Rwanda, avril, mai, juin juillet 1994. C’était hier.

Cinq ans et un million de morts plus tard, le pays n’en finit toujours pas d’exhumer les dépouilles et de les enterrer dignement. Exhumer, enterrer de nouveau, mais aussi s’interroger.

Cette année, le 5ème anniversaire de cette tragédie, c’est dans la douleur bien sûr, mais aussi dans l’interrogation, la révolte et l’indignation. Révolte et indignation de constater que le monde n’a retenu aucun enseignement de son drame, et qu’aujourd’hui, avec ce qui se passe au Kosovo, un million d’hommes, de femmes et d’enfants sont pour ainsi dire morts pour rien, il y a 5 ans, là-bas au Rwanda si c’était pour que ça se reproduise de nouveau.

Non plus au Rwanda mais au Kosovo, des images qu’on espérait ne plus jamais revoir resurgissent de nouveau sur nos écrans de télévision. Charniers, maisons en flammes, cohortes de réfugiés hagards, qu’on ne s’y trompe pas, Même si les méthodes, le contexte politique et l’objectif affiché ne sont pas les mêmes (au Rwanda, il s’agissait d’une solution finale, au Kosovo, il s’agit de déportations massives et de nettoyage ethnique... pour l’instant), dans les deux situations en tous cas, la nature du mal est identique. Pour n’avoir pas été combattu au Rwanda, la bête immonde renaît au Kosovo.

La vie ne vaut pas grand-chose en Afrique, nous disait-on, il y a 5 ans à propos du génocide rwandais. Irresponsables et sans conscience ces barbares qui jouaient à s’entre-tuer comme d’autres jouent au loto. Jadis, ils n’avaient pas d’âme, pourquoi voulait-on qu’ils aient maintenant des droits à commencer par le premier d’entre eux, le droit à la vie ?

On pouvait d’autant plus facilement détourner le regard ou hausser les épaules que le Rwanda, ce n’était même pas une ancienne colonie française, c’était loin, ça ne présentait aucun intérêt géo-stratégique majeur, et ça ne menaçait en rien l’équilibre de l’Europe ni ses valeurs fondatrices. Que l’opinion publique et la presse internationale se soient émues si tard devant ce premier génocide en terre africaine, c’était presque de l’ordre du compréhensible. Et puis... vint le Kosovo. Après la Bosnie, il faut bien désormais se rendre à l’évidence : les conflits ethniques, les massacres de populations à grande échelle, ce n’est plus seulement une affaire de "nègres". Le crime contre l’Humanité ce n’est plus au antipodes mais au coeur de l’Europe, au Kosovo, où les morts du Rwanda sont en train de mourir une deuxième fois. Amnésie, indifférence, cynisme, le registre de nos lâchetés qui ont permis le Rwanda et le Kosovo n’en finit pas de s’allonger. Des milices recrutées et entraînées au grand jour, des armes distribuées au vu et au su de tous, des plans de nettoyage ou d’élimination élaborés et préparés longtemps à l’avance, des médias de la haine mis en place pour galvaniser les foules, tout cela, on le savait depuis longtemps mais, pour le Rwanda comme pour le Kosovo, on a à chaque fois préférée regarder ailleurs, avec les conséquences qu’on sait. Pire, dans les deux cas, notre frilosité et surtout notre mépris ont empêché de nommer le mal. Pour la tranquillité de notre sommeil, les victimes du génocide au Rwanda n’étaient que le résultat malheureux d’une juste colère après la mort du président Habyarimana.

Au Kosovo, les victimes des bombardements de l’OTAN sont devenues ce que l’on appelle des dommages collatéraux. Propagande, quand tu nous tiens. Courage, taisons-nous. Dans les conclusions de son rapport en décembre dernier, la mission d’information du parlement français sur le Rwanda recommandait de ne plus parler de ce pays. Affaire close, classée, circulez, il n’y a plus rien à voir. D’accord, ne parlons plus du Rwanda, mais alors ne parlons plus aussi de Pristina, de Goradze, de Sarajevo, d’Oradour, du Vel d’Hiv, d’Auchvitz... Silence. Sous-silence. Trou noir. Il n’y a rien eu, il n’y a rien, il n’y aura rien... Juste le crachat silencieux de nos égoïsmes et de nos indifférences sur les victimes... du Rwanda et du Kosovo.(T.K.)