Cher Monsieur,

Militant des droits de l’Homme et abonné depuis longtemps à La Lettre de la FIDH, je viens de lire dans La Lettre n° 32 du 14 février 2000 (page 7-8) un article intitulé " La France et le statut de la CPI ".

Il s’agit de demander à " la France " de renoncer à l’article 124. Si l’intention est excellente, la forme est déplorable. Tout ce texte est construit comme si l’auteur ne comprenait pas pourquoi l’actuel Président de la République exige le recours à ce scandaleux article 124. Comme s’il trouvait " la crainte des militaires français " déplacée (il dit " quelque peu obsessionnelle "). Pensez-vous vraiment que cette " défiance de nature souverainiste " (selon l’auteur), n’ait aucune raison " historique " d’être ?

Je peux difficilement imaginer une méconnaissance de votre part du dossier Rwandais. Ce dossier est en effet très lourd. Les responsabilités françaises sont énormes. En particulier le rôle de l’Élysée, de sa cellule africaine et de son état-major, notamment des généraux J.P. Huchon et C. Quesnot, ne peut être passé sous silence. Je pense que ce recours à l’article 124 était l’occasion d’évoquer ce qui s’est passé au Rwanda. N’est-ce pas un argument majeur, essentiel, pour exiger la compétence immédiate de la Cour pour les crimes de guerre ?

Si cela relève d’une attitude tactique, celle de faire semblant d’ignorer les antécédents, il faut s’interroger sur cette curieuse tactique, sur sa légitimité et sur son efficacité vis à vis des responsables politiques actuels. S’il s’agit d’une ignorance réelle de l’auteur de l’article, je me permets de lui conseiller de lire les livres de François Xavier Verschave : Complicité de génocide (La découverte), La Françafrique (Stock), de Mehdi Ba : Un génocide français, de Michel Sitbon : Un génocide sur la conscience (tous deux chez L’Esprit Frappeur), le mien : Un génocide secret d’État (Éditions sociales), et finalement le rapport de la Mission d’information sur le Rwanda, sans vous en tenir aux conclusions lénifiantes et mystifiantes de Paul Quilès. Le remarquable livre que vous avez co-produit avec Human Rights Watch (Alison Des Forges, Aucun témoins ne doit survivre) ouvrage de référence sur le génocide, contient également des éléments d’accusations redoutables pour l’armée française... du moins si ceux-ci étaient pris en compte par un tribunal international sans que cette armée bénéficie de la protection de l’article 124 !

Le recours à l’article 124, confirmé par Jacques Chirac dans sa lettre du 15 février 1999, revient à réclamer l’impunité pour l’armée française et occulter ce que fut l’engagement militaire français, dès 1990 et jusqu’en 1998, avec les forces qui ont préparé, puis réalisé le génocide. La responsabilité de cette armée a été suffisamment documentée, y compris par la FIDH, pour être évoquée. Si la FIDH ferme les yeux sur la complicité de hauts responsables français dans le génocide rwandais, elle perd sa raison d’être : elle n’est plus un contre-pouvoir, mais un alibi de ce même pouvoir dans l’une de ses dérives les plus graves de la fin de ce siècle.

Veuillez voir dans cette lettre l’appel d’un citoyen sincère pour que la FIDH ne laisse pas tomber aux " oubliettes de l’histoire " le génocide rwandais et son cortège de complicités, comme tant de personne s’emploient à le faire. Le refus d’une amnésie très consensuelle exprime ici la conviction que seuls la justice et le refus de l’impunité peuvent éviter de nouvelles dérives. Veuillez croire en ma plus fraternelle estime.

Jean-Paul GOUTEUX