Présidence de M. Raymond FORNI, Président

Le lieutenant-colonel Bertrand Cavallier est introduit.

M. le Président lui rappelle que les dispositions législatives relatives aux commissions d’enquête lui ont été communiquées. A l’invitation du Président, le Lieutenant-colonel Bertrand Cavallier prête serment.

M. le Président : Lieutenant-colonel, quelles sont les raisons qui vous ont conduit à suivre le préfet Bonnet en Corse ? Car il est évident que c’est en dehors de tout schéma traditionnel que cette affectation a eu lieu. Vous avez été affecté en Corse à la demande du préfet Bonnet, préfet que vous aviez côtoyé à Perpignan.

Lieutenant-colonel Bertrand CAVALLIER : Monsieur le Président, mon départ pour la Corse n’a pas résulté, dans un premier temps, de raisons particulières, mais plutôt d’une décision de mon administration centrale.

Je rappelle les faits : deux jours après l’assassinat du préfet Erignac, le préfet Bonnet me téléphone chez moi, vers 22 heures, pour me dire qu’il était convoqué à Paris par M. Chevènement, ministre de l’intérieur. Je précise que le préfet ne m’avait jusqu’alors jamais appelé chez moi à une heure aussi tardive. Il me rappelle le dimanche pour me dire qu’il était probable qu’il rejoindrait la Corse et qu’il me recontacterait. Il me recontacte en effet le lundi pour m’inviter à déjeuner.

Il me demande alors d’exposer mon analyse de la situation en Corse. Puis, à la fin du repas, il me pose la question de savoir si je souhaite l’accompagner. Je lui réponds que je ne suis pas partant, mais d’un revers de la main il balaye mes réticences. Je lui précise alors que je rendrai compte de ce déjeuner à mes supérieurs hiérarchiques, ce que je fais très rapidement. Le directeur général me répond qu’une telle décision ne releve pas de l’administration générale.

J’avoue avoir été très surpris de cette demande, mais je ne lui ai pas demandé les raisons de sa démarche. A partir du moment où l’on me demandait d’aller servir pour la restauration de l’Etat de droit en Corse, je pensais que cela rentrait dans les fonctions d’un serviteur de la République. J’ai donc rejoint la Corse quelques jours plus tard, sans mandat particulier, comme simple accompagnateur du préfet.

M. le Président : Vous n’aviez effectivement aucune fonction particulière, et en tout cas aucune mission particulière à remplir en Corse, si ce n’est d’accompagner le préfet. Les choses se sont-elles précisées après votre arrivée ? Vous a-t-on confié une mission de réorganisation, de contrôle, d’audit, de surveillance... ? Que vous a-t-on demandé de faire ?

Lieutenant-colonel Bertrand CAVALLIER : J’ai rejoint le préfet Bonnet dans la soirée du 20 février - au cours de laquelle nous avons eu un premier entretien. Le préfet n’était pas fixé sur l’action à développer et sur le rôle qu’il allait me confier. Le terme de " chargé de mission ", que j’ai d’ailleurs moi-même proposé, est venu par la suite afin de donner un habillage officiel à ma présence qui n’avait jamais fait l’objet d’une directive écrite.

Le préfet m’a simplement demandé mon avis. Je lui ai donc proposé, d’emblée, de procéder à un état des lieux, une sorte d’audit assez général.

M. le Président : Vous connaissiez la Corse ?

Lieutenant-colonel Bertrand CAVALLIER : Je connaissais la Corse pour y avoir servi à trois reprises, dans le cadre de commandement en gendarmerie mobile ; j’ai passé, à ce titre, cinq ou six mois en Corse.

La problématique à étudier me paraissait intéressante. Pour ce faire, je suis allé au contact de certaines autorités, de chefs de service extérieurs afin de recueillir des informations concernant leur domaine de compétence sur la situation en Corse.

J’ai commencé à travailler dans ce sens dès le lendemain, et très rapidement le préfet m’a confié qu’il serait reçu par le Premier ministre début mars et qu’à cette occasion il devrait lui remettre ses premières propositions. J’ai travaillé d’arrache-pied pour rédiger un rapport général articulé en trois parties. Le préfet en a remanié quelques paragraphes puis l’a remis au Premier ministre à la date prévue.

M. le Préfet : Vous avez ce rapport ?

Lieutenant-colonel Bertrand CAVALLIER : Tout à fait, je l’ai d’ailleurs déjà communiqué à la commission du Sénat.

M. le Président : Pouvez-vous également nous le communiquer ?

Lieutenant-colonel Bertrand CAVALLIER : Bien entendu.

Ce rapport était donc composé en trois parties. La première faisait un état des dérives majeures constatées en Corse. La deuxième évoquait l’émergence d’un système mafieu sous les apparences de la légalité ; l’interaction entre les centres de décisions politiques, le nationalisme, l’affairisme et le banditisme y était évoquée. La troisième partie, enfin, proposait les voies d’une action républicaine.

M. le Président : Vous aviez des contacts avec les responsables de service au plan local. Quelles étaient vos relations avec, d’une part, le préfet adjoint chargé de la sécurité, M. Spitzer, et, d’autre part, le directeur de cabinet du préfet, M. Pardini - qui avait également été amené " dans les bagages " du préfet ? Vous logiez d’ailleurs, dans un premier temps, si j’ai bien compris, à la préfecture même.

Lieutenant-colonel Bertrand CAVALLIER : J’ai effectivement séjourné à la préfecture à trois reprises, entre le 20 février et le 1er mai ; j’ai dû y séjourner, en tout, pendant trois semaines, un mois.

Dans un premier temps, M. Pardini n’était pas là ; j’étais seul avec le préfet. Je l’ai assisté dans une démarche assez généraliste mais dans laquelle j’ai tout de même montré quelques limites - je ne suis pas, en effet, un spécialiste de droit administratif. J’ai donc vu arriver M. Pardini avec plaisir au bout d’un mois, ainsi que le préfet Spitzer qui a succédé au préfet Lemaire.

J’ai rapidement entretenu des relations très conviviales avec les intéressés. Professionnellement, lorsqu’ils sont arrivés, j’étais pratiquement dégagé du travail d’audit et du travail sur dossiers que m’avait confiés le préfet ; j’étais déjà davantage engagé dans une réorganisation de la gendarmerie et dans le lancement de certaines enquêtes d’importance, dont celle du Crédit Agricole.

M. le Président : Vous avez ensuite été nommé chef d’état-major.

Lieutenant-colonel Bertrand CAVALLIER : A compter du 1er mai.

M. le Président : A ce moment-là, quel a été votre rôle et quelles relations entreteniez-vous avec le colonel Mazères ?

Lieutenant-colonel Bertrand CAVALLIER : Au départ, nous avions de très bonnes relations. Je dois vous préciser que j’avais perçu les limites de ma fonction auprès du préfet dès le début. Je lui ai donc indiqué que je souhaitais quitter ce rôle de " chargé de mission ".

A un moment donné, le préfet avait souhaité que je prenne le commandement de la légion de Corse, mais je lui avais répondu que, au stade où en était ma carrière, ce n’était pas dans mes prétentions et que je désirais vivement réintégrer de façon organique la gendarmerie.

Je suis allé à Paris me présenter au colonel Mazères, en lui précisant qu’il ne devait être en aucun cas soucieux, que le nouvel interlocuteur du préfet serait le commandant de légion. Cela a été évoqué de façon très claire également avec le préfet Bonnet. Il y a donc eu une période de tuilage de quinze jours, trois semaines, puis il m’a paru tout à fait normal que le colonel Mazères devienne l’interlocuteur du préfet pour la gendarmerie.

M. le Président : Lieutenant-colonel, on dit de vous que vous êtes un officier carré, respectueux des règles hiérarchiques. Vous êtes arrivé en Corse, sur demande du préfet et sans mandat officiel ; par ailleurs, vous avez été rapidement dégagé de vos fonctions de chargé de mission lorsque MM. Pardini et Spitzer se sont mis au travail.

Lieutenant-colonel Bertrand CAVALLIER : Essentiellement M. Pardini, puisque la fonction de M. Spitzer était limitée à celle de préfet adjoint chargé de la sécurité.

M. le Président : Si j’ai bien compris, il était limité dans sa fonction même : il ne semble pas qu’il ait effectué toutes les tâches d’un préfet adjoint chargé de la sécurité.

Lieutenant-colonel Bertrand CAVALLIER : C’est exact, je voulais parler de sa vocation affichée.

M. le Président : Vous ne donnez pas d’explications sur les raisons qui ont conduit non pas le lieutenant-colonel Cavallier à suivre le préfet Bonnet, mais le préfet à vous demander de venir avec lui.

Lieutenant-colonel Bertrand CAVALLIER : J’étais à ses côtés depuis plus d’un an en tant que commandant de groupement de la gendarmerie départementale des Pyrénées-Orientales, et je pense pouvoir me prévaloir de résultats intéressants en matière de recul de la délinquance et de règlements de certains problèmes d’ordre public. Par ailleurs, mes relations avec les magistrats de la juridiction de Perpignan étaient connues comme étant excellentes. Tout cela a peut-être motivé le préfet Bonnet. Mais je ne lui ai jamais demandé ses véritables raisons. Il est vrai que j’ai trouvé cette demande assez curieuse, mais compte tenu du contexte... C’est moi qui lui ai proposé d’utiliser le terme de " chargé de mission ".

M. le Président : Cette situation était vraiment exceptionnelle. Aucun gendarme, en France, n’est le chargé de mission d’un préfet.

Lieutenant-colonel Bertrand CAVALLIER : A ma connaissance, c’est effectivement un cas unique.

M. le Président : Vous nous avez parlé du colonel Mazères, mais vous n’avez pas expliqué les relations que vous aviez avec lui.

Lieutenant-colonel Bertrand CAVALLIER : Mes relations avec le colonel Mazères se sont détériorées très rapidement. Je crois qu’il voulait démontrer qu’il était le seul responsable - ce que personne ne contestait. Et je me suis vu progressivement limité dans mes tâches de chef d’état-major.

M. le Président : Est-il courant, dans la gendarmerie, que les relations se détériorent entre un subalterne et un supérieur - en dehors des relations personnelles, bien entendu -, s’agissant de la stratégie à adopter ? Car dans la gendarmerie, il y a des grades, il faut bien que cela serve à quelque chose ! Entre un lieutenant-colonel et un colonel, c’est ce dernier qui commande. Vous étiez en contradiction sur les stratégies concernant l’avenir de la Corse ; vous sembliez d’ailleurs être un spécialiste, puisque le préfet Bonnet vous consulte quelques heures après avoir été reçu par le ministre de l’intérieur. Vous aviez donc une certaine connaissance du milieu, du moins le supposait-il.

Lieutenant-colonel Bertrand CAVALLIER : Je ne sais pas si j’avais une connaissance des plus ajustées de la problématique corse ; cela dit, au plan de la sécurité et de l’action de justice, en général, j’ai en effet quelques théories, notamment en ce qui concerne la grande délinquance économique et financière, qui paraît un mal endémique en Corse. C’est la thèse centrale de l’exposé que je lui avais fait.

La dégradation de mes relations avec le colonel Mazères résultait de deux facteurs : d’une part, nous avions des personnalités antinomiques, et, d’autre part, nos approches quant à l’orientation de l’activité de la gendarmerie n’étaient pas toujours convergentes. Alors est-il coutumier qu’il y ait de telles dégradations ? Elles ne sont pas le propre de la gendarmerie. Toute organisation est humaine et se traduit par des oppositions à l’intérieur des services. Mon esprit de discipline a fait que j’ai essayé, dans cette situation, de faire au mieux pour préserver l’intérêt général et le bon fonctionnement de la gendarmerie.

M. le Président : Lorsque vous avez eu connaissance de ce que l’on a appelé " l’affaire des paillotes ", vous n’avez pas averti votre direction générale ?

Lieutenant-colonel Bertrand CAVALLIER : Non.

M. le Président : Pourquoi ?

Lieutenant-colonel Bertrand CAVALLIER : Je me trouve, à ce moment-là, dans une situation extrêmement délicate. Je ne dispose que de très peu d’éléments sur les faits et toute mon énergie est centrée sur le désamorçage du plan paillotes qui m’a été révélé. Pour ce faire, je m’entoure de toutes les garanties - du moins ce que je pense être toutes les garanties.

S’agissant du premier fait, je m’interroge sur les conséquences d’une divulgation par rapport à tout ce qui a été entrepris, tous les efforts accomplis, tout l’opprobre qui pourrait rejaillir sur la République et sur l’Etat de droit. Et je privilégie la démarche que j’ai exposée.

M. le Président : Cela vous conduit, après avoir essayé de désamorcer le plan paillotes pour éviter que l’opprobre soit jeté sur la gendarmerie, à enregistrer une conversation entre vous et le préfet de région - ce qui n’est pas courant, avouez-le.

Lieutenant-colonel Bertrand CAVALLIER : J’enregistre cette conversation à mon retour de permission. Je suis abasourdi par l’incendie de cette paillote. Lors du week-end qui précède mon retour, le préfet me téléphone à plusieurs reprises pour me parler de ma carrière - il en reparlera d’ailleurs le jour de l’enregistrement -, me disant que je suis promis à un bel avenir et qu’il a évoqué de nouveau mon cas auprès de Matignon. Il relativise les faits et ne semble pas porter beaucoup d’intérêt aux militaires qui sont déjà en garde à vue. Pour ma part, je le considère comme quelqu’un qui m’a totalement berné et qui cherche à obtenir sinon mon silence du moins ma passivité.

Je rappelle que tout cela se déroule dans un contexte très lourd, la légion de gendarmerie est " KO " et j’assiste à une déstabilisation, ce qui est un euphémisme. J’essaie d’ailleurs de relancer le bon fonctionnement des services de gendarmerie, de rappeler quelques principes. Le préfet me convoque donc le lundi matin - alors que je n’étais plus coutumier de ce genre d’entretien depuis longtemps - pour 15 heures 30 ; à 14 heures 50, je décide de me munir d’un magnétophone de poche, chose que je n’avais jamais pratiquée auparavant.

M. Le Président : Il semble pourtant que vous avez déjà procédé de la même manière lorsque vous étiez à Perpignan.

Lieutenant-colonel Bertrand CAVALLIER : Non, jamais.

M. le Président : C’est en tous les cas ce que nous a dit le préfet Bonnet.

Lieutenant-colonel Bertrand CAVALLIER : Non, jamais, avec quiconque, que ce soit avec le préfet Bonnet ou une autre autorité. C’était la première fois que j’usais de ce genre de procédé.

M. le Président : Après avoir procédé à cet enregistrement - qui vous brûle les doigts, j’imagine - vous rencontrez le colonel Rémy le lundi soir.

Lieutenant-colonel Bertrand CAVALLIER : Non, je le rencontre le vendredi.

M. le Président : Vous écoutez ensemble la cassette et vous décidez d’effacer une partie de l’enregistrement, au motif que la dernière phase de la conversation n’avait pas d’importance pour la preuve que vous souhaitiez rapporter - tels sont les propos du colonel Rémy.

Lieutenant-colonel Bertrand CAVALLIER : On ne peut pas, à ce moment-là, parler encore de preuve ; je n’avais aucune idée de l’utilisation que j’allais faire de la bande. Cependant, il est vrai qu’une partie de la conversation n’ayant aucun lien direct avec l’affaire, je décide de l’effacer.

M. le Président : Donc, de votre initiative, sans aucun contrôle judiciaire, vous décidez de supprimer une partie de l’enregistrement, en accord avec le colonel Rémy qui a entendu la cassette.

Lieutenant-colonel Bertrand CAVALLIER : Tout à fait.

M. le Président : En tant qu’officier de gendarmerie, ça ne vous choque pas de procéder à deux reprises à des actes qui ne sont pas tout à fait conformes aux règles de droit : un enregistrement clandestin, puis une suppression d’une partie de cet enregistrement - même si vous pensiez qu’elle n’avait pas d’intérêt pour l’enquête elle-même ? Cela ne vous pose pas de problème de conscience ?

Lieutenant-colonel Bertrand CAVALLIER : Evidemment que cela m’en pose !

M. le Président : On vous présente comme quelqu’un de très rigide, de très droit. Nous ne sommes pas là pour vous charger, mais pour essayer de comprendre, et je dois dire que nous avons beaucoup de mal à comprendre que l’on puisse se comporter de cette manière.

Jusqu’à votre audition, je ne comprenais pas, mais je dois dire que je comprends encore moins maintenant ! J’imaginais que vous aviez des liens d’amitié avec le préfet Bonnet, que vous l’aviez suivi pour l’accompagner dans sa démarche, pour le soutenir.

Lieutenant-colonel Bertrand CAVALLIER : Qui a pu vous dire que j’entretenais des liens d’amitié avec le préfet Bonnet ? Je n’ai jamais été intime avec lui !

M. le Président : C’est tout le contraire de ce que nous avons entendu, monsieur Cavallier !

Lieutenant-colonel Bertrand CAVALLIER : Je suis tout de même le mieux placé pour vous dire qu’à Perpignan je n’ai jamais eu de relations personnelles avec l’intéressé ; nous n’avons jamais eu de dîner privé, nous ne sommes jamais sortis ensemble. Nos relations étaient purement professionnelles et les deux seuls repas auxquels j’ai participé à la préfecture de Perpignan étaient officiels.

S’agissant maintenant d’Ajaccio, mon épouse et moi-même n’avons jamais été invités à déjeuner à ou dîner ; cela s’est limité à deux ou trois apéritifs en famille. Nos relations n’ont jamais été marquées par l’amitié.

Cela étant dit, j’avais du respect pour ce haut fonctionnaire et j’avais essayé de le servir de mon mieux dans cette mission que je considérais comme centrale et très noble. Maintenant, ce préfet que j’avais solennellement mis en garde le week-end avant mon retour - alors que le colonel Mazères m’avait interdit de me rendre à la préfecture - développe à mon égard une démarche ; je reviens dans un contexte extrêmement lourd, difficilement imaginable, dans lequel je rencontre des personnes totalement désemparées. Je n’ai pas demandé à rencontrer le préfet, et il me convoque ; pour quelle raison ?

J’ai, à ce moment-là, face à ce que je considère être une machination, une réaction de protection. Il est vrai que le procédé ne correspond pas du tout à mes principes et qu’il me pose un problème de conscience. D’ailleurs, il me faudra beaucoup de temps pour me décider à livrer cet enregistrement...

M. le Président : Permettez-moi de vous rappeler que juste après l’enregistrement, vous passez cinq heures avec un journaliste !

Lieutenant-colonel Bertrand CAVALLIER : C’est vrai, mais le journaliste n’a pas connaissance de cet enregistrement.

M. le Président : Certes, mais vous lui livrez un certain nombre d’informations qui sont d’ailleurs aujourd’hui évoquées dans un livre. Et ces informations sont à charge contre le préfet Bonnet et ceux qui l’entourent.

Vous enregistrez une conversation avec le préfet Bonnet - cela vous pose des problèmes de conscience -, vous rencontrez un journaliste pendant cinq heures, vous effacez une partie de la cassette... Moi qui n’ai ni amitié, ni solidarité avec aucun des intéressés de cette affaire, j’ai l’impression d’être dans un panier de crabes absolument épouvantable ! Comment peut-on espérer rétablir l’Etat de droit en Corse quant à l’intérieur des services de l’Etat on se comporte de cette manière-là ? Aviez-vous le sentiment de participer au rétablissement de l’Etat de droit en procédant de cette manière ? Si vous me répondez " oui ", j’en prendrai acte, mais je n’en croirai pas un traître mot !

Lieutenant-colonel Bertrand CAVALLIER : Nous ne sommes pas là en plein procès, monsieur le président. Je sais que mon pouvoir de conviction a atteint ses limites.

Le journaliste me contacte, je lui dis que je suis décidé à témoigner - que j’irai voir les magistrats - et je lui raconte ce qui s’est passé.

M. le Président : A ce moment-là, vous n’aviez pas encore vu votre hiérarchie ?

Lieutenant-colonel Bertrand CAVALLIER : Si, bien sûr ! J’avais vu le colonel Rémy et le général Capdepont. Ma démarche est donc connue de ma hiérarchie. J’ai également prévenu le général Lepetit que j’irai témoigner. Je n’ai pas le sentiment d’être cru à ce moment-là.

M. le Président : Votre hiérarchie ne vous a tout de même pas donné le feu vert pour aller voir les journalistes !

Lieutenant-colonel Bertrand CAVALLIER : Non, il s’agissait d’une initiative personnelle. Je connaissais M. Irastorza et j’avais confiance en lui.

Monsieur le Président, vous ne pouvez pas parler de panier de crabes. Avant cet événement, ma situation était simple : je n’avais plus de relation avec le préfet Bonnet et ses collaborateurs depuis des mois et j’attendais mon départ pour Paris. Je ne me suis jamais permis de porter le moindre jugement sur le fonctionnement de la préfecture et le comportement de M. Bonnet.

J’acceptais une certaine relégation dictée par les circonstances. Pour moi, l’intérêt général prévalant, je n’avais qu’à attendre mon départ ; il n’y avait aucune acrimonie à l’égard du préfet Bonnet.

M. le Rapporteur : Mais vous avez une fonction opérationnelle : vous êtes chef d’état-major. Or on a l’impression que vous n’avez aucun rôle dans le fonctionnement de la gendarmerie.

Lieutenant-colonel Bertrand CAVALLIER : Je suis en fait dans un cadre assez étriqué, puisque le colonel Mazères m’a limité dans mes fonctions. J’ai connaissance d’une partie des opérations, mais pas de la totalité.

M. le Président : Vous comprenez que l’on peut prendre cela comme une certaine conception de l’Etat - la défense de la République ; c’est une explication que l’on peut accepter. Cependant, on peut aussi émettre l’hypothèse, - compte tenu de tout ce que nous avons entendu - du règlement de comptes, de l’expression d’une certaine rancune, liée au fait que vous avez progressivement été marginalisé, que l’on ne tenait plus compte de votre avis, que vous vous êtes mis dans une espèce de piège qui se refermait progressivement sur vous...

Lieutenant-colonel Bertrand CAVALLIER : Monsieur le Président, si j’avais agi par rancune, je l’aurais certainement fait plus tôt, ce qui d’ailleurs aurait peut-être été plus efficace et mieux inspiré. J’aurais pu dénoncer le colonel Mazères bien avant !

M. le Président : C’est d’ailleurs ce que l’on peut peut-être vous reprocher : ne pas avoir alerté les autorités sur les dysfonctionnements de la gendarmerie en Corse.

Lieutenant-colonel Bertrand CAVALLIER : Mais, on peut tout à fait me le reprocher !

Je reste dans un parcours d’humilité. J’étais dans un contexte donné, j’ai essayé de faire au mieux. Ma situation n’était pas des plus favorables depuis des mois ; cela dit, je ne suis pas le premier à qui cela arrive. Il est peut-être plus sage dans ces cas-là d’attendre une nouvelle affectation pour s’exprimer à nouveau. C’était d’ailleurs mon état d’esprit à tel point qu’étant peu coutumier de permission, je n’en ai jamais autant pris qu’en Corse.

M. Renaud DONNEDIEU de VABRES : Lieutenant-colonel, lorsque vous avez été nommé en Corse, vous êtes-vous senti dans une situation opérationnelle un peu particulière en raison des circonstances marquées par l’assassinat d’un préfet ? Dans les conversations initiales concernant la feuille de route, que vous avez eues soit avec M. Bonnet, soit avec la direction centrale de la gendarmerie, vous êtes-vous senti dans une situation très particulière justifiant votre affectation auprès du préfet ?

L’enquête sur l’assassinat du préfet Erignac était-elle une priorité ? Ou bien, est-ce à partir de dysfonctionnements entre la police et la gendarmerie que les choses se sont réorientées et que le préfet a dû veiller de manière très personnelle au suivi de cette enquête ?

Enfin, comment se traduisaient les éléments de violence dans les rapports entre la police et la gendarmerie ?

Lieutenant-colonel Bertrand CAVALLIER : Durant la période où j’ai assisté le préfet, l’enquête sur l’assassinat du préfet Erignac n’était pas une préoccupation prédominante de la préfecture ; elle était gérée par les services compétents. Mais le préfet portait un intérêt majeur à cette question.

M. Renaud DONNEDIEU de VABRES : Dès le début ou progressivement ?

Lieutenant-colonel Bertrand CAVALLIER : Progressivement. Cela n’a pas été immédiat.

M. Renaud DONNEDIEU de VABRES : Le préfet Bonnet s’est intéressé à cette enquête pour corriger certains dysfonctionnements ?

Lieutenant-colonel Bertrand CAVALLIER : Je n’ai pas eu connaissance de dysfonctionnements particuliers. Je crois que le préfet avait pour objectif de stimuler les différentes forces de sécurité et qu’il était en attente d’avancées significatives.

M. Renaud DONNEDIEU de VABRES : N’y avait-il pas, d’une certaine manière, une obligation de résultat qui explique qu’un certain nombre de hauts fonctionnaires ont estimés être dans une situation très exceptionnelle, la fin justifiant les moyens ?

Lieutenant-colonel Bertrand CAVALLIER : Nous étions certes dans une situation exceptionnelle, mais elle était appréhendée selon des principes de droit, au travers de critères qui relèvent de la normalité.

M. Georges LEMOINE : Lieutenant-colonel, vous bénéficiez d’une image très positive au sein de la gendarmerie. Comment pouvez-vous expliquer qu’à un moment donné vous vous soyez trouvé en porte-à-faux entre le préfet et le colonel Mazères ?

Ma deuxième question concerne le GPS. Quels étaient les relations personnelles et les rapports d’autorité que vous entreteniez avec cette unité ?

Enfin, s’agissant de l’enregistrement auquel vous avez procédé, vous avez reconnu qu’il ne s’agissait pas d’une pratique ordinaire. Mais saviez-vous ce que vous aviez l’intention d’en faire ?

Lieutenant-colonel Bertrand CAVALLIER : Sur ce dernier point, non, je n’avais pas arrêté de décision quant à l’utilisation de cet enregistrement. C’est après avoir demandé conseil auprès de magistrats que je me suis décidé, selon une démarche où j’ai livré toutes les informations que je détenais. J’avais bien conscience que la manière dont cela serait perçu soulevait des difficultés. Au point d’ailleurs que ce procédé marque davantage les esprits que les faits survenus quelques jours auparavant. Ma réflexion sur ce sujet se poursuit, mais je n’en livrerai pas les enseignements.

S’agissant du GPS, c’est une unité que je considérais comme utile ; je vous rappelle que j’ai participé à la réflexion qui a présidé à sa création. Les relations que j’entretenais avec ses membres étaient des relations hors service, puisqu’il m’était très difficile de rencontrer les responsables de cette unité.

M. le Président : On vous l’interdisait ?

Lieutenant-colonel Bertrand CAVALLIER : Mon supérieur m’interdisait en effet d’avoir des contacts avec le GPS.

M. le Président : Il vous interdisait non seulement d’entrer à la préfecture, mais d’établir des contacts avec les membres du GPS !

Lieutenant-colonel Bertrand CAVALLIER : Oui, il faisait tout pour l’entraver.

M. Robert PANDRAUD : Lieutenant-colonel, selon vos dires vous n’aviez pas de relations amicales avec le préfet Bonnet quand vous étiez dans les Pyrénées-Orientales. Il vous emmène dans ses bagages et vous nous dites que c’est un cas unique. Il tient tellement à vous que, pendant un premier temps, pour faciliter votre adaptation, il vous loge à la préfecture. Vous aviez, à partir de là, aux yeux des autres dirigeants des forces de sécurité, un rôle important, faisant presque l’intérim de la direction du cabinet avant l’arrivée de M. Pardini ; tout le monde devait donc penser que vous étiez son chef d’état-major en matière de forces de sécurité.

Ensuite, vous devenez chef d’état-major du colonel. Vous avez dû vivre cela comme une rétrogradation. Vos rapports avec le colonel sont tendus ; on est là dans une situation complètement conflictuelle. Compte tenu du sort qui vous est réservé

 interdiction de vous rendre à la préfecture ou d’entretenir des relations avec les membres du GPS - vous n’avez jamais pensé à demander votre départ ?

Vous enregistrez une conversation privée. Vous allez trouver les magistrats pour leur dire que vous avez un enregistrement, mais vous ne leur donnez pas. Vous n’avez pas suffisamment d’expérience pour raconter la même chose en disant que vous souhaitez protéger vos sources ; vous savez bien que l’enregistrement d’un supérieur hiérarchique va peser longtemps dans votre carrière. Quelle était votre véritable motivation ?

Quelles sont les instructions en ce qui concerne les rapports entre les officiers et les journalistes ? Les officiers doivent-ils demander une autorisation au commandant de groupement, à la direction, ou cela est totalement libre ? Vous avez tout de même eu de longues discussions concernant une affaire judiciaire en cours avec un journaliste ! Nous pouvons donc nous poser une question : n’avez-vous pas transgressé les règles élémentaires qui font la force de la gendarmerie et qui représentent son âme ? Je suis un peu brutal mon colonel, mais nous avions été habitués à une autre image de l’arme.

Lieutenant-colonel Bertrand CAVALLIER : Compte tenu des faits que vous avez rappelés, monsieur le député, je considère que le déroulement de ma carrière revêt un aspect dérisoire. Et je comprends vos interrogations.

Je ne reviendrai pas sur l’évolution de la norme, je ne pense pas mériter d’être " ostracisé ". Je rappelle que le contexte est extrêmement pesant ; je suis confronté à une situation qui me dépasse, seul et extrêmement inquiet pour l’avenir de l’institution, ce qui est d’ailleurs ma préoccupation centrale.

En ce qui concerne ma rencontre avec Pascal Irastorza, je n’ai demandé aucune autorisation. J’évoque avec lui les faits. Je ne cherche pas à me dédouaner, je comprends que l’on puisse porter un jugement sur mon attitude, mais je crois que la gendarmerie est assez forte et donne assez de preuves de générosité et d’efficacité pour ne pas la percevoir au travers de ce qui pourrait être interprété comme ambigu, à savoir le fait que j’ai rencontré un journaliste et que j’ai pu enregistrer un préfet dont je sentais qu’il était en train de monter une véritable machination.

M. Philippe VUILQUE : Lieutenant-colonel, vous avez dit avoir passé beaucoup de temps au désamorçage du plan paillote. De quel plan parliez-vous ? Du plan visant à rétablir l’Etat de droit en détruisant légalement des paillotes, ou d’un autre plan auquel vous auriez participé ?

Ma seconde question concerne vos rapports avec M. Pardini : avez-vous eu d’autres contacts avec lui après son installation ?

Lieutenant-colonel Bertrand CAVALLIER : Je n’ai eu que des contacts très épisodiques avec M. Pardini. Lorsqu’il est arrivé, nous avons travaillé un peu ensemble, puis il s’est attaqué aux dossiers, alors que j’avais fini mon travail sur les orientations générales et certains dossiers concernant notamment l’urbanisme. Il s’est donc installé dans sa fonction de directeur de cabinet et nos relations sont devenues très épisodiques.

Quand je parle du désamorçage du plan paillote, il s’agit bien évidemment du plan visant à la destruction illégale de paillotes. Pensant avoir désamorcé ce plan, je suis parti en permission - en liaison administrative sur Paris, puisque j’attends ma mutation -, sachant, depuis le mois de janvier, que je serai bientôt muté.

M. le Rapporteur : Comment expliquez-vous que les hommes que vous pensez avoir convaincus décident de passer à l’acte ?

Lieutenant-colonel Bertrand CAVALLIER : Je ne l’explique pas, je n’ai pas la réponse.

M. le Président : Lors de votre permission, vous n’alertez pas la direction générale ?

Lieutenant-colonel Bertrand CAVALLIER : Non, car un coup de téléphone du capitaine Ambrosse me rend compte d’une arrestation et m’indique qu’il n’y a aucun problème particulier.

M. Christian PAUL : Lieutenant-colonel, vous ne connaissez pas les raisons qui ont poussé ces gendarmes à agir. Mais quels peuvent être, à votre avis, les ressorts qui ont conduit ces hommes à commettre des actes illégaux ? Nous avons entendu de nombreuses explications : la pression qui s’exerçait sur cette équipe depuis l’été 1998, l’usure qui a pu progressivement éroder les caractères les mieux trempés, un haut responsable de la gendarmerie a même parlé d’aberration chromosomique, ce qui ne me paraît pas tout à fait satisfaisant....

Lieutenant-colonel Bertrand CAVALLIER : J’avais une totale confiance dans ces officiers qui ont agi sur ordre.

M. Christian PAUL : Justement, quels sont, à votre avis, les faits générateurs de ces ordres ?

Lieutenant-colonel Bertrand CAVALLIER : Un contexte spécifique très lourd, certains facteurs psychologiques tenant notamment à une pression certaine du commandement en ce qui concerne la relation entre la légion et les officiers du GPS, et, enfin, peut-être une interrogation sur certaines raisons d’Etat.

M. Yves FROMION : Qu’entendez-vous par raison d’Etat ?

Lieutenant-colonel Bertrand CAVALLIER : Personnellement, ce n’était pas ma perception, mais peut-être que les intéressés ont pensé que cette action, en définitive, relevait d’un intérêt supérieur, puisque cela répondait à une attente formulée par un préfet de région et transmise par un commandant de légion.

M. Philippe VUILQUE : Ne pensez-vous pas qu’il existait une certaine frustration des forces de sécurité par rapport à un certain nombre de manifestations qu’il y avait eu sur le terrain concernant les paillotes et le respect de la règle républicaine ?

Lieutenant-colonel Bertrand CAVALLIER : Non. Si je n’étais pas dans le processus préparatoire - ni d’ailleurs dans le processus de décision et le processus d’exécution -, j’avais tout de même quelques contacts informels en dehors du service. S’agissant du dessaisissement sur l’affaire Pietrosella, par exemple, il n’y a pas eu de frustration particulière des personnels qui étaient en charge de nombreux dossiers et qui ont continué à travailler dans le droit commun. Un magistrat nous dessaisit, c’est ainsi, ce n’est pas la première fois. Cela n’a pas été jugé comme existentiel par les enquêteurs.

S’agissant de l’affaire des paillotes - le 9 mars - il n’y a pas eu non plus de frustration particulière - du moins, c’est mon sentiment.

M. Christian PAUL : Je voudrais quitter l’affaire des paillotes pour en venir à la façon dont vous avez vu fonctionner en Corse les services de sécurité et la justice. Dans l’état des lieux que vous avez réalisé en arrivant, figurait de façon centrale l’identification d’un certain nombre de réseaux reliant à la fois les mouvements nationalistes, certains élus locaux, l’affairisme, le grand banditisme.

Au vu de l’action qui a été menée pendant la période où vous étiez en Corse, avez-vous le sentiment que des progrès ont été accomplis ou que des blocages lourds subsistent ? Quels sont, à votre avis, les éléments qui limitent l’action de l’Etat ?

Lieutenant-colonel Bertrand CAVALLIER : La lutte contre la délinquance économique et financière est primordiale en Corse. A ce sujet, j’ai proposé la mise en place d’une plate-forme interservices, projet combattu par les syndicats de commissaires et des hauts fonctionnaires de la police nationale.

Il s’agissait de donner à la justice les moyens de lutter contre ce type de délinquance, en mettant notamment à sa disposition des enquêteurs - police nationale, gendarmerie - et des techniciens. Le juge doit être installé dans un rôle de synthèse au confluent de l’enquête policière et de la démarche technique. Il doit également être en état d’intégrer dans cette synthèse l’approche commerciale par le biais des procédures collectives. Ce pôle financier existe aujourd’hui, mais je pense que l’on aurait pu aller plus loin.

On a évoqué le GPS, mais il n’était pas, pour moi, un outil prioritaire ; la priorité étant de doter la section de recherche d’Ajaccio d’une capacité en matière financière et économique. Cela était d’ailleurs fort attendu par certains camarades de la police nationale, l’un d’eux m’ayant même dûment signifié qu’il était entravé dans l’exercice de ses enquêtes parce qu’il n’avait pas les moyens nécessaires, dans la mesure où ils étaient affectés à la lutte antiterroriste.

Je voudrais d’ailleurs répondre à une question concernant la guerre des polices. Les contacts que nous avions avec le SRPJ étaient fructueux, fondés sur la réciprocité en matière d’échange d’informations. En revanche, la collaboration avec la DNAT et M. Marion, était plus délicate. Après lui avoir fourni des moyens importants dans le cadre de ses opérations, le colonel Mazères a décidé de ne plus collaborer parce que d’une part, M. Marion n’agissait pas avec réciprocité et nous considérait comme des supplétifs et que, d’autre part, les méthodes utilisées - les arrestations à grande échelle - ne nous semblaient pas des plus appropriées.

Pour revenir à cette démarche globale, elle consistait à privilégier plusieurs angles d’accroche, notamment pénal, fiscal et commercial, sachant que le magistrat aurait joué et joue un rôle central. Un magistrat peut, notamment par le biais de l’article 101 du livre des procédures fiscales, faire basculer un dossier pénal dans le domaine fiscal.

Nous nous sommes mis au travail et nous avons rapidement ouvert le dossier du Crédit Agricole. Je précise que les enquêteurs, pour amorcer toutes ces enquêtes, ont travaillé d’arrache-pied - des semaines folles de 60, 70 heures. Ces affaires étaient très techniques et nous nous heurtions à de nombreuses prescriptions ; il convenait donc de cibler les infractions. Il a également fallu franchir pas mal d’obstacles : vous savez par exemple qu’en Corse les banques n’informent pas le Ficoba de l’ouverture des comptes. On rencontrait également des réticences au sein des administrations ; aux centres des deux directions départementales des impôts, on m’avait fait part de manière très ouverte de phénomènes de porosité et de la nécessité de privilégier des enquêtes à partir de la région, voire de la direction nationale des enquêtes fiscales. C’est donc dans un contexte très difficile que se sont développées toutes ces enquêtes qui progressent néanmoins mais nécessitent du temps.

Au plan structurel, le préfet Bonnet avait formulé une demande concernant le renforcement de la justice, portant notamment sur le changement des hommes et l’augmentation des effectifs (il manquait des huissiers, des magistrats du parquet, des juges d’instruction).

N’oublions pas le problème des tribunaux de commerce. Il me semble qu’une professionnalisation des magistrats par la création de chambres de commerce résoudrait de nombreux problèmes. Les tribunaux de commerce constituent selon moi une structure stratégique, notamment pour pouvoir, en matière économique, arriver à une meilleure régulation et à l’application de la norme. Je sais que les parquets sont, maintenant, beaucoup plus attentifs - ils sont d’ailleurs parties au tribunal de commerce -, afin d’être plus efficaces dans ce domaine.

En règle générale, il faudra encore beaucoup de temps pour rétablir l’Etat de droit en Corse, même si certaines choses ont déjà changé : la fraude fiscale a reculé, il y a plus de transparence en matière économique, toutes les missions portant sur l’évaluation des chaînes de contrôle des fonds structurels, sur l’utilisation des fonds publics nationaux, sur les marchés publics ou sur l’utilisation des crédits en matière de RMI produisent des résultats, et un nouveau balisage est en train de s’opérer. De nombreux efforts seront encore nécessaires en raison de l’obstacle que constitue le poids des mentalités.

M. Yves FROMION : Vous avez participé à la création du GPS. Je suis frappé de la contradiction que l’on observe à travers les interventions des personnes auditionnées. Pour les uns, le GPS n’était qu’une unité banale, une réplique de ce qui existait ailleurs, avec une section de recherche, une section de protection et une section d’intervention.

En revanche, pour d’autres, il s’agissait d’un véritable mini-service-action. Et si l’on considère que le délai prévu pour rendre le GPS opérationnel était de trois ans, je ne comprends plus très bien.

Lieutenant-colonel Bertrand CAVALLIER : L’objectif n’a jamais été de créer une unité spéciale ; il s’agissait de créer une unité adaptée au contexte corse, chargée d’une triple fonction. La première en matière d’intervention, avec les équipes légères d’intervention des escadrons de gendarmerie mobiles, intervenant tous les jours dans le cadre d’arrestations de malfaiteurs, de captures de forcenés.

La deuxième mission concernait le renseignement et l’observation. Il est extrêmement difficile, en Corse, à des fins à dominante judiciaire, ce qui était la vocation première du GPS, de localiser les personnes recherchées. Les premières arrestations importantes ont été permises grâce à un travail préalable du peloton de renseignements et d’observation.

M. Yves FROMION : Lieutenant-colonel, s’agit-il d’une unité banale ou spéciale ? Pourquoi le responsable des opérations de la gendarmerie pensait-il qu’il fallait trois ans pour rendre cette unité opérationnelle - il ne comprend donc pas pourquoi le GPS a été utilisé aussi rapidement, ce qui explique selon lui, le dérapage des paillotes.

Lieutenant-colonel Bertrand CAVALLIER : Je crois que dans le contexte corse, il fallait effectivement du temps, car on a affaire à un adversaire plus difficile. Il fallait également du temps pour l’équiper : la gendarmerie étant soumise aux règles des marchés publics, le matériel du GPS ne pouvait être livré que un ou deux ans après sa date de création.

Cependant, compte tenu de l’urgence de la demande - la délinquance, le nombre d’assassinats - cette unité a été engagée très rapidement et peut-être même trop rapidement, compte tenu du nombre de missions à exécuter.

M. Yves FROMION : Qui, selon vous, est à l’origine du plan paillote ?

Lieutenant-colonel Bertrand CAVALLIER : Je n’en sais rien. Ni le préfet, ni Pardini ne s’en sont ouverts. S’agissant de la hiérarchisation des responsabilités, je n’en sais rien.

M. Yves FROMION : Lorsque vous effacez une partie de la cassette, après l’avoir écoutée avec le colonel Rémy, saviez-vous que la bande pourrait avoir une utilisation judiciaire ou estimiez-vous qu’il s’agissait simplement d’un témoignage pour vous couvrir auprès du directeur général de la gendarmerie nationale ?

Lieutenant-colonel Bertrand CAVALLIER : Je la garde en réserve ; je suis dans une situation d’incertitude. Lorsque je témoigne, le mardi, quel est le traitement dont je bénéficie au plus haut niveau de l’Etat, y compris devant la représentation de la Nation ? Je suis un citoyen, un gendarme. J’ai d’ailleurs pris, à cette occasion, de grandes leçons quant à la place d’un citoyen dans la démocratie française.

Puis, rapidement, les campagnes de presse, très sordides, se développent. Et je suis dans une situation de grand désarroi. D’abord parce que les faits sont énormes et que j’éprouve une grande souffrance face à l’atteinte portée à la gendarmerie. Je livre cette cassette, comme pour m’en débarrasser et parce que le parquet me conseille de tout donner.

M. Renaud DONNEDIEU de VABRES : Vous nous avez expliqué, tout à l’heure, que vous vous étiez senti très seul et que vos décisions étaient motivées par le souci de l’image de la gendarmerie et de l’Etat. N’aviez-vous pas un camarade ou un supérieur hiérarchique à qui vous confier ?

Par ailleurs, pensez-vous que devrait exister, sans rompre les liens hiérarchiques, une sorte d’instance de déontologie auprès du directeur général de la gendarmerie ? Si elle avait existé, l’auriez-vous saisie ?

Lieutenant-colonel Bertrand CAVALLIER : Je ne me suis pas ouvert, c’est vrai, mais j’étais convaincu que j’avais fait au mieux. Avec le recul, il est évident qu’une grande interrogation reste posée. Je pensais avoir désamorcé le plan paillote et je me disais que ce ne serait plus qu’un problème de conscience du colonel Mazères qui aurait été coupable d’un dérapage ponctuel, un soir - ce qui n’est pas neutre de toute évidence.

Je pensais revenir sur le continent sans me prévaloir de quoi que ce soit. Il n’y avait donc aucune volonté de ma part de me positionner ou de porter atteinte à quiconque.

M. Yves FROMION : Avez-vous eu le sentiment d’être au cœur d’une affaire d’Etat ?

Lieutenant-colonel Bertrand CAVALLIER : J’ai eu le sentiment d’être dans une affaire d’Etat... J’ai senti qu’il y avait un risque grave pour la politique engagée lorsque j’ai eu connaissance des tentatives qui avaient eu lieu et du plan qui était préparé.

Je pensais sincèrement que tout pouvait continuer et que l’Etat de droit serait préservé. Mais je ne savais pas comment développer une action en ce sens. J’étais très inquiet ; tout cela me semblait tellement absurde ! Par ailleurs, nous étions, entre fin mars et début avril, dans une période extrêmement dure : mitraillages de brigades, passage à tabac du commandant de la compagnie de Ghisonaccia, mitraillages dans les fenêtres des domiciles.

J’étais adossé à un contexte très dur, très rude et qui ne me permettait peut-être pas de prendre la juste dimension de l’affaire qui était en préparation.

M. le Président : Lieutenant-colonel Cavallier, l’Etat de droit ne repose pas sur les épaules d’un seul homme ; c’est l’affaire de tous. De tous les services de l’Etat, de tous les fonctionnaires qui travaillent dans ces services. Toute action individuelle reposant sur l’idée que l’on est porteur à soi seul de la responsabilité de continuer à maintenir l’Etat de droit est une erreur.

Ce n’est pas à vous directement que je m’adresse ; c’est sans doute au contexte local en général qu’il faut s’en prendre. Et s’il y a eu des appréciations différentes que celle que j’indique, à différents niveaux, elles peuvent expliquer les dysfonctionnements auxquels on a pu assister au cours de ces derniers mois.

Lieutenant-colonel Bertrand CAVALLIER : Je n’ai jamais eu le sentiment d’être porteur de l’Etat de droit, à mon niveau. La démarche que j’ai faite était totalement anonyme, sans revendication particulière. Je souscris pleinement à votre remarque ; il aurait été fondamental de disposer d’une structure collégiale.

Je répondrai d’ailleurs à la question de M. le député en ce qui concerne l’instauration d’une instance déontologique au niveau de la direction générale. Ce genre de problème ne peut pas se poser dans une autre situation. Il apparaît seulement dans des situations très conflictuelles, des situations extrêmes comme celle de la Corse. Une structure particulière, au niveau même de la gendarmerie, en Corse, serait en effet nécessaire ; elle pourrait, par exemple, être composée de trois colonels ayant une mission de régulation, de maintien de l’équilibre. Je crois beaucoup à la collégialité. Beaucoup plus qu’à la déontologie. Quinze jours ou trois semaines avant, il n’y avait aucun problème.

Pour ce qui me concerne, je crois que mon isolement et les contingences locales font que je ne me suis pas exprimé. Cela étant dit, j’en assume le poids, monsieur le président.

M. le Président : Lieutenant-colonel Cavallier, je vous remercie.


Source : Assemblée nationale. http://www.assemblee-nationale.fr