Merci beaucoup, Monsieur l’Ambassadeur, et je salue tous mes collègues et amis qui sont dans cette salle.

La question est vaste, je vais essayer d’y répondre de manière un peu rapide et donc forcément approximative. Quand je regarde le monde tel qu’il est en train de se faire, et c’est le thème de cette conférence cette année, il y a en effet un affaiblissement de l’Occident. On pensait il y a quinze ans que nos valeurs étaient universelles, qu’on allait dominer le monde durablement, qu’on était dominant sur le plan technologique, sur le plan militaire. Quand je nous regarde en effet à dix ou quinze ans, nous allons être de plus en plus bousculés par d’autres projets et d’autres valeurs qui émergent. L’émergence chinoise évidemment est à prendre en compte. Nous avons des puissances régionales qui ne partagent pas nos valeurs mais qui sont dans nos voisinages - la Russie et la Turquie, on y reviendra sans doute.

Il faut avoir une stratégie. Nous avons un voisinage qui est une formidable source d’opportunités si on décide de s’en occuper, c’est l’Afrique. Parce que quand je regarde l’Europe sur les trente prochaines années il semblerait plutôt que nous allons perdre de la population, que nous avons du mal à nous stabiliser ; l’Afrique est en train d’exploser démographiquement. Et il y a une politique américaine qui a commencé il y a plusieurs années, pas que sous cette administration, qui est celle aussi d’une forme de repli relatif, en tout cas d’une reconsidération de la relation avec l’Europe et qu’il nous faut regarder là aussi en face. Tout ça me convainc, en tout cas me conforte dans l’idée que nous avons besoin d’une stratégie européenne qui est celle de nous revivre comme une puissance politique stratégique. Et donc moi je vois une Europe beaucoup plus souveraine, unie et démocratique.

À horizon dix ans, je vois une Europe qui aura construit les leviers pour bâtir sa souveraineté technologique, de sécurité et de défense, sur les sujets migratoires, en termes alimentaires, en termes climatiques et environnemental et dans sa relation avec son grand voisinage c’est-à-dire en particulier sa politique russe, sa politique "Middle-East", sa politique africaine. Je vois une Europe où on aura décidé de ce fait, dans un coeur qui est à définir, et de manière je dirais souveraine, chacun, de mettre davantage ensemble, de bâtir une vraie souveraineté de la zone euro pour être crédible dans cet environnement.

Et où on aura aussi su moderniser nos règles de décision commune, avec une Europe puissance crédible, avec ce que je viens de dire. Ça ne peut plus être une Europe où on garde les règles d’unanimité pour tout, où on a un commissaire par pays, etc. Si on se projette à dix ans, il faut qu’on accepte que dans le coeur de l’Europe, on mette beaucoup plus de choses ensemble et, voilà, qu’on accepte d’avoir un coeur d’Europe puissance.

Et donc je vois cette Europe, selon les choix d’ailleurs des pays souverains, à plusieurs cercles : un coeur beaucoup plus intégré qui, sur les fonctions clés que j’évoquais, décide de mettre ensemble beaucoup plus ; des partenaires qui restent dans une politique avec un marché commun, des règles communes et des vraies convergences ; une politique de voisinage commun, mais qui ont un accès moins étroit et moins ensemble, et une politique de voisinage stabilisé.

Mais je pense qu’on est à un moment de vérité de l’Europe, et je m’arrêterai là, parce qu’en effet, l’Europe est le moyen pour nous de protéger nos valeurs, nos préférences collectives qui ont évidemment beaucoup en commun avec les Etats-Unis d’Amérique - ce goût pour la liberté qui nous a mis toujours jour côte à côte sur les guerres - mais qui n’est pas tout à fait les Etats-Unis d’Amérique. Et qui fait qu’il faut en effet avoir aussi une liberté d’action européenne, une indépendance européenne, une capacité à bâtir notre propre stratégie parce qu’on n’a pas la même géographie, parce qu’on n’a pas le même rapport à l’égalité, par exemple, aux équilibres sociaux, pas tout à fait le même rapport aussi à la culture, aux auteurs.

Il y a des spécificités européennes qu’il faut défendre. Et on a une politique de voisinage qui est propre. La relation avec la politique méditerranéenne est une politique européenne, ce n’est pas une politique transatlantique. La politique avec la Russie doit être une politique européenne, elle ne peut pas être simplement une politique transatlantique. Et donc, voilà comment je veux nous projeter, je nous vois nous projeter, je l’espère, à dix ans : une Europe qui aura su bâtir les termes de sa souveraineté sur ces grands sujets, d’une plus grande unité, d’une plus grande vitalité démocratique et qui saura aussi retrouver un certain goût pour l’avenir. Je veux ce faisant conclure ce point en disant, j’ai comme vous regardé et écouté le discours du président Steinmeier et je voulais dire combien je me retrouvais et étais en sympathie avec le discours du président Steinmeier. Cela ne m’a pas étonné mais j’ai trouvé qu’il avait eu des mots forts en ce sens.

(Intervention de M. Wolfgang Ischinger, président de la Conférence)

I’m not a man of frustrations you know. No, I think this is a permanent story between our two countries. I remember several approaches or proposals made by Germans, years ago, waiting for French answers. Joschka Fischer made a great speech waiting for French answers. We have a story of proposals waiting for answers. I mean first, I think that at the European and the bilateral level we’ve worked very hard together during the last two and a half years, three years - with the SCAF [FCAS] and a lot of projects and I do thank our ministers present here (inaudible) together (inaudible) impossible. Let’s say, three years ago, let’s imagine “we will make the future aircraft in common with Germany", a lot of people probably would have said to me “it is not possible". It is happening and we are progressing. So, we’ve launched (inaudible) bilateral approach and we’ve launched a series of new initiatives at the European scale : on batteries, on universities, Europe of defense - with a lot of initiatives - and we will probably refer to that.

I think the big question mark now we have together is the magnitude of the answer on the speediness. And for me, the main challenge we have in front of us is our ability to address the core European perspective.

Je pense aujourd’hui que la crise qui est la nôtre, c’est une crise des démocraties européennes et des classes moyennes européennes. Aujourd’hui, dans nos pays, les gens sont en train de douter de l’Europe, parfois même de l’idée de démocratie - les extrêmes montent -, et de notre capacité à apporter une réponse en commun.

Donc quelle est la perspective qu’on donne à l’Europe sur les vingt-trente prochaines années ? C’est ça qui est en jeu. Et donc, je n’ai pas de frustrations mais des impatiences. Et je pense qu’aujourd’hui qu’en franco-allemand, le travail qu’on va donner est de savoir comment on donne une nouvelle dynamique à l’aventure européenne. On a réussi à bâtir une équipe solide, nouvelle, européenne. Je salue la présence de notre commissaire Thierry Breton, la présence du haut représentant Borrell. Il y a d’autres commissaires, un ami grec qui est là aussi. Mais on a une équipe avec le président Michel, la présidente Von der Leyen à la Commission européenne, le nouveau parlement européen, qui est totalement nouvelle, avec des perspectives, et on l’a vu ces dernières semaines. Le plan Climat, les perspectives sur la 5G, qui bâtissent une nouvelle ambition européenne dans laquelle moi, je me retrouve totalement.

Mais la clef pour moi des prochaines années, de ce qu’on doit faire au niveau européen, de ce que j’ai essayé de proposer au discours de la Sorbonne et ce sur quoi on doit avancer c’est 1) aller beaucoup plus vite au niveau européen sur ces éléments de souveraineté que j’évoquais tout à l’heure. Et comment sur le plan technologique, on investit beaucoup plus fort, beaucoup plus vite sur nos entreprises, nos innovations et notre régulation pour bâtir des solutions européennes. La 5G, le cloud, l’intelligence artificielle. On doit avoir ces règles de la souveraineté ; ça, c’est clair. Comment en européen, on relève les défis qui inquiètent nos populations, le climat, le rapport aux frontières. Ça fait des années qu’on n’arrive pas à régler nos sujets migratoires. On doit les régler en européen et tous nos peuples voient l’importance du défi climatique, ont à la fois peur, peur du changement ou peur que ça ne change pas assez vite, selon les uns ou les autres.

C’est en Européen qu’on peut changer les choses, c’est la bonne échelle, c’est le bon marché. Donc moi, je veux sur ces sujets, qu’en franco-allemand, on aille beaucoup plus vite, beaucoup plus fort avec beaucoup plus d’ambitions pour réussir cette perspective européenne. Et la clef de cela, c’est de prendre des risques. On a su le faire par le passé. Si les Français, les Allemands ne prennent pas de risques sur ces sujets, ça n’avance pas. Et c’est changer notre relation, je crois très profondément, au futur, et à l’investissement.

Nous sommes en train de devenir un continent qui ne croit plus dans son futur. Je regarde aujourd’hui le Policy-mix européen. On va discuter d’un budget dans quelques jours au niveau européen, on trouvera un accord, on défendra. Mais la question est de savoir si on aura un budget à 1,06, 1,07, 1,08 % du PNB européen avec des retours et des "rebates" etc. Ça n’est pas à la hauteur de tout ce qui est à faire.

Je regarde ce qu’il y a derrière. On a la Chine qui investit massivement. L’argent public, dans des règles, avec des visibilités, qui est compliqué à voir chaque jour, mais un investissement sur le numérique, sur le digital, sur une stratégie climatique qu’il ne faut pas sous-estimer, en bougeant très vite ces dernières années. Elle investit sur son futur. On a des Etats-Unis d’Amérique qui font le choix d’augmenter très fortement la dépense publique, très fortement, à des niveaux sans précédent ; qui investit sur sa défense, qui investit sur sa technologie et qui investit sur des choix d’avenir.

Et je regarde l’Europe : au niveau consolidé, agrégé, nous continuons la consolidation budgétaire. Je parle du niveau agrégé, je ne parle pas d’un budget entre Etats, mais au niveau agrégé, c’est vrai. Et dans le même temps, on a su réguler les acteurs de marché avec des règles post-crise. On n’a pas régulé les marchés financiers qui financent essentiellement les anglo-saxons. On a su réguler les intermédiaires de marché, banques et assurances, qui sont la clef du financement de l’Europe continentale. Et donc, nous avons depuis dix ans une contraction du financement public et privé en Europe. Ce Policy-mix est fou et il est fou dans un environnement à taux d’intérêt bas ou quasi nul, parce que le résultat de tout cela est que nous avons une épargne en Europe qui continue d’augmenter, et que comme nous n’avons pas fini de bâtir une Europe financière intégrée et une vraie Europe des marchés de capitaux et de la finance, cette épargne ne circule pas en Europe pour être proprement allouée dans les endroits qui sont nos priorités et qu’aujourd’hui, nous sous-investissons en consolidés nos priorités, et que l’épargne européenne privée, elle, va financer les bons américains.

C’est ce que je disais tout à l’heure à certains, c’est que le résultat de cette stratégie, c’est que les Américains sont en train d’investir beaucoup plus vite sur les choix du futur, les Chinois aussi. S’ils ont raison, dans dix ans ou quinze ans, ils auront les industries, les normes et les structures qui permettent d’embrasser le futur, là où nous aurons pris du retard. S’ils ont tort et qu’ils font faillite, ils auront fait faillite avec notre argent. Donc c’est un jeu où on perd de toute façon à chaque fois, parce que nous n’investissons pas nous-mêmes suffisamment sur notre avenir.

Et donc, on doit retrouver ce goût de l’avenir, cette capacité à investir. Et je vous le dis très simplement aussi parce que politiquement, c’est le seul moyen de réconcilier les classes moyennes européennes avec notre avenir. Et pour moi, c’est un point très important sur le plan politique. La crise financière de 2008-2010 a été gérée en Europe beaucoup plus lentement qu’aux Etats-Unis, et elle a été gérée en ajustant sur les classes moyennes. Soyons très clairs. On a demandé à l’Italie, à la Grèce, à l’Espagne des efforts sans précédent dans l’histoire. Ça n’était jamais arrivé en temps de paix. Et on a ajusté sur les classes moyennes, on a baissé des salaires, on a baissé des retraites et on a poussé à faire des privatisations forcées, généralement d’ailleurs en ayant le talent de faire vendre ces actifs aux Chinois.

Ensuite, on a eu la crise migratoire qui a bousculé - et je parle dans un pays qui a pris ces risques sur la crise migratoire -, mais qui a bousculé nos classes moyennes, qui a fait monter une inquiétude démographique, culturelle.

La réalité c’est qu’aujourd’hui, en Europe, soyons lucides, ce qui était le coeur de nos démocraties, nos classes moyennes ont un doute sur l’aventure européenne. Parce qu’elles se disent : "dans ce continent, quand il y a un problème économique ou financier, c’est nous qui payons" ; "quand il y a un problème migratoire, c’est nous qui ajustons, et il n’y a plus de solidarité".

Il y a eu une division Nord-Sud sur la crise financière, une division Est-Ouest sur la crise migratoire. Comment recréer du goût de l’avenir, du goût de la solidarité entre nous, pour les classes moyennes ? Parce que l’Europe, c’est une aventure politique qui est démocratie, liberté individuelle, progrès pour les classes moyennes, "économie sociale de marché" dirait-on pour citer les bons auteurs en Allemagne. S’il n’y a plus pour les classes moyennes de perspective, il n’y a plus d’avancée et c’est pour ça que vous voyez d’ailleurs le doute démocratique naître et le doute sur l’aventure européenne. C’est ce sujet qu’en franco-allemand, on doit adresser.

Donc je n’ai pas de frustration. J’ai des impatiences parce que je pense que c’est une question aujourd’hui de rapidité de notre réaction et de la clarté de la réponse qu’on apporte à nos citoyens. Si le couple franco-allemand ne sait pas apporter et avec lui tous les partenaires européens, une réponse claire à ces défis, à ces sujets et une perspective d’avenir pour les classes moyennes, nous aurons fait une erreur historique.

(Intervention de M. Wolfgang Ischinger, président de la Conférence)

C’est la question de la relation entre une ambition européenne de la défense et l’OTAN que vous posez implicitement. Je crois très profondément que nous avons besoin d’avoir une Europe de la défense plus forte. C’est pour cela que je considère ce que l’on a réussi à faire durant les dernières années, un fonds européen de la défense, une coopération renforcée, la mise en place, comme j’avais proposé à la Sorbonne, d’une Initiative européenne d’intervention pour rapprocher les cultures stratégiques, sont des pas historiques et extrêmement importants pour avoir des financements européens, pour avoir des projets capacitaire communs - le SCAF ou le MGCS en sont des formidables exemples franco-allemands - et pour avoir, derrière, une culture stratégique commune.

Je pense que nous en avons besoin pour les raisons que j’évoquais tout à l’heure de souveraineté. Parfois, cela a été mal interprété ou mal compris. Ce n’est pas un projet qui est contre l’OTAN ou alternatif à l’OTAN, mais je l’ai dit, pour moi, la sécurité collective européenne a deux piliers : l’OTAN et l’Europe de la défense. Ce n’est pas une alternative, mais c’est la conséquence logique de la situation que nous avons vu ces dernières années.

Nous avons un partenaire américain qui nous dit "vous devez investir davantage dans votre sécurité", ce qui est vrai. Nous avons les Etats-Unis d’Amérique qui nous disent "vous, Européens, depuis la chute du Mur, vous avez désinvesti pensant que la paix était là. Le monde a changé. Je ne suis pas le shérif de votre voisinage". Et quand je regarde ce qui a été fait, y compris d’ailleurs sous l’administration du président Obama, c’est déjà un repositionnement stratégique américain. Le choix d’être moins investi dans le Moyen-Orient, de se repositionner sur le Pacifique beaucoup plus, et de dire "l’Europe doit prendre ses responsabilités en termes de voisinage".

Mais je pense que nous avons besoin de l’OTAN, très clairement. Mais nous avons besoin de construire en cohérence avec l’OTAN, et pour nous-mêmes et en réponse à la demande américaine, une capacité propre qui nous donne de la crédibilité vis-à-vis du partenaire américain. Celle de dire nous nous mettons en situation de pouvoir nous protéger nous-mêmes et mener des actions utiles et celle d’avoir une liberté d’action. Je le dis parce que c’est aussi très important pour avoir une politique étrangère. Si nous n’avons pas de liberté d’action, nous n’avons pas de crédibilité en politique étrangère. Et nous ne pouvons pas être "junior partner" des Etats-Unis d’Amérique, parce que parfois nous avons des désaccords qu’il faut assumer. Sur l’Iran, nous avons des désaccords. Si nous n’avons pas bâti une vraie souveraineté financière et économique et militaire, nous ne pouvons pas avoir une diplomatie propre. On l’a vécu sur le JCPoA. Donc, on a besoin de cette Europe de la défense.

Dans ce cadre-là, j’ai souhaité qu’on puisse avancer sur beaucoup de choses et la proposition que je fais, ce qui est nouveau dans ce que j’ai dit la semaine dernière... Rien de neuf par rapport à l’OTAN : la France contribue dans le cadre de l’OTAN, en matière nucléaire, aux réflexions stratégiques ; elle ne participe pas aux exercices et elle n’y participera pas davantage, cela a toujours été le cas. Mais je dis, maintenant nous devons rentrer dans un dialogue stratégique avec tous les partenaires qui le souhaitent, y compris sur le nucléaire.

Dans ce cadre-là, nous sommes prêts à avoir des exercices conjoints parce que le but, c’est de bâtir une culture stratégique commune. L’étape pour moi à laquelle on est au niveau européen, c’est de dire "la France croit à une Europe de la défense". Et donc, nous sommes prêts à passer ce pas et à proposer à tous les partenaires qui le souhaitent d’entrer dans un dialogue stratégique inédit et de regarder une culture commune sur ce sujet. Et je pense que c’est un élément très important et c’est ça qui est nouveau dans le cadre de cette Europe de la défense et dans cette articulation entre Europe de la défense et l’OTAN.

Mais si vous me le permettez, cela suppose de regarder entre nous, on l’évoquait avec quelques-uns, des impensés que nous avons. Et moi je pense que l’Europe, elle a des impensés par rapport à la puissance militaire. Et nous sommes à un moment de notre histoire où on doit les lever.

Il y a deux grands impensés : il y a un impensé allemand, si je puis dire et il y a un impensé de l’Est de l’Europe. Et c’est à nous de les regarder par rapport à notre histoire, de manière très décomplexée, très respectueuse, et de voir comment on sait les lever. Nous avons bâti l’Europe sur l’abandon de la puissance militaire allemande. C’est comme ça qu’on l’a fait au début. Et on a ensuite construit les choses en laissant les deux puissances alliées - Grande-Bretagne, France - bâtir une puissance militaire dotée, donc avec le nucléaire ; pas l’Allemagne.

Mais l’Allemagne a su avoir un débat sur le nucléaire. Elle l’a eu par truchement, c’est-à-dire avec les Etats-Unis d’Amérique. Et en quelque sorte, s’est comme installée l’idée en Allemagne qu’on pouvait parler du nucléaire américain, mais pas du nucléaire européen ou du nucléaire français. Parce que l’idée de puissance ne se pense que par le truchement des Etats-Unis d’Amérique et l’ombre portée.

Et je pense qu’il faut aujourd’hui, de manière très décomplexée, se dire "si on veut vraiment une Europe souveraine, une Europe qui donc se met en situation de protéger ses propres peuples, comment on pense le rapport à la puissance, y compris en Allemagne ?" C’est un débat. J’en parle en tant que président français et j’en parle avec tout le poids de notre histoire commune, mais notre capacité à dépasser cette histoire.

Et je sais que c’est un débat qui n’est pas simple en Allemagne, du tout. Mais je pense qu’on doit avoir un débat apaisé sur ce sujet. Mais le rapport à la puissance ne peut pas simplement se faire par le truchement du tiers de confiance que sont les Etats-Unis d’Amérique. Il doit aussi se penser en européen. Et de l’autre côté, à l’Est de l’Europe, depuis, au fond, la chute du Mur et même l’élargissement, il y a un autre impensé, qui est l’idée de dire "l’Europe de l’Ouest c’est celle qui nous a abandonnés ; l’Europe de l’Ouest, c’est celle qui nous a laissés être envahis et qui a accepté qu’un rideau tombe en Europe en 47". Et donc s’est dit "j’ai subi un rapport à la puissance qui était celui de l’empire soviétique. Je préfère un rapport à la puissance qui est le rapport américain parce qu’eux ils ne m’ont pas laissé tomber".

Je schématise, mais c’est je crois comme ça vraiment que ça a été vécu. Et la question par rapport à notre aventure européenne, cette réunification de l’Europe que nous vivons maintenant depuis quinze ans avec nos partenaires de l’Europe centrale et orientale, c’est la question de savoir comment nous repensons ensemble notre sécurité et donc la confiance commune.

Et donc c’est un vrai bon sujet. Mais tout cela pour vous dire que beaucoup des inquiétudes qu’il a pu y avoir par rapport à cette ambition sur l’Europe de la défense, ou à ce que j’ai pu proposer de nouveau, elles sont aussi liées à ces impensés européens que nous avons, et que nous devons dépasser parce qu’on entre dans une ère nouvelle. Pardon de ma réponse un peu longue et complète, mais le sujet est suffisamment important pour le détailler.

(Intervention de M. Wolfgang Ischinger, président de la Conférence)

Je vais essayer de regarder où on en est avec la Russie pour voir où on peut aller. Ces dernières années nous avons en effet accru la défiance à l’égard de la Russie et la Russie nous a donné beaucoup de bonnes raisons d’accroître la défiance. On pourra revenir si vous le souhaitez dans le reste de l’échange sur les raisons et l’histoire de cette relation, mais c’est ainsi. Je regarde ces dernières années, avec le même degré de défiance, nous avons été plus faibles avec les Russes. 2013-2014, on décide de dire : on a mis une ligne rouge aux Russes sur le chimique en Syrie. Mais on ne la fait pas respecter. Enorme erreur.

Et donc on a le droit d’être défiant avec la Russie, c’est une stratégie, c’est celle qu’on avait pendant des années. Si on est défiant et qu’on dit on n’a pas les mêmes valeurs, les mêmes principes, il faut être fort. Je considère qu’après 2013-2014, on était défiant et faible. C’est-à-dire on met des lignes rouges, mais on ne les fait pas respecter. Bilan des courses, regardez ce qu’il s’est passé dans les mois qui ont suivi : ils ont continué en Syrie, le retrait américain, je pense, a été, même s’il est relatif et il a été ensuite corrigé, une erreur en Syrie, parce qu’il a laissé la place à d’autres puissances.

Et de la même manière, on les laisse avancer sur beaucoup de théâtres d’opérations. Comme ils nous ont sentis faibles, ils ont ensuite fait l’Ukraine. Donc, moi j’entends la défiance de tous nos partenaires, la nôtre aussi. La personne que vous avez en face de vous a été un candidat à l’élection présidentielle qui a subi une attaque massive quelques jours avant le premier tour dont je sais d’où elle vient. Donc, je ne suis pas fou ! Simplement, je sais une chose : avoir de la défiance et être faible en étant voisins - parce que je regarde aussi notre géographie, la grande différence que nous avons avec les Etats-Unis d’Amérique quand on parle de la Russie, c’est que nous, on partage un même espace, on n’a pas un océan entre deux - à la fin des fins, ça ne fait pas une politique. Ça ne fait pas une politique, ça fait un système totalement inefficace.

Bilan des courses, nous avons accumulé les conflits gelés, les systèmes de défiance, la conflictualité sur le cyber, des sanctions qui n’ont absolument rien changé en Russie. Je ne propose pas du tout de les lever. Je fais juste le constat : nos sanctions et les contre-sanctions nous coûtent au moins aussi cher que les Russes si ce n’est plus, à nous Européens, pas à tout le monde, pour un résultat qui n’est pas très positif.

Donc, ce que j’ai proposé, voyant tout cela, ce n’est pas de dire soudainement les choses vont changer, vous allez voir, embrassons-nous, comme on dit en français, en un claquement de doigts la relation va changer. Non. Mais j’ai juste dit quelle est notre stratégie crédible sur le long terme avec la Russie ? Il y a un premier scénario, continuer à être intraitable et défiant, mais dans ce cas-là il faut être brutaux. Il faut assumer des conflits, il faut assumer de faire respecter les frontières et y aller.

Est-ce que c’est le choix collectif ? Je n’ai pas vu des gens se précipiter dans la salle pour dire on y va. Choix pas crédible. Il y a un deuxième choix qui est de dire on est exigeant, on ne cède rien sur nos principes, sur les conflits gelés mais on réengage un dialogue stratégique qui va prendre du temps. Mais on réengage un dialogue stratégique. Parce qu’aujourd’hui la situation dans laquelle on est, est la pire. On parle de moins en moins, on multiplie les conflits et donc on ne se met pas en capacité de les régler. Ces choses-là vont prendre du temps mais je crois que c’est un chemin en tout cas qui est crédible.

Je considère que, ce faisant, vous aurez noté, ça fait plus de trois ans qu’on n’avait pas eu de réunion en format dit Normandie sur l’Ukraine. Vous parliez de l’Ukraine et du président Zelensky. On réengage le dialogue et du coup le président Poutine accepte ce qu’il n’avait pas fait depuis plus de trois ans : un sommet en format Normandie. Et on a des résultats que nous n’avions jamais eus en commun. On travaille avec la chancelière, le président Zelensky, le président Poutine. Et juste après ce sommet, on a eu des libérations de prisonniers comme on n’en avait jamais eu jusque-là, la reconnaissance d’ailleurs de la nécessité d’articuler les élections locales avec des éléments de sécurité qui n’étaient même pas dans les accords de Minsk, et donc une avancée.

Là-dessus aucune naïveté, on aura d’autres chausse trappes, d’autres problèmes, mais ça a recréé une dynamique qu’on va poursuivre avec la chancelière et avec un prochain sommet à Berlin qu’on veut pour avril. Donc, quand je regarde, et on est à une échelle de temps très court, on réengage quelque chose.

Ensuite, pour moi, ce dialogue stratégique avec la Russie il doit reposer sur une capacité à régler ces conflits gelés, une capacité à penser le cyber, le spatial, la relation militaire, donc cette architecture de sécurité, notre capacité à nous articuler sur beaucoup de conflits extérieurs. Regardez ce qu’il se passe en Syrie, nous sommes en désaccord avec la Russie sur ce qu’il se passe à Idlib et qui est inacceptable. Ce désaccord il n’est pas lié à l’initiative que la France a prise ou à ce qu’on propose, il est lié historiquement à notre faiblesse et à notre abandon du théâtre d’opérations. C’est ça le résultat. Donc on voit bien qu’en tout cas il nous faut dans la durée réengager ce dialogue avec la Russie, mais la mettre aussi en responsabilité sur son rôle. La Russie est un membre permanent du Conseil de sécurité, elle ne peut pas être constamment un membre qui bloque les avancées de ce Conseil. Et je me félicite que le président Poutine ait accepté l’idée d’une réunion en format P5 cette année.

Donc voilà la démarche dans laquelle j’ai souhaité qu’on puisse avancer. Cette démarche, un, elle doit, elle sera constamment coordonnée en européen, évidemment en franco-allemand comme le prévoit le traité d’Aix-la-Chapelle, mais aussi avec nos partenaires. J’ai eu beaucoup de discussions avec mes homologues polonais sur ce sujet. Ils ont bien sûr des inquiétudes que l’histoire et la géographie documentent. Mais quand je leur dis qu’est-ce qu’on fait d’autre et de mieux, ils reconnaissent que si on peut trouver les voies d’un dialogue de confiance accrue, c’est aussi bon pour eux.

J’ajoute un dernier point. Si je me mets à la place de la Russie, quelles sont ses perspectives d’avenir ? Je pense qu’il faut toujours aussi raisonner comme ça, nous-mêmes. La Russie a construit ces dernières années une armada militaire incroyable. Elle a continué à investir quand on avait stoppé, fait des investissements massifs, elle a beaucoup innové et il faut reconnaître sur le plan militaire, elle a acquis des capacités qu’on ne la pensait pas capable d’acquérir il y a vingt ans sur le plan maritime, aussi sur le plan terrestre, spatial.

Cette stratégie est-elle soutenable pour elle sur le plan financier ? Je ne crois pas. Parce que simplement, elle a un produit intérieur brut qui est celui plutôt d’une économie moyenne. Donc, si je me mets à la place de la Russie, je me dis la stratégie que j’ai eue ces dernières années me donne une crédibilité aujourd’hui, est-ce qu’elle est soutenable à vingt ans ? Je ne suis pas sûr. Ensuite, elle a maximisé par notre faiblesse et nos désaccords son rôle dans toutes les crises régionales - Syrie, Libye, sur certains sujets africains et ailleurs - est-ce que c’est soutenable ? Et après, quelles sont ses options ? Le "stand alone" ? Compliqué.

Enorme pays, démographie déclinante, il faut des alliés. L’alliance avec la Chine ? On l’a plutôt poussée dans ce sens collectivement après 2013-2014, pour des bonnes raisons. Je ne crois pas que cette alliance soit durable pour la Russie. D’abord parce que la Russie ne s’est jamais projetée culturellement dans cette alliance. Le président Poutine, et je dirais, le conservatisme politique qu’il a créé, n’est pas un projet politique qui se bâtit dans cette alliance. Et parce que surtout je pense que l’hégémonie chinoise n’est pas compatible avec le sentiment de fierté russe, si je peux le dire en des termes très politiquement non-corrects.

Donc je pense qu’il faut chercher les voies d’un partenariat européen, il faut chercher les voies d’un partenariat. Je l’ai dit en Pologne : moi, je ne suis pas pro-russe, je ne suis pas non plus anti-russe, je suis pro-européen. Et il se trouve que quand je regarde notre géographie on a quelque chose à faire ensemble. Et donc, c’est à nous de bâtir cette architecture de sécurité et de confiance réciproque. Et je pense que c’est aussi donner une option stratégique à la Russie qui a de la valeur pour nous.

(Intervention de M. Wolfgang Ischinger, président de la Conférence)

Je vous remercie de m’aider à faire prospérer l’initiative avec la Russie.

(Intervention de M. Wolfgang Ischinger, président de la Conférence)

C’est une très bonne question. Les formats sont multiples parce que quand je parle d’une stratégie européenne, il y a évidemment l’Union européenne. Mais nous avons cette possibilité que nous nous sommes donnée à nous-mêmes d’avancer avec quelques Etats qui veulent aller plus loin si les autres ne veulent pas suivre. C’est pour ça d’ailleurs que sur les sujets de défense, nous avons fait une coopération renforcée, ce qui est une bonne méthode.

Ensuite nous avons le format du Fonds européen de défense. Et puis nous avons pris une initiative qui est elle aussi intergouvernementale, une initiative européenne d’intervention sur laquelle il y a plusieurs Etats européens, pas tous, et des Etats d’ailleurs qui sont membres de l’OTAN, d’autres qui ne le sont pas, je pense à la Finlande. Dans ce contexte-là et dans cette Europe de la défense, oui, pour moi, le Royaume-Uni a une place. Il a une place parce que c’est une puissance alliée extrêmement importante avec laquelle d’ailleurs nous partageons deux choses comme Français : membre permanent du Conseil de sécurité et puissance dotée. Et la relation d’ailleurs militaire, elle est structurée par des accords bilatéraux : Lancaster, Sandhurst ne dépendent pas..., ne sont pas impactés par le Brexit et je l’ai dit à plusieurs reprises.

Et donc, oui, pour moi, cette Europe de la défense, elle suppose d’intégrer des formats divers, de bâtir progressivement une culture stratégique de plus en plus intégrée et elle suppose d’inclure le Royaume-Uni à travers les traités actuels, à travers les initiatives futures. Je pense aussi que nous aurons, en Européens, à construire les formats de coordination avec les Britanniques à l’avenir sur les plans stratégiques. Je pense que nous aurons à créer une forme de Conseil de sécurité et de défense européen. On l’a fait avec le Traité d’Aix-la-Chapelle en bilatéral, on va le réunir dans les prochaines semaines avec la chancelière. Je pense qu’il nous le faut en Européens pour coordonner sur les grands sujets stratégiques, et je pense qu’il nous faudra de manière régulière associer le Royaume-Uni à un tel Conseil. Donc oui.

(Intervention de M. Wolfgang Ischinger, président de la Conférence et question d’un intervenant)

Sur votre première question, je ne rentrerai pas dans le débat pour savoir si une intervention irait favoriser tel ou tel candidat ou candidate. Ce qui est vrai, c’est que jusqu’à présent la stratégie de la Russie a été plutôt d’accompagner les mouvements politiques dans nos pays qui étaient anti-européens et qui étaient aussi anti-immigration, très conservateurs sur le plan social et sur lesquels de manière approximative, ils pouvaient penser bâtir une alliance. Surtout, me semble-t-il, des partenaires qui pouvaient affaiblir l’intégration européenne. Je crois que c’est une stratégie claire, elle est assumée et elle est liée au fait que du point de vue de la Russie, l’intérêt a longtemps été de dire : "mieux vaut avoir vingt-sept Etats divisés que vingt-sept Etats ensemble quand on est leur voisin proche". Je peux comprendre cette stratégie. Ce n’est pas celle que nous poursuivons, c’est pour cela qu’il faut se réengager dans une stratégie qui consiste à dire : "Nous, unis, nous pouvons avoir une approche avec la Russie qui construit quelque chose, même si on a des désaccords de valeurs, de fonctionnement."

Je pense que la Russie continuera à essayer de déstabiliser. Alors soit des acteurs privés, soit directement les services, soit des proxys. Je ne crois pas aux miracles. Moi, je crois à la politique c’est-à-dire au fait que la volonté humaine peut changer les choses quand on se donne les moyens. Je ne crois pas pour autant que les changements sont spontanés et que d’un seul coup, la lumière fut, et que les choses vont changer du jour au lendemain.

Donc, oui, il y aura toujours des stratégies de déstabilisation. Nous, en France, nous n’avons pas pour habitude de rendre publiques les assignations, si je puis dire, et donc quand on arrive à tracer d’où vient l’attaque. On n’a jamais rendu public. Certains autres pays le font. Par contre, évidemment, on enquête et on a un dialogue avec les pays quand on sait que ça vient de chez eux. Parfois, ce sont les services publics, dirais-je, pour rester pudique, parfois, ce sont des proxys privés ou des acteurs privés.

Donc je pense que la Russie continuera d’être un acteur extrêmement agressif sur ce sujet dans les prochains mois et les prochaines années. Et d’ailleurs, dans toutes les élections, elle cherchera à avoir des stratégies de la sorte, ou elle aura des acteurs qui le feront. Il faut se méfier d’ailleurs. Il n’y a pas que la Russie, il y a beaucoup d’autres pays où il y aura toujours des acteurs qui le feront. Il y a des acteurs conservateurs d’ultra-droite américaine qui ont été très intrusifs aussi dans les campagnes européennes et les stratégies européennes, avec des moyens qui ne relèvent pas de la légalité non plus. Donc, il faut être assez oecuménique sur ce sujet.

Donc, qu’est-ce qu’on doit faire ? Nous, renforcer nos défenses technologiques, nos coopérations entre services et nos systèmes juridiques. Parce que la vérité c’est que nous avons très peu d’anticorps face à ces attaques. Et je crois que c’est une immense faiblesse des démocraties européennes. Je fais cette parenthèse, mais pour moi, en Europe aujourd’hui, d’ailleurs dans toutes les démocraties au monde, les mutations du système médiatico-technologique sont telles que nous n’avons plus les anticorps pour protéger la démocratie. Et ça, c’est un des plus grands sujets que nous avons devant nous. C’est-à-dire la possibilité aujourd’hui que des acteurs privés utilisent les technologies de deep fake, manipulent, pénètrent, diffusent de l’information à très grande vitesse, de toute nature, sans traçabilité, dans des systèmes démocratiques hyper médiatisés où tout circule tout de suite avec un effet d’émotion et d’intimidation dans les démocraties, n’est aujourd’hui pas compatible avec des systèmes qui ont été construits sur le plan des valeurs, pour la liberté de conscience de la presse, de la circulation de l’information qui était celle de la fin du XIXème siècle.

Parce que c’est ça, notre système. On protège la liberté de la presse, la liberté... ce qui est très bien. La liberté de circulation avec des lois qui datent du XIXème siècle, qu’on a un peu adaptées mais dont les fondements, en tout cas en France, sont celles-ci. Je pense que nous avons des vulnérabilités en la matière énormes. Et nous n’avons pas des rapidités d’intervention sur le plan technologique et juridique pour stopper ces stratégies. Cela est pour moi le plus gros point. Donc la Russie continuera à être un acteur de ce sujet.

Et je pense que d’ailleurs dans l’initiative qu’on doit mener, on doit construire la stratégie de désescalade, mais aussi de transparence commune qu’on fera sur ce sujet. Et moi, je pense que dans les prochains mois ce qu’on doit essayer de faire avec la Russie sur ce point, c’est si des acteurs privés russes ou publics russes se mettent dans de telles stratégies, dans toutes nos démocraties ou celles de nos partenaires, on doit mettre en place une méthodologie d’action rapide, mais peut-être aussi d’attribution beaucoup plus claire et beaucoup plus forte et de système de sanctions, et réciproquement. C’est pour cela que je pense que nous devons réengager le dialogue sur ce point, pour lutter contre ces nouvelles formes de déstabilisation, voire de criminalité en ligne des acteurs publics comme privés.

Sur votre deuxième question de long terme. Je pense que rien n’est impossible. Je pense que rien n’est impossible et beaucoup de ces sujets seront d’ailleurs structurés par les conséquences directes et indirectes de la stratégie chinoise. On voit bien combien la stratégie chinoise des dix dernières années détermine la stratégie américaine aujourd’hui. Ce qui est d’ailleurs normal et tout à fait légitime sur le plan commercial, sur le plan stratégique, etc.

Et donc, si la Chine continue son essor et continue d’avoir une politique avec une vraie stratégie d’infrastructure, numérique et une vraie stratégie aussi d’expansion avec une logique de comptoirs, si je puis dire, dans le Pacifique, en Afrique, en Asie du Sud-Est, "Middle-East" et maintenant en Europe, il est évident que cela va renforcer les intérêts et l’alignement d’intérêts de l’autre grande puissance, qui est les Etats-Unis, et ceci à mesure aussi que la Chine la rattrapera ou la dépassera peut-être économiquement et surtout des puissances européennes et russes pour faire face et construire des régulations. Donc, je pense que le chemin que vous avez décrit n’est absolument pas impossible, mais il dépend : 1) de l’avenir de la Chine et de sa stratégie et de sa réussite et 2) d’abord et avant tout de la capacité européenne à apporter une réponse. Si les Européens ont une stratégie déjà commune, ils peuvent ensuite prétendre avoir une stratégie avec les Américains.

(Intervention de M. Wolfgang Ischinger, président de la Conférence)

Premier point, si vous m’y autorisez, je récuse le terme de veto français.

Non, non, non, non. Je sais bien Monsieur l’Ambassadeur. Je récuse le terme parce que je salue le grand courage qui consiste à se cacher derrière la France quand il y a des désaccords. Mais je peux vous dire que plusieurs Etats étaient contre l’ouverture de négociations avec la Macédoine du Nord et l’Albanie. Et j’ajoute à ça qu’une partie non négligeable d’Etats était de toute façon contre l’ouverture de toutes négociations avec l’Albanie. Et je pense qu’une erreur funeste eût été de découpler les deux sujets et de n’ouvrir la négociation qu’avec la Macédoine du Nord. Fin de parenthèse, pour rendre l’histoire plus juste sur le dernier conseil.

Moi, j’ai d’abord dit "on a une précondition qui est de changer les règles de discussion sur l’élargissement parce qu’elles sont beaucoup trop bureaucratiques, techniques, non-visibles et qu’on doit rendre plus politique, c’est-à-dire avoir une discussion pour l’élargissement quand on l’ouvre, qui est différenciée, réversible, plus claire." Ça veut dire : on doit pouvoir aller beaucoup plus vite avec un pays qui avance clairement, on doit faire plus clairement des investissements dans un pays qui a ouvert les négociations et qui progresse, et on doit aussi pouvoir revenir en arrière si ce pays ne progresse pas.

Ça ne doit pas être, une fois qu’on a ouvert les négociations, un système bureaucratique téléologique, si je puis dire,...- téléologique, parce que je le dis, il y avait beaucoup de gens qui n’ont pas compris il y a quelques mois, ce n’est pas "théologique", la France étant un pays laïc, je préférais faire... j’avais vu dans beaucoup d’articles qu’on disait "le président, il a une vision théologique de l’élargissement"-. Téléologique, c’est-à-dire, au fond, où la finalité est déjà écrite dès le début, non. On doit pouvoir revenir en arrière si ça ne marche pas. Ça, la Commission a fait un remarquable travail, je l’en remercie, je la salue.

Et donc cette précondition est levée. Maintenant, moi, je suis aussi rigoureux. On est toujours très rigoureux entre nous quand il s’agit des rapports de commissions sur tel ou tel sujet budgétaire, dans le processus, on attend tous un rapport de la Commission au mois de mars, sur les deux pays. Donc, nous devons voir ce que la Commission va dire sur l’état des avancées attendues en Albanie, en Macédoine du Nord, sur les sujets. Et en fonction de ça, je considère que les préconditions que j’avais posées, si les résultats sont positifs et que la confiance est établie, nous devons pouvoir être en situation d’ouvrir ensuite les négociations.

Mais sur ce point, j’attire votre attention sur deux remarques très simples. La première, l’objectif stratégique qui est le nôtre dans les Balkans occidentaux avec l’élargissement, c’est au fond de les ancrer en Europe. Je partage cet objectif stratégique. Est-ce que, vis-à-vis d’eux, ouvrir des négociations en vue de l’élargissement est la bonne méthode ? Allez aujourd’hui en Serbie, le président Vucic fait un formidable travail et c’est un dirigeant pour qui j’ai beaucoup de respect et il a beaucoup de leadership dans son pays. Les tours qui se bâtissent aujourd’hui, elles sont russes et chinoises, elles ne sont pas européennes. Et donc, c’est formidable d’ouvrir des livres de négociations mais ça ne change pas la vie des gens.

Et donc nous devons nous aussi être plus crédibles c’est-à-dire il faut dans ces cas-là faire des investissements en termes de culture, d’éducation, d’infrastructures, beaucoup plus qu’on ne le fait. Nous on ouvre des livres de négociation, ça fait cinq ans que la Serbie a commencé avec nous. Et je vous écris l’histoire, dans deux ans, on dira il faut maintenant donner, il faut que la Serbie rejoigne le club parce qu’elle s’impatiente, à juste titre. Mais on aura laissé les investissements des autres se faire.

Je trouve que nous avons une politique qui est très théorique sur ce sujet. Je préfère la realpolitik en la matière. Si on veut ancrer les Balkans, on doit y investir, y réinvestir des infrastructures, de l’éducation, des langues, de la culture, alors qu’on n’a pas beaucoup changé- moi aussi, j’ai vu ce qu’on faisait côté français et on change cette politique - plutôt que simplement d’ouvrir des livres de négociations avec une grande hypocrisie. Parce que tous ceux qui disent "on ouvre les négociations avec l’Albanie, la Macédoine du Nord", vous disent la seconde d’après "Mais attention, ils n’ont aucune vocation à intégrer avant quinze ou vingt ans".

On n’est pas raisonnable, on se moque des gens, et c’est ça, l’hypocrisie collective dans laquelle on est, tout le monde. On désespère les peuples à leur dire dans quinze-vingt ans ils vont intégrer. Ce n’est pas vrai. Donc si on est là, ça veut dire qu’ils doivent rentrer. Deuxième remarque, nous avons nous Européens un problème, on ne pense le voisinage que par l’élargissement. Ça ne fonctionne pas à vingt-sept. On avance trop lentement, on a des règles d’unanimité partout, on est trop lourd.

Vous pensez que ça va fonctionner si on est trente, trente-deux, trente-trois ? On dit tous, je pense qu’il y a une convergence, il faut une politique étrangère européenne commune. Vous pensez que l’élargissement va faciliter la politique européenne commune à l’égard de la Turquie ou de la Russie pour ne prendre que deux exemples ? Donc nous ne sommes pas cohérents.

Et j’ajoute que les mêmes qui nous disent "Faites de l’élargissement plus vite" sont les mêmes ensuite qui disent "Je suis pour le budget à 1%, pas plus". Donc, je le disais tout à l’heure, une tartine de plus en plus grande avec la même quantité de beurre, à la fin, les gens ne sentent plus le beurre. Ça veut dire que la stratégie implicite qu’il y a derrière, sur l’Europe, c’est qu’on pense l’Europe comme un grand marché qui s’élargit et pas comme une puissance politique. Une puissance politique, elle a des préférences collectives, elle a des minimums de convergence et d’homogénéité. Et elle doit penser de manière adulte sa politique de voisinage qui n’est pas forcément d’être intégrée dans le club tout de suite. Et je crois que ça aussi on doit le changer.

(Intervention de M. Wolfgang Ischinger, président de la Conférence et question d’un intervenant non identifié)

Sur la première question, je me permettrai d’être en désaccord avec vous sur le constat. Je pense que l’ADN de l’Union européenne, ce n’est pas d’être mené par qui que ce soit. Je pense que le projet des fondateurs de l’Europe, et ce qui a fait que nous vivons en paix depuis soixante-dix ans, c’est précisément que nous avons rompu avec deux millénaires de ce que le droit médiéval appelait le translatio imperii, le transfert d’empire, c’est-à-dire des politiques hégémoniques successives. Depuis soixante-dix ans, nous avons bâti une construction politique inédite de coopération sans hégémonie. Sans hégémonie.

Et donc il y a des Etats plus grands que d’autres qui sont coeur, mais il est faux de dire qu’il y a une hégémonie. Ca je crois que c’est très important et donc il n’y a jamais eu un chancelier ou une chancelière allemande menant un président ou présidente français ou menant les autres. Et moi, je tiens beaucoup à cette idée parce que c’est celle qui préserve l’ADN de cette Union européenne, le fait que ça n’est pas un projet d’hégémonie donc conflictuel.

C’est d’ailleurs pour ça que nous vivons, ce qui est notre trésor qu’il ne faut pas oublier, une période inédite de paix en Europe. Notre continent, qui avait toujours été traversé au maximum tous les vingt, trente ans par des guerres civiles, depuis soixante-dix ans vit en paix. Donc je ne veux ni mener Mme la Chancelière Merkel ni être menée par Mme la Chancelière Merkel parce que ce serait contraire à l’idée même européenne. Ce que je sais, c’est que le couple franco-allemand est la condition de possibilité de l’ambition européenne. Elle n’est pas suffisante, mais, malgré tout, tel que nous fonctionnons sur le plan historique, démographique, économique, stratégique, quand l’Allemagne et la France se mettent d’accord sur quelque chose, cela n’est pas suffisant pour emporter une dynamique européenne.

Mais si l’Allemagne et la France ne se mettent pas d’accord pour quelque chose c’est suffisant pour tout bloquer. Et donc ce que je veux c’est que nous construisions, nous continuons de construire l’accord franco-allemand qui permet d’avancer et qu’on le fasse avec de plus en plus d’ambition et de rapidité. Je crois que c’est la clé pour nous pour répondre aux défis contemporains, c’est le degré d’ambition et de rapidité. Et je sais que la Chancelière Merkel en a aussi conscience et on a un dialogue permanent, mais dans cet esprit de respect mutuel et de coopération auquel je tiens beaucoup.

Ensuite, nous sommes peut-être en train, vous voyez mon esprit de résistance dans ce débat actuel, mais on est peut-être en train d’arriver à ce paradoxe qu’au moment du Brexit, la langue des vingt-sept sera de devenir l’anglais. Plus sérieusement, je pense que - Umberto Eco avait une très belle phrase que je cite souvent, il disait "la langue de l’Europe est la traduction". Et c’est vrai. Et vous savez quoi, même sur les sujets stratégiques et de défense, cela n’est pas grave, au contraire. Parce que les concepts, dans chacun de nos pays, ont une histoire et des sonorités différentes.

Et donc je pense que nous avons un espéranto commun qui est l’anglais et qui permet d’avancer, de travailler, etc. et que nous pratiquons et c’est très bien. Mais je pense que c’est très bien de rester sur le plurilinguisme en Europe, et je ne crois pas du tout qu’il faille qu’une langue, là aussi, s’impose à l’autre, parce que c’est le sens d’hégémonie que j’évoquais tout à l’heure, mais parce que c’est ce qui permet aussi de respecter nos différences, nos intraduisibles, et de cheminer. Nous n’avons pas forcément les mêmes cultures, le rapport à la dette n’est pas le même, je l’ai souvent dit, entre l’Allemagne et la France, parce que les connotations de ce mot ne sont pas les mêmes. Il y a un rapport de culpabilité dans le vocabulaire allemand quand on parle de la dette, il n’y a pas du tout ça dans le vocabulaire français.

Mais si on continue à traduire nos langages, on arrive à travailler ensemble parce qu’on peut expliquer nos différences. Cela prend peut-être plus du temps mais ça n’est pas grave. Donc je souhaite que nous continuions à avoir tous les langages européens mais que simplement nous construisions l’esprit de responsabilité et la conscience du monde qui nous conduisent à aller plus vite et plus fort ensemble. Je crois que la clé c’est la lucidité sur notre environnement stratégique et c’est le goût de l’avenir que j’évoquais tout à l’heure.

Merci à vous. Merci beaucoup.