Sujet : IVG

Audition de : Alain Durocher, Michel Tournaire, Bruno Carbonne

En qualité de : respectivement responsable du service des recommandations de l’ANAES, chef du service de gynécologie-obstétrique à l’hôpital Saint-Vincent-de-Paul, gynécologue-obstétricien à l’hôpital Saint-Antoine

Par : Délégation aux droits des femmes de l’Assemblée nationale (France)

Le : 10 octobre 2000

Mme Martine Lignières-Cassou, présidente : Nous recevons aujourd’hui le professeur Alain Durocher, responsable du service des recommandations de l’Agence nationale d’accréditation et d’évaluation en santé (ANAES), accompagné du professeur Michel Tournaire, chef de service de gynécologie-obstétrique à l’hôpital Saint-Vincent de Paul et du docteur Bruno Carbonne, gynécologue-obstétricien à l’hôpital Saint-Antoine.

L’Agence nationale d’accréditation et d’évaluation en santé, établissement public administratif de l’Etat créé en 1996, est un organisme scientifique et technique qui est un lieu d’expertise et d’échange avec les acteurs de la santé. Dans le cadre de sa mission, l’ANAES procède à des études d’évaluation, élabore des recommandations, réunit des conférences de consensus sur les grands thèmes cliniques, diagnostiques et thérapeutiques.

A la demande de la direction générale de la santé, l’ANAES a remis en mars 2000 des recommandations sur l’IVG, et elle est en train d’élaborer un complément d’étude sur la pratique clinique de l’IVG et sur les problèmes posés par un allongement des délais.

Nous vous remercions donc de nous présenter les dernières recommandations de l’ANAES en matière d’IVG.

Professeur Alain Durocher : Je ferai un bref rappel méthodologique avant de laisser la place à mes collègues, qui sont spécialistes du sujet.

Comme vous le disiez, l’ANAES a été saisie par la direction générale de la santé afin de faire des recommandations sur l’interruption volontaire de grossesse. L’ANAES a proposé de répondre en deux temps.

Elle a, dans une première étape, proposé de faire une réponse basée sur des avis d’experts, obtenus par une méthode de consensus, qui a été formalisée en février 2000. En raison du temps imparti, il n’avait pas été possible de faire, à l’époque, une analyse de toute la littérature scientifique existant sur le sujet.

Nous avions donc d’emblée suggéré d’assortir cette première étape d’une seconde correspondant à une analyse exhaustive et critique de la littérature scientifique internationale, afin de dégager les faits prouvés sur le plan scientifique de ce qui était encore du domaine de l’incertitude ou de l’opinion. C’est le travail mené actuellement par un groupe de vingt et une personnes, venues de tous horizons, réunies sous la présidence du professeur Michel Tournaire. Au sein de ce groupe, le docteur Bruno Carbonne a un rôle plus particulier d’analyse critique de la littérature qu’il restitue à ce groupe.

En fonction de ce qui existe dans cette littérature et de sa propre expertise, ce groupe élaborera des recommandations. Certaines, seront basées sur des données scientifiques fortes ; mais comme nous ne disposons pas toujours, dans la littérature scientifique, de réponses fortes à toutes les questions que nous nous posons, d’autres recommandations seront basées sur l’avis des experts du groupe de travail, que nous ferons valider par un groupe extérieur - dans notre jargon, un groupe de lecture -. Il s’agit d’un groupe beaucoup plus large, de soixante à quatre-vingt professionnels de santé à qui nous demanderons leur avis sur ces recommandations.

Nous pensons avoir fini ce travail à la fin de cette année.

L’analyse de la littérature est un travail excessivement long et difficile qui demande du temps. Cela dit, cette analyse est déjà très avancée, grâce notamment à l’énorme travail fourni par le docteur Bruno Carbonne. Si l’ANAES ne publie pas officiellement ces recommandations à la fin de l’année, des documents intermédiaires seront disponibles et les grandes lignes en seront probablement connues avant la fin novembre. Nous devrions donc, à cette date, pouvoir vous en donner les grandes orientations et je pense même que, dès aujourd’hui, le professeur Michel Tournaire devrait pouvoir vous en fournir quelques-unes.

Si vous le souhaitez, je pourrai répondre à vos questions d’ordre méthodologique, mais je laisserai le professeur Michel Tournaire et le docteur Bruno Carbonne répondre en tant que spécialistes, gynécologues-obstétriciens.

Professeur Michel Tournaire : Le texte que nous élaborons actuellement est en bonne voie, puisqu’il a déjà soixante-neuf pages. J’ai sérié deux grandes questions. D’une part, quelles modifications apporter aux IVG dans l’état actuel de la législation, c’est-à-dire, selon la convention internationale, au cours des douze semaines d’aménorrhée ou dix semaines de grossesse ? Je parlerai plutôt en semaines d’aménorrhée, ce qui correspond aux normes internationales. D’autre part, quelle sera l’incidence de la prolongation éventuelle de la date pour les treizième et quatorzième semaines ?

En ce qui concerne le début de grossesse, donc, jusqu’à douze semaines d’aménorrhée, le choix technique se situe entre les méthodes chirurgicales, qui n’ont pas changé depuis les années 70 - technique de dilatation/aspiration - et les méthodes médicamenteuses, plus récentes, qui comportent habituellement un médicament antiprogestérone - le RU ou mifépristone - associé quarante-huit heures plus tard à une prostaglandine.

Pour la méthode médicamenteuse, actuellement, une obligation légale impose l’hospitalisation, lors de la deuxième phase, c’est-à-dire juste après l’administration des prostaglandines, pendant une demi-journée habituellement. Il se produit ou non d’ailleurs, physiquement, l’interruption de grossesse. Nous y reviendrons. Il y a une exigence de s’assurer que l’interruption de grossesse a eu lieu dans les semaines qui suivent.

Sur le plan médical, d’après les données de la littérature, nous sommes amenés à préférer, jusqu’à sept semaines d’aménorrhée - et cette option sera sûrement définitive - la méthode médicamenteuse, car elle comporte moins de complications, en particulier, elle entraîne moins de risques d’infection. A cette date cependant, la chirurgie est déjà possible avec, peut-être, des inconvénients en termes d’infection, un taux d’échec qui n’est pas négligeable, mais il faut qu’elle soit disponible, si elle est préférée par la patiente.

Une deuxième période se situe entre huit et douze semaines d’aménorrhée, donc à la fin de la période légale actuelle. Nous conseillerons la méthode chirurgicale, à une petite nuance près : à partir de dix semaines d’aménorrhée, il est conseillé d’avoir recours à une préparation préalable du col de l’utérus, soit par des médicaments, antiprogestérones ou prostaglandines, soit par des dilatateurs physiques.

Sur cette période de huit à douze semaines d’aménorrhée, les méthodes médicamenteuses sont possibles. Cependant, elles présentent quelques inconvénients notables : la durée nécessaire pour aboutir à l’interruption de la grossesse par les prostaglandines est variable et parfois longue, elle dépasse souvent vingt quatre heures ; cette méthode s’accompagne, dans cette période, de douleurs importantes, qui ne sont pas faciles à gérer, plus importantes que dans la période initiale de sept semaines ; et il y a aussi un nombre non négligeable d’hémorragies assez importantes, qui peuvent demander d’avoir recours, dans certains cas rares, à une transfusion ; de plus, au cours de cette période, le taux d’échec n’est pas négligeable, puisque dans 10 % des cas environ, nous devons avoir recours à un geste chirurgical, c’est-à-dire une aspiration ou un curetage, secondairement.

Pour toutes ces raisons, le groupe est en faveur de méthodes chirurgicales entre huit et douze semaines.

En conclusion, sur les alternatives qui s’offrent pendant la période légale actuelle, notre préférence se porte, au début, sur la méthode médicamenteuse, puis sur la méthode chirurgicale. Mais tous les moyens doivent être disponibles pour pouvoir proposer les deux méthodes aux patientes, afin de respecter leur choix. Des études comparant les deux méthodes, chirurgicale et médicamenteuse, démontrent clairement, en effet, que la méthode la mieux acceptée est la méthode préférée par la patiente. Nous devons donc disposer de toutes les méthodes, même si nous incitons à aller plutôt vers celle qui donne le moins de complications.

A propos de l’interruption médicamenteuse, se pose également la question de l’abandon éventuel de l’obligation actuelle d’une hospitalisation, lors de la prise des prostaglandines. Jusqu’à sept semaines d’aménorrhée, c’est-à-dire quarante neuf jours de grossesse, le groupe estime que cette hospitalisation ne doit pas être obligatoire.

Cela peut donc conduire à une IVG à domicile, obéissant cependant à un certain nombre d’impératifs. Il faut déjà l’accord, et même le souhait, de la patiente. Il convient également de s’assurer des conditions d’hébergement et, plus encore, de la proximité d’un centre médical en cas de complications, même si au cours de cette période, les complications que l’on peut redouter avec les méthodes médicamenteuses - c’est-à-dire les hémorragies - sont tout à fait exceptionnelles.

Ce qui nous a incités à prendre cette option, c’est que l’hospitalisation prévue est un peu rituelle : la patiente entre à l’hôpital, reçoit les prostaglandines, la grossesse en elle-même est interrompue mais la fausse couche elle-même peut se produire pendant l’hospitalisation ou plus tard à domicile. Donc, jusqu’à sept semaines d’aménorrhée, période durant laquelle nous préconisons la méthode médicamenteuse, cette obligation d’hospitalisation ne semble pas adaptée. Au-delà, nous déconseillons cette méthode à titre ambulatoire en raison du risque, d’une part, de douleurs - nettement plus fortes et importantes - et, d’autre part, d’hémorragies qui peuvent être graves.

Mme Martine Lignières-Cassou, présidente : Au-delà, vous déconseillez la méthode médicamenteuse, ou le fait de la pratiquer en ambulatoire ?

Professeur Michel Tournaire : Si elle est appliquée après les sept semaines d’aménorrhée, elle doit l’être forcément en hospitalisation, mais si l’on suit les recommandations, cette situation devrait être marginale, puisque nous ne conseillons pas, en priorité, cette méthode après sept semaines.

La deuxième grande question qui se pose est celle des particularités de la période des treizième et quatorzième semaines. La principale méthode utilisée est la méthode chirurgicale. D’après la littérature, cette méthode est différente de celle employée jusqu’à douze semaines ; elle est plus délicate. En effet, il y a un taux de complications plus élevé, surtout des hémorragies d’une certaine abondance, pouvant nécessiter une transfusion sanguine et, éventuellement, mettre en danger la vie de la femme. Il peut y avoir des complications telles que des lésions utérines - déchirure du col de l’utérus ou déchirure plus importante de l’utérus - et parfois, des lésions des viscères - intestin, vessie.

Durant cette période, la préparation du col est indispensable. Elle peut se faire par des moyens médicamenteux. Il peut s’agir d’antiprogestérones, qui doivent être administrées quarante-huit heures avant l’intervention, de prostaglandines particulières, telles que le misoprostol, administrées trois ou quatre heures avant l’intervention, ou de dilatateurs physiques, mis en place cinq à douze heures avant l’intervention.

Le geste chirurgical proprement dit est différent, parce que l’aspiration, à cette date-là, est insuffisante pour obtenir l’interruption complète de la grossesse. Nous devons donc avoir recours à une méthode d’extraction avec une pince spécialement adaptée, qui va extraire le foetus par fragments ainsi que le placenta, de préférence sous contrôle échographique, et, le plus souvent, du moins dans le contexte français actuel, sous anesthésie générale.

Il faut bien dire que le vécu de cette technique est considéré par l’équipe médicale comme clairement plus difficile que l’IVG réalisée dans le délai des douze semaines. En même temps, cette méthode chirurgicale a le très grand avantage d’être bien supportée par la femme - ce qui me semble être une priorité. Elle peut se comparer à une IVG effectuée au début de la grossesse, puisque la patiente, sous anesthésie générale, ne subira pas d’épreuve plus difficile que pour une IVG précoce.

Cette méthode, différente, va demander des moyens plus importants. Elle doit impérativement se pratiquer dans un bloc opératoire. Nous devons disposer dans un délai correct de moyens de transfusion et il faut s’assurer de la possibilité d’intervenir en urgence, en cas de complications, telles que des lésions de l’utérus ou des viscères. Nous pouvons être amenés à pratiquer, par exemple, une c_lioscopie sans délais pour dresser un bilan complet des lésions, qui peut déboucher éventuellement sur une véritable intervention.

La sécurité de cette interruption de grossesse à treize-quatorze semaines dépend beaucoup de l’expérience de l’opérateur. Pour cette raison, nous considérons qu’il est indispensable que l’opérateur ait reçu une formation pour cette méthode, donc qu’il soit spécialiste en chirurgie gynécologique ou qu’un recours à un tel spécialiste soit possible sans délai. Cela explique que la méthode peut ne pas être adaptée à certains médecins qui, souvent militants, font des IVG depuis de nombreuses années. Certains d’ailleurs se dissocient un peu de cette avancée, parce qu’elle pose réellement des problèmes techniques pour sa réalisation. Un médecin généraliste ou un gynécologue médical, qui a une grande expérience de l’IVG actuelle, peut préférer, à juste titre, éviter de pratiquer des interruptions de grossesse à treize ou quatorze semaines s’il n’a pas reçu une formation complémentaire.

Cette méthode est actuellement utilisée dans certains services de gynécologie-obstétrique dans le cadre des interruptions médicales de grossesse.

Je ferai cependant une remarque à propos de cette méthode. Cette méthode de dilatation/extraction est très employée en Hollande, en Espagne, en Angleterre ainsi qu’aux Etats-Unis. Je m’étais rendu personnellement aux Etats-Unis dans les années 80 pour apprendre cette technique. Nous avons essayé de la diffuser en France, mais nous avons rencontré une certaine réticence, les médecins français préférant généralement employer des méthodes médicamenteuses.

Je vous rapporte cela simplement pour vous dire que l’expérience de cette dilatation/extraction n’est pas très importante en France. Il y a donc nécessité de formation pour qu’elle soit disponible dans un nombre suffisant de centres.

Mme Martine Lignières-Cassou, présidente : Pourriez-vous mieux nous expliquer pourquoi elle n’est pas très utilisée aujourd’hui ? Quand on fait une IMG en France aujourd’hui, ce n’est pas cette méthode qui est employée ? Est-ce une méthode très différente de la pince et de la fragmentation ?

Professeur Michel Tournaire : Il s’agit bien de cette méthode, mais de nombreuses équipes, notamment dans les centres de diagnostic prénatal, préfèrent utiliser la méthode de déclenchement médicamenteux.

Docteur Bruno Carbonne : De plus, lorsque l’on fait une interruption médicale de grossesse, on a besoin d’analyser le produit. Or, la fragmentation, qui empêche l’analyse, serait désastreuse de ce point de vue. C’est une autre raison du fait que les équipes adoptent la méthode médicamenteuse.

Professeur Michel Tournaire : Oui, le contexte a des exigences différentes. C’est un aspect tout à fait important, mais qui n’explique pas tout. Si, par exemple, on fait une interruption de grossesse pour une trisomie 21, on n’a pas besoin d’analyses, puisque l’on a une information claire, mais la tradition française des équipes qui s’occupent de diagnostic prénatal est plutôt de faire un déclenchement médicamenteux.

Les méthodes médicamenteuses existent pour les 13ème et 14ème semaines, mais les remarques faites pour la fin de la période légale actuelle se retrouvent à un niveau supérieur : les femmes devront recevoir des taux plus élevés de prostaglandines, ce qui va entraîner des douleurs plus intenses et qui demandera des moyens anti-douleur plus importants. Dans la littérature, les moyens employés sont presque uniquement des antalgiques, en particulier des morphiniques.

On constate aussi en France une tradition, que l’on retrouve peu dans la littérature internationale, de mettre en place une péridurale. En effet, ces déclenchements médicamenteux s’accompagnent de douleurs au moins aussi intenses que celles de l’accouchement - plus douloureuses, en réalité - sans que cette intervention ait le bénéfice qu’a l’accouchement. Les patientes la vivent comme lourde. Cela explique que se soit établie, en France, une tradition d’emploi de la péridurale, lors de ces déclenchements médicamenteux, qui est tout à fait justifiée. Mais il existe peu d’études internationales sur ce sujet, car le déclenchement médicamenteux doublé d’une péridurale sont plutôt de tradition française et qu’il existe peu d’études spécifiques, tout du moins avec la rigueur scientifique nécessaire, sur ce point.

En conclusion, en ce qui concerne ce terme de treize ou quatorze semaines, il s’agit d’une technique différente de celle employée avant cette période. Les médecins la possèdent dans un certain nombre d’équipes, mais pas dans toutes. Elle peut cependant se diffuser et s’apprendre. Comme le montre la littérature, elle nécessite des exigences en termes d’équipements et de praticiens qui en font une méthode clairement différente de celle qui se pratique jusqu’à douze semaines d’aménorrhée.

Docteur Bruno Carbonne : Je voudrais juste préciser un point concernant les complications de l’interruption chirurgicale de grossesse. Ces complications, pour inquiétantes qu’elles puissent paraître, sont très rares. Elles représentent moins de 1 % de l’ensemble des interruptions de grossesse.

Plus on avance en terme, plus ces complications sont fréquentes mais, en ce qui concerne la période qui suit immédiatement le délai légal actuel, c’est-à-dire de treize à quatorze semaines, le risque relatif de complications est de l’ordre de 1,3 ou 1,5 %. On ne multiplie donc que par 1,5 ce risque, qui reste malgré tout faible. Cela dit, au fur et à mesure que le terme augmente, le risque augmente également, tout en restant dans des proportions globalement assez faibles.

Mme Martine Lignières-Cassou, présidente : Ce ne sont pas toutes les équipes qui pratiquent aujourd’hui des IVG qui, demain, à treize ou quatorze semaines d’aménorrhée, seront susceptibles de les pratiquer, et cela, pour des raisons techniques. Vous mettez en avant le risque technique, l’expérience de chirurgien gynécologique indispensable et les techniques qui sont différentes.

Professeur Michel Tournaire : Oui.

Mme Marie-Thérèse Boisseau : Les recommandations de l’ANAES insistent sur la nécessité d’un recueil national des données. Par ailleurs, vous paraissez assez favorable à un avortement à domicile jusqu’à sept semaines. Les deux a priori ne semblent pas compatibles, car comment faire une évaluation si la femme, après avoir obtenu ses médicaments, part à son domicile ?

Docteur Bruno Carbonne : En cas d’IVG à domicile, la prise médicamenteuse se ferait, de toute façon, à l’hôpital puisqu’une telle interruption nécessite la prise successive de deux traitements, une antiprogestérone - la mifépristone - et une prostaglandine. Ces patientes seront donc forcément répertoriées au moment de la prise des médicaments. Par ailleurs, nous insistons également sur la nécessité, qui existe déjà, d’une visite de contrôle de ces patientes, après l’interruption de grossesse.

Cela ne changerait rien sur ce plan, puisque aujourd’hui les patientes sont vues avant et qu’elles doivent être vues après. Il est vrai que certaines patientes pourraient ne pas se présenter à la consultation qui suit l’interruption de grossesse, mais c’est déjà le cas à l’heure actuelle. Ce ne sera pas a priori modifié par le fait que les patientes repartiront à domicile après la prise des médicaments.

Mme Danielle Bousquet : Ce que vous dites laisse à penser qu’il pourrait être envisagé d’avoir, dans un même département, deux types de lieux pour les IVG : des lieux dans lesquels seraient pratiquées les IVG courantes de moins de douze semaines, qui seraient les mêmes que ceux que nous connaissons à l’heure actuelle et, éventuellement, un lieu par département pour les IVG de treize à quatorze semaines ; dans la mesure où celles-ci concerneraient un nombre restreint de cas puisque, d’après les évaluations que nous en avons, ces IVG plus tardives représenteraient trois ou quatre femmes par département et par semaine, ce lieu ferait appel à la technique plus spécifique que vous avez évoquée. Cela peut-il être envisagé ?

Professeur Michel Tournaire : Deux aspects me paraissent confirmer cela. D’une part, il ressort de la littérature scientifique qu’il faut disposer de moyens différents pour répondre au risque plus élevé de difficultés et complications, et, d’autre part, à la lecture de la presse, il semble que cela réponde à une demande des médecins qui pratiquent l’IVG dans les centres actuels, qui ne se voient pas bien prendre en charge cette période supplémentaire, et qui la céderaient assez volontiers à des équipes plus spécialisées. C’est donc un besoin technique, mais cela correspond aussi à la pratique actuelle en France.

Docteur Bruno Carbonne : Un certain nombre de départements qui prennent aujourd’hui en charge les IVG sont, d’ores et déjà, pratiquement prêts à élargir les délais.

Je craindrais seulement - ce n’est pas un point de vue scientifique - un alourdissement de la procédure, car il faut qu’il y ait la possibilité d’un choix entre différents centres. Les centres hospitaliers qui disposent d’un bloc opératoire et ont la pratique des méthodes chirurgicales, par exemple, dans le cadre de l’interruption médicale de grossesse, pourraient être habilités. Un par département, cela me paraîtrait un peu restrictif.

Professeur Alain Durocher : Je reviens sur un élément du texte, que vous avez rappelé, traduisant l’avis du consensus d’experts, selon lequel les structures pratiquant les IVG doivent être situées dans un établissement de soins, soit ayant un service de gynécologie-obstétrique, soit en convention avec un établissement disposant d’un plateau technique permettant de prendre en charge l’ensemble des complications d’IVG. Il y a donc obligation de pouvoir disposer, dans un délai relativement rapide, d’un plateau permettant de faire face à des complications. Cependant, il ne s’agit pas d’être trop restrictif, mais plutôt de s’assurer que l’on dispose des moyens nécessaires pour pratiquer l’IVG dans les conditions de sécurité optimales, quelle que soit la période.

Mme Marie-Thérèse Boisseau : Jusqu’à sept semaines d’aménorrhée, vous préconisez les IVG médicamenteuses et, de huit à douze semaines, la méthode chirurgicale, même si l’on peut aussi pratiquer des IVG médicamenteuses.

J’ai lu ou entendu que l’on pouvait utiliser le RU 486 dans les mêmes conditions, sans contre-indications majeures, jusqu’à neuf semaines, soit 63 jours. Pouvez-vous préciser votre position pour cette période ?

Docteur Bruno Carbonne : La méthode médicamenteuse par mifépristone et prostaglandine est techniquement possible. Elle est d’ailleurs déjà utilisée dans certains pays. En France, à l’heure actuelle, elle n’est utilisée que jusqu’à sept semaines, mais en Grande-Bretagne, elle est utilisée, depuis un certain temps déjà, jusqu’à 63 jours, soit neuf semaines d’aménorrhée.

C’est une question de seuil. Il y a un certain nombre de petits inconvénients qui sont plus fréquents entre sept et neuf semaines qu’auparavant : contre les douleurs, qui sont plus importantes, on a plus souvent recours à des antalgiques dits majeurs - c’est-à-dire des morphiniques - ; par ailleurs, les délais sont un peu plus longs à ce terme-là.

Mais, techniquement, c’est tout à fait possible et il est encore envisageable de programmer une IVG dans le cadre d’une hospitalisation de jour. Il paraît assez important d’éviter de mettre en place des procédures qui prennent plusieurs jours et qui nécessitent une hospitalisation conventionnelle. Jusqu’à neuf semaines, la méthode médicamenteuse est envisageable.

Mme Martine Lignières-Cassou, présidente : Avez-vous analysé les problèmes d’accès à l’IVG, notamment dans les structures hospitalières publiques ?

Avez-vous une opinion sur les délais de réflexion, l’entretien préalable obligatoire, ou d’autres aspects du projet de loi ?

Le syndicat national des gynécologues obstétriciens, qui se plaint d’un manque de moyens et de prise en charge, menace de faire une grève de l’IVG, à partir du 10 novembre. Avez-vous eu à estimer les besoins de l’hôpital public ?

Avez-vous eu à analyser, non seulement les techniques pratiquées à l’étranger, mais aussi les législations qui y sont en vigueur, notamment la place du médecin dans le débat ?

Professeur Alain Durocher : En ce qui concerne les modalités d’accès à l’IVG, nous n’avons pas trouvé de données dans la littérature ou dans les déclarations, qui nous permettent d’avoir une idée claire des difficultés d’accès à l’IVG, même si c’est un argument qui est clairement avancé par bon nombre de praticiens et de patientes. Nous n’avons pas de données objectives, épidémiologiques ou statistiques, mais nous savons bien que certains centres ne fonctionnent pas vingt-quatre heures sur vingt-quatre, que d’autres ne peuvent fonctionner sept jours sur sept, faute de praticiens. Aussi, initialement, le groupe d’experts avait-il indiqué dans ses recommandations qu’il souhaitait que l’on puisse avoir accès sept jours sur sept et vingt-quatre heures sur vingt-quatre à un plateau technique. Mais c’est un avis d’experts.

Par ailleurs, nous n’avons pas étudié les législations étrangères. La mission de l’ANAES est une mission scientifique et professionnelle et nous ne nous sommes pas du tout placés sur un plan législatif et réglementaire.

Mme Martine Lignières-Cassou, présidente : Le Planning familial nous dit qu’aujourd’hui, près de 5 000 femmes partent à l’étranger parce qu’elles ont dépassé les délais. Dans votre étude, avez-vous eu à aborder cette question et à évaluer ce que l’allongement du délai à treize et quatorze semaines d’aménorrhée représenterait, comme réponse, quantitative, à ce problème ?

Professeur Alain Durocher : Je ne peux donner qu’une réponse partielle. Nous n’avons pas de données objectives chiffrées qui soient publiées sur cette période et donc sur les raisons qui font que les femmes atteignent cette période et sont obligées de faire appel à d’autres systèmes de prise en charge à l’étranger. Cela existe, personne ne peut le nier. Les causes de cet allongement sont probablement multiples. On sait, par exemple, que plus on attend, plus difficile est la décision. Le groupe d’experts avait insisté, et celui qui travaille actuellement insiste également, sur la nécessité d’une décision précoce, parce que l’IVG est alors plus facile à réaliser sur tous les plans, tant sur le plan psychologique et physique pour la femme, que sur le plan médical.

Je n’ai pas, pour ma part, de réponse sur l’accès à l’IVG.

Docteur Bruno Carbonne : L’accès à l’IVG est une question tout à fait fondamentale, mais, comme l’a dit le professeur Alain Durocher, nous n’avons pas de données scientifiques et très peu de données épidémiologiques. Les recommandations que nous pourrons être amenés à faire ne relèveront que de l’avis d’un consensus professionnel, l’avis d’experts.

Pour avoir un meilleur accès à l’IVG, il faudrait pouvoir disposer d’un certain nombre de moyens, qui n’existent que dans peu d’endroits actuellement. Je pense, par exemple, à une ligne téléphonique dédiée spécifiquement aux IVG. Pour l’instant, les patientes sont aiguillées sur un bureau de rendez-vous dans lequel on donne aussi bien un rendez-vous pour une consultation prénatale que pour une hystérotomie ou une interruption de grossesse. Plus encore que la ligne dédiée, il faudrait un personnel totalement formé à la manière de prendre en charge verbalement une demande d’interruption de grossesse.

Il y a vraisemblablement un besoin de moyens à mettre en place dans ce sens, afin de favoriser l’accès à l’IVG, d’autant que ces 5 000 patientes qui partent à l’étranger sont les seules dont on connaisse à peu près le nombre. N’y a-t-il pas plus de femmes qui dépassent douze semaines mais qui ne vont pas à l’étranger ? En fait, nous ne connaissons pas l’ampleur de ce problème.

Professeur Michel Tournaire : Il faut bien dire que laisser ces femmes en détresse partir à l’étranger est tout à fait anormal. Des équipes sont amenées à prendre en charge ces patientes, comme on le fait pour une interruption médicale de grossesse, en décidant d’une intervention de type médico-sociale. Nous sommes amenés à prendre des décisions de ce type avec des patientes qui n’ont aucun moyen, qui sont perdues. Ce serait ne pas assister une personne en danger que de la laisser subir une pénalité supplémentaire dans un domaine difficile.

Il faut trouver une solution pour éviter cette anomalie qui nous rappelle la période qui a précédé la loi et qui est à la base d’une grande injustice, parce que pour certaines, c’est simple et, pour d’autres, horriblement difficile. En nous penchant sur la question, nous nous sommes dits que, certes, on peut penser qu’aller jusqu’à treize ou quatorze semaines ne résolvait pas tout, mais que cela résout probablement une majorité des cas.

Mme Martine Lignières-Cassou, présidente : Nous avons un grand débat sur ce point.

Professeur Michel Tournaire : Cela en résout une majorité, que ce soit la moitié ou 80 % ; c’est déjà bien. De toute façon, à l’occasion de ce débat, l’accent a été mis sur cette difficulté majeure qui consiste à laisser ces femmes aller à l’étranger, dans des conditions difficiles et onéreuses. Nous pouvons espérer que ce pas franchi, de treize - quatorze semaines, résoudra un certain pourcentage de cas et que ce débat sera l’occasion d’envisager la prise en charge des patientes qui dépasseront cette nouvelle limite.

Ce n’est peut-être pas parfait, mais cela nous paraît être un progrès pour un bon nombre de femmes - je parle en tant que praticien -. Cela nous semble apporter une solution intermédiaire acceptable en nous mettant au niveau d’un bon nombre de pays européens.

Une autre solution aurait pu être de dire qu’il existe déjà l’interruption médicale de grossesse et qu’il suffit que les médecins décident de celle-ci. Autrement dit, le grand choix est de savoir si c’est la femme qui décide ou si ce sont les médecins.

En ce qui concerne les médecins, dans la situation actuelle, le système est assez aléatoire. Dans le cas d’une interruption médicale de grossesse (IMG), lorsque nous découvrons une anomalie, selon la loi actuelle, c’est un médecin expert qui accepte ou non le recours à l’IMG. La décision pour la même situation varie d’un expert à l’autre.

En cas de refus, ces femmes partent assez souvent à l’étranger pour interrompre leur grossesse. Il me semble que les médecins ne sont pas les mieux placés pour juger de la possibilité pour une femme de prendre en charge un enfant.

Mme Danielle Bousquet : Je rejoins totalement le point de vue que vous venez de développer. Je partage comme vous l’idée qu’on ne résoudra pas l’ensemble des problèmes en passant de douze à quatorze semaines, mais qu’on résoudra cependant un grand nombre de cas.

Pour ce qui est des autres, puisque le scandale de laisser partir ces femmes à l’étranger existe et existera encore en tout état de cause, l’idée que l’on commence à voir émerger - préconisée par un certain nombre de médecins - d’élargir la notion d’IVG médicale à des circonstances psycho-médico-sociales, vous paraît-elle possible dans le cadre de cette loi ?

Si vous en êtes d’accord, peut-on envisager de mettre en place des critères qui feraient tomber la subjectivité à laquelle vous faisiez allusion, et qui reste le problème fondamental ? Le corps médical et notre société vous paraissent-ils prêts à entendre une "critérisation" sociale de cette détresse des femmes ?

Professeur Michel Tournaire : Je vous répondrais que je suis favorable à ce que l’on introduise davantage de médico-social dans l’interruption médicale de grossesse, mais les situations sont tellement peu descriptibles que l’on ne parviendra pas à en faire une codification. Il existe tellement de situations sociales, médicales différentes, tellement de paramètres, que nous ne parviendrions pas à établir un catalogue qui soit vraiment adapté.

Il faudra malgré tout garder l’avis médical, même si la loi permet d’introduire un critère médico-social. Actuellement, il faut une anomalie incurable au moment du diagnostic : c’est strict. Si nous voulons respecter strictement la loi, nous ne pouvons pas nous permettre aujourd’hui de prendre en compte des critères médico-sociaux. Si cette notion médico-sociale est introduite dans la loi, les experts pourront plus facilement accepter l’IMG dans ces cas.

Docteur Bruno Carbonne : La loi actuelle prend en compte l’état foetal et non pas l’état maternel. L’expertise des médecins s’applique à des situations dans lesquelles le foetus est atteint de maladie incurable. Aller vers des critères médico-sociaux changerait complètement la vision des choses, car cela impliquerait une expertise de l’état maternel et des conditions psychologiques.

Professeur Michel Tournaire : Une étude anglaise, qui date d’un certain temps, montre que le premier élément qui détermine la bonne intégration d’un individu dans son groupe est le contexte socio-économique. Nous pouvons considérer qu’un enfant, même sain sur le plan physique, placé dans un contexte socio-économique difficile, est déjà potentiellement handicapé. C’est malheureusement une réalité. En revanche, un enfant souffrant d’un léger handicap dans un milieu qui saura l’accueillir, effacera ce handicap.

Cela m’amène à dire que les femmes et les couples ne sont pas égaux pour prendre en charge un handicap. C’est une certitude.

Mme Martine Lignières-Cassou, présidente : Ne pensez-vous pas qu’il y a deux interruptions de grossesse possibles, l’une qui relève de préconisations thérapeutiques ou médicales, de l’état de l’embryon, et l’autre qui relèverait de raisons subjectives de la femme - ce qui est beaucoup plus sujet à caution dans nos mentalités - et que la loi de 1975 ne nous a pas permis de dépasser cette dualité ?

Cette vision duale existe-t-elle dans tous les pays d’Europe ? La réalité y est-elle plus simple, moins passionnelle et moins culpabilisante ?

Docteur Bruno Carbonne : Dans les pays où le délai d’interruption de grossesse est beaucoup plus avancé et où le choix de l’interruption de grossesse émane de la patiente, ce qui témoigne de la détresse, c’est simplement la demande d’interruption de grossesse, de la même manière qu’en France avant douze semaines. Il est vrai que la dichotomie que vous évoquiez n’existe pas du tout dans ces pays. Mais je n’ai pas d’éléments de réponse en ce qui concerne les autres pays ou les autres législations.

Mme Martine Lignières-Cassou, présidente : A quels pays pensez-vous ?

Docteur Bruno Carbonne : Je pense surtout aux Pays-Bas, à l’Angleterre et aux Etats-Unis, sachant que, pour ces derniers, le problème est un peu plus complexe, parce que le droit varie selon chaque Etat. Mais ce sont des pays qui ont des cultures très différentes de la nôtre. La vision de la détresse d’une femme n’y est pas forcément ressentie de la même manière.

Professeur Michel Tournaire : Je voudrais aborder une question sur laquelle nous avons longuement discuté, qui fait beaucoup de bruit, je veux parler du risque d’"eugénisme".

Nous avons du mal à comprendre cette objection. J’ai rassemblé quelques raisons qui montrent que ce risque n’est pas nouveau.

La première est que l’échographie vaginale existe déjà depuis une dizaine d’années. Elle est pratiquée entre dix et douze semaines d’aménorrhée actuellement, c’est-à-dire avant la fin du délai légal d’interruption de grossesse. Elle découvre donc déjà des anomalies avant la fin du délai légal.

La grande question est de savoir quelles anomalies peuvent être découvertes et ce qu’elles représentent numériquement. Pour l’ensemble des anomalies des enfants qui naissent en fin de grossesse, en prenant en compte les plus mineures, le taux d’anomalie est de l’ordre de 2,5 % ; les anomalies majeures, quant à elles, se situent d’emblée au-dessous de 1 %.

Mais quelles sont les anomalies que nous pourrions diagnostiquer aux échographies précoces à onze, douze, voire treize semaines ?

Il s’agit souvent, dans ces cas, d’anomalies vraiment majeures et, le plus souvent, incompatibles avec la vie. C’est l’exemple de l’anencéphalie - ces enfants qui ont une voûte crânienne ouverte et qui ne peuvent pas vivre. Ce sont les _dèmes généralisés, dont on sait que les grossesses vont s’interrompre d’elles-mêmes. Il y a une période, pourrions-nous dire, de sélection naturelle, au premier trimestre de ces grossesses, et certaines grossesses s’interrompent parfois quelques jours ou quelques semaines après la date d’échographie. Ce sont essentiellement des anomalies qui ne sont pas viables.

Il y a aussi quelques rares cas d’anomalies qui vont demander un avis spécialisé. Nous entrons alors dans le cadre identique à celui de l’interruption médicale de grossesse après douze semaines, où des spécialistes vont se prononcer et dire à la femme leur pronostic pour l’enfant ; une décision sera alors prise après l’avoir informée.

On parle d’échographie mais, depuis longtemps, des diagnostics sont réalisés avant la date légale d’IVG. Il y a eu une sorte de mode pour les diagnostics de caryotypes, c’est-à-dire pour la recherche d’anomalies chromosomiques par "prélèvement de villosités choriales", à dix ou onze semaines d’aménorrhée. Ce test permettait de connaître les anomalies majeures, par exemple, une trisomie 21, mais aussi de petites anomalies, induisant donc un doute sur le devenir de l’enfant avant la fin du délai légal d’IVG. Nous disposions également alors du diagnostic sur le sexe.

Dans mon service, nous avons beaucoup pratiqué ce type d’examen - ensuite, nous sommes revenus à la technique de l’amniocentèse -. Sur 1 500 prélèvements réalisés de cette manière, les patientes ont eu des diagnostics d’anomalies mineures, sur lesquelles elles étaient informées et pour lesquelles elles voyaient le spécialiste qui leur expliquait ce que signifiait cette anomalie pour l’enfant à naître, au même titre que les patientes qui consultent actuellement à dix-huit semaines d’aménorrhée.

J’irais même plus loin : la loi exige que l’on fasse aux femmes enceintes les tests de rubéole et de toxoplasmose. C’est obligatoire depuis 1992. Or ces tests vont conduire à des diagnostics, soit d’atteintes probables, soit, ce qui est pire, d’incertitudes sur la date de l’atteinte et donc de risque. Dans ces cas, il arrive, devant le doute, que certaines femmes décident d’interrompre la grossesse. Elles en ont le droit jusqu’à douze semaines. Tout cela existait déjà. Pourtant, personne n’a réagi, que je sache, contre les tests de la rubéole et de la toxoplasmose qui conduisent, d’une certaine façon, à un eugénisme.

Il faudrait arrêter tout examen en cours de grossesse ! Il faut être clair : puisque parmi les mesures que nous pouvons prendre pendant la grossesse se trouvent des interruptions de la grossesse, il faudrait, en quelque sorte, arrêter de surveiller les grossesses.

En ce qui concerne plus particulièrement le sexe, sur les 1500 cas dont je parlais, nous avons un très petit doute concernant une patiente dont nous pensons qu’elle a peut-être interrompu sa grossesse pour une raison de choix de sexe. La menace d’interrompre sa grossesse pour raison de sexe est un fantasme qui ne correspond pas à la réalité française. C’est peut-être vrai en Inde ou en Chine, mais en France, cela ne va pas déclencher de catastrophes.

Mme Martine Lignières-Cassou, présidente : Que pensez-vous de l’entretien préalable ?

Professeur Michel Tournaire : Je crois qu’il a sa raison d’être, qu’il apporte quelque chose.

Mme Martine Lignières-Cassou, présidente : Dans les recommandations que vous avez faites, ou tout au moins dans la synthèse qui nous a été remise, et dans la présentation que Mme Martine Aubry en avait faite fin juin, elle insistait beaucoup sur ce sujet. J’ai eu le sentiment, en relisant le texte de sa conférence de presse, qu’elle souhaitait que le médecin ait plus de responsabilité dans l’entretien préalable, que l’entretien soit plus professionnalisé, et que vous entendiez donner des conseils pour le "codifier", si je puis dire.

Le projet de loi ne dit pas un mot de cet entretien préalable. Mais je me suis demandée si l’une des pistes de travail durant l’été n’avait pas été, sur la base de vos recommandations, de faire "porter" l’entretien préalable par le médecin, de le professionnaliser, de faire en sorte que l’écoute soit plus grande dans les services, que le médecin ou un psychologue du service puisse être présent, etc. Il m’avait semblé que vous aviez beaucoup travaillé sur ce thème, que Mme Martine Aubry en avait repris des éléments lors de sa conférence de presse. Je m’attendais donc à voir bouger les choses en ce domaine.

Docteur Bruno Carbonne : Je vais vous donner un avis tout à fait personnel, totalement en dehors de l’ANAES. Mis à part certains médecins qui ont, non pas une vocation, mais qui sont relativement militants en faveur de l’interruption de grossesse, il faut bien reconnaître que, dans la plupart des services, la réalisation des interruptions de grossesse n’est pas une activité qui réjouit les médecins. Il me paraît très important que ce soit une activité qui soit bien faite, avec un certain volontariat des médecins.

Or, pratiquement, rien n’est fait pour motiver cette activité, ni en termes de moyens ni en termes de temps, puisque les consultations sont bien souvent chargées, et que nous disposons de peu de temps. Si l’on veut augmenter le temps d’écoute des médecins, il faudra modifier beaucoup de choses.

La proposition d’une visite conjointe avec un psychologue me paraît très intéressante, mais il ne faut pas se cacher que l’organisation et les moyens qui sont dédiés à cette activité au sein des services, à l’heure actuelle, la rendent tout à fait impossible à réaliser, même si, dans l’absolu, c’est certainement une option intéressante.

Aujourd’hui, les personnes qui s’occupent de cet entretien ont un temps d’écoute qui est effectivement uniquement consacré à cela, ce qui se défend aussi.

Professeur Michel Tournaire : Dans la pratique de la médecine en France, il n’est pas habituel que le médecin pose des questions de type privé ou intime. C’est une question de culture locale. J’ai vu une attitude différente aux Etats-Unis et au Québec. Dans la check list québécoise, on doit demander si tout se passe bien avec le conjoint, ce qu’il en est de la sexualité, etc. Ce n’est pas du tout adapté à la France. Le versant social non plus n’en fait pas partie. C’est peut-être un tort, mais le médecin français n’a pas cette habitude.

Il existe une certaine forme de pudeur française à ne pas entrer dans la vie intime des gens et dans leurs problèmes. Il me semble que la consultation sociale est spécifiquement faite pour cela. Cette dimension sera forcément remplie s’il y a un entretien. Elle ne le sera pas forcément par le médecin.

Mme Martine Lignières-Cassou, présidente : Cela pose le problème, mais c’est un autre débat, des lois bioéthiques, car les capacités d’écoute du médecin en la matière me paraissent aussi fondamentales.

Professeur Michel Tournaire : Oui, mais demander pourquoi une femme souhaite une interruption de grossesse... Il y a des questions qui relèvent de l’intimité : suspecte-t-elle que l’enfant ne soit pas du conjoint, etc. ? Je ressens, pour ma part, comme une agression que de poser ce type de questions. Nous pouvons penser que la psychologue ou l’assistante sociale seront plus à même de cerner ces questions parce que c’est leur rôle. Je ne pense pas que les médecins s’aventurent à poser ces questions, ni que les femmes s’épanchent volontiers sur ce genre de questions, dans le contexte français actuel, en tous les cas.

Docteur Bruno Carbonne : C’est un constat, même si nous pouvons, malheureusement, le déplorer.

Mme Martine Lignières-Cassou, présidente : En pensant à l’assistance médicale à la procréation (AMP), j’ai le sentiment qu’il n’y a pas assez de décodage pour les femmes et les couples de la part des médecins. Cela me paraît dommage parce que l’on passe tout de suite à des aspects techniques.

Professeur Michel Tournaire : C’est sûrement vrai.

Docteur Bruno Carbonne : Pour l’AMP, la visite va nécessiter un temps important et il y a beaucoup de questions qui, même sur un plan technique, sont nécessaires. En conséquence, les consultations sont forcément longues et permettent ainsi de poser des questions qui ne relèvent pas seulement de l’aspect purement technique.

En matière d’IVG, la consultation technique peut être très rapide et, malheureusement, je crains qu’elle ne le soit très souvent. Hormis donner des moyens et du temps supplémentaires aux professionnels, je ne vois pas bien ce que l’on peut faire pour améliorer cette prise en charge.

Mme Martine Lignières-Cassou, présidente : Lorsque nous discutons avec certains médecins au sujet de leurs confrères hollandais ou anglais, qui n’ont pas d’état d’âme pour pratiquer une IVG extrêmement tardive, la réponse qui nous est faite est, qu’étant donné que ce n’est pas un acte gratifiant et que, dans les pays qui nous entourent, cet acte se pratique dans des cliniques privées, ces médecins le font pour de l’argent.

Vous qui avez eu l’occasion de faire le tour de divers pays, pourriez-vous nous dire comment se positionnent les médecins par rapport à ces questions d’argent ?

Professeur Michel Tournaire : Pour ce que j’ai pu voir aux Etats-Unis, puisque je me suis rendu dans deux centres au début des années quatre-vingts, il y avait des gens qui consacraient leur temps et leur vie à l’interruption de grossesse, certains pour des raisons de revenu - ils le disaient tranquillement - d’autres sans aucune relation avec le revenu - étant salariés -, car ils considéraient que c’était une tâche médicale, pas des plus valorisantes, il est vrai, mais qu’ils acceptaient de faire.

Cela fait partie des tâches et des devoirs du médecin. Lorsqu’on prend les chiffres, 3 ou 4 000 interventions réparties dans nos départements, cela représente environ une intervention par semaine et par département. Si certains, en conscience, ne parviennent pas techniquement à pratiquer cet acte, nous respectons leur position. Ils peuvent faire jouer la clause de conscience.

lettre ANAES scannerisée à introduire