Monseigneur,
Madame,
Monsieur le Chancelier de l’Institut,
Madame le Secrétaire perpétuel,
Madame et Messieurs les Ministres,
Monsieur le Premier Ministre,
Madame La Secrétaire générale,
Mesdames et Messieurs les Ambassadeurs,
Mesdames et Messieurs les Parlementaires,
Mesdames et Messieurs les Académiciens,
Madame la Représentante personnelle pour la francophonie,
Mesdames et Messieurs,

C’est avec beaucoup d’humilité que je viens aujourd’hui essayer dans ce lieu de vous parler de francophonie. Je dis avec beaucoup d’humilité parce que la dernière fois que j’en ai parlé c’était dans une université à Ouagadougou, peut-être certains qui étaient avec moi s’en souviendront. Et je n’ai eu absolument aucun succès, c’était dans un discours plus large sur l’Afrique où j’essayais d’embrasser nombre de considérations sur l’avenir de ce que la France peut y faire et les questions que nous avons à y soulever. Et lorsque j’ai parlé francophonie c’est sans doute le moment où les malentendus se sont le plus installés. J’avais face à moi des jeunes étudiantes et des jeunes étudiants qui de manière évidente ne comprenaient pas ce que j’étais en train de dire ou plus exactement se disaient "il nous parle de quelque chose qui ne nous dit rien, il nous parle depuis un endroit ou depuis une langue qui ne nous dit pas la même chose".

La réponse m’a sans doute été donnée tout à l’heure par Gabriel Faye qui nous disait que dans son Bujumbura natal quand on parlait de francophonie lui qui a montré à plusieurs reprises qu’il sait parler et écrire le français venait à l’esprit la photographie d’un président de la République française avec des présidents africains. Alors, croyez-moi, ça n’est pas de cette image dont je suis venu aujourd’hui vous parler et je voudrais plutôt chercher à m’en défaire. Parce qu’aujourd’hui de Maradi à Séoul, de Yaoundé à Oulan-Bator, de Nouméa à Buenos Aires, le monde bruisse de notre langue. Elle résonne par sa littérature, par sa poésie, par la chanson, le théâtre, le cinéma, par l’art culinaire, le sport, le débat philosophique ou l’éloquence et aujourd’hui partout sur la planète en ce jour ainsi choisi la langue française dit le monde et il faut la défaire des images qui ont fait qu’elle a pu un moment oublier de le dire. Elle en décrit la moindre facette, elle en énonce les aspérités, elle en creuse les conflits, elle en raconte toutes les histoires, elle en tisse le récit entre des individus que séparent des océans, des déserts, des traditions et qui dans le creuset de la langue française se retrouvent et se comprennent.

Ce qu’on appelle francophonie aujourd’hui ce n’est pas cet espace incertain à la périphérie de la France laquelle en serait le centre, c’est la langue française elle-même qui est devenue le centre de toutes les nations et de tous les peuples où elle a fait souche dans sa variété étourdissante. C’est cela la francophonie, ce continent humain qui admet comme Constitution une grammaire partagée, comme articles de loi une syntaxe, comme code civil un vocabulaire. Et c’est fort de cela qu’aujourd’hui des centaines de millions de personnes affrontent le monde, le vivent et le racontent dans ce que Salah Stetie appelle "L’autre langue", celle dont il dit d’ailleurs qu’il ne sait pas s’il l’a au fond choisie. Et la France doit aujourd’hui s’enorgueillir d’être au fond un pays parmi d’autres qui apprend, parle, écrit en français, et c’est aussi ce décentrement qu’il nous faut penser.

Notre langue française, si souvent encore représentée comme un jardin aux allées rectilignes, est devenue ce lieu partagé qui a épousé progressivement les inflexions de la planète. Ici résonnent les paroles d’Edouard Glissant indiquant comme objet de la poésie le monde, le monde en devenir, le monde tel qu’il nous bouscule, le monde tel qu’il nous est obscur, le monde tel que nous voulons y entrer. Le français s’est au fond émancipé de la France, il est devenu cette langue monde, cette langue archipel parce que d’autres langues se parlent dans des continents immenses et des centaines de millions de nos concitoyens la partagent mais il est peu de langues qui se parlent dans cet archipel monde qui est le nôtre.

Au fil des siècles, la langue française est devenue celle des dominants puis celle des opprimés, elle est ce qui permet de ne pas sombrer dans l’aphasie, dans l’incommunicabilité, dans l’isolement lorsque surviennent la guerre, la violence, la barbarie. Elle permet de dire une expérience du monde qui aurait pu rester enfouie comme cette anguille sous roche dont parle le récit éblouissant d’Ali Zamir. En faisant de la langue des colons leur langue, en affirmant que la soumission sociale et politique pouvait trouver un exutoire dans la langue des dominants, une langue refaçonnée, remise à sa main, modelée et investie par une expérience différente, les anciens colonisés ont aussi apporté à notre langue cette expérience de souffrance qui enrichit notre regard et trouve les chemins de la réconciliation dans des imaginaires que tout aurait pu opposer.

Avant eux des persécutés, des exclus, des déracinés avaient trouvé dans la langue française leur socle, de Heinrich Heine à Paul Celan, mais il serait arrogant de dire que le français serait cette langue seule de la liberté. Non, on a torturé en français, on a fait des choses merveilleuses en français et on continue à faire des choses merveilleuses et terribles en français. Il y a toujours des tyrans qui pratiquent la tyrannie en français et aimer le français n’est pas leur donner quitus mais toujours au creux du français il y a eu je crois cette volonté de liberté sans doute toujours inaccomplie, ce destin dont parlait l’abbé Grégoire dès 1794, ce projet dont parle aussi Stetie, cette volonté de ne pas céder.

Les mémoires ainsi se sont mêlées, les blessures des uns sont devenues les blessures des autres et nous travaillons dans la même langue à panser nos plaies franchissant pour cela le seuil de l’oubli évoqué par Assia Djebar dans "La disparition de la langue française". La langue française aujourd’hui est animée de cet immense élan vers la liberté, elle est la langue des combats pour l’émancipation, celle des non-alignés dont parlait Abdou Diouf et Boutros Boutros-Ghali. Elle est aussi la langue des journalistes, des opposants, des blogueurs, des poètes, de tant et tant de pays où on se bat en français pour la liberté.

Car parler français jusque dans les pays qui jamais ne furent des colonies c’est encore s’inscrire en faux contre un ordre présenté comme inéluctable. C’est aller chercher son oxygène dans des textes, dans une mémoire qui toujours ont célébré l’indépendance d’esprit et le refus des conventions. Et le hasard de nos histoires partagées, de nos géographies parfois nous ont conduit aussi à avoir cette langue en partage. C’est pour cela que nous admirons le combat des Québécois, des Belges, des Suisses, des Luxembourgeois, Monseigneur, Madame, pour porter haut le français. Mais nous sommes également frappés de ces pays d’Europe, d’Amérique, d’Asie qui quoi que n’ayant jamais été officiellement francophones sont d’aussi ardents partisans de cette langue française qui leur tend un miroir où ils contemplent leur humanité, saisissent le monde, entendent sa rumeur. Parler le français, l’écrire, c’est entrer dans une immense communauté d’expériences et de regards.

Et tandis que je parle de notre langue archipel me voici avec vous en ce lieu. Et si je suis ici c’est parce que l’Académie française fut un lieu séminal pour cette immense aventure de la langue française. Il n’y eut pas un seul acte fondateur de notre langue mais plusieurs. Depuis Charlemagne en 813 jusqu’à Louis XII en 1510 et surtout François 1er qui en 1539 décida que le français serait la langue administrative du royaume par l’Edit de Villers-Cotterêts. En renonçant au latin des clercs, François 1er ouvrait la porte à une langue authentiquement nationale, partagée, comprise de tous, il donnait corps à cette ambition propre à la langue française de jeter des ponts entre les classes et les conditions. L’Edit de Villers-Cotterêts invente aussi un état-civil, c’est-à-dire qu’il fait entrer chaque Français dans une existence documentée, certifiée, officielle, une existence qui se vit et se lit en français.

Ceux qui prétendent que Villers-Cotterêts ne fut pas l’acte de naissance du français comme langue de la France ont sans doute raison historiquement mais ils ont tort sur le plan culturel et politique, car la portée symbolique de cet édit résonne encore jusqu’à nous. 10 ans plus tard, du Bellay posait avec sa "Défense et illustration de la langue française" un acte de naissance littéraire du français. Des poètes et des poétesses comme Louise Labé lui inventaient des sonorités et des couleurs nouvelles et moins de 100 ans après naissait l’Académie française, faite non pour gouverner le français mais pour s’assurer que ses règles seraient adaptées à l’usage et que la langue ne serait pas la proie de quelques-uns mais le bien de tous, poursuivant la même volonté inaugurale de François Ier.

L’Académie a été conçue pour protéger la langue des coups de force inévitables de ceux qui veulent la soumettre à leur agenda politique ou dogmatique et faire de la langue non pas un être qui vit et respire mais un outil soumis au programme de quelques-uns. L’idée fondatrice fut que la langue française ne vivrait réellement que si l’on donnait la prééminence à l’usage, que les règles donc devaient être préservées et observées contre les précieuses et les précieux de tous temps, et nous en avons encore. C’est là conférer à la langue une dignité particulière, cela suppose qu’on ait d’elle une conscience très élevée qui ne la réduise pas à être un outil de communication mais soit la substance même de ce qui nous fait humain.

C’est aujourd’hui un acte de confiance en notre langue que nous sommes résolus à accomplir, car nous sommes au seuil d’un moment nouveau de notre histoire et de l’histoire de notre langue. Nous passons de l’idée ancienne d’une francophonie qui serait la marge de la France à cette conviction que la francophonie est une sphère dont la France avec sa responsabilité propre et son rôle historique n’est qu’une partie agissante, volontaire mais consciente de ne pas porter seule le destin du français.

Jean Rouaud en a exprimé l’enjeu en des termes d’un lumineux optimisme : "désormais déliée de son pacte avec la Nation, écrit-il, libérée de l’étreinte de la source-mère, devenue autonome, choisie, retournée à son champ premier, nourrie par d’autres aventures, n’ayant plus de comptes à régler avec la langue des anciens maîtres, la langue française a de nouveau à proposer, vue d’Afrique, d’Asie ou des Caraïbes, de Chine ou d’Iran, d’Amérique du nord ou du Vietnam, son interprétation du monde, un monde sachant que sans récit il n’y a pas d’intelligence du monde".

Alors pour réussir ce récit, je veux remercier Mme Leïla Slimani qui a conduit depuis plusieurs mois un travail considérable et a coordonné ce dont elle vient de rendre compte, cette méthode conduisant à demander à toutes les voix qui souhaitaient s’exprimer leurs idées pour la francophonie. Les ministres ici présents auront à conduire ce travail chacune et chacun dans leur domaine mais cela n’a pas été pensé seulement depuis un lieu à Paris ; ce fut le fruit d’un travail partagé, nourri par des voix multiples de tous les continents. Aujourd’hui si nous voulons répondre à ce grand récit, cette interprétation du monde que nous voulons et pouvons porter, il nous faut réussir en quelque sorte à apprendre, échanger et créer en français. C’est autour de ce triptyque que je veux en quelques instants revenir et échanger avec vous.

Apprendre à parler et écrire le français d’abord c’est établir dans toute la francophonie cette Constitution qui nous unit et nous rapproche. Il y a dans le rapport à une langue le rapport à une autorité, elle a ses règles et une langue permet des libertés, vous en êtes pour nombre d’entre vous de merveilleux visages, mais elle n’existe pas si d’abord on n’accepte pas de se soumettre à ses règles, si on n’accepte pas son autorité première, les usages que d’autres femmes et hommes en ont fait et qui s’est progressivement sédimenté, dont on peut retracer l’histoire ou se perdre dans ses rets.

C’est un immense défi et nous ne relèverons celui-ci que si nous savons faire se lever une génération nouvelle, militante, ambitieuse, une génération de ces héros bien particuliers qu’on appelle les professeurs de français. Vous me direz que sur ce sujet, j’ai une forme de conflit d’intérêts biographiques qui pourrait conduire à fausser mon jugement. Je ne pourrai le nier mais je veux néanmoins dire que toute notre histoire, l’histoire de notre pays fut constituée par ces héros et notre capacité à porter le français y compris dans des terres où notre langue a reculé ; nous avons réussi à le faire par ces héros que sont les professeurs de français.

À chaque fois que nous avons fermé une classe, que nous avons décidé qu’on pouvait se passer d’un professeur, le français a reculé. Et à chaque fois que nous avons considéré qu’on pouvait s’affranchir d’un professeur ou ne plus former le professeur, le français a aussi reculé. Le professeur de français, cette figure centrale, qui forge l’esprit, la sensibilité, la mémoire, la curiosité parce que la grammaire, le vocabulaire, l’étymologie et bien souvent la littérature sont le terreau où nos vies s’enracinent. Le professeur de français est le garant et le moteur de la vitalité même de la langue française. Nous savons tous ici notre dette à l’égard des éveilleurs qui nous jettent parfois contre gré dans les méandres de la grammaire et dans les grands espaces du roman ou de la poésie, faisant croître en nous ce qui était encore confus, latent. Notre première et plus grande responsabilité est ainsi de rendre ses lettres de noblesse au métier de professeur et singulièrement au métier de professeur de français.

Et apprendre le français, c’est d’abord l’apprendre en France et nous ne saurions proposer quoi que ce soit pour la francophonie si nous ne savons regarder nos propres imperfections, nos propres lacunes, parfois nos propres reculs. C’est pourquoi nous avons dès le début du quinquennat décidé qu’il fallait en effet parfois remettre des règles, rouvrir des classes, réduire le nombre d’élèves par classe dans ces lieux de la République les plus en difficulté, où on a concentré toutes les difficultés et où le français avait reculé. Dès le mois de septembre dernier, le ministre de l’éducation nationale a ouvert dans ces zones dites d’éducation prioritaire des classes de CP, suivront des CE1 puis encore d’autres pour réduire le nombre d’élèves par classe pour regarder en face ce qui était devenu une banalité pourtant inadmissible, celle qu’un enfant sur cinq arrivant en CM2 dans notre pays ne savait pas maîtriser ou la langue ou le calcul ou l’écriture comme il le devait.

Nous avons donc remis des maîtres, quelques règles, remis l’évaluation sans laquelle on ne sait mesurer si l’on a appris ou pas, et réussi je crois à aussi remettre dans l’esprit de chacun, et au premier chef les parents, que parler une langue s’acquiert par des efforts, par ce travail. Nous poursuivrons avec le ministre de l’éducation nationale cette tâche parce qu’elle n’est pas pour autant terminée mais nous avons ainsi remis au centre de ce combat pour le français l’école et le professeur.

Apprendre le français, c’est bien entendu également lire et c’est ce que dès la rentrée dernière le ministre de l’éducation et la ministre de la culture ont ensemble porté et que nous poursuivrons. Lire c’est entrer dans la substance de la langue, mais aussi dans sa mémoire et son imaginaire, c’est consacrer un temps de solitude à ce qui nous reliera plus fortement aux autres et au monde. La lecture sera au coeur de l’école, cela a commencé, le livre offert chaque année le sera encore davantage et les exercices ainsi se poursuivront. Des exercices qui permettent de forger avec la langue ce contact étroit seront multipliés, de la dictée à la pièce d’éloquence, de la lecture à voix haute à la chanson, de la récitation à la réflexion sur la racine des mots qui passent en France par la revitalisation résolue des langues anciennes qui sont la matrice même de notre langue, et d’où procède cette autorité même dont je parlais.

La lecture redeviendra le coeur de l’apprentissage notamment dans les quartiers où nous l’avions laissé reculer, où la langue française elle-même s’est abîmée. Nous ne pouvons être davantage ce pays où ces reculs avaient été admis. Lire à l’école c’est lire en français. C’est lire la littérature française dont je veux qu’elle retrouve toute sa place aux dépens de succédanés dont trop souvent on s’est satisfait. Je veux notamment que les élèves renouent avec les oeuvres intégrales trop souvent découpées en extraits et avec le plaisir de lire qui n’est pas toujours compatible avec des exercices trop formels, qui accepte aussi qu’on se perde dans des longueurs parce qu’elles font partie du rapport au livre.

Lire aujourd’hui, c’est lire aussi la littérature écrite en français aux quatre coins du monde. Je souhaite que des auteurs de langue française soient enseignés dans les écoles françaises mêmes s’ils ne sont pas Français ou d’origine. C’est ainsi que les élèves de France apprendront à goûter le sel de leur langue dont les écrits coruscants d’Ahmadou Kourouma, Driss Chraïbi, François Cheng, Milan Kundera, Hampâte Bâ, Aimé Césaire, Nimrod et tant d’autres ici présents. J’ai ainsi décidé que la journée du 20 mars serait désormais dédiée à la connaissance des littératures en langue française à l’école.

Lire, c’est aussi avoir un lieu pour lire ; il y a l’école, certes, mais il y a aussi la bibliothèque. C’est en ce sens bien entendu que les recommandations formulées par Erik Orsenna et Noël Corbin dans leur rapport rendu à la ministre de la culture il y a de cela quelques semaines seront suivies scrupuleusement. Parce que parfois retrouver la bibliothèque fermée lorsqu’on rentre le soir ou lorsqu’une ou deux journées n’est livrée à la disponibilité des parents ou des enfants, c’est renvoyer à un espace de tranquillité, d’intimité qui n’existe pas, c’est priver d’un espace d’échanges, de hasards ou de rencontres, de partage de littératures et d’expériences de mots, celui ou celle qui y avait peut-être le plus droit. L’ouverture des bibliothèques, c’est un combat pour l’émancipation ; ouvrir dans les villes et les villages où cela a du sens, où c’est souhaité, porté par les élus, les maires au premier chef, ouvrir ces bibliothèques, c’est permettre à des enfants qui n’ont pas de livre dans leur famille, c’est permettre à des enfants pour qui travailler en famille n’est plus possible, d’avoir accès aux livres, à la tranquillité qui l’accompagne, au silence, à l’échange choisi, c’est mettre fin à cette idée que trop encore peuvent avoir en tête que ça ne serait pas pour eux ; les bibliothèques sont le lieu névralgique de cette formation personnelle.

Ce devoir d’apprendre le français en France s’impose de manière plus impérieuse au moment où nous devons accueillir des femmes et des hommes chassés par la guerre et leur donner un destin au sein de notre communauté nationale. Je ne vois pas de meilleur titre de séjour pour eux que la langue française et c’est par là aussi qu’ils entreront dans la Nation, c’est par là qu’ils trouveront leur juste place. Et si on ne leur donne pas cette chance, si on ne leur donne pas cette possibilité de rentrer dans notre pays par et dans la langue, quelle place prétend-t-on leur donner ? Aujourd’hui les réfugiés ont droit à 250 heures au maximum de cours de français ; je vous défie d’apprendre le français en 250 heures.

Ce volume sera porté à 400 heures et même 600 heures pour les personnes les plus vulnérables et les plus éloignées de la société française qui ne maîtrisent ni la lecture ni l’écriture ; nous accompagnerons les associations, les établissements éducatifs avec la délivrance d’un label propre, en mettant aussi dans chaque ville des bibliothèques et des médiathèques de référence parce que la langue française n’est pas simplement un outil d’intégration ; elle est l’intégration. Et je salue ici le travail que plusieurs associations présentes en ces lieux font chaque jour pour des élèves réfugiés venus de Géorgie, d’Afghanistan, de Libye, de Syrie ; certains dans quelques jours, dans quelques semaines joueront "Britannicus" de Racine. Cela vaut tous les titres et tous les papiers.

Cette exigence que nous portons sur notre territoire national, je veux la porter hors de nos frontières de la même façon car il est de la responsabilité de la France de faire vivre nos Francophonies au service des peuples non pas comme un faux-nez de notre empire colonial, comme certains le prétendent, mais parce que nous croyons dans le destin de notre langue, dans ce qu’elle véhicule, dans ce qu’elle dit du monde où nous vivons sans surplomb aucun. C’est pour cela que la France s’est engagée tout particulièrement de la même manière pour l’éducation et pour la formation des maîtres. Ces deux combats sont décisifs.

J’ai voulu que la France, dans l’action qu’elle mène à l’international - et nous l’avons constamment porté avec le ministre -, puisse, à travers son aide publique au développement, réaffirmer son engagement fort pour l’éducation, en particulier l’éducation des jeunes filles qui recule aujourd’hui dans tous les terrains où la terreur monte et où l’obscurantisme essaie aujourd’hui de prendre le dessus. Il nous faut donc nous battre en investissant, ce que la France fera dans le cadre du Partenariat mondial pour l’éducation, mais aussi dans son aide bilatérale pour l’éducation, l’éducation des jeunes filles en particulier en Afrique et tout particulièrement au Sahel.

Nous nous battrons aussi pour la formation des maîtres, car il importe de continuer à accompagner à cet égard toutes les initiatives d’appui à une éducation de qualité en France qui soit accessible à toutes et tous et en particulier avec le déploiement à tous les pays d’Afrique francophone du Programme d’accompagnement des enseignants "Apprendre" réalisé en lien avec les agences de l’OIF, la création d’un fonds pour améliorer l’accessibilité aux ressources pédagogiques et la mobilisation du ministère français de l’éducation nationale et de ses opérateurs pour proposer des dispositifs innovants de formation initiale et continue et le renforcement des actions bilatérales menées par nos ambassades.

La stratégie présentée aujourd’hui et que les ministres auront à coeur de détailler s’appuiera sur des initiatives qui viendront compléter ces dispositifs et le travail remarquable conduit sur ce sujet par l’OIF. Nous mettrons ainsi en place un volontariat international pour le français à destination des pays prioritaires et doublerons le nombre de missions du service civique sur cet enjeu. Nous aiderons la Fédération internationale des professeurs, elle aussi accompagnée par l’OIF, pour oeuvrer dans ce cadre.

Mais ce travail passera aussi par un élan nouveau donné aux lycées français. La France dispose aujourd’hui de 500 établissements dans le monde accueillant 350.000 élèves. C’est la colonne vertébrale de notre offre d’enseignement à travers le monde. Il sera consolidé, dynamisé pour garantir sa pérennité et répondre à la demande croissante. Les moyens seront maintenus. Le ministre, à l’été, proposera une stratégie pour mieux associer le secteur privé et je veux ici remercier tous les Etats qui nous accompagnent dans ce travail. Et j’ai eu l’occasion de le faire hier mais je veux en ce lieu vous le dire, Monseigneur, remercier en particulier le choix qui a été le vôtre pour notre lycée français au Luxembourg et l’investissement qu’avec votre gouvernement, vous avez décidé de faire pour que nous continuions à être présents.

Nous allons aussi développer les établissements partenaires avec l’objectif de doubler le nombre d’élèves accueillis au sein du réseau scolaire français d’ici à 2025. Des pôles régionaux de formation seront créés pour former les nouveaux enseignants, par exemple, au Mexique ou au Liban. Et partout où je passerai, je poursuivrai de manière méthodique des stratégies partenariales qu’avec le ministre et le secrétaire d’Etat à la francophonie nous conduisons inlassablement qui consistent à nouer des partenariats pour que dans les systèmes éducatifs de chacun des pays, le français soit davantage et mieux enseigné, que nous puissions aider à ces investissements, mais qu’ils soient choisis par chacun de ces pays.

En dehors même de nos établissements, les filières bilingues francophones sont en effet très demandées à l’étranger, du Lafayette Acadamy de New York jusqu’au lycée Guangming de Shanghai en passant par le 18e lycée de Zagreb. Pour accompagner leur développement, la mission de l’Agence pour l’enseignement français à l’étranger en la matière sera renforcée. L’objectif est qu’en 2022, le réseau des écoles proposant des sections bilingues francophones de qualité portant le label France Education regroupe 500 établissements contre les quelque 209 actuellement.

Dans le domaine de l’enseignement supérieur, je souhaite aussi que nos établissements osent s’implanter hors de nos frontières et se regroupent dans des campus, comme au Maroc, au Sénégal, demain en Tunisie avec la future université franco-tunisienne de l’Afrique et de la Méditerranée. Il s’agit de doubler dans ces formations le nombre d’élèves en 2022. La ministre aura elle aussi à conduire cette stratégie, comme elle a commencé à le faire, et les Assises des universités francophones et la conférence en mai prochain à Paris des 20 ans du Processus de Bologne mettront au coeur de la réflexion les co-diplômes dont je souhaite également le doublement.

Nous pouvons réussir ce pari si nous décidons d’y investir à nouveau et si nous marquons ce volontarisme. Mais sans être présents à travers les professeurs, par nos écoles, par ces partenariats, par nos universités, nous ne réussirons pas à faire que le français soit bien appris. Il nous faut aussi pour cela bien accueillir les étudiants étrangers qui viennent apprendre en France. Dans son livre corrosif "La préférence nationale", Fatou Diome relate de façon drolatique les avanies d’une étudiante sénégalaise finançant ses études par des emplois de maison. Nous ne pouvons plus être ce pays opposant aux étudiants étrangers un parcours du combattant dont Fatou Diome décrit avec un humour grinçant les détours. Les effectifs de la mobilité étudiante dans le monde vont fortement augmenter dans les prochaines années. La France devra accroître le nombre d’étudiants étrangers sur son territoire et le nombre de ceux qui viennent des pays émergents doublera parce que la langue française est ce bien qui nous lie. Etudiants indiens, russes, chinois seront plus nombreux et devront l’être.

Nous devons d’ores et déjà tout faire pour rénover les conditions de leur accueil. J’ai donc demandé à la ministre de l’enseignement supérieur de concevoir un plan d’ensemble avec le concours de Campus France. C’est ce plan qui sera présenté début 2019. Dans le même esprit, une Maison des étudiants francophones sera créée à la Cité internationale universitaire de Paris. Sa construction commencera cet automne et elle proposera 150 places aux meilleurs étudiants du monde francophone. Apprendre le français dans notre pays, dans des endroits où parfois nous l’avions abandonné. Apprendre le français dans le monde francophone comme ailleurs est donc la base, le socle sur lequel nous pouvons construire.

Si le monde en ce 20 mars bruisse de la langue française de façon presque vertigineuse, il résonne aussi de toutes les autres langues. Tout le monde s’y exprime tout le temps avec des relais technologiques toujours plus puissants, portant au jour des paroles ignorées, donnant un surcroît de puissance aux paroles instituées. Et la langue française est souvent bousculée par d’autres langues qui visent à l’hégémonie. Elle a d’ailleurs reculé ces dernières décennies parce que nous l’avons parfois abandonnée, parce que nous avons décidé d’arrêter d’investir. Et au Moyen-Orient ou en Asie, force est de constater que, alors qu’il y a 15 ou 20 ans, il était évident de parler le français, ça n’est plus tout à fait le cas.

C’est pourquoi le second objectif, le second défi est de faire du français une langue majeure d’échange, de communication et, en quelque sorte, de faire de cette langue une manière d’échanger non hégémonique et j’y reviendrai, mais aussi de créer un usage utile de la langue française, une efficacité, la possibilité offerte d’un accès à quelque chose. Le français est cette langue qui doit permettre d’accéder à un travail, à d’autres opportunités, à des espaces linguistiques, géographiques qui permettent de communiquer, de partager une information, de contester, de travailler, d’accéder à des possibles. Il nous faut donc penser et présenter - et c’est l’ambition profonde, séminale de l’Organisation internationale de la Francophonie - cette ambition d’avoir aussi un français utile, efficace et nous devons pleinement l’assumer.

Une grande partie de cette bataille se joue bien entendu sur la Toile. Les Français s’y défendent, y sont représentés. Le français y est la quatrième langue. Sur Amazon, les livres en français occupent la troisième place mais nous ne devons pour autant pas nous satisfaire de cette situation. La Francophonie doit affirmer plus clairement ses atouts et le combat sur les plateformes, les réseaux sociaux est à la fois politique et culturel. C’est pourquoi les universités francophones doivent accélérer la mise en ligne des contenus académiques et des ressources pour la recherche et l’enseignement. Nous encouragerons les universités du monde francophone à développer des cours en ligne massifs et ouverts avec l’expertise de France Université Numérique.

L’Institut français est chargé d’opérer un déploiement massif du réseau social des professeurs de français en ciblant 150 pays et 75.000 adhérents à l’horizon 2021. Nous renforcerons les logiques de réseau sur la Toile francophone, le développement des collaborations et des projets communs. Nous mettrons en place le premier incubateur dédié à l’apprentissage des langues, la Fabrique numérique du français. Nous réunissons pour cela des ingénieurs, des chercheurs, des linguistes, des artistes, des entreprises innovantes, coordonnés par l’Institut français, avec un projet qui, à l’heure de l’intelligence artificielle, a pour but de ne laisser ce nouveau continent ni dans la main des Anglo-Saxons ni dans la main des Chinois.

Il nous faut en effet, à travers ces initiatives, promouvoir le français, les contenus en français, les contenus académiques, scientifiques et la présence de tous les locuteurs sur la Toile. La Francophonie doit pouvoir dès maintenant s’imposer dans les technologies les plus innovantes sans quoi elle sera vite exclue du champ des langues insérées dans les nouveaux modes de communication.

Ce combat, c’est aussi celui qui passe par notre puissance de feu médiatique. La France a la chance de pouvoir s’appuyer sur une institution puissante, France Médias Monde. Il suffit de se rendre à l’étranger pour en mesurer l’influence. 135 millions de personnes sont touchées chaque jour. Nous devons rehausser notre ambition, parvenir dans les deux ans qui viennent à plus de 150 millions. Et je souhaite aussi que l’ensemble de nos médias français et francophones réfléchissent davantage à leur projection hors de nos frontières, à leur résonnance internationale, qu’elle soit télévisuelle ou radiophonique, mais également sur la Toile.

Nous disposons de titres de qualité, de marques fortes. Elles sont déjà présentes à l’étranger, mais nous pouvons redoubler d’ambition et l’Etat accompagnera cette ambition ainsi repensée car c’est la possibilité de promouvoir nos créations artistiques, journalistiques, des contenus francophones qui disent quelque chose de cette interprétation du monde que j’évoquais tout à l’heure, qui portent un regard sur le monde, un regard critique, y compris d’ailleurs par rapport à la politique même que mène la France dans certains de ces endroits et dans toutes ces régions. Mais c’est indispensable.

Et cette préoccupation rejoint intimement notre combat contre les fausses informations et pour une presse libre et indépendante. Les médias en langue française doivent apparaître comme des médias de confiance car ils le sont. Ils pourraient même mettre en place cette certification que Reporters Sans Frontières appelle de ses voeux. L’AFP à cet égard peut jouer un rôle central car son maillage mondial est exceptionnel. Faire alliance sur ce sujet avec les grands médias francophones serait un atout considérable. Nous pourrions aussi entraîner dans ce défi les grands médias européens, réalisant ainsi entre l’Europe et la Francophonie une alliance inédite et une ambition mondiale à un moment où l’information trop souvent sert des intérêts particuliers ou des agendas hégémoniques. Mais c’est une réalité.

Et donc nous devons sur ce sujet n’avoir aucune naïveté. Le ministre de la culture aura à porter un texte important qui concernera une toute petite partie de ce sujet en France en période de campagne électorale. Mais il y a tout un continent, celui du statut de l’information, des vérités et contrevérités. Il existe et il s’articule dans des langues et je crois que c’est un défi à la hauteur des médias en langue française. Former les professionnels de l’information dans la Francophonie est ainsi une tâche urgente si nous voulons que ces agendas ne s’imposent pas à tous. Canal France International, notre opérateur pour la coopération entre médias, intensifiera ses interventions dans les zones francophones prioritaires, notamment au Liban, au Maghreb et en Afrique subsaharienne, afin de renforcer les capacités des médias en particulier dans le domaine numérique. La formation des journalistes qui sera doublée en sera un pilier majeur et la langue française en sera le ciment parce qu’informer en français, débattre en français a du sens, sans doute aujourd’hui encore davantage qu’hier.

Mais sur ce vaste forum mondial, il est un terrain que la Francophonie doit reconquérir, c’est celui de l’économie. Parler des usages de cet échange en français, de ces accès que j’évoquais tout à l’heure, c’est aussi parler du monde économique. Lorsque je me suis rendu à Davos, je me suis d’abord exprimé en anglais, puis en français. Certains auraient préféré que je ne m’exprime qu’en français mais s’exprimer en anglais dans une enceinte réunissant la communauté des affaires, c’est d’abord utile et c’est montrer que le français se construit dans ce passage, dans ce plurilinguisme, dans cette capacité à parler la langue de l’autre, y compris lorsque c’est la langue devenue dominante, parfois à visée hégémonique, dans le monde des affaires, mais aussi pour ramener ceux qui parlent anglais à la langue française lorsqu’il faut parler des valeurs qui nous guident et du regard que nous portons sur la mondialisation.

Il y a donc bien une Francophonie économique qu’il nous faut ré-embrasser, dont il faut retrouver la vigueur, celle-là même que le rapport de Jacques Attali en 2014 proposait de promouvoir avec plusieurs dispositions, qui d’ailleurs demeurent toutes d’actualité. Aussi la solution n’est jamais d’imposer une langue ni de jouer la rivalité des langues. La solution est de permettre la pluralité des langues notamment dans les échanges commerciaux. C’est pourquoi je souhaite qu’en Europe, soient enseignées deux langues en plus de la langue maternelle parce que l’anglais n’a pas vocation à être la seule langue étrangère parlée par les Européens. De même, je souhaite que nos écoles de commerce attirent plus d’étudiants étrangers et contribuent à un nouvel élan du français comme langue des affaires. Les entreprises doivent aussi prendre leurs responsabilités.

La tentation de faire de l’anglais la langue de travail doit le céder à un effort pour favoriser le multilinguisme et les échanges interculturels sans quoi les entreprises elles-mêmes seront gagnées par une uniformité linguistique, donc culturelle, largement contradictoire avec le monde tel qu’il est. Et nous accompagnerons les entreprises dans ce travail avec, là aussi, des propositions de certification. Cela fait partie des idées qui sont remontées et les associations patronales, les Chambres de commerce, le réseau diplomatique s’impliqueront dans cette évolution.

Victor Hugo croyait que le français serait la langue de l’Europe, il serait peut-être aujourd’hui un peu déçu. Mais après tout, cela ne dépend que de nous. Pour que le français et le plurilinguisme retrouvent la place qui doit être la leur, notamment au sein de cette Europe économique, de cette Europe des affaires et de cette Europe des institutions européennes. C’est pourquoi aussi nous renforcerons notre dispositif de formation linguistique destiné en particulier aux responsables européens. Bruxelles fera l’objet d’un effort particulier, en lien avec nos partenaires belges, parce que nous sommes en train de vivre un paradoxe dont vous goûterez aujourd’hui le caractère quelque peu intempestif. L’anglais n’a sans doute jamais été aussi présent à Bruxelles au moment où nous parlons de "Brexit". Cette domination n’est pas une fatalité, il nous appartient simplement de retrouver là aussi quelques règles, de réinvestir certains lieux et de refaire du français une langue par laquelle on accède à ces opportunités que j’évoquais.

Toute la stratégie européenne en matière d’aide publique au développement, de coopération s’articule sur et autour de cette Francophonie et le français est ce qui donne accès à une bonne partie du continent africain, à des opportunités économiques tout autour du pourtour méditerranéen comme aucune autre langue. Cette langue de passage, parce qu’elle s’est construite dans le multilinguisme, cette langue d’accès doit être ainsi assumée, présentée, expliquée comme celle qui permet de construire ces opportunités et donc enseignée à cet égard.

Et c’est pourquoi enfin, lorsque je parle d’usage, lorsque je parle du français comme une langue d’échange, je ne peux pas ne pas parler de plurilinguisme et de traduction. Au fond, nous sommes le seul pays de la Francophonie qui ne vit qu’en français. La Francophonie, si elle nous dit quelque chose - et je ne me suis pas essayé ici, sous le contrôle de plus experts que moi, à essayer de dire qui était Francophone ou pas -, mais celles et ceux qui parlent en langue française ont une richesse, ils ont plusieurs langues. Il n’y a que les Français qui n’ont que le Français. Et la Francophonie nous enseigne une chose, c’est que nous n’existons que dans ce plurilinguisme. Notre force, c’est de penser ces passages. Notre force - et c’est peut-être là où nous retrouvons par une forme de ruse de l’Histoire le rêve d’Hugo -, notre force, c’est que nous sommes toujours et avant tout une langue de traduction. C’est ce qu’Umberto Eco disait en parlant de la langue de l’Europe qui serait la traduction et c’est pourquoi nous devons sur ce plan poursuivre, accroître nos efforts.

Le Grand Prix de la traduction est en effet un moment important qui met en lumière et en valeur le rôle essentiel des traducteurs. Je souhaite que nous puissions aller plus loin, accompagner nos éditeurs dans ce travail essentiel, poursuivre la traduction en particulier impliquant des langues comme l’arabe ou le chinois, comme le russe, comme je l’évoquais il y a quelques mois à Francfort. Mais que nous puissions aussi poursuivre la traduction du français dans ces langues étrangères pour pouvoir, comme le disait naguère Dany Laferrière, parler le français dans toutes les langues, avec ces mêmes intonations, en ayant conscience de cette pluralité.

La Francophonie doit faire droit aux autres langues, en particulier aux autres langues européennes mais à toutes les langues que la mondialisation fragilise ou isole. La Francophonie, c’est ce lieu où les mémoires des langues ne s’effacent pas, où elles circulent. Et notre mission est donc bien celle de continuer à traduire, d’accroître les traductions dans un sens et dans l’autre, d’être ce point de passage qui nous fait dans la Francophonie, mais aussi de défendre le wolof, le mandingue, le bassa, le lingala, le kikongo, le swahili, tous les créoles - mauricien, guadeloupéen, haïtien, martiniquais, réunionnais -, des langues qui, comme le français, rassemblent des millions de locuteurs au-delà des frontières et contribuent à la circulation des savoirs et des cultures.

Lorsque j’étais à Ouagadougou, si ces jeunes étudiants n’ont pas voulu comprendre ou compris ce que je disais, c’est parce qu’ils ont compris que je défendais le français contre leur langue. Le français ne peut se développer que dans ce plurilinguisme, que dans ces traductions permanentes. Il nous faut donc aussi faire des dictionnaires dans chacune de ces langues, pousser nos diplomates et nos concitoyens à les apprendre dans le même sens d’hospitalité d’une langue à l’autre et accepter là encore que ces langues qui fécondent le regard porté sur le monde existent et soient pleinement reconnues. Le joli mot de sikidilatif, qui veut dire "suscitant de l’espoir", vient du kikongo. Et relisons les écrits de Maryse Condé ou les récits de Nathacha Appanah pour mesurer l’importance de ce dialogue des langues. C’est tout cela communiquer, échanger dans une langue et donc c’est tout cet effort qu’il nous faut aussi faire pour en retrouver le plein usage.

Enfin le français doit devenir cette langue qui raconte le monde de demain. Mieux, elle doit être cette langue qui crée le monde demain et la création en français voilà notre troisième défi. La Francophonie a connu la colonisation, la décolonisation, les faux-semblants d’une relation souvent viciée avec les anciens pays coloniaux, puis la créolisation, l’émergence progressive de cette langue-monde, cette littérature-monde dont Alain Mabanckou a si bien dit l’énergie particulière, nous proposant de "suivre la marche de cette littérature monde en langue française, de tracer sommairement ses contours, de la regarder dans un ensemble plus étendu, plus éclaté, plus bruyant, c’est-à-dire le monde". Si le français n’est pas cette langue de l’Europe rêvée par Hugo, elle est plus que cela, elle est une langue où se forge le vaste monde, cette langue "rapaillée" dont parle le Québécois Gaston Miron, qui peut désormais embrasser la richesse et la variété du monde sans jamais renoncer à la pluralité de ses enracinements dans un monde où, au fond, la principale menace, c’est l’uniformité ou peut-être "l’insignifiance" dont parlait Castoriadis.

La langue française est d’une abondance et d’une richesse de sens incomparable aussi parce qu’elle est constamment dans cette intranquillité avec les autres langues, dans cette cohabitation avec les autres langues, parce qu’elle a elle-même vécu dans notre propre pays dans cette intranquillité. Et ce fut d’ailleurs au coeur des premières batailles de l’Académie française. Nous n’avons jamais été une langue unique complètement ou hégémonique totalement. C’est cela qui nous a donné cette richesse et c’est cela qui fait que la création a une place toute particulière dans la langue qui est la nôtre.

La mission de la Francophonie ne se soumet pas au cadre cartésien d’un programme politique, elle excède tout ce qui chercherait à la canaliser. L’explosion artistique et littéraire qui gagne les territoires de la Francophonie est aujourd’hui le seul programme qui vaille et je ne vais donc pas vous dire que je vais vous proposer une politique de création dans la Francophonie. Il y a trop ici de femmes et d’hommes qui créent dans, par ou avec le français pour accepter cette forme en quelque sorte de verticalité. Notre rôle, c’est plutôt de le rendre possible, de l’accompagner, de faire fleurir ce qui, aujourd’hui, est en germe, de propager ce qui a déjà mûri et de faire que de Paris aux confins du Niger, du bassin du fleuve Congo jusqu’au Pacifique en passant par les Caraïbes, il y ait cette vitalité qui puisse ainsi s’épanouir.

Pour cela, nous devons établir des passerelles, créer des instances qui rapprochent. C’est le sens de la mission que j’ai confiée à Leïla Slimani. Son rôle à mes côtés est de relier, nouer, faire converger et donc de repérer et sentir les dynamiques qui sont à l’oeuvre, de percevoir les signaux faibles et saisir les mouvements qui émergent. Pour que la Francophonie soit ainsi une circulation, je souhaiterais qu’on puisse instituer peut-être ce que nous pourrions appeler un "collège des Francophonies", qui mettrait en relation les académies des pays d’expression française, dans lequel votre Académie aurait un rôle éminent et qui pourrait au moins une fois par an se réunir pour avoir la mission exaltante de collecter la diversité des usages, de contribuer à la production non seulement des dictionnaires francophones, mais aussi de ces dictionnaires avec ces autres langues et d’assurer que ce plurilinguisme rayonnant sur tous les continents se poursuive bien.

Je souhaite aussi des Etats généraux de l’édition en français pour décloisonner les milieux de l’édition francophone et favoriser les cessions de droits du français vers le français. Nous en parlions tout à l’heure. C’est une question qui peut paraître marginale, elle ne l’est pas. Partout hors de France où on veut lire en français, il y a des questions de cession de droits, il y a des problèmes de prix du livre pour accéder aux livres en français et il nous faut donc travailler pour résoudre ce problème. Nous proposerons au Festival Etonnants Voyageurs 2018 de Saint-Malo de réunir pour une première fois ces Etats généraux de l’édition en français. C’est en ouvrant notre marché de l’édition aux littératures en français dans toute leur pluralité aussi que nous permettrons de former ce grand ensemble de langue française et de faire que nos enfants, nos lycéens à l’école ou en bibliothèque auront accès à ces littératures en langue française sans savoir totalement les distinguer.

Et j’ai en mémoire ce que nous disait le jeune écrivain sénégalais Mohamed Mbougar Sarr il y a quelques semaines ; il disait : "Moi, à 16 ans, j’ai lu "Le père Goriot" à Saint-Louis du Sénégal et j’en ai été ébloui et c’est ce qui a fait que j’ai voulu devenir écrivain", écrivain français ! Et je rêve que demain, dans une petite ville de Corrèze ou d’Alsace, un jeune homme ou une jeune fille puisse rêver de devenir écrivain en lisant en lisant Hampate Ba ou tel ou tel autre et je pense que c’est possible. Et voilà les ponts et les passerelles que nous avons la volonté de jeter entre les peuples de la Francophonie par la création, l’innovation.

Je souhaite vivement que la France aussi puisse pleinement s’engager dans ce travail en instituant un lieu. Je vous rassure, pas un lieu concurrent de votre Académie. C’est impossible et je ne serais pas ici pour vous le dire. Non, un lieu pour ces Francophonies. Il y a quelques mois, je n’étais alors pas en fonction, je me rendais dans les dernières semaines de la campagne présidentielle à Villers-Cotterêts et Villers-Cotterêts est bien entendu la ville de l’Edit royal que je citais tout à l’heure. C’est aussi la ville où Alexandre Dumas est né d’un père mulâtre, esclave émancipé devenu soldat de la France et qu’il a quittée à pied, dit-on, pour rejoindre Paris quand il a voulu devenir écrivain. Et c’est aujourd’hui une ville qui doute, a été bousculée par les grands bouleversements du monde et a parfois pu céder à quelques sirènes de repli. Et le château ou l’Edit a été signé tombe en ruines, il n’est plus possible d’y entrer.

Alors je souhaiterais qu’on fasse de ce château, de ce lieu un laboratoire de la Francophonie. Le CMN a accepté d’accompagner cette tâche titanesque. Ce sera un lieu d’expositions, de rencontres, de recherches, de pédagogie, de résidence d’artistes et de chercheurs, de travail, de découverte, un lieu de création, d’écriture, de spectacles. Ce lieu si emblématique viendra illustrer l’énergie de la Francophonie et apportera à un territoire en grande difficulté un élan nouveau et même le combat nouveau de ceux qui forgent une fierté retrouvée.

Hors de nos frontières, nous devons aussi retrouver notre influence et notre capacité à agir. C’est pourquoi l’Institut français sera renforcé dans son rôle d’opérateur de la promotion et de la diffusion du français dans le monde. À Paris, Institut français et Alliance seront réunis dans un même lieu pour renforcer les synergies des acteurs qui concourent à la langue française, et le réseau des Alliances se déploiera à raison de 10 ouvertures par an à partir de 2019. Nous avons, avec le ministre, il y a quelques semaines, rouvert une Alliance française en Tunisie ; il n’y en avait plus eu depuis 1948, de mémoire. Je souhaite aussi que les crédits alloués à ces institutions soient pleinement sanctuarisés.

Récemment, j’ai été sur ce sujet interpellé par le recteur de l’université de Dakar, M. Thioub. Il m’a fait remarquer justement que l’Institut français de Dakar est sagement adossé à l’ambassade de France dans un quartier devenu calme où il se passe moins de choses qu’il y a quelques décennies. Il nous faut donc retrouver les bons lieux et notre diplomatie culturelle sera appelée à aller chercher les gens là où ils sont, dans les quartiers parfois éloignés du centre, dans les lieux où bat le pouls de la vraie vie car l’heure n’est plus à une diplomatie culturelle cantonnée dans les beaux quartiers et dans les bâtiments officiels. J’apprécie ainsi qu’à Casablanca, notre Institut français n’hésite pas à travailler dans le quartier déshérité de Sidi Moumen, celui-là même d’où étaient venus les auteurs des attentats de 2003, pour épauler des artistes comme Nabil Ayouch, Mahi Binebine qui s’efforcent d’offrir aux jeunes les plus vulnérables des formations à la musique, à la danse, au théâtre, au cinéma, des cours de français ou d’informatique.

La Francophonie doit pouvoir toucher ces nouveaux publics, aller vers ceux qui ne viennent pas à nous dans les campagnes, dans les quartiers éloignés, dans les quartiers populaires où l’envie de français et de plurilinguisme est forte, où la créativité est exceptionnelle, où l’innovation affleure partout. Et c’est particulièrement vrai du théâtre et du cinéma. L’Institut français encouragera les nouvelles écritures dramatiques francophones, leur traduction vers les langues vernaculaires et leur diffusion par la création d’un fonds spécifique. J’ai confié ainsi un nouveau mandat à l’AFD pour que, dès 2018, elle soutienne les industries culturelles et créatives des pays d’Afrique francophone et de la Caraïbe. 10 premiers projets en faveur de l’édition, du cinéma, de la musique. Le CNC quant à lui créera un fonds pour la jeune création cinématographique en Afrique francophone subsaharienne et concrétisera un programme de coproduction avec le Maroc et la Tunisie.

Nous devons avoir la volonté d’accompagner cette créativité là où elle s’exprime et de permettre son épanouissement car nous sommes tous embarqués dans ce flux puissant qui est celui d’une jeunesse qui est en train de prendre en main sa destinée et qui rêve son futur en français. Cet engagement pour la création en français, c’est celui que nous devons à la Francophonie.

Cette journée, Mesdames et Messieurs, n’est pas comme les autres. La rumeur qui pénètre jusque sous ces voûtes, c’est la rumeur du monde. Nous entendons cette voix qui, jour après jour, construit l’avenir et construit le récit de l’avenir. Nous connaissons son rythme intime, sa prosodie profonde. Nous en pénétrons le secret parce que la rumeur du monde parle notre langue. La Francophonie, ce seront, me dit-on, plus de 700 millions de femmes et d’hommes dans le monde dans quelques années. Ce trésor partagé dont certains avaient parfois un peu perdu de vue la valeur redevient le coeur battant de l’Histoire parce que les combats que nous menons sont en effet au coeur de l’Histoire.

Mais ce français dont je vous ai parlé, ce français en France, ce français des pays officiellement francophones, ce français qui est parlé dans tous ces pays qui l’aiment, ont décidé de l’adopter ou, par effraction, l’ont épousé, ce français géographique est encore plus étroit que cette Francophonie mentale qui est, si je puis dire, bien plus large. Je n’oublie pas que Tourgueniev disait qu’il pensait en français, Leonardo Sciacia disait que la plus belle histoire d’amour qu’il avait eue, c’était Stendhal. L’un et l’autre écrivaient pourtant dans leur langue. Il y a donc encore plus large que la Francophonie qui a à voir avec le français.

Je me souviens aussi d’Isaac Babel se rappelant de ses cours de français à Odessa et de sa passion pour Flaubert et Maupassant. Rien ne devait le conduire à aimer à ce point furieusement Flaubert et Maupassant s’il n’y avait eu un enseignant breton au lycée d’Odessa. "Il était Breton et avait le don de la littérature comme tous les Français", disait Babel. Ce que je voudrais au fond vous dire, même si je ne vous ai pas convaincus ce soir, c’est vous dire qu’il y a, au-delà de tous ces combats, quelque chose de plus qui explique la passion de ces hommes ; il y a que le français est une langue d’émotion, de combat, une langue qui est sans doute condamnée à être intranquille parce qu’elle n’est jamais terminée, une langue d’exil, de blessures. Mais c’est cette langue qui nous a été donnée et c’est la langue que j’aime. C’est mon dernier argument pour défendre la cause.

Au fond, du plus loin que je me souvienne, j’ai éprouvé des sentiments en les lisant peut-être avant de les vivre. Je suis convaincu d’avoir connu la Creuse avant d’y être allé, à cause de Pierre Michon. J’ai très sincèrement cru pouvoir décrire l’automne grâce à Colette et je peux vous dire tout de la chaleur des soirs de Provence parce que j’avais lu Giono. C’est ça le français et ça, ça exige en effet beaucoup d’heures d’apprentissage, ça exige de se tromper, de traduire et retraduire, ça exige tout ce que je viens de vous dire, mais ça n’enlève rien de la part intime que chacune et chacun d’entre vous a avec le français, et qui est irréductible. Et au fond, c’est ça le trésor de notre langue, c’est ça la richesse de votre Académie et c’est ça la beauté du combat que nous continuerons à mener ; c’est que le français ne sera jamais une langue hégémonique, parce que c’est une langue de combat et d’intranquillité, parce qu’il continuera à être une langue de traduction et d’étymologie et parce qu’on aura beau écrire des dictionnaires, il faudra continuer à les refaire. Je vous remercie.