Madame la Présidente de l’Assemblée parlementaire,
Madame la Secrétaire générale du Conseil de l’Europe,
Monsieur le Président du Congrès,
Monsieur le Président de la Cour européenne des Droits de l’Homme,
Madame la Commissaire aux Droits de l’Homme,
Mesdames et Messieurs les Ministres,
Mesdames et Messieurs les Parlementaires,
Mesdames les Ambassadrices, Messieurs les Ambassadeurs,
Mesdames et Messieurs,

Merci avant toute chose, Madame la Présidente, pour les mots d’amitié que vous venez d’avoir pour la France et le président Chirac. J’y suis extrêmement sensible et je veux vous dire combien pour moi-même et l’ensemble de la nation ces mots nous vont droit au coeur. Vous remerciez aussi pour le soutien à l’action conduite et vous féliciter de ce volontarisme que vous venez d’afficher.

Si je suis aujourd’hui devant votre Assemblée, c’est d’abord pour lui rendre hommage et rendre hommage à l’institution qui nous accueille, le Conseil de l’Europe. Je vous remercie de votre invitation, et tiens ici à saluer l’action du Secrétaire général, M. Jagland, et présente mes voeux pleins de succès à Mme Buric qui lui succède. Je suis très heureux que la présidence française du Comité des ministres me donne l’opportunité d’être devant vous, les représentants de 47 Etats membres, de 830 millions de citoyens en cette année du 70ème anniversaire de l’organisation.

Je souhaite ici avant toute chose vous redire l’indéfectible attachement que la France porte à notre organisation depuis l’origine. Charles Péguy disait que la liberté est un système de courage. Et cette persévérance de la liberté et de la dignité face à toutes les adversités est au coeur de cette organisation. Née dans cette ville trois fois déchirées par les guerres fratricides, je ne crois pas au hasard, comme si au fond l’unité ne pouvait être pensée que là où les brûlures avaient été les plus vives, cette organisation est le produit de l’humanisme européen, d’un acte de foi en la possibilité d’une réconciliation de notre continent autour du respect de la personne humaine et du caractère sacré de sa dignité, au moment même où rien ne portait à y croire.

Cet acte de foi fut le nôtre, et est encore le nôtre. Le Conseil de l’Europe a effectivement fait progresser le respect des droits fondamentaux, la démocratie et l’Etat de droit en Europe. Il a permis l’éradication presque totale de la peine de mort sur le continent européen, en faisant de son abolition un préalable à l’adhésion. Il a fait reculer la torture par la prévention qu’il exerce sur les lieux de privation des libertés. Il a permis l’adoption de textes sur la protection des enfants contre leur exploitation, sur la prévention des violences faites aux femmes. Il a donné naissance à la Convention européenne des droits de l’Homme imposant sous l’impulsion de René Cassin qu’une juridiction soit chargée d’en assurer le respect par les Etats avec force obligatoire de ses arrêts. Il a fait progresser les droits sociaux au logement, à la santé, à l’éducation, à l’emploi, à la libre circulation garantie par la Charte sociale européenne. Il a accompagné la construction de l’Etat de droit comme il le fait aujourd’hui en Moldavie au travers de la Commission de Venise. Il a su jouer un rôle visionnaire et précurseur sur la biodiversité comme sur la protection des données personnelles. Il a rendu notre continent plus démocratique par l’observation des élections, la lutte contre la corruption, la défense de la liberté d’expression. Il l’a rendu plus sûr en définissant des règles communes pour lutter contre le terrorisme ou la cybercriminalité.

Je serais forcément incomplet à vouloir ainsi égrener 70 ans de lutte, 70 ans de conquêtes qui sont le trésor de notre organisation. Nous avons forgé ici, à l’échelle d’un continent et malgré tous les vents contraires, une architecture commune au nom de la grande fraternité européenne dont Victor Hugo rêvait, avec la volonté de bâtir la maison commune européenne, évoquée par Mikhaïl Gorbatchev devant cette assemblée en 1989.

Trente ans après la chute du Mur de Berlin, les murs de cette maison commune sont toutefois fissurés. Ils le sont par la remise en cause des droits fondamentaux sur notre continent que nous devons regarder en face, en en débattant dans cette enceinte.

En Turquie, où l’Etat de droit recule, où les procédures judiciaires ouvertes contre les défenseurs des droits de l’Homme, des journalistes, des universitaires, doivent faire l’objet de toute notre vigilance.

En Russie, où la répression des manifestations de cet été suscite de nombreuses et légitimes préoccupations que la France partage et sur lesquelles elle s’est clairement exprimée.

Ils le sont aussi par la fascination qu’exercent jusqu’au sein de l’Union européenne les régimes autoritaires. Parce que nos démocraties en crise n’ont pas su apporter à nos concitoyens les protections auxquelles ils aspirent. Ils se sont fracturés enfin sous le coup de l’illusion que la liberté s’imposerait mécaniquement partout, que les peuples d’Europe finiraient par s’unir dans un ensemble de règles et de normes, dans lequel le poids de leur passé et de leur culture profonde finirait par se diluer.

Le retour de l’Histoire a mis un terme à cette croyance, peut-être, dirais-je, cette espérance. C’est pourquoi les temps que nous vivons, ces temps de fissures que je viens d’évoquer, appellent une certaine force d’âme, celle de la lucidité, je le crois profondément, et du courage. Je crois que pour l’avenir nous devons veiller à nous donner au moins deux exigences sur lesquelles je veux ici revenir.

La première est de veiller, voire reconstruire ici, l’unité de notre continent sur le socle de nos valeurs communes. C’est ce que la France porte au sein de l’Union européenne pour construire avec ses partenaires une souveraineté économique, numérique, écologique, stratégique. Elle passe par la solidarité première, pleine et entière entre ses membres. Elle passe par le renforcement de l’Etat de droit au sein de l’Union européenne, et donc par la prise en compte du travail réalisé par le Conseil de l’Europe, et par l’adhésion de l’Union européenne à la CEDH.

Nulle incompatibilité, nulle concurrence entre les projets et les organisations, au contraire. Je suis profondément convaincu que cette souveraineté européenne sera d’autant mieux portée que nous saurons poser les bases à l’échelle continentale d’une confiance fondée sur les valeurs qui nous réunissent au sein du Conseil de l’Europe.

Faire l’Europe n’est jamais naturel. Il n’est pas une donnée. C’est la conquête des sept dernières décennies, sur le lit de millénaires de conflits, de guerres civiles européennes, comme de conquêtes venant de l’extérieur. Je crois très profondément que c’est au Conseil de l’Europe que les fractures de notre continent peuvent être réparées, parce que nous avons su ici précisément dépasser les déchirures de la guerre, les divisions de la guerre froide, parce que c’est le lieu où la conscience européenne se construit et se débat.

Cela n’ira pas aujourd’hui comme hier sans tensions, et je sais les débats profonds qui ont eu lieu cette année dans cette assemblée, sur la place de la Russie au Conseil de l’Europe. Votre Assemblée et le Comité des ministres ont fait le choix du maintien de la Russie au sein du Conseil de l’Europe. Sans le travail conjoint que nous avons conduit avec la présidence finlandaise, sans l’engagement de nos pays et de cette assemblée pour avancer ensemble vers un retour à la normale du fonctionnement du Conseil de l’Europe, la crise n’aurait pu être surmontée et s’en serait suivi, je le crois très profondément, des conséquences néfastes à nos peuples et la protection de leurs droits.

Je soutiens pleinement le choix qui a été fait de maintenir la Russie dans le Conseil de l’Europe, parce que je crois que le peuple russe se reconnaît fondamentalement dans l’humanisme européen, parce qu’il a participé à sa construction, parce que la géographie, l’histoire et la culture de la Russie sont fondamentalement européennes, et parce que quand l’un de nos membres s’éloigne du socle de nos valeurs communes, la division, l’exclusion serait un échec de plus qui au fond nous condamnerait à l’impuissance, qui ne serait que la victoire de ceux qui ne croient pas dans ce socle et nos valeurs.

Les doutes et les critiques sont audibles, légitimes. Mais que se serait-il passé, si nous n’avions rien fait ? N’oublions jamais tout ce que l’entrée de la Russie dans notre organisation a pu apporter de manière tangible, concrète, à tous les citoyens russes. Le moratoire sur la peine de mort, le recours individuel, et la juridiction obligatoire, la possibilité pour les citoyens russes de défendre leurs droits devant la Cour européenne, contre leur gouvernement.

Votre Assemblée a fait le choix souverain de ré-accueillir la délégation russe sans quoi le risque était bien, tôt ou tard, de voir la Russie tout simplement quitter le Conseil de l’Europe. Alors les citoyens russes auraient été privés du droit de recours, de la possibilité même de faire respecter leurs droits. Cette décision vous l’avez prise, et je la soutiens sans naïveté, aucune. Conscient que le rôle du Comité des ministres et de cette assemblée n’est pas de se substituer aux gouvernements qui sont eux-mêmes responsables de faire aboutir les accords de Minsk, la procédure de Normandie ou d’importer d’autres débats légitimes, mais déjà de préserver les droits de tous les citoyens.

Cette décision, je le crois très profondément, n’affaiblit en rien notre détermination commune, et ne signifie en rien l’existence de plusieurs standards au sein du Conseil de l’Europe. Cette décision n’affaiblit en rien, tout au contraire, notre détermination à en finir avec les conflits gelés qui sont les cicatrices encore si douloureuses des divisions de notre continent, en Ukraine, en Géorgie, dans le Caucase en Transnistrie.

Ce n’est pas un geste de complaisance. C’est une décision d’exigence. Exigence à l’égard de la Russie pour qu’elle respecte pleinement ses obligations et s’acquitte de ses devoirs à l’égard du Conseil de l’Europe, exigence à l’égard de notre organisation pour que nous soyons collectivement plus forts et plus efficaces face à ce type de situation, avec plus de prévisibilité, de réactivité et de crédibilité. C’est l’objet de la nouvelle procédure conjointe que votre assemblée et le Comité des ministres ont décidé d’initier. Je souhaite qu’elle soit opérationnelle en janvier prochain. Nous devons avoir les outils crédibles et renforcés pour faire appliquer les décisions du Conseil de l’Europe, et nous assurer que chacun des Etats membres respecte pleinement les engagements et les devoirs qui sont les siens.

Avant de vous rejoindre ici même, j’étais avec Oleg Sentsov. Il est là, aujourd’hui, à Strasbourg, libre. C’est le résultat de l’avancée que fut l’échange de prisonniers intervenu, il y a quelques semaines, entre la Russie et l’Ukraine, et qui a également permis la libération des 24 marins ukrainiens. D’autres attendent encore. Nous leur devons la force de notre engagement pour le dialogue et pour la réconciliation sur notre continent. Oleg Sentsov est de ceux qui pensent, comme jadis Bernanos, que la liberté des autres nous est aussi essentielle que la nôtre, de ceux qui pensent qu’il ne sert à rien d’avoir des idéaux si l’on n’est pas capable de se battre pour eux, envers et contre tout, dans l’épaisseur de l’histoire et dans le cours de nos vies. Cela fait de lui un grand Européen.

Parce qu’être Européen, fondamentalement, c’est ne jamais se résigner dans le combat pour la liberté et pour la dignité. Et c’est oeuvrer comme nous venons de le faire et comme nous continuerons de le faire pour l’unité de tout notre continent autour de ces valeurs et pour leur donner leur pleine effectivité comme le disait la philosophe Simone Weil.

La deuxième exigence que nous devons nous donner est de construire ici la pensée des droits de l’Homme, de la liberté et de la démocratie face aux grands défis contemporains. Je ne serai pas là non plus exhaustif mais je voulais ici en tant que chef d’Etat partager quelques réflexions inachevées, et je l’assume pleinement, avec vous, sur la situation collective que nous vivons aujourd’hui et qui je crois profondément inédite.

Là est sans doute l’enjeu principal de l’humanisme européen au XXIe siècle car les principes et les valeurs qui nous réunissent au sein du Conseil de l’Europe ne sont pas seulement menacés par nos divisions. Ils sont mis au défi par les grandes transformations que nous vivons. Contestés de l’extérieur par un ensauvagement du monde, le retour à une ère d’exercice brutal de la puissance dans laquelle les violations des droits fondamentaux, du droit humanitaire le plus élémentaire, ne sont plus ni punies ni sanctionnées et font même de moins en moins l’objet d’une réprobation assumée.

L’ère que nous vivons - David Miliband l’a qualifiée il y a quelques semaines de nouvel âge de l’impunité - c’est un recul historique du respect des droits humains, des droits humanitaires sur les principaux théâtres de guerre et dans nombre de nos sociétés. Là où nous pensions, jusqu’à il y a encore une dizaine d’années, que ce mouvement était inarrêtable. Que son sens était toujours vers l’extension des droits, le parachèvement de la démocratie, la conquête des droits de l’Homme, la victoire de nouveaux centimètres de démocratie et d’Etat de droit.

Ça n’est plus le cas. Cela s’explique par un affaiblissement sans précédent du système multilatéral et constitue une source profonde d’insécurité pour tous et remettrait profondément en cause l’âme même de notre organisation comme de l’Europe, la construction de la paix fondée sur la coopération entre les nations et le respect des droits de chacun.

Contestés, nos principes et nos valeurs le sont aussi à l’intérieur. Dans la grande accélération de l’histoire que nous traversons. Ils sont percutés par la menace terroriste, les transformations numériques, climatiques, démographiques, la crise du capitalisme mondialisé qui n’a pas su prendre en charge la question des inégalités. Tous ces phénomènes ont des logiques, des dynamiques, parfois profondément différentes, mais ils adviennent là ensemble dans nos sociétés et marquent le retour des grandes peurs que nous voyons partout remonter, et avec elles, de l’irrationalisme. Peur du déclassement, perte de repères, peur du monde ; perte de confiance en ce que nous sommes, en notre rapport au monde, dans la vérité même des faits, parfois dans l’Etat de droit.

Face à cela, deux voies radicalement opposées s’affirment aujourd’hui.

La première est celle que je qualifierais du délitement. C’est celle de ceux qui prétendent que la protection face aux bouleversements du monde passe par le rétrécissement de l’espace de nos droits et de nos libertés, le repli sur soi, le refus de l’autre. Ceux qui acceptent des élections mais refusent le pluralisme et se méfient des contre-pouvoirs qui limitent l’exercice de leur autorité. Ceux qui utilisent l’argument de la lutte contre le terrorisme pour réduire au silence leurs opposants politiques. Ceux qui pensent, au fond, que la réponse aux défis contemporains et la construction d’un Etat fort passe par la déconstruction de ce que nous avons bâti. Cette voie existe. Elle a triomphé dans certains pays d’Europe. Et elle est de plus en plus fortement représentée dans nos pays. Ce serait profondément oublier qui nous sommes, nous, Européens. Et comme vous, je vois malheureusement les sondages qui montrent la fascination croissante de notre population, de nos peuples, pour des régimes autoritaires et qui sont prêts parfois à toutes les concessions en disant peut-être que l’autorité est plus efficace pour répondre à ces peurs et à ces menaces. Je pense que ce serait là une erreur historique. Ce serait nous perdre et prendre le risque de disparaître.

La seconde voie, parfois portée par certains de leurs opposants, est celle que je qualifierais de l’illusion. Elle se nourrit d’une forme de sécheresse de la raison qui prétend ou qui prétendrait effacer la morsure de l’histoire. Elle est empruntée par ceux qui, le plus souvent épris sincèrement de liberté et de droit, voudraient que le monde ne soit pas tel qu’il est et que les peuples ne soient pas tels qu’ils sont. Qui voudrait dire : "le peuple a tort, ses peurs sont illégitimes" et n’y répondre que par un discours de raison, parfois d’exclusion ou de sermon, ne saurait oublier que l’Etat de droit est une construction fragile qui doit faire l’objet chaque jour de soin, d’intelligence, de persévérance, qui s’éprouve dans les contradictions. Ce serait condamner la pensée des droits fondamentaux à une forme de pensée magique, incapable de s’incarner dans l’histoire. Au service des femmes et des hommes de notre temps. Ce serait oublier que les droits de l’Homme, au fond, sont un combat toujours inachevé, mais qu’avec modestie nous ne pouvons en être que, comme le disait René Cassin à qui ici nous devons tant, nous ne pouvons en être que le fantassin et non pas seulement le sourcilleux gardien. Le fantassin, oui. Parce que c’est une bataille qui se mène au corps à corps, en comprenant ces peurs et les situations limites qu’elles peuvent produire.

Je crois que notre tâche collective ici au Conseil de l’Europe est, tous ensemble, de ne céder à aucune de ces deux voies mais d’essayer d’en construire une autre. Et tout au contraire, de penser pour le réaliser. L’espace des libertés et des droits dans notre monde tel qu’il est avec des questions qui paraissent simples mais qui sont précisément les questions qui nous sont posées. Comment protéger nos concitoyens du terrorisme en préservant leurs droits et leurs libertés individuelles ? Comment défendre la liberté d’expression, face à la prolifération des discours de haine ? Comment répondre à la violence qui s’exprime de plus en plus dans nos sociétés en rendant nos démocraties plus fortes ? Comment protéger le droit d’asile en répondant à l’exigence légitime de maîtrise des flux migratoires ? Quel droit nouveau devons-nous bâtir à l’ère du numérique, de l’intelligence artificielle, dans un monde où la vie humaine est de plus en plus dématérialisée ? Voilà quelques-unes des questions, avec d’autres, que nous devons ici affronter et sans facilité aucune.

L’enjeu est bien à mes yeux de donner un ancrage, une réalité factuelle, historique à la construction des droits et des libertés, à opposer concrètement à tous ceux qui n’y croient plus et ne voient dans l’édifice que nous avons bâti ici que le passé d’une illusion. L’enjeu, c’est de rendre nos démocraties plus solides en retrouvant le sens même de ce qui fait de nous des Européens. La conviction et par-dessus tout la démonstration dans les faits que notre force face aux transformations du monde réside non pas dans l’affaiblissement mais dans la défense de nos droits et libertés.

Cela exige d’abord de la clarté d’esprit. Il est toujours plus aisé de critiquer les démocraties libérales que les régimes autoritaires. Toujours plus aisé. On peut faire des recours contre les démocraties libérales. Et on peut faire d’ailleurs encore plus de recours contre les démocraties libérales qui ratifient le plus de traités qui permettent de faire ces recours. On peut faire le plus de critiques possibles dans les démocraties libérales qui les autorisent. Mais gardons-nous, par là même, de faire le jeu des régimes autoritaires et des illibéraux.

Non, ce n’est pas la même chose de maintenir l’ordre public et de réprimer une manifestation. Ce n’est pas la même chose de protéger ses frontières et de porter atteinte au droit d’asile. Ce n’est pas la même chose de lutter contre les discours de haine et la désinformation et de restreindre la liberté d’expression et d’opinion. Prenons garde à l’exactitude du langage, à la précision dans l’analyse des faits. Je le dis pour nous tous. Les démocraties peuvent s’épuiser dans la confusion des esprits. Et il faut donc que chacun fasse preuve d’une grande responsabilité en évitant toutes les facilités.

Cela exige aussi le courage d’affronter en face les grands défis, chacun dans nos pays, en acceptant le débat ici au Conseil de l’Europe. Je veux donc évoquer devant vous quelques exemples qui ont pu faire l’objet de discussions, voire de critiques, dans cette assemblée. Et ces critiques nous nourrissent parce qu’elles sont la sève de ce dialogue démocratique, de la construction même de notre droit. Et d’ailleurs, la réponse n’existe ni totalement ici ni totalement dans les pays qui sont discutés, critiqués ou jugés, mais dans ce dialogue, dans l’existence de ce dialogue et dans la dialectique qu’il produit.

La première question, je l’évoquais rapidement, est celle de la lutte contre le terrorisme en démocratie. Je l’avais évoqué il y a deux ans devant la Cour européenne des droits de l’Homme. Il n’y a aucune distinction à faire entre la protection de nos sociétés contre le terrorisme et la défense des droits et des libertés. C’est un seul et même combat, puisque précisément les terroristes veulent détruire dans nos sociétés les droits, la liberté, cette façon de vivre libre. L’objectif est donc de rendre nos démocraties plus fortes face au terrorisme, tout en renforçant la garantie des droits de nos concitoyens. C’est la notion même de sûreté qui ne doit jamais être confondue avec l’obsession sécuritaire. C’est dans cet esprit que la loi renforçant la sécurité intérieure et la lutte contre le terrorisme du 1er novembre 2017 a été préparée, débattue et adoptée en France. Elle a permis à la France d’abord de sortir de l’état d’urgence et de revenir ainsi dans le droit commun de la Convention européenne des droits de l’Homme, en sortant du dispositif prévu par son article 15. Je pourrais répondre à toutes les questions qui se posent sur ce sujet mais je crois que cette loi a permis de revenir au droit commun et de répondre aux défis que pose le fait et le seul fait de terrorisme dans nos sociétés et de préserver la sûreté de chacun.

Le second exemple que je voulais évoquer devant vous est la question du maintien de l’ordre dans nos démocraties. Comme d’autres pays, la France est confrontée à une mutation profonde du déroulement des manifestations sur la voie publique. Là aussi, ce phénomène ne souffre aucun raccourci, aucune confusion. Et je veux ici le dire, nous avons examiné très sérieusement et attentivement le travail du Conseil de l’Europe sur l’usage de certaines armes dites intermédiaires. Le gouvernement a répondu de manière détaillée et publique aux observations de Mme la commissaire aux droits de l’Homme. Mais il est vrai aussi que cette situation nouvelle que nous connaissons, que ces violences inédites auxquelles nous avons été confrontés, qui ne datent pas d’hier mais qui se sont accrues, elles-mêmes organisées durant ces dernières années en France comme dans d’autres pays, doivent nous conduire à repenser notre propre organisation avec beaucoup d’humilité, de pragmatisme et d’attachement à tous nos principes. Cette situation implique donc une réflexion profonde sur les moyens de répondre à ces nouvelles formes de violence. Là aussi, sans raccourcis ou attaques trop faciles contre les uns et les autres et à commencer par les forces de l’ordre dont la raison même est de préserver l’ordre public sans lequel il n’y a pas de liberté qui puisse s’exercer. Si nous ne le faisons pas, c’est la liberté de manifestation elle-même qui finirait par être remise en cause.

C’est pourquoi j’ai demandé au gouvernement de prendre en compte toutes les observations faites par la commissaire aux droits de l’Homme, mais aussi toutes les discussions produites ici même par les défenseurs des droits, pour repenser et proposer une nouvelle doctrine qui est en train d’être élaborée. Nouvelle doctrine de sécurité intérieure et de maintien de l’ordre public qui sera débattue et rendue elle-même publique et transparente.

Le troisième exemple, c’est celui de la lutte contre la désinformation. Les récentes élections, notamment les élections européennes, ont démontré l’existence des campagnes massives de diffusion de fausses informations destinées à modifier le cours normal du processus électoral. Si les responsabilités civiles et pénales des auteurs de fausses informations pouvaient être recherchées, sur le fondement de lois préexistantes, elles étaient, toutefois, profondément insuffisantes, en France, comme elles le sont dans beaucoup d’autres Etats, pour permettre le retrait rapide des contenus en ligne, éviter leur propagation qui fausse l’exercice démocratique. La loi du 22 décembre 2018 a, ainsi, imposé une obligation de transparence aux plateformes Internet pour faciliter le travail de détection des autorités policières, et, pour mieux informer les utilisateurs sur l’identité des diffuseurs de contenus publicitaires. Ce n’est là qu’un exemple, et ce travail doit se poursuivre. Mais il montre combien il nous faut penser, là aussi, une forme d’ordre public démocratique dans l’Internet en préservant, évidemment, la liberté d’expression, la liberté d’information mais tout dans ce nouvel espace, celui de l’Internet comme des réseaux sociaux, a été conçu, pensé, comme un espace nouveau où nos valeurs premières n’ont pas à être respectées. Imaginez, il a fallu obtenir, de haute lutte, ces derniers mois, après ce qui s’est passé en Nouvelle-Zélande, une réponse à la lutte contre le terrorisme, sur Internet, par l’appel de Christ Church qui s’est tenu à Paris, au mois de mai, et a été confortée il y a quelques jours à New York. Il n’y a pas, aujourd’hui, un ordre public qui existe dans les réseaux sociaux et internet. Et je le dis à ceux qui défendent légitimement la liberté, il n’y a pas de liberté sans ordre public. La liberté, comme le disait Montaigne, c’est la liberté qui s’exprime dans les lois dont un peuple souverain s’est doté. Il n’y a pas une liberté absolue, qui s’exprimerait dans le déni de la liberté de tous les autres. Cela n’existe pas. Et c’est pourtant ce que nous avons, aujourd’hui, à vivre. La liberté n’est pas la liberté de l’anonyme masqué qui proférerait les pires discours de haine, la pire des informations, voire pire. Cette liberté n’en est pas une. C’est l’apparence d’une liberté, et c’est même tout l’inverse. Et donc nous avons, sur ce plan aussi, à réconcilier des contraires.

Quatrième exemple, je m’arrêterai là, est celui de la maîtrise des flux migratoires et de la protection du droit d’asile. Le droit d’asile est, aujourd’hui, menacé en Europe, par les discours de ceux qui veulent tout confondre, qui estiment que l’Europe doit se barricader derrière des murs, ne plus accueillir ceux qui fuient la guerre et les persécutions, et qui ont besoin de sa protection. La Constitution française, depuis la fin de la Seconde guerre mondiale, comme notre texte constitutionnel, ici même, au Conseil de l’Europe, porte le droit d’asile, c’est-à-dire la protection des combattants de la liberté. C’est un de nos acquis les plus fondamentaux. Cela fait partie de ce que nous sommes. Et ce fut inventé ici sur ce continent.

Mais si nous ne sommes pas capables de répondre efficacement au défi migratoire, si nous n’avons pas le courage de regarder en face la demande de maîtrise exprimée par tous nos concitoyens, si nous n’avons pas la lucidité de voir que, dans de si nombreux cas, la demande d’asile vient de pays profondément sûrs, qui sont pour certains en train de vouloir ouvrir des négociations avec l’Union européenne ou avec lesquels nous avons la liberté de circulation complète, et que, aujourd’hui, la demande d’asile est l’objet, de manière évidente, d’un contournement, si ce n’était un détournement, nous ne serions pas lucides avec nous-mêmes, avec notre droit, avec les principes de ce droit et avec ce que notre peuple nous dit. Si nous laissons le droit d’asile devenir objet de détournement, de trafic, il disparaîtra. Ce ne seront pas les démocrates qui le feront disparaître. Ce seront les autoritaires, élus par des peuples qui auront peur, et qui diront, ces gens-là ne sont pas sérieux, qui confondent tout, et ne nous protègent plus de rien.

Nos peuples, en choisissant de protéger les combattants de la liberté du monde entier n’ont pas décidé d’abolir toute frontière. Légitimement, ils ont décidé souverainement des choses. Ils veulent continuer souverainement de décider. La souveraineté pose des frontières et le respect d’un droit. C’est la raison pour laquelle la France porte, au plan intérieur comme au plan européen et international, un agenda complet, relatif aux grandes migrations. Les grandes migrations ne touchent pas d’abord l’Europe. Elles sont bien plus en Afrique, et au sein de l’Afrique elle-même. Mais nous devons avoir une politique de développement responsable, une politique de lutte contre tous les trafics, mais aussi une protection du respect de nos frontières européennes, d’un ordre public européen, une harmonisation de nos règles. Et nous devons, là aussi, améliorer notre propre organisation.

Sur chacun de ces sujets, je veux ici vous faire toucher du doigt, au fond, ce que j’appellerais profondément la tension éthique qui vient traverser nos démocraties et qui rend votre travail, notre travail, sans doute profondément inédit, et historique. Je crois que notre génération n’a plus à construire uniquement l’avancée des droits partout en Europe, l’avancée d’un socle de droits que nous aurions construit dans des pays qui n’y avaient pas accès jusqu’alors, et donc une extension géographique ou simplement l’invention de nouveaux droits. Non. Nous avons à vivre la tension que de nouveaux phénomènes viennent faire jouer dans nos sociétés avec les droits existants. Parce que ces phénomènes sont si radicaux, comme le terrorisme, si profondément nouveaux, comme le fait migratoire, dans cette ampleur et dans ses caractéristiques, si profondément inédits technologiquement, comme les réseaux sociaux, l’Internet, qu’il nous faut repenser notre organisation sans céder aux facilités.

Cette assemblée n’est pas une assemblée de juristes, avec le plus grand respect que je dois aux juristes et aux juges qui ont leur rôle à jouer, nous avons un travail politique à conduire, au sens le plus noble du terme, qui est au fond l’accomplissement dans l’espace public de ce que la pensée éthique peut être. Et donc nous avons à penser ces situations limites, ce cadre nouveau, sans aucune facilité, en n’oubliant jamais, d’où nous parlons et ce qui se passe tout autour de nous.

Voilà quelques-unes des convictions que je voulais partager avec vous, Mesdames et Messieurs, chers amis, avant de répondre à vos questions, exigence d’unité de lucidité mais aussi nécessité de penser ce cadre nouveau. Je crois que c’est le défi de notre conseil, de cette assemblée, du comité des ministres, de la cour. C’est le défi qui est aussi posé par l’intelligence artificielle. Je ne veux pas être long. J’aurais pu y revenir et nous l’avions évoquée il y a quelques jours avec l’ensemble des juridictions européennes. Ce défi est historique. C’est le défi européen. Et c’est celui que nous avons ensemble à porter.

En préparant mon intervention devant vous, j’ai relu quelques textes pour essayer de me dire au fond, qu’est ce qui caractérise le plus cette grande Europe que notre organisation incarne et qu’elle porte ? Sans doute, la capacité de relever ces défis, qui, on le voit, ont des réponses incomplètes, univoques partout ailleurs dans le monde, en assumant les tensions que je viens d’évoquer.

J’ai retrouvé un texte de 1992 dans un ouvrage qu’avait dirigé Koslowski qui s’appelait "Imaginer l’Europe". Un ouvrage écrit par un de mes maîtres, auquel je dois beaucoup, Paul Ricoeur. Et il l’appelait "quel nouvel ethos pour l’Europe". Et je voulais terminer mon propos sur ces quelques convictions qui illustrent les débats que nous avons pu avoir ces derniers mois et ceux qui vont nous guider dans les prochains mois.

Au fond, il disait, il essayait de qualifier l’Europe. Il y a trois piliers. C’est un modèle de la traduction. Je l’ai souvent évoqué, citant Umberto Eco, la langue européenne est celle de la traduction. C’est vrai que ce qui caractérise notre grande Europe, cette assemblée l’illustre merveilleusement, c’est au fond cette forme d’hospitalité linguistique qui consiste à accepter tous les langages de l’Europe, et aucun continent n’a une telle concentration de langages, de cultures, et n’a accepté ainsi la traduction. La traduction, c’est accepter l’autre dans sa différence et l’accueillir dans ma langue. Ce n’est pas le rêve d’un espéranto qui réduirait toutes les différences. C’est la capacité d’hospitalité et donc d’accepter nos dissonances, nos différences, même si elles sont et surtout si elles sont momentanées.

Ensuite, c’est un modèle de l’échange des mémoires. Et au fond, l’Europe n’est pas encore une réconciliation des mémoires. Et ce que nous voyons dans les conflits gelés le montre et les divisions qu’il y a pu avoir au sein de cette assemblée l’ont montré. Il y a des mémoires encore fracturées, divisées. Mais en Europe, au moins il y a un échange des mémoires, c’est-à-dire qu’elles se parlent, qu’elles se racontent. Beaucoup voudraient nous faire croire qu’il y a une identité européenne figée. Parfois même, on dit un mode de vie européen figé. Je crois très profondément qu’il y a, en Europe, pour paraphraser Ricoeur, ce que j’appellerais une identité narrative. Il y a une histoire commune qu’on s’est racontée ensemble. Parfois, on a des versions différentes. Mais on se la dit, on l’écrit. Nous sommes un continent de l’écrit. Et elle dialogue, elle est faite de controverses de l’historiographie. Ces controverses continueront. Cet échange des mémoires est un irréductible. C’est pourquoi l’Observatoire de l’enseignement de l’histoire que nous soutenons profondément est essentiel.

Il disait enfin c’est un modèle de pardon. Parce que quand on a eu tant de guerres, quand on s’est tant divisé, il y a un moment où le décret de Sparte doit s’appliquer. Il est interdit de rappeler les maux du passé. Aussi vrai qu’il y a le devoir de mémoire d’histoire, il faut, à un moment, une forme de devoir d’oubli, pas un oubli qui efface les traces, mais un oubli qui permet de vivre ensemble. Ce modèle de pardon est constitutif de ce que nous sommes. Il suppose de régler les choses et d’avoir, ce que j’appellerais, l’intelligence de l’avenir. Parce que nous avons à vivre ensemble. C’est cela l’Europe, sa fatalité et son trésor. Nous avons à vivre ensemble. Nous sommes là, ensemble.

Voilà, Mesdames et Messieurs, quelques convictions que je voulais partager avec vous. Cette grande Europe se fait ici. Parfois, dans ses divisions, ses traumatismes. Mais on oublie trop souvent dans l’époque que nous vivons, que la controverse est essentielle. Elle est profondément démocratique. Et la controverse incessante n’est pas un affaiblissement. Au contraire, elle est un luxe de la démocratie et de l’Etat de droit. Qu’elle vive longtemps. Je vous remercie.