M. Ringlet précise d’emblée qu’il n’est pas un spécialiste des sectes mais qu’il est amené à s’y intéresser de très près, plus particulièrement lorsqu’elles s’adressent aux jeunes.

Quelles sont les raisons pour lesquelles des chercheurs, des médecins, des financiers, des journalistes, des cadres supérieurs, des étudiants - beaucoup trop d’étudiants - cherchent des réponses à leurs questions existentielles auprès de mouvements sectaires ?

L’orateur propose trois types d’explications.

En premier lieu, beaucoup de personnes se sentent trop à l’étroit dans le cadre des rituels traditionnels, en ce sens que leur religion, s’ils la pratiquent, ne les comble plus. Ils veulent découvrir d’autres religions mais aussi l’ésotérisme et l’occultisme. La conjugaison de la multiplication des découvertes scientifiques et de l’explosion de l’offre médiatique suscite une très grande curiosité et une demande culturelle étendue.

Deuxièmement, il existe une demande idéologique. L’évanescence des grandes idéologies traditionnelles provoque souvent la fin des solidarités et la peur de celui qui est différent (le jeune, le vieux, le demandeur d’asile, le handicapé, ...).

Troisièmement, l’intervenant estime que le succès des sectes correspond aussi et surtout à une demande existentielle.

Le poète Ch. Bobin regrettait qu’à droite comme à gauche, " on ne s’intéresse plus qu’à la part économique de l’individu. Nous n’existons plus qu’en fonction de notre statut social, d’où l’immense souffrance d’un très grand nombre de nos contemporains qui n’ont pas de statut ou qui l’ont perdu ".

Cette souffrance est singulièrement accrue auprès des jeunes en raison du stress, de la compétition, de l’échec, du chômage et de l’exclusion et génère un énorme besoin de consolation, d’explication et de sens. Cette vulnérabilité des jeunes de 18 à 25 ans forme un terrain de recrutement très favorable pour les sectes.

Les étudiants sont vulnérables tant dans leur projet académique (on constate 60 % d’échecs en première candidature, toutes universités confondues), que sur le plan affectif et relationnel.

A Louvain-La-Neuve et à Woluwé, l’on a pu détecter avec précision des groupes comme Sûkyô Mahikari, Humana, l’Eglise du Christ de Bruxelles, l’Eglise de Scientologie, la secte Moon ou encore les Témoins de Jéhovah.

L’intervenant expose l’esprit dans lequel l’UCL tente de faire face au phénomène sectaire.

Il ne s’agit pas d’isoler le phénomène mais plutôt de l’inscrire dans un cadre plus global d’une politique de santé.

La première démarche consiste à recueillir un maximum d’informations, de témoignages, à réaliser des dossiers thématiques et à identifier des personnes susceptibles d’apporter cette information.

Actuellement encore insuffisante, l’information doit être vivante et permettre à toute personne se posant des questions sur un groupe déterminé d’obtenir une réponse circonstanciée et nuancée.

Il est souhaitable que les étudiants participent à l’élaboration de cette information. A cette fin, il est nécessaire d’encadrer et de former les étudiants et les agents chargés de la prévention, ainsi que de constituer une grille d’analyse pertinente mettant en exergue les caractéristiques, sectaires ou non, de tel ou tel groupe.

L’objectif fondamental demeure la garantie de la liberté d’expression, y compris la plus fantaisiste, cet objectif étant intimement lié à la capacité de discernement face à la prolifération des mouvements et associations en tous genres.

Cet objectif explique la volonté de l’UCL de créer un " observatoire des sectes ", c’est-à-dire un lieu de réflexion pluridisciplinaire, chargé de fournir des balises, de proposer des interprétations et d’informer les agents de prévention sur le terrain.

Toutefois, la prévention ne suffit pas. Il convient également d’assurer le premier accueil et d’orienter les personnes vers des intervenants plus spécialisés, juristes et thérapeutes par exemple, et de favoriser la collaboration entre les différents acteurs.

Le professeur Ringlet adresse une requête précise à la commission visant à créer un observatoire fédéral des sectes, à côté d’observatoires locaux et plus spécialisés. Cet observatoire fédéral aurait pour mission de discerner et d’interpréter avec indépendance, distance et compétence. Il s’agirait d’un groupe de référence interuniversitaire et pluridisciplinaire, chargé de fournir des repères, de donner des avis et d’aider les acteurs de terrain. Des moyens devraient être dégagés pour faire face à ce travail préventif.

D’autre part, dans l’urgence, la priorité devrait être accordée aux lieux de rassemblement à forte concentration de jeunes.

L’orateur conclut son intervention par une réflexion ayant trait au " désir de secte ordinaire " évoqué par le Dr. Y. Prigent. Ce désir est partout et bien plus proche de chacun qu’il n’y paraît. C’est ainsi qu’on le retrouve dans les écoles de pensée, dans les Eglises, dans les groupes militants ... Ce désir obscur de " laisser à la porte l’ennui de la vie ordinaire, le compromis du quotidien (...) de mettre à mort sa propre liberté en la confiant à un guide charismatique et à des préceptes bétonnés ; (...) ce désir utopique d’une communication sans ombre, d’une croyance sans mystère et d’un monde qui laverait " plus blanc que blanc " ".

En réponse à la question de savoir, d’une part, comment analyser le raisonnement de certains universitaires qui consiste à démontrer que les sectes sont à mettre sur le même pied que les religions (toute dénonciation de l’activité sectaire visant en réalité à " nettoyer le terrain " au profit des grandes religions ou idéologies) et d’autre part, comment opérer la distinction entre une organisation sectaire nuisible et une secte purement spirituelle, ne présentant aucun danger, M. Ringlet se dit convaincu que chaque institution, chaque lieu d’appartenance, y compris les églises, peuvent comporter des aspects sectaires. La liberté intérieure semble être un com-bat de tous les jours et à recommencer à tout moment. Cela vaut pour chaque être humain, qu’il ap-partienne ou non à une religion.

Le développement de certaines formes d’enchaînement n’est pas du tout une caractéristique des églises officielles.

Un critère permettant d’établir une distinction entre un groupe sectaire et une église officielle est l’institutionnalisation, qui constitue la garantie la plus importante.

Un deuxième critère réside dans le débat public très développé dans la plupart des grands rassemblements religieux.

Enfin, le critère du système hiérarchique constitue une protection fondamentale lorsque la liberté d’une personne est mise en péril.

Il est souhaitable que des groupes de tendances fort différentes joignent toutes leurs forces pour ga-rantir la plus grande liberté d’expression et d’association. Le débat sur les sectes ne peut en aucune manière restreindre ces libertés mais doit conduire à dénoncer tout comportement leur portant atteinte. A cette fin, les définitions théoriques des sectes ne sont pas pertinentes. Il convient plutôt d’agir de façon pragmatique par le biais de questionnaires relatifs notamment à leur mode de recrutement. Ces questionnaires mettront en lumière les groupes ne manifestant aucune crainte de se dévoiler et ceux, plus ambigus, camouflant leurs méthodes d’approche.

La distinction à établir entre une secte dangereuse et une secte non dangereuse est complexe. C’est pourquoi, la mise en place d’un " observatoire pluri-disciplinaire et pluraliste ", couplé à un travail concret de terrain, paraît indispensable.

Il s’agit d’élaborer une grille d’analyse décrivant les actions et exigences de chaque groupe sectaire. Ce travail préventif doit permettre d’informer le candidat adepte sur le groupe qui l’a contacté de même que sur la façon dont il fonctionne. Il appartient à ce centre pluraliste, composé de sociologues, de psychologues, de théologiens et de philosophes de tendances différentes, de tenter de fixer quelques balises permettant d’identifier la survenance de véritables dérapages. Ce type d’approche est de nature à prévenir la destruction de la personnalité de même que le décrochage complet par rapport à un projet de vie.

Concernant les travaux de la commission d’enquête française, M. Ringlet estime que l’un des apports incontestables a été de proposer une sorte de répertoire très circonstancié de tous les mouvements et de toutes les églises. Il s’agit d’un instrument très fiable permettant l’identification des groupes, bien qu’il faille faire preuve d’une certaine prudence afin de ne pas empêcher les expressions spontanées d’un certain nombre d’entre eux. C’est pourquoi, il conviendrait de déterminer des critères pour créer ces répertoires.

Un certain nombre d’intellectuels et d’universitaires ont tendance à tirer la sonnette d’alarme dès qu’ils s’aperçoivent d’une quelconque tentative de contrôle sur quelque élément que ce soit. Il convient d’entendre ces critiques dans le cadre d’un débat de fond à l’issue duquel certaines balises seront posées. Ce lieu de débat ne peut être que propositionnel et ne doit pas déboucher sur une législation supplémentaire.

De surcroît, la formation critique de l’opinion publique à l’égard des groupes sectaires constitue l’une des questions essentielles. Comme indiqué ci-dessus l’observatoire fédéral des sectes, conçu dans le sens d’un débat pluraliste et interdisciplinaire, doit permettre de mettre en place certains points de repère. Il devra rendre des avis et veiller à l’information du citoyen en la matière.

L’orateur estime que les sectes recrutent aussi bien parmi les larges strates non organisées de la population que dans les milieux intellectuels censés avoir été formés à l’esprit critique. Il est frappant de constater à quel point il peut y avoir un décalage entre la formation scientifique et la formation culturelle et spirituelle de certaines personnes. Cette réflexion conduit à un très vaste débat sur la formation et sa finalité. A cet égard, l’on peut se réjouir que de jeunes étudiants soient soucieux tant de leur formation académique que de leur formation extra-académique sous-tendant leur engagement de citoyenneté.

Si les sectes touchent davantage les intellectuels, c’est également en raison du rythme de vie stressant et des exigences compétitives auxquels ceux-ci sont confrontés et qui engendrent chez eux un besoin de lieux de référence simples, pour ne pas dire simplistes, et chaleureux.

S’agissant de la formation de l’ensemble des citoyens, l’orateur distingue trois plans.

Premièrement, il est fondamental que les intervenants de terrain (principalement les psychologues et les assistants sociaux) soient formés. Ceux-ci doivent disposer de références qui ne soient pas uniquement livresques.

Deuxièmement, il serait utile de créer un observatoire chargé de donner des avis sur des questions précises adressées par ces travailleurs de terrain.

Troisièmement, on pourrait envisager d’élargir la mission de cet observatoire afin d’animer le débat public, par le biais des médias par exemple.

Il semble en effet que seul le débat public permette de rencontrer un certain nombre de sectes difficiles à identifier bien qu’elles soient très actives sur le terrain. La question de savoir si l’observatoire fédéral mentionné ci-dessus doit remplir ces deux tâches, et donc s’élargir à d’autres experts que des scientifiques, reste ouverte.

Quant aux mouvements sectaires actifs à l’UCL et correspondant à la grille d’analyse précitée, M. Ringlet précise qu’il n’a cité que les groupes agissant de manière systématique sur les populations étudiantes. Toutefois, il en existe beaucoup d’autres. Les organisations sectaires citées pratiquent le prosélytisme. L’on sait, par exemple, que la secte Moon a infiltré " le collectif des femmes ", dont l’objectif est de faciliter l’adaptation des familles d’étudiants du Tiers-Monde à la société belge.

Selon l’orateur, la majorité des étudiants ne sont pas concernés par les phénomènes sectaires. Dans l’ensemble, les étudiants restent très critiques et sont particulièrement engagés à l’égard des problèmes politiques et sociaux.

Il incombe à l’université de faire preuve de vigilance en ce qui concerne la partie de la population étudiante se trouvant en rupture et, dès lors, susceptible d’être réceptible aux techniques de recrutement des sectes.

Il faut savoir qu’actuellement l’UCL travaille avec d’autres universités afin de mettre en commun les informations pertinentes en matière de décrochage et d’orientation aux fins de cerner le phénomène sur le plan national. A cet égard, des contacts ont été pris avec les universités de Liège, de Gand, avec l’ULB et avec la KUL.

Ces universités ont le même type d’approche. A Londres notamment, certaines universités ont donné des conférences de presse au sujet de sectes ayant suscité de véritables débats publics.

A la question de savoir s’il considère le phénomène sectaire comme un danger pour la société et une menace pour la liberté de réflexion du citoyen, M. Ringlet répond qu’il est très grave et dangereux de constater que certaines sectes fonctionnent en tant que systèmes mafieux organisés. De plus, ces systèmes sont complexes à cerner et à combattre et peuvent conduire à des meurtres, assassinats ou suicides collectifs.

Toutefois, le véritable combat concerne ce qui se passe dans le tissu social et culturel et vise à former des citoyens responsables et, surtout, qui s’intéressent à la chose publique.

Dès l’instant où un mouvement est susceptible de réduire la qualité du débat pluraliste et la liberté d’expression au sein de notre société, il convient de s’y intéresser.

Quant à la question de savoir si le phénomène sectaire se greffe plus facilement sur des esprits en recherche d’une spiritualité plus " intégriste " que celle proposée par Vatican II, M. Ringlet estime que l’on peut distinguer deux types de spiritualités.

La première est une spiritualité " à la guimauve " suivant laquelle, par définition, on suit des chemins tout tracés et où la liberté intérieure n’existe pas. Cette spiritualité est très répandue dans notre société, que ce soit à l’extérieur ou à l’intérieur des Eglises.

La seconde spiritualité est beaucoup plus ouverte, n’attend pas de points de repère rigides et fermés et, dès lors, est extrêmement exigeante.

Les sectes jouent sur cette attente de beaucoup de nos contemporains à la recherche d’un peu de stabilité. La plupart d’entre elles se réfèrent à des textes fondateurs des religions sans faire preuve du moindre sens critique, élaborent bien souvent des interprétations très fondamentalistes et " auto-ordonnent " leur clergé.

De surcroît, des personnes remarquablement formées dans un domaine déterminé voient leur personnalité se dégrader sous l’emprise d’un mouvement sectaire.

D’un autre côté, l’on observe qu’un certain nombre de gens créent des " églises nouvelles " uniquement par volonté de pouvoir et d’argent.

Il existe un très petit nombre de manipulateurs et un très grand nombre de manipulés, parmi lesquels beaucoup sont sincères et généreux. Ces derniers n’ont hélas pas eu la longue patience de faire l’expérience de la dureté et de l’ambiguïté du quotidien pour trouver leur équilibre et renoncent à ce qu’il y avait de meilleur en eux.


Source : Chambre des Représentants de Belgique http://www.lachambre.be