus sponsorisés à caractère politique afin d’en favoriser la diffusion. Les exercices de communication auxquels se livrent leurs dirigeants ne sont pas une réponse à la hauteur de l’enjeu. Les déclarations d’intention doivent être suivies d’actions concrètes et mesurables. Deuxièmement, il est indispensable que les données personnelles fassent l’objet d’une protection bien supérieure à ce qui existe aujourd’hui. Des dispositifs garantissant la diversité et la qualité de l’information doivent également être mis en place. Nous devons exiger ensemble le plus haut niveau de protection et de transparence pour tous. Troisièmement, chaque plateforme doit instituer un point de contact, joignable et responsable, permettant de documenter et neutraliser les campagnes de manipulation de l’information. Cela peut se faire en lien avec les initiatives développées par la société civile, comme celle présentée par Christophe Deloire, pour RSF. Afin d’aider à mobiliser ceux qui pourraient feindre d’ignorer qui sont les vrais responsables de la désinformation et de la désaffection démocratique qui en est l’objectif final, j’ajoute que l’Etat devra être en mesure de publier, de son propre chef, les sites sur lesquels il refuse pour sa part de financer des publicités publiques, du fait de leur caractère extrémiste ou complotiste.

Le Premier ministre a rappelé lors de son discours de présentation du plan national de prévention de la radicalisation que si les plateformes ne coopèrent pas dans les trois mois qui viennent s’agissant du retrait des contenus illicites, la France soutiendra à Bruxelles une initiative législative européenne pour les contraindre à le faire. La France appuie d’ailleurs la finalisation par Europol de la base de données européennes des contenus illicites.

S’agissant des contenus relevant de la manipulation de l’information, certains d’entre eux peuvent échapper à cette caractérisation. La situation actuelle devrait donc nous pousser à engager une réflexion sur les instruments normatifs indispensables pour pallier l’actuelle irresponsabilité derrière laquelle se cachent ces entreprises. Je pense notamment à la nécessité de créer un nouveau statut, outre celui d’éditeur de contenus et celui d’hébergeur technique, afin que la responsabilité des plateformes dans la diffusion des manipulations de l’information puisse être caractérisée comme telle.

L’action à l’échelle européenne est indispensable pour peser réellement. La France souhaite donc pouvoir définir avec ses partenaires un socle commun européen de dispositions réglementaires, notamment s’agissant de la transparence des contenus sponsorisés, vu le rôle qu’ils jouent dans les stratégies digitales de manipulation de l’information. C’est une exigence de loyauté envers les citoyens à laquelle les plateformes doivent impérativement répondre. Ce socle commun n’est bien sûr pas exclusif des initiatives nationales que les Etats membres voudraient prendre.

Nous devons également créer les conditions favorables à la préservation d’une information pluraliste et de qualité. Je pense notamment à la reconnaissance d’un droit voisin au profit des éditeurs de presse, dans le cadre de la réforme de la directive sur le droit d’auteur. Des mécanismes de soutien financier, au niveau national ou européen, pourraient également être utiles. À cet égard, la France estime que l’encadrement des aides d’Etat ne devrait pas faire obstacle au soutien des entreprises de presse, ni au développement de la présence en ligne des sociétés de l’audiovisuel public.

La Commission européenne s’est saisie du sujet en réunissant en janvier un groupe d’experts composé d’universitaires, de journalistes et de représentants des plateformes numériques qui a rendu son rapport le 12 mars. C’est un premier jalon mais qui fixe de mon point de vue un niveau d’ambition encore trop modeste.

Sur la base de ces travaux et d’une consultation publique, la Commission a annoncé une communication à ce sujet pour le 25 avril prochain. Nous attendons cette publication en souhaitant que la Commission affirme la nécessité d’une initiative réglementaire sur la transparence des contenus sponsorisés.

Enfin pour les cas où les manipulations informationnelles s’appuient sur des contenus relevant d’infractions pénales (discours incitant à la haine, escroqueries commerciales, violations des droits de propriété intellectuelle), nous avons accueilli favorablement les lignes directrices sur le retrait des contenus illicites publiées par la Commission le 1er mars dernier. Ces lignes directrices définissent des mesures opérationnelles visant à accélérer la détection et la suppression de contenus illicites en ligne, à renforcer la coopération entre les plateformes internet, les signaleurs de confiance et les autorités répressives, et à accroître la transparence et les garanties pour les citoyens.

Au-delà du niveau européen, un partage d’expérience et d’expertise avec l’ensemble de nos partenaires internationaux est nécessaire, il faut en parler au sein du G7. C’est précisément ce que je ferai dans quelques semaines à Toronto, en compagnie des ministres des affaires étrangères et des ministres de l’intérieur du G7. Le Canada, à l’occasion de sa présidence du G7, a en effet repris la proposition que nous avions faite l’année dernière de se pencher sur les enjeux liés aux tentatives d’interférence dans les processus démocratiques. Je souhaite que cette réunion soit l’occasion d’une discussion sans tabou sur ce défi et les solutions qu’il appelle.

À cette fin, nous avons proposé que les pays du G7 renforcent leur coordination et leur capacité à répondre à ces tentatives d’ingérence, en établissant, par exemple, un réseau de points de contacts permettant d’alerter un ou plusieurs partenaires en cas de détection d’une campagne de manipulation informationnelle et d’échanger rapidement informations et solutions. Nous souhaitons également que les pays du G7 puissent s’accorder sur certains principes à respecter ainsi que sur des normes à promouvoir, notamment en termes de transparence des financements de publicités politiques ou de renforcement des capacités des médias et de la société civile pour détecter et contrer des manipulations lorsqu’elles ont lieu.

Dans ce domaine qui touche aux principes mêmes de notre démocratie, les acteurs publics ne sauraient fournir à eux seuls une solution définitive. C’est aux sociétés civiles de développer aussi des anticorps afin d’assurer notre résilience collective.

Elles le font déjà. Les participants aux tables-rondes de l’après-midi l’ont amplement montré. À cet égard, le Journalism Trust Initiative de Reporter Sans Frontières apporte une solution extrêmement intéressante pour donner aux lecteurs les moyens de faire preuve de discernement dans la masse d’informations aujourd’hui disponibles ; et distinguer le travail des professionnels du journaliste de la production d’organes de propagande comme Russia Today ou Spoutnik. Dans un registre différent, je pourrais également citer l’action de l’Observatoire du conspirationisme ou l’association "What the Fake", soutenues par la DILCRAH et le Comité interministériel de prévention et de détection de la radicalisation. Le Conseil de l’Europe a d’ailleurs cité la France comme exemple pour la campagne "On te manipule". Les manipulations peuvent donc être détectées et dénoncées, et cet effort doit être poursuivi, il en va ensuite de la responsabilité des médias et notamment de ceux qui - comme les agences de presse et je salue la participation à nos débats du PDG de l’AFP, M. Emmanuel Hoog - ont un impact global important, de ne pas participer à donner de l’écho à ces campagnes. Les sites internet les plus suivis par les jeunes ont également une responsabilité centrale.

Evidemment, les projets d’éducation aux médias sont également décisifs. Il est donc de notre responsabilité collective de donner à la jeunesse les instruments critiques indispensables à un usage éclairé de l’information en ligne.

Le plan d’éducation aux médias annoncé par la ministre de la culture Françoise Nyssen vise à répondre à ce défi. Le monde de la recherche est aussi à l’œuvre pour développer des programmes d’études, afin de préciser notre compréhension de ce phénomène et anticiper les menaces à venir. L’Union européenne elle-même a un rôle à jouer en ce sens pour soutenir les actions portées par la société civile qui luttent contre la désinformation et le complotisme sur Internet.

L’ensemble de ces projets sont des instruments concrets d’autonomie afin de donner à chacun la possibilité de s’orienter dans un champ informationnel chaotique et changeant. Ce qui se joue là, c’est la constitution d’une vigie citoyenne. Je souhaite que mon ministère y prenne sa part et maintienne le contact avec l’ensemble de ces initiatives par l’intermédiaire de notre ambassadeur pour le numérique David Martinon.

L’émergence d’un espace numérique mondial constitue une rupture comme il en existe peu dans l’histoire de l’humanité. Aucune génération avant la nôtre n’a eu la capacité de recevoir, dans un laps de temps si court et venus d’horizons si divers, autant d’informations sur les événements du monde. Cette amplification sans précédent de l’espace public offre certainement de nouvelles chances aux aspirations qui animent nos démocraties ; elle fait aussi peser de nouveaux risques d’aliénation sur les individus et les sociétés. Répondre à ces défis est la tâche de notre génération. Aujourd’hui, nous y avons contribué. Merci.