Madame la Chancelière, chère Angela, merci beaucoup pour vos mots,
Monsieur le maire d’Aix-la-Chapelle,
Monsieur le président du comité du prix Charlemagne,
Sir,
Mesdames et Messieurs les chefs d’Etat et de gouvernement,
Mesdames et Messieurs, anciens lauréats du prix Charlemagne,
Mesdames et Messieurs les ministres,
Monsieur le ministre-président du Land de Rhénanie du Nord-Westphalie,
Mesdames et Messieurs les ambassadeurs et consuls,
Mesdames et Messieurs les parlementaires,
Mesdames et Messieurs,
Chers amis,

Pour définir ce que la construction européenne nous a apporté depuis les lendemains de la Seconde Guerre Mondiale, nous avons coutume de dire qu’elle nous a permis de vivre 70 ans de paix et c’est vrai. L’Europe a connu ce miracle historique de 70 années de paix entre les ennemis héréditaires d’hier.

Et ce trésor n’a pas de prix et il est inédit dans notre continent pour tous les siècles qui ont précédé mais si je pense à la Pologne, aux peuples de l’ancienne Tchécoslovaquie, au Portugal, à l’Espagne, Sir, à l’ancienne Allemagne de l’Est, aux Pays baltes, chère Dalia GRYBAUSKAITE, à la Bulgarie, cher Boïko BORISSOV, à tous ces peuples frères, puis-je dire qu’ils ont connu 70 ans de paix en toute quiétude, en toute sérénité, de paix, de liberté et de prospérité ?

Peut-on dire que les peuples de l’ancienne Yougoslavie ont connu 70 ans de paix ? Pour quelques nations d’Europe qui ont emprunté le chemin de l’amitié et de la coopération, d’autres ont connu jusqu’à une période récente la brûlure du totalitarisme, du nationalisme, pour certains autres du génocide, de la guerre civile, de la sujétion militaire ou politique.

Le mythe de ces 70 ans de paix suppose une Europe parfaite dont nous n’aurions qu’à soigner l’héritage, mais je ne crois pas à ce mythe car l’Europe est encore et toujours traversée par l’histoire et par le tragique de l’histoire. A cela, nous ne pouvons opposer la routine de la gestion mais une volonté toujours en mouvement, qui requiert de chaque nouvelle génération qu’elle engage toutes ses forces et réinvente l’espérance.

Recevant le Premier Prix Charlemagne en 1950, Richard de COUDENHOVE-KALERGI avait nommé cette espérance. Faisant référence à l’œuvre de Charlemagne, il avait dit de l’Europe qu’elle est le retour du rêve carolingien. Ce rêve, c’est celui d’une unité voulue, d’une concorde conquise sur les différences et d’une vaste communauté marchant dans la même direction, celle d’une Europe, chère Angela, cher Xavier, unie en son cœur battant que fut, dès cette époque, cette région.

Ce rêve aujourd’hui est rongé par le doute. A nous de savoir si nous voulons le faire vivre ou le laisser mourir.

J’ai déjà dit à plusieurs reprises à la Pnyx, la Sorbonne comme au Parlement européen, ce que la France propose mais je voudrais simplement ici partager quatre convictions, quatre commandements si vous m’y autorisez ou quatre impératifs catégoriques d’action selon la tradition de notre Europe à laquelle nous souhaitons nous ranger.

Le premier impératif est simple : ne soyons pas faibles et ne subissons pas ! En effet, nous avons devant nous des grandes menaces, de grands déséquilibres qui bouleversent notre peuple et nourrissent chaque jour leurs inquiétudes. La question qui nous est posée sur chacun d’entre eux c’est : voulons-nous subir ? Acceptons-nous la règle de l’autre ou la tyrannie des événements ou faisons-nous le choix de décider pour nous-mêmes de l’autonomie profonde et donc oui d’une souveraineté européenne ? Qui choisira pour nos concitoyens les règles qui protègent leur vie privée ? Qui choisira d’expliquer l’équilibre économique dans lequel nos entreprises auront à vivre ? Des gouvernements étrangers qui, de fait, organiseront leur propagande ou leurs propres règles ? Des acteurs internationaux, devenus passagers clandestins d’un système qu’ils décident parce qu’ils l’organisent, ou considérons-nous que cela relève de la souveraineté européenne ?

Le Parlement européen – et je veux ici rendre hommage à un de ses précédents présidents cher Martin, enfant de cette ville – a fait le choix courageux, accompagné par la Commission et les Etats membres de décider d’un règlement général pour les données personnelles. C’est dans cette ligne que nous voulons aller et je crois profondément que nous avons une souveraineté numérique à construire pour mieux réguler ces acteurs, pour protéger nos concitoyens, pour taxer de manière plus juste ceux qui aujourd’hui ne paient aucun impôt dans un espace économique et juridique où, pourtant, ils conduisent à de profondes transformations et menacent chaque jour les intérêts des uns, tout en offrant des opportunités aux autres.

Comment voulons-nous choisir demain nos choix climatiques ? Et ce sont des choix démocratiques comme nous l’entendons en écho derrière ces fenêtres, ils sont essentiels. Qui aura à en décider ? Là aussi des puissances extérieures ou nous-mêmes ? Nous savons que ces choix prennent du temps en matière énergétique et climatique mais la solution durable ne sera construite que si nous savons nous organiser au niveau européen, si nous savons aller vers un prix plancher du carbone, mettre là aussi une taxe à nos frontières, évitant le choix du pire et de favoriser les acteurs les moins coopératifs, d’avoir une politique ambitieuse, vous l’avez dit Monsieur le maire, en matière de stockage de l’énergie renouvelable qui, seule, permettra de tourner une page complète de notre aventure énergétique et d’être à la hauteur de nos engagements climatiques.

Qui doit décider de nos choix commerciaux ? Qui ? Ceux qui nous menacent ? Ceux qui nous feraient du chantage en expliquant que les règles internationales qu’ils ont contribué à élaborer ne valent plus parce qu’elles ne sont plus à leur avantage ?

Nous sommes, nous Européens, les co-dépositaires d’un multilatéralisme international que je crois fort. Il nous appartient pour notre propre souveraineté d’en défendre la grammaire, de ne pas céder et de n’être ni naïfs face à la concurrence déloyale ni faibles face à la menace de ceux qui ont parfois écrit ces règles avec nous.

Qui fera le choix de l’environnement de paix et des grands équilibres géopolitiques dans lequel nous voulons vivre ? Nous l’avons ré-évoqué encore tout à l’heure hier et avant-hier avec Madame la Chancelière, chère Angela, et notre collègue Theresa mais comme tous les autres chefs d’Etat et de gouvernement nous avons fait le choix de construire la paix et la stabilité au Proche et Moyen-Orient, nous l’avons souverainement assumé, nous l’avons collectivement porté. D’autres puissances tout aussi souveraines que nous ont décidé de ne pas respecter leur propre parole. Devons-nous renoncer pour autant à nos propres choix ? Devons-nous céder à la politique du pire ? Nous devons choisir, bâtir, parler avec tous pour, là aussi, réussir à construire notre propre souveraineté qui, dans cette région, sera garante de la stabilité.

Nous avons eu à vivre les grandes bascules liées aux migrations contemporaines, qu’elles soient politiques, qu’elles soient économiques, qu’elles soient climatiques. Face à ce sujet, pense-t-on une seule seconde que nous puissions rester les bras croisés ou, là aussi, nous replier sur des crédos purement nationalistes ? La réponse est européenne, elle l’est en ce qu’elle a de plus essentiel. Nous ne ferons face à ces défis qu’en ayant une politique ambitieuse concertée et pleinement européenne pour l’Afrique de l’autre côté de la Méditerranée, une politique de développement et de sécurité à laquelle nous avons commencé à œuvrer mais pour laquelle nous devons être beaucoup plus ambitieux en ayant une politique commune de sécurité de nos frontières, d’harmonisation de nos droits, en ayant une politique souveraine de développement, de sécurité, de protection.

Vous l’avez compris, ce premier impératif auquel je crois, ne soyons pas faibles, ne subissons pas, c’est celui de la souveraineté européenne, celle qui doit nous conduire, celle qui doit nous conduire à faire de l’Europe une puissance géopolitique, commerciale, climatique, économique, alimentaire, diplomatique propre. Nous aurons des débats et nous ne mettons sans doute pas les mêmes réalités derrière chacun de ces mots, mais la condition de possibilité, c’est que nous refusons le fait que d’autres puissent décider pour nous. Si nous décidons qu’un grand acteur du numérique peut décider du secret ou des règles fiscales, nous ne sommes plus souverains et ce débat ne vaut pas ; si nous décidons que tel ou tel grand groupe énergétique international décide de notre politique climatique pour nous, nous ne sommes plus à mêmes de décider et d’avoir un débat démocratique.

Et si nous acceptons que d’autres grandes puissances y compris alliées, y compris amies dans les heures les plus dures de notre histoire se mettent en situation de décider pour nous, notre diplomatie, notre sécurité parfois en faisant courir les pires risques, alors nous ne sommes plus souverains et nous ne pouvons plus crédiblement regarder nos opinions publiques, nos peuples en leur disant : nous allons décider pour vous, venez voter et venez choisir.

Le deuxième impératif qui est le nôtre, c’est : ne nous divisons pas. La tentation est grande dans cette période trouble du repli sur soi, du nationalisme en pensant que, à l’échelle de la nation, on maîtrisera mieux les choses, on retrouvera une part de cette souveraineté qui parfois demeure trop évanescente ou encore naissante au niveau européen. Cette sonnette d’alarme, nous l’avons eue avec le Brexit mais nous l’entendons aussi, des élections italiennes à la Hongrie jusqu’à la Pologne partout en Europe, résonne cette musique du nationalisme, cette fascination et nous sommes en ce lieu, je le disais à l’instant, devant ce rêve carolingien à la hauteur duquel nous souhaitons être mais le risque européen aujourd’hui est, si je puis dire, un risque lotharingien, celui d’une division extrême. Elle tend à réduire la plupart des débats à une superposition de nationalismes convainquant ceux qui doutent de renoncer aux libertés conquises au prix de mille souffrances.

Beaucoup voudraient faire bégayer l’histoire en faisant croire à nos peuples que cette fois-ci, nous serions plus efficaces. Face à tous les risques que je viens d’évoquer, la division serait fatale, elle réduirait encore notre souveraineté véritable. Les barbelés réapparaissent partout à travers l’Europe, y compris dans les esprits et regardons avec lucidité les dernières années, les dix dernières années que nous venons de vivre, beaucoup a été fait et nous devons beaucoup à celles et ceux qui ont eu l’honneur de diriger nos pays et de savoir faire face aux crises et prendre dans les situations les plus extrêmes des décisions à chaque fois difficiles mais ce fut au prix d’une division entre le Nord et le Sud, au moment de la crise financière et économique. Ce fut ensuite au prix d’une division entre l’Est et l’Ouest, au moment de la crise migratoire. Et ces discussions se poursuivent comme une lèpre au milieu de notre Europe, voulant faire s’installer l’idée que des camps se seraient reconstitués et que l’unité ne serait plus possible.

Or la seule solution qui est la nôtre c’est l’unité ; les divisions nous poussent à l’inaction. Les divisions nous poussent à la guerre de position, celle-là même qui fit vivre à l’Europe l’un de ses pires martyrs il y a maintenant un siècle. Et je connais toutes ces représentations collectives qui nous inviteraient à ne pas bouger, y compris entre nos deux pays, chère Angela. Je connais tous ceux qui en France me disent : allez, allez-vous confronter à l’Allemagne, la solution est dans une crise avec l’Allemagne, l’Allemagne, elle est égoïste, elle est vieillissante, elle ne veut pas réformer l’Europe, elle veut l’Europe quand c’est à son avantage. Je sais que c’est faux et jamais nous ne cèderons à cette tentation parce que j’ai vu une Allemagne qui, ces dernières années, a pris ses risques, a fait ses choix, qui, avant la crise financière, a su faire des réformes profondes que nous, nous avons pensé pouvoir faire attendre et j’ai vu encore ces jours-ci une Allemagne ambitieuse, aimant l’Europe, acclamant l’Europe, une jeunesse allemande qui attend presque tout de cette Europe parce qu’elle se souvient de son histoire !

Et de l’autre côté, j’entends aussi celles et ceux qui, en Allemagne, disent : ne cédons pas aux sirènes de cette France que nous connaissons trop bien. Ces gens-là ne sont pas sérieux, ils n’ont pas fait leurs réformes et la France nous demande une Europe qui serait à sa main en quelque sorte, elle veut une Europe pour elle, une Europe qui financera ses déficits, une Europe qui lui permettra de faire les réformes qu’elle ne sait pas faire. Mais réveillez-vous ! La France a changé, elle n’est plus la même et c’est le choix du peuple français qui a eu, il y a un an maintenant presque jour pour jour, un choix clair à faire dont je suis le dépositaire et rien de plus. Mais la France a fait ses réformes tant et tant attendues ; elle continuera de les faire. Elle s’est redressée, elle est là, la France lors des crises a payé sa part, tout comme l’Allemagne et la France souhaite une Europe pour l’Europe, pas pour elle-même. Et donc de part et d’autre, nous devons savoir là aussi dépasser les replis, les musiques qui nous conduisaient au pire pour acter d’une chose, c’est que l’unité entre la France et l’Allemagne est la condition de possibilité de l’unité européenne qui seule nous permettra d’agir !

Et ne nous trompons pas. Le rêve qui est le nôtre est déjà plus que le rêve carolingien, il y a eu depuis des siècles et des siècles dans notre Europe des transferts d’empires, cher Peter SLOTERDIJK, qui ont conduit à chaque fois à chercher l’hégémonie de l’un sur les autres. Ils nous ont conduits à chaque fois à de mauvaises décisions. La France elle-même au début de ce siècle, alors qu’elle allait bien, avait pensé qu’il n’était pas besoin de se réformer elle-même et qu’il n’était pas besoin de répondre aux propositions européennes faites par l’Allemagne parce que cette Europe nous allait bien, elle nous était bénéfique. Ce fut une erreur.

L’Europe qui est la nôtre ne fonctionne plus sur des hégémonies successives. Elle ne peut plus fonctionner sur des hégémonies successives. Elle ne peut se bâtir que sur une solidarité constante. Il y a la responsabilité indispensable que nous avions parfois perdue de vue avant la crise que nous avons rebâtie et chaque Etat a à mener ses réformes, sa part de responsabilité, ses propres décisions, mais nous avons aussi une solidarité entre nous, cette solidarité dont l’Allemagne au moment de la réunification a pu bénéficier et ce qui était le devoir de l’Europe, pour que l’Allemagne puisse passer ce pas, être plus forte et occuper le rôle qui est aujourd’hui le sien, cette solidarité que nous devons aujourd’hui avoir sur le sujet des migrations au sein de l’Europe, cette solidarité que nous devons avoir sur les sujets financiers au sein de l’Europe, à l’égard des pays qui aujourd’hui encore ont une jeunesse dont le taux de chômage atteint 30, 40, 50% : ces solidarités-là, nous devons les rebâtir !

Sinon à chaque fois, nous prendrions le risque de céder à la sirène de celui qui a déjà, oubliant la précarité de ces hégémonies européennes. C’est pourquoi je crois dans un budget européen beaucoup plus ambitieux, dans lequel la France prendra sa part de contribution qui porte la force de nos politiques historiques mais aussi ces politiques nouvelles qu’a évoquées à l’instant la chancelière, qui portera une ambition pour défendre l’Etat de droit, défendre une convergence économique, fiscale, sociale et une vision cohérente de notre Europe, celle qui correspond à l’ambition des pères fondateurs comme de ceux qui ont fait l’Acte unique. C’est pour cela que je crois à une zone euro plus forte, plus intégrée, avec un budget propre permettant les investissements et la convergence parce que c’est le seul moyen de permettre à tous les États qui souhaitent aller de l’avant, d’aller en cette direction.

Le troisième impératif qui est le nôtre, mes amis, c’est : n’ayons pas peur, n’ayons pas peur du monde dans lequel nous vivons, n’ayons pas peur de nos principes, n’ayons pas peur de ce que nous sommes et ne le trahissons pas. Nous sommes aujourd’hui face à toutes ces colères, ces incertitudes, confrontés à des tentations et parfois les pires, celle d’abandonner les fondements mêmes de nos démocraties et de nos États de droit. Ne leur cédons rien, rien !

Il n’est pas vrai qu’on répond au vent mauvais en ayant de la complaisance pour ceux qui, par le passé, nous ont déjà conduits parfois par faiblesse, par silence, à trahir ce que nous sommes ; ne cédons rien dans l’Union européenne comme au sein du Conseil de l’Europe à l’Etat de droit, à toutes ces règles. Ne cédons rien à la vitalité de nos démocraties et de nos débats démocratiques, aux contestations qui les animent, à leurs forces, à la civilité de ce qui est notre Europe.

Cette civilité, c’est celle de l’Europe des cafés, des débats, des universités, du conflit d’idées, de l’opposition d’idées qui refuse la violence d’Etat comme la violence de rue mais qui croit à la force de la vérité parce qu’elle croit à la force de la confrontation démocratique des idées.

C’est pour cela que je crois à la volonté de l’intelligence, à la volonté de la culture, car oui, il s’agit bien de volonté. Il y a toujours ce marasme, cher Anselm KIEFER, que nous évoquions hier, il est toujours là, sous nos pieds et il faut cette volonté de l’intelligence, du beau, de la culture, non pour le faire oublier, mais pour y porter des brèches, cette brèche dans laquelle nous vivons depuis 70 ans, qui ne sont pas des évidences, qui ne sont pas l’état naturel de l’humanité européenne, qui sont une exception liée à notre force d’âme. Donc oui, se battre pour une Académie européenne de la culture, se battre pour les universités européennes, se battre pour la traduction, se battre pour la circulation des œuvres d’art, se battre pour réinventer chaque fois ce débat esthétique, critique, intellectuel dans notre Europe, ce ne sont pas des belles idées réservées, pardonnez-moi, uniquement à quelques intellectuels, ce sont des idées essentielles pour nos sociétés, pour notre jeunesse parce que c’est la force d’âme de cette brèche ouverte il y a 70 ans, qui est notre combat plus encore aujourd’hui qu’hier !

Le Proche-Orient, le Moyen-Orient, l’Afrique nous regardent. Ils regardent cette voie, ils regardent cette capacité à ne pas avoir peur, à ne pas avoir peur de l’autre et à porter ce qui a toujours été au cœur de notre vocation une part de l’universel. Nous étions tout à l’heure pour cette messe dans cette cathédrale dont l’octogone, original, rappelle comment ici dans ce lieu il y a plus de 1 200 ans, certains ont voulu faire écho à Ravenne, Constantinople et certains autres ensuite à toutes les capitales européennes. Jérusalem était présent à l’étage. Le monde a toujours été pensé à travers l’Europe dans cette capacité à ne pas avoir peur, à échanger des idées, les confrontations. J’évoque ces périodes sans naïveté, nous avons ensuite changé mais c’est cela l’Europe, c’est cette capacité à chaque fois à se porter dans un dialogue de l’universel, à être en médiation de l’universel.

Et à l’heure où nous nous parlons dans ce moment que vit l’Europe, ça n’est pas simplement le débat sur la souveraineté que j’évoquais tout à l’heure mais celui aussi de ne pas avoir peur pour continuer à porter ce multilatéralisme fort auquel je crois, c’est-à-dire la capacité de l’Europe à porter les règles pour le monde tout entier parce que c’est la capacité et le devoir de l’Europe à porter une vision du monde en son sein et l’exigence qui va avec cette vision du monde.

Ne pas avoir peur, enfin de nous-mêmes, nous délivrer de nos propres tabous : c’est de ne pas avoir peur entre nous ; c’est ne pas avoir peur l’un de l’autre ; c’est ne pas avoir peur parfois de nos propres fétiches. En France, il ne faudrait plus changer les traités, il ne faudrait d’ailleurs parfois plus baisser la dépense publique et on a – chère Angela, je crois que tu le sais –classiquement une préférence pour la dépense publique plutôt que pour la norme, eh bien, acceptons de bousculer ces fétiches et n’ayons pas peur de dire : oui, pour avancer en Europe, nous devons un moment être prêts à bousculer les traités et les changer et prendre ce risque démocratique. Oui, je suis prêt à dire que nous devons faire des réformes en profondeur et des transformations pour baisser la dépense publique qui est la seule condition pour avancer dans cette Europe et davantage respecter la norme, construire ces règles communes mais de la même façon en Allemagne, il ne peut pas y avoir un fétichisme perpétuel pour les excédents budgétaires et commerciaux parce qu’ils sont toujours faits aux dépens de certains autres.

Et donc n’ayons pas peur là maintenant de dépasser nos propres tabous, nos propres habitudes précisément parce que nous avons à nous battre pour quelque chose qui est plus grand que nous-mêmes ! Nous avons à nous battre, non pas pour les intérêts de nos pays ou la préservation d’un Etat ponctuel de l’Europe, non ! Nous avons à nous battre pour reforger une Europe nouvelle, plus forte et, avec elle, porter cette part d’universel qui aujourd’hui est dans les mains de l’Europe.

Enfin, le dernier impératif à mes yeux c’est : n’attendons pas. C’est : maintenant ! Nous nous sommes pendant longtemps attendus, il se peut même, n’est-ce pas, cher Joschka, que nous nous soyons parfois manqués. Les torts sont partagés mais aujourd’hui nous n’avons plus le droit ; aujourd’hui, n’attendons pas pour faire le choix de l’Europe parce qu’avec le choix de l’Europe, c’est en même temps celui, nous le voyons bien et nous l’avons l’un et l’autre rappelé, le choix de l’Occident qui sera fait. C’est cela aussi ce que nous portons, la capacité que nous aurons à faire des choix clairs, ce sera non seulement celle d’avancer vers une Europe, peut-être à quelques-uns pour un temps, peut-être par un cercle plus intégré parce qu’elle a toujours avancé ainsi et c’est une porte ouverte, et Boïko BORISSOV comme Petro POROCHENKO le savent, je ne crois pas dans une Europe cadenassée qui aurait prédéfini un club de quelques-uns, mais je ne crois pas non plus dans une Europe qui peut perpétuellement attendre que 28 hier, 27 demain ou d’autres après-demain soient tous d’accord sur absolument tout.

Il nous faut acter - parce que c’est toujours ainsi que nous avons avancé - que quelques-uns aient la force d’âme, le caractère, la volonté d’aller de l’avant, si les règles sont claires : les portes sont ouvertes pour que chacun, le jour où il le voudra et le pourra, puisse les rejoindre. Mais nous ne pouvons pas considérer que le choix de l’Europe serait toujours le choix du seul dénominateur commun, le choix du moindre risque, le choix du plus petit pas à la dernière minute, non ! Il nous faut construire un choix ambitieux en redonnant une vision et une vision à 30 ans à nos concitoyens qui permettra ensuite ces petits pas et ces progressions parce qu’eux, ils ont besoin d’un cap, parce que les nationalistes sont clairs, parce que les démagogues sont clairs, parce que les peurs sont claires. Les volontaires de l’Europe doivent l’être tout autant avec force, avec ambition !

Alors, engageons-nous ensemble dans une Europe qui protège et qui porte cette ambition, une Europe du numérique et de la transformation énergétique et climatique, du renforcement de la zone euro, d’une politique commerciale plus protectrice et cohérente avec nos objectifs sanitaires et environnementaux, une politique migratoire plus unifiée, une convergence sociale, fiscale, démocratique, une politique de l’intelligence, de la recherche, de l’innovation avec cette méthode nouvelle, celle de la volonté et ce qui va sans doute avec celle d’une forme de prise de risque.

Voilà, mes chers amis, les quatre convictions que je voulais partager avec vous ce matin en vous remerciant pour l’insigne honneur qui m’est fait de recevoir ce Prix. Mais ce Prix serait peu de choses s’il était en quelque sorte une invitation à attendre ou un simple remerciement pour bons services ou service accompli.

Ne soyons pas faibles et choisissons, ne soyons pas divisés mais unissons-nous, n’ayons pas peur mais osons faire et être à la hauteur de nos histoires et n’attendons pas, agissons maintenant.

L’Europe est une utopie, c’est une utopie, mais vous êtes là. Donc cette utopie, elle existe. Quand Denis de ROUGEMONT il y a près de 70 ans, proposait un pas formidable, avec une charte des droits, on disait « c’est un intellectuel, c’est un poète ceci n’existera pas » et nous l’avons fait, peut-être fallait-il être homme de lettres ou artiste pour l’oser. Les utopistes sont des pragmatiques et des réalistes.

Alors, mes amis, essayons de tenir ces quatre impératifs, de dessiner les trente ans d’Europe qui sont devant nous ensemble et faisons-le maintenant parce que ne perdons jamais, jamais de vue que nous vivons depuis 70 ans pour certains et un peu moins pour d’autres une forme d’exception de l’histoire. Ne perdons jamais de vue que l’Europe dont nous parlons est tout sauf une évidence. Elle est sans doute l’une des choses les plus fragiles et n’oublions jamais que la langueur, l’égoïsme, les habitudes sont peut-être parmi ses pires menaces.

Alors mes amis, ayons aujourd’hui mais plus encore demain et après-demain cette force d’âme de vouloir cette Europe, cette Europe qui a fait ce temps carolingien où nous nous trouvons aujourd’hui non pas pour honorer une symphonie écrite hier mais pour continuer à écrire cette partition inachevée qui est la nôtre parce que c’est notre défi, parce que c’est notre devoir, parce que c’est sans doute notre vocation et parce que j’ai la conviction profonde qu’elle se décide maintenant !

Je vous remercie !