Présidence de M. Raymond FORNI, Président

M. Gilbert Thiel est introduit.

M. le Président lui rappelle que les dispositions législatives relatives aux commissions d’enquête lui ont été communiquées. A l’invitation du Président, M. Gilbert Thiel prête serment.

M. le Président : Monsieur le juge, nous aimerions savoir depuis combien de temps vous suivez le dossier corse, la place qu’il occupe dans votre emploi du temps, les problèmes que vous avez pu rencontrer dans l’exercice de vos fonctions avec les autres services chargés de la sécurité puisque, comme vous le savez, la Commission est chargée d’enquêter plus spécialement sur les dysfonctionnements des forces de sécurité en Corse. Il se trouve que vous êtes à la confluence de ces forces de sécurité car vous avez recours à la fois aux services de gendarmerie, aux services de police, et aux services spécialisés, notamment à la DNAT.

Nous souhaiterions également savoir si, à la lumière de votre expérience, il vous paraît souhaitable d’apporter des modifications à l’organisation actuelle, en d’autres termes, si cette organisation vous donne satisfaction en tant que magistrat ou si, au contraire, vous pensez qu’il y a quelques améliorations à apporter.

Je ne vous cache pas, monsieur le juge, pour aller à l’essentiel et de manière à ce que les choses soient claires entre nous, que, pour l’instant, nous avons l’impression qu’à l’intérieur de votre structure, dans cette galerie réservée aux juges antiterroristes, ce n’est pas forcément la plus grande convivialité qui règne : il semble qu’il y ait quelques luttes d’influence, des querelles de personnes, des différences d’appréciations.

Je ne vous cache pas, non plus, que ces dysfonctionnements, nous les avons également observés dans bon nombre de ces structures auxquelles vous avez affaire et notamment au niveau de la DNAT, au niveau des services de police : vous ne l’ignorez probablement pas car tout cela a été suffisamment étalé, mais je crois pouvoir vous dire que tous ceux qui découvrent ces problèmes - qui nuisent à l’efficacité de l’action que l’Etat conduit en Corse - sont un peu stupéfaits.

M. Gilbert THIEL : Je n’ai pas spécialement préparé d’intervention.

Hier après-midi, j’ai été longuement réentendu par Commission d’enquête parlementaire sénatoriale : après avoir été auditionné une première fois j’ai, apparemment, été recalé à la session de juin, ce qui m’a valu d’être un de ceux qui ont été sélectionnés pour repasser l’épreuve de septembre.

En préambule, je voudrais dire que je comprends parfaitement la préoccupation de la représentation parlementaire qui s’exprime dans ces commissions, compte tenu des difficultés qui sont apparues à l’occasion du dossier corse et plus précisément à travers le traitement de l’information judiciaire relative à l’assassinat dont a été victime M. Claude Erignac, le 6 février 1998.

Pour ma part, je crois que je n’ai pas grand-chose à vous cacher, sous réserve bien sûr du respect du principe de séparation des pouvoirs : je crois que les choses sont dites et c’est d’ailleurs un petit peu l’ambiguïté que j’ai ressentie dès le départ dans la mesure où, bien entendu, on ne parle pas des affaires qui font l’objet d’une information judiciaire mais où, en même temps, on n’évoque qu’elles puisque l’on parle du préfet Bonnet, du préfet Erignac, de Vichy, de Strasbourg et de Pietrosella.

Néanmoins, lorsque j’ai fait mon choix, que j’ai été sollicité et que j’ai arrêté la position que je croyais devoir prendre, j’ai considéré, pour ma part, que les problèmes étaient suffisamment importants et aigus pour qu’on puisse, peut-être, essayer, par une communication directe, d’y remédier puisque je crois que c’est de cela, et essentiellement de cela, dont il est question.

Effectivement, je fais partie de la structure conviviale décrite par M. Forni au début de son intervention, la galerie Saint-Eloi, depuis septembre 1995. J’ai été le quatrième juge d’instruction nommé dans cette structure à la création d’un nouveau poste. En effet, jusqu’en septembre 1995, il n’y avait que trois juges d’instruction quand, suite à la vague d’attentats islamistes de Paris, M. Toubon, alors garde des sceaux, a décidé de renforcer la structure antiterroriste.

Il est vrai qu’il y a pu y avoir, ici ou là, comme dans toutes les structures humaines, car ce n’est pas l’apanage de la seule galerie Saint-Eloi - je le dis pour relativiser un peu les choses - quelques échauffements, voire même quelques échauffourées qui tiennent peut-être au fait - c’est une hypothèse que je soumets à votre réflexion - que jusqu’à mon arrivée, ce dont je ne tire bien entendu aucune gloriole, la structure de la galerie Saint-Eloi et du parquet était un peu monolithique. Elle se composait de personnes qui avaient un passé commun - Jean-Louis Bruguière, Laurence Le Vert, Irène Stoller - et qui étaient assez proches au niveau de la conception et de la philosophie de l’action qu’ils peuvent avoir. Je me suis donc retrouvé, un peu par la force des choses, comme une pièce rapportée dans une structure qui m’a observé au départ, sinon avec une certaine défiance, du moins avec une certaine méfiance.

Cela étant, j’affirme d’emblée que, dans l’ensemble, sur le traitement des affaires, par-delà ce qui peut nous opposer quant à l’appréhension des problèmes et aux méthodes à mettre en œuvre, il n’y a pas eu de difficultés telles qu’elles aient pu nuire gravement à la conduite des enquêtes en cours, même si - il faut aussi le reconnaître - tout n’a pas été au mieux.

Je suis donc arrivé en 1995 à la section antiterroriste où j’ai été en charge, dans un premier temps d’un certain nombre de dossiers islamistes déjà en cours d’information, dont le célèbre dossier " Chalabi " qui comportait 170 mises en examen et qui représentait 90 tomes de procédure. Pour faire mes armes, on m’a donné cette carotte à rogner, mais comme c’était une très grosse carotte, il m’a fallu près de dix-huit mois pour essayer de démêler les choses.

A la fin de l’année 1995 ou vers le début de l’année 1996, les juges d’instruction de Paris ont commencé à être à nouveau saisis d’un certain nombre de dossiers corses. En effet, on peut distinguer différentes périodes : tout d’abord, les juges antiterroristes ont eu à connaître d’un certain nombre de dossiers concernant notamment des attentats perpétrés en Corse - par exemple, en 1994, celui de Spérone et quelques autres - puis, dans une seconde période qui correspondait à une autre politique judiciaire, ces dossiers n’ont plus été dépaysés, la 14ème section ne les réclamait pas et ils restaient donc, pour l’essentiel, en Corse. C’est au milieu de l’année 1996, après l’attentat à la voiture piégée de Bastia, que l’on a, de nouveau modifié la donne, et que, de surcroît, bon nombre de dossiers qui touchaient à des assassinats perpétrés sur des nationalistes par des nationalistes, qui jusqu’alors étaient instruits en Corse, ont été dépaysés et sont venus enrichir le stock de la galerie Saint-Eloi.

Dans les premiers temps - je le précise parce qu’il me semble important de le souligner - je ne connaissais pas davantage le contentieux corse que le contentieux islamiste et il m’a donc fallu apprendre à démêler les fils de l’écheveau qui est quand même assez complexe car, si tout est assez compliqué dans le domaine judiciaire d’une manière générale, cela le devient singulièrement plus dans le domaine du terrorisme et plus encore dans le domaine corse qu’ailleurs. Comme il faut apprendre, on commence par le B-A BA en essayant de distinguer, par exemple, le Canal historique du MPA et les liens qui peuvent exister entre les différentes formations.

Pour ce faire, un juge a le choix de ses outils et je rappelle, si besoin en est, qu’une commission rogatoire est une délégation de pouvoirs, c’est-à-dire que les services de police ou de gendarmerie qui vont agir en exécution d’une commission rogatoire vont le faire par procuration des pouvoirs que le juge détient, lui, de la loi - du code de procédure pénale -, alors que, en enquête préliminaire ou en flagrant délit, la police tient ses pouvoirs propres de la loi et les exerce sous le contrôle du parquet.

J’avais fait le choix de travailler - et c’est un choix que j’ai maintenu pratiquement jusqu’au bout - avec les structures locales, c’est-à-dire les structures qui ont une racine dans le domaine dans lequel elles doivent œuvrer. C’est la raison pour laquelle j’étais à peu près le seul à travailler avec le service régional de police judiciaire d’Ajaccio et les militaires de la gendarmerie nationale, contrairement à mes collègues, dont le choix est également parfaitement respectable, qui misaient davantage sur le service spécialisé et centralisé soit, à l’époque, la 6ème division de police judiciaire devenue, par suite d’un changement d’appellation, la Direction nationale antiterroriste.

Des succès et des insuccès, il y en a eu d’un côté comme de l’autre. Hier, M. Charasse m’a demandé avec une certaine forme de brutalité comment, nous les juges d’instruction, nous avions pu saisir un service aussi nul et aussi poreux que le service régional de police judiciaire d’Ajaccio qui était un ramassis d’incompétents. On connaît les talents oratoires de M. Charasse à qui j’ai fait quand même remarquer que, si la situation était telle qu’il la dépeignait, il aurait fallu que le ministre de l’Intérieur procède de même qu’avec le commissariat de Corte et qu’il fasse fermer l’institution.

Il est vrai que l’outil de l’Etat, en Corse, était un outil singulièrement affaibli parce qu’effectivement il souffrait de vices que l’on retrouve dans d’autres services mais qui étaient certainement aggravés par la situation locale.

Il est indéniable qu’il y a une forme - et c’est un euphémisme - de porosité dans l’action de la justice et dans l’action de la police mais il est également vrai, que, par-delà les hommes qui se sont successivement trouvés à la tête des structures que je vais citer, on trouve encore des fonctionnaires de police qui ont de grandes compétences, qui connaissent parfaitement la situation locale et dont je dirai qu’ils ont encore grand mérite à s’accrocher et à vouloir travailler.

En effet, sans vouloir faire le procès de personne, il faut bien constater que la lisibilité de l’action de l’Etat, en Corse, au cours des deux dernières décennies, n’est pas forcément éclatante. Quand un fonctionnaire de police qui prend parfois des risques, parce que cela fait partie de son office, pour aller interpeller des gens dont la dangerosité est parfois affirmée ou pour le moins présumée, voit que deux ans après intervient une amnistie, ce qui peut encore se comprendre car c’est une décision du Parlement, mais aussi, sinon des amnisties déguisées du moins un certain nombre de mesures qui s’y apparentent, il ne faut pas s’étonner qu’il ne le comprenne pas d’autant que, de temps en temps, on poussait les feux dans le sens de la répression pour ensuite inciter tout le monde à se calmer.

C’est à cette époque que l’on a invité des militaires de la gendarmerie à rester dans leur caserne et surtout à n’en pas sortir. Ces derniers - et là je parle de l’arme - vivaient d’autant plus mal la situation que, notamment dans les petites brigades, compte tenu de la scolarisation des enfants et de l’isolement de leur femme, ils avaient déjà l’impression d’être des otages et que lorsque, par malheur, ils arrêtaient, un peu par hasard, un commando de nationalistes, cela posait de tels problèmes au niveau de la gestion des conséquences judiciaires que les malheureux qui n’avaient fait que leur travail se trouvaient parfois un peu vertement tancés.

La situation était identique pour les services de police avec une dimension supplémentaire : je me suis rendu, il y a environ trois semaines, à Ajaccio ou je suis resté quelques jours pour apprécier comment évolue la situation et je crois pouvoir dire que les conséquences du bloc d’affaires Erignac-Bonnet sont devant nous au niveau d’une certaine démobilisation et d’une certaine rancœur des services.

A mon avis, la mobilité qui est une bonne chose dans la fonction publique, ne doit pas être érigée en principe intégriste. Or, que se passe-t-il ? Lorsqu’un directeur de service régional de police judiciaire - je peux vous avouer que je n’ai pas, pour le dire, l’aval des responsables de la police car j’ai évoqué ce problème avec eux et ils ont une vision tout à fait différente des choses - a un bail de deux ans ce qui est, sauf gros problème, traditionnellement le cas, il faut bien prendre en compte que c’est un homme comme un autre, qu’il accepte un poste qui, par définition, est difficile, et que la première année il va apprendre car une année n’est pas un délai exceptionnel pour comprendre toute la difficulté de la situation, connaître les hommes et la réalité du terrain et essayer de diriger intelligemment avec souplesse et fermeté un service de police judiciaire. Au bout de cette année, si tout s’est bien passé, humainement, il va commencer mentalement à décompter en essayant d’éviter - excusez-moi cette expression - " la patate chaude ".

En conséquence, le risque qu’il faut parfois prendre dans les initiatives ou dans les directives à donner à un service ne sera plus pris par l’intéressé qui, en Corse où la situation est quand même très chaude, et difficile, aura la plupart du temps, à six mois d’obtenir son bâton de maréchal et sa mutation sur le continent, une très forte tendance à rengainer ou à minorer les initiatives que pourrait parfois exiger la situation.

M. Jean MICHEL : C’est-à-dire que, selon vous, pour les fonctionnaires, l’intérêt personnel prime sur le sens de l’Etat ?

M. Gilbert THIEL : Non, je ne dis pas cela de manière aussi abrupte : je dis que ce sont des hommes qui sont à la tête des institutions. S’il n’y avait que des héros et des personnes dont la disponibilité à l’égard de la chose publique était de cent pour cent, il n’y aurait pas de problème car, à partir du moment où l’on aurait dessiné la bonne institution, tout marcherait. Mais les institutions fonctionnent avec des hommes. Je dis que c’est un risque mais je n’ai aucune vocation à faire des propositions, je vous fais simplement part du fruit de ce qui me tient lieu de réflexion. Maintenant, les membres de la commission en feront ce qu’ils en voudront...

M. le Président : Pardonnez à notre collègue, M. Michel, qui n’a pas entendu ce que j’ai dit au début de la séance et que je vais réexpliquer : nous avons souhaité entendre M. Thiel nous suggérer des pistes qui permettraient de résoudre un certain nombre de dysfonctionnements observés. Il répond donc tout à fait à la préoccupation que nous avons exprimée. Il nous livre son opinion, bien entendu, et nous verrons comment l’utiliser...

M. Gilbert THIEL : Je parlais d’une manière générale sans en faire une question d’hommes : vous avez des hommes de différente qualité dans les différentes attributions qui sont les leurs ! Je dis simplement que l’automaticité du système me paraît présenter ce risque...

M. le Président : ... de la même manière que vous êtes sans doute réticent, en sens inverse, à une corsisation des emplois qui renforce le risque de porosité dont vous parliez tout à l’heure ?

M. Gilbert THIEL : Tout à fait, et non seulement à une corsisation des emplois mais au fait de créer, car c’est le souci que s’efforce de gommer la mobilité, des espèces de bastions et de féodalités. Je ne prétends pas que l’on doit muter les gens pour dix ans avec un bail sûr et définitif, je dis simplement que l’automaticité et une trop grande brièveté me paraissent nuisibles en la matière.

J’en termine très rapidement sur ce point. Lorsque j’échange avec des inspecteurs du service régional de police judiciaire qui sont là depuis un certain nombre d’années - et je répète qu’il y a encore des gens qui sont décidés à travailler et qui travaillent dans les difficultés actuelles - ils m’avouent qu’ils commencent à en avoir un peu assez de recommencer la même chose tous les deux ans : pendant la première année ils doivent recommencer à expliquer ce que sont les dossiers en portefeuille, ce qu’est le MPA, le FLNC III, le FLNC-Canal historique ou la Cuncolta et, la seconde année à peine achevée, ils doivent tout reprendre à zéro ! Il est bien entendu qu’il doit y avoir une transmission du savoir au sein des structures policières mais enfin, la vocation première de la police n’est pas la pédagogie interne et même si elle doit s’y consacrer un minimum, elle ne peut pas passer son temps à cela...

J’en reviens donc à mon choix d’une police, non pas de proximité, mais d’une police enracinée dans le domaine dans lequel elle travaille.

Il est absolument incontestable que la DNAT est un service compétent qui a une méthode de travail élaborée, qui est souvent composée d’hommes de grande qualité, mais ce n’est qu’une structure d’appoint. Je ne le dis pas dans le sens péjoratif du terme mais parce que je considère que la DNAT est comparable à ce qu’est la médecine d’urgence pour les généralistes. Pour détecter les pathologies, cela ne pose pas de problèmes dans la mesure où elles sont manifestes et apparentes, en revanche, pour le renseignement et la connaissance du terrain, il faut une police qui ait des racines.

Or, comme tout service centralisé, comme tout service ultraspécialisé, la DNAT n’a pas de racines. Le jour où l’on coupera complètement le cordon ombilical qui relie les différentes polices, le jour où l’on aura une police qui demeurera totalement inopérante, il n’y aura plus de DNAT ou plus d’action possible de sa part. En effet, c’est sur le terrain que sont prises les racines par les services territoriaux - par les services de police sûreté urbaine, parfois les gardiens de la paix qui sont dans la rue, par les militaires de la gendarmerie, et par le service régional de police judiciaire d’Ajaccio.

Par conséquent, d’une manière traditionnelle et sans exclusive puisqu’il m’est également arrivé de travailler avec la DNAT, tout comme il est arrivé à mes collègues de travailler ponctuellement avec le SRPJ d’Ajaccio ou les militaires de la gendarmerie nationale, on peut distinguer deux optiques quelque peu différentes.

Aussi, et j’en viens maintenant directement au cœur du sujet, lorsqu’a été perpétrée l’action de commando contre la gendarmerie de Pietrosella, dans la nuit du 5 au 6 septembre 1997, la 14ème section du parquet de Paris a, dans un premier temps, laissé l’affaire en flagrance aux militaires de la section des recherches de la gendarmerie nationale.

Lorsque j’ai été saisi de cette procédure, une quinzaine de jours plus tard, puisque j’ai dû être saisi fin septembre 1997, j’ai confié la suite de l’enquête, d’une part aux militaires de la section des recherches de la gendarmerie nationale d’Ajaccio, d’autre part à la police judiciaire d’Ajaccio. Je vous dirai quelques mots sur ce point car je ne suis pas un adepte des cosaisines et des doubles saisines qui sont souvent sources de difficultés pour le juge - certains juges y ont systématiquement recours pour éviter d’avoir à choisir et à dessaisir un service ce qui est toujours la pire solution - mais il peut arriver - et je parle avec une expérience de vingt ans derrière moi - que cette solution soit utile, même si je dois reconnaître qu’en l’espèce elle a assez mal fonctionné.

Pourquoi ? D’abord parce qu’on avait maintenu la saisine de la gendarmerie nationale pendant une quinzaine de jours au niveau de l’enquête de flagrance, alors qu’il n’est pas toujours sain que la victime elle-même, y compris s’il s’agit de la gendarmerie nationale, mène l’enquête.

Il ne s’agissait pas, non plus, de lui faire un affront mais d’essayer de canaliser parfois certaines initiatives - sur lesquelles je reviendrai - peut-être un peu intempestives, par la connaissance des antécédents et la structure policière telle qu’elle est conçue, même si elle s’est révélée défaillante aussi, au niveau de la police judiciaire d’Ajaccio. C’est-à-dire qu’il convenait de s’assurer également le relais des renseignements généraux qui travaillent avec la police et non pas avec la gendarmerie. Compte tenu de ce qui s’était passé en 1997, je crois pouvoir affirmer, contrairement à l’idée parfois répandue, que les choses commençaient à s’améliorer au niveau de la police judiciaire puisque, notamment en juin 1997, nous avions réussi à mettre hors d’état de nuire un réseau d’une quinzaine de membres du FLNC-Canal historique et que l’on avait résolu quatre nuits bleues, y compris l’attentat perpétré contre un bâtiment neuf de France télécom qui avait été complètement rasé.

A cette occasion, nous avions d’ailleurs trouvé, grâce au travail préparatoire conduit sur le terrain, deux caches d’armes - ce qui, je crois, n’était plus arrivé depuis un certain nombre d’années - où nous avions saisi beaucoup de matériel et, de surcroît, nous étions parvenus à découvrir leurs auteurs.

Le choix s’est donc fait dans ces termes en septembre 1997, étant précisé qu’on avait tout lieu de supposer, je dirais presque jusqu’à preuve du contraire, que cet attentat se situait dans la perspective directe de celui commis la veille contre les locaux de l’ENA, à Strasbourg, notamment en raison du communiqué de revendication commun à ces deux actions. Pour autant, ces attentats, qui ont donc été perpétrés dans la nuit du 4 septembre 1997 à Strasbourg, vont assez curieusement rester en enquête de flagrance à la 14ème section du parquet de Paris jusqu’à la mi-décembre 1997 : je ne serai saisi de cette information judiciaire qu’à cette époque, de la même façon qu’à la mi-décembre 1997 je serai saisi des attentats perpétrés dans la nuit du 10 au 11 novembre 1997 contre un hôtel et des établissements thermaux à Vichy.

Dans ce dernier cas, il s’écoulera six semaines avant que le parquet n’ouvre une information judiciaire - mais il est de sa responsabilité et de son pouvoir de choisir à partir de quel moment il le fait et combien de temps il laisse les choses en enquête préliminaire. Cependant on a su aussi, dès le 11 novembre, que les auteurs des attentats de Vichy étaient probablement les mêmes que ceux qui avaient perpétré les actions contre l’ENA et contre la gendarmerie de Pietrosella, puisque, à l’occasion de la revendication des attentats de Vichy, une photo, retrouvée dans le képi d’un gendarme dérobé lors de l’affaire de Pietrosella, avait été retournée à une agence de presse.

C’est donc à la mi-décembre 1997 que j’ai en charge la trilogie des dossiers : un qui m’a été confié relativement précocement, quinze jours ou en tout cas moins de trois semaines après la commission des faits - l’affaire de Pietrosella - puis deux affaires qui restent, d’abord en crime flagrant, puis en préliminaire, et qui me seront confiées à la mi-décembre 1997. Pour ces deux derniers dossiers de Vichy et Strasbourg, je fais le choix, puisque les initiateurs se trouvent en Corse, du SRPJ d’Ajaccio et également des services régionaux de police judiciaire respectivement et territorialement compétents, c’est-à-dire Strasbourg d’une part, et Clermont-Ferrand d’autre part.

On est donc à moins de deux mois de la tragédie que représente l’assassinat de M. Claude Erignac, le 6 février 1998.

Le 6 février 1998, lorsque M. Erignac est abattu, j’en suis informé dans les cinq ou dix minutes qui suivent par un coup de téléphone de la PJ d’Ajaccio. Très rapidement, dans la demi-heure qui suit, j’apprends que l’arme qui a servi à abattre le préfet est une arme de dotation de la gendarmerie et très probablement, ce dont on va avoir rapidement confirmation, l’une des armes dérobées à l’un des gendarmes de la brigade territoriale de Pietrosella.

Je me rends donc en Corse dès le lendemain et je demande, à ce stade, à la PJ d’Ajaccio et aux militaires de la gendarmerie de Pietrosella de me faire un envoi de procédures pour me permettre d’apprécier l’état d’évolution de la situation.

Je dois dire, parce qu’il faut dire les choses comme elles se sont passées, qu’à cette époque-là - et j’ai ma part de responsabilité en ayant probablement fait preuve d’une insuffisante vigilance dans les premières démarches d’enquête dont on me rendait compte téléphoniquement - que j’ai vu des choses un petit peu surprenantes. J’ai ainsi pu constater, par exemple, et sans vouloir trop écorner le secret de l’instruction, qu’au mois de février 1998, malgré mes demandes réitérées, il n’avait toujours pas été établi un inventaire précis des effets vestimentaires, des documents et a fortiori des armes dérobées aux gendarmes de la brigade de Pietrosella.

M. Jean MICHEL : Depuis quand ?

M. Gilbert THIEL : Depuis septembre.

Cette situation présentait d’ailleurs, compte tenu de la situation locale, un danger particulier. On pouvait très bien penser, sans faire preuve d’une imagination débridée, qu’un jour ou l’autre, un nationaliste ou n’importe qui d’autre puisse être abattu à l’occasion d’un faux barrage de gendarmerie puisque des effets vestimentaires de gendarmes ainsi que des bandeaux lumineux, et j’en passe, avaient été dérobés. On pouvait également craindre que, dans le cadre des opérations quotidiennes menées en Corse dans le cadre de telle ou telle procédure, sans un signalement précis des objets dérobés en la circonstance, car d’autres objets moins significatifs que des pièces d’uniforme auraient mérité cette diffusion, les enquêteurs passent à côté de la bonne piste...

Par conséquent, les premières difficultés fortes - et je le dis pour expliquer les décisions qui seront prises par la suite - datent de cette époque, époque à laquelle j’ai d’ailleurs envisagé de dessaisir les militaires de gendarmerie de l’affaire de Pietrosella, pensant que ce n’était pas tant les erreurs qui, en soi, étaient condamnables - tout le monde en commet et il n’y a que ceux qui ne font rien qui n’en commettent pas - que cette totale absence de contrôle au niveau de la structure hiérarchique. En effet, il y a quand même des choses que l’on ne peut pas laisser passer trop longtemps notamment quand, en dépit d’instructions réitérées, le travail n’est pas fait !

Finalement, je n’ai pas pris cette décision mais, au mois de février 1998, j’ai pris celle de retirer la délégation générale que j’avais consentie à la section des recherches de la gendarmerie d’Ajaccio, c’est-à-dire la commission rogatoire qui lui permettait de conduire, en collaboration avec la police judiciaire d’Ajaccio, l’enquête dans toute sa dimension. J’ai substitué à cette délégation générale six commissions rogatoires spécialisées en demandant aux gendarmes de vérifier tout le trafic aérien dans les jours précédant et suivant les événements de Pietrosella et de faire un travail, sinon identique, du moins d’une ampleur tout aussi considérable sur les conversations téléphoniques intervenues dans la région de Pietrosella, entre la Corse du Nord et la Corse du Sud, bref, les recherches classiques...

Une autre commission rogatoire était, quant à elle, chargée de localiser tous les propriétaires de fourgon C.35 en Corse puisqu’un gendarme avait dit que le commando était arrivé avec un fourgon C.35 qui s’avérera, d’ailleurs, par la suite, être un véhicule Peugeot Partner. Il s’agit de véhicules assez ressemblants et d’ailleurs, je vais vous livrer une toute petite indiscrétion pour vous montrer comment on peut parfois parvenir à de bons résultats à partir de fausses indications.

Nous avons donc travaillé sur les C.35 dont nous nous sommes aperçus qu’en Corse ils étaient volés par centaines sans qu’un seul soit jamais retrouvé, ce qui était hallucinant... Pourtant, parmi les sociétés qui avaient des C.35, il s’en trouvait une, la société Formeco, qui vendait du matériel médical et employait Mme Ferrandi, laquelle avait un mari classifié dans les nationalistes. Il se trouve que ce M. Ferrandi, ou un membre proche de son entourage, a vendu, à un moment donné un C.35 a un nommé Colonna, qui est actuellement recherché. On a ainsi retrouvé, sur un ANACRIM, dans ma procédure les noms de Ferrandi et de Colonna, ce qui pourrait me permettre de dire que j’ai été le premier à avoir les noms, mais je me garde bien de le faire, car entre avoir les noms et prouver il y a une marge...

Ainsi, la gendarmerie pourrait éventuellement prétendre qu’en octobre ou novembre 1998, elle avait le nom de Colonna parce qu’il avait acheté un C.35. Tout cela pour dire qu’à partir d’un renseignement erroné, on peut parfois tomber sur les bons noms, ce qui ne permet pas pour autant, bien sûr, de conclure au vu de ces seuls éléments...

Toujours est-il que la gendarmerie nationale, avec le sens du devoir qui la caractérise, et après la vigoureuse " remontée de bretelles " qui l’avait peut-être encore un peu plus stimulée, s’acquitte parfaitement du travail ingrat qui lui a été assigné dans le cadre de la recherche systématique que j’avais imposée. Cette recherche ne se révélera pas, en définitive, d’une grande utilité, mais il fallait la faire en tout état de cause : il s’agit d’investigations classiques qui peuvent donner des résultats, et qui correspondent à ce que d’autres ont fait par la suite - Roger Marion a aussi bloqué le trafic téléphonique. On n’est pas un héros lorsqu’on les entreprend mais, en revanche, si on ne le fait pas, on peut être condamnable !

Par conséquent, la gendarmerie, jusqu’à la fin du mois de juin, s’est acquittée de cette mission après certains changements intervenus à la tête de la section de recherches. Au début de l’été, j’ai décidé de recommencer à approfondir l’enquête puisque les fondations de la maison étaient consolidées, et qu’étaient accumulées un certain nombre de données qui ne sont pas toujours lisibles d’emblée mais qui peuvent le devenir comme c’est le cas, par exemple, pour un listing téléphonique qui peut permettre de vérifier immédiatement les dires d’une personne mise en examen quand elle déclare avoir utilisé tel téléphone pour contacter telle personne...

L’été se passe et je crois que c’est au début de l’automne que les choses dégénèrent, ou, pour le moins, se désagrègent quelque peu.

Le 13 février 1998, j’ai été saisi en cosaisine avec mes collègues Le Vert et Bruguière, d’une part de la procédure d’assassinat suite aux faits perpétrés sur M. le préfet Erignac, d’autre part, d’une procédure d’association de malfaiteurs qui va être, en quelque sorte, la procédure dans laquelle va se trouver jeté ce dont on ne veut pas. En effet, on ne va pas acter dans la procédure Erignac toutes les interpellations que l’on croit devoir faire au motif que l’on aura retrouvé chez untel deux cagoules et chez tel autre, trois carabines, en violation de la réglementation sur les armes...

On part sur un certain nombre de pistes dont l’exemple type est celui de Lorenzoni, qui avait été quasiment autodésigné par le premier tract Sampieru, mais que je n’ai jamais donné l’ordre aux gendarmes d’aller chercher tant cela me paraissait gros et invraisemblable. Quoi qu’il en soit, après l’assassinat du préfet Erignac, il faut bien sûr démontrer que l’appareil d’Etat fonctionne et qu’il va se mobiliser ; aux yeux de certains, le premier à aller chercher est Marcel Lorenzoni.

On retrouvera effectivement des explosifs et des armes et, si le personnage de Marcel Lorenzoni n’est pas très sympathique, en tout cas, son implication dans l’affaire Erignac, n’est pas, à ce jour, - c’est le moins que l’on puisse dire - avérée. Le premier mis en examen dans cette procédure d’association de malfaiteurs qui va servir, je ne dirai pas de poubelle, mais un peu de déversoir ou de gare de triage, va donc être Marcel Lorenzoni.

Par la suite on traverse une période au cours de laquelle, sous l’action de la DNAT, il ne se passe pas de semaine sans que des interpellations soient programmées, réalisées et des personnes mises en examen, un peu comme si l’on craignait - mais c’est là une interprétation tout à fait personnelle - que si l’on suspendait les interpellations durant huit jours, tout le monde penserait que l’on s’était endormi sur le dossier.

On arrive ainsi au mois de septembre. Je commence alors à avoir quelques renseignements par les gendarmes au sujet d’une équipe qui, cette fois, serait la bonne. Je précise aussi - parce qu’il faut toujours relativiser les choses - que lorsque l’on vient vous donner des noms, qu’il s’agisse d’un informateur ou de celui qui l’a traité, ils sont toujours donnés comme sûrs à cent pour cent. Des noms d’innocents, ou plus exactement d’assassins présumés, il nous en est parvenu des centaines. Par conséquent, même si l’on vous donne le bon, lorsque vous n’avez pas les éléments d’appréciation, vous n’êtes pas très avancé : encore une fois, entre savoir et prouver il y a une marge, il faut souvent un travail préparatoire pour savoir de qui l’on nous parle...

M. Yves FROMION : On peut savoir quels gendarmes vous ont fourni des renseignements ?

M. Gilbert THIEL : La section des recherches de la gendarmerie : moi, je travaille avec les officiers de police judiciaire.

M. Yves FROMION : C’est bien d’eux qu’il s’agit ?

M. Gilbert THIEL : Oui, et de la police judiciaire d’Ajaccio, tout à fait ! Il y a donc quelques pistes et je vais d’ailleurs me rendre en Corse, à la fin du mois d’octobre 1998, pour faire un premier point !

Il est vrai qu’un certain nombre de noms me sont soumis dont de ceux de Ferrandi et de Castela, dans des conditions d’ailleurs que je ne comprends toujours pas. Je dois vous faire part de ma perplexité sur cet aspect de la question car j’ai cru lire dans la presse, et comprendre en voyant les uns et les autres que chacun a sa version des faits, qu’il s’agisse de le DNAT qui aurait trouvé la première Castela, des RG qui disent avoir fourni le nom, des gendarmes qui prétendent l’avoir eu avant les autres et reprochent à la DNAT d’avoir - passez-moi l’expression - " tapé " Castela prématurément, ou de la DNAT qui reproche aux gendarmes d’avoir filé Castela alors qu’elle s’occupait de lui : c’est extrêmement compliqué de savoir qui était le premier et je dirai qu’à la limite cela m’est égal...

M. le Président : Vous oubliez le préfet Bonnet !

M. Gilbert THIEL : Non, je ne l’oublie pas et j’en dirai un mot tout à l’heure...

M. le Président : Je veux dire en ce qui concerne la révélation des noms...

M. Yves FROMION : Comme nous avons entendu ici nombre de revendications de gens qui étaient quasiment les premiers à avoir fait le premier pas, on peut effectivement se poser des questions !

M. Gilbert THIEL : C’est pour cela que les noms ne veulent rien dire !

Comment ces informations rentrent-elles dans ma procédure ? Elles rentrent comme elles rentrent parfois dans les dossiers d’instruction ; nous ne sommes pas toujours, non plus, des enfants de chœur mais lorsque nous avons un informateur, il y a quand même un principe qui paraît d’ailleurs un peu se perdre par les temps qui courent, à savoir, surtout là-bas, qu’il est absolument impératif de préserver son anonymat ! J’ai donc quelques procès-verbaux - ce n’est pas la première fois que je vois cela dans les procédures, et ce n’est pas d’hier que j’exerce ce métier - dans lesquels une personne particulièrement digne de foi - sans quoi on jette sa proposition à la poubelle - et désireuse de conserver l’anonymat indique, par exemple, que c’est M. Ferrandi ou tel autre qui aurait fait partie du commando ayant perpétré l’attaque contre la gendarmerie de Pietrosella - puisque les gendarmes, je le rappelle, n’étaient saisis que de cela.

Il y a ainsi deux ou trois noms qui m’arrivent, sans doute par le canal d’informateurs différents. Je tente de me renseigner sur leur identité mais en vain. Après, j’apprends, et là je ne dévoilerai pas le nom de mon informateur car il s’agit de quelqu’un qui est dans la gendarmerie, qu’un certain nombre de noms avaient été fournis au commandant de la section des recherches par M. Mazères qui avait demandé de les faire figurer dans la procédure de Pietrosella. De la même façon, il semblerait, concernant le second volet de renseignements fournis par M. le préfet Bonnet à M. Bruguière par l’entremise du procureur de la République de Paris, que certains noms auraient été pris dans la procédure de Pietrosella.

C’est-à-dire qu’il y aurait eu une espèce de phénomène d’osmose, par le canal du colonel Mazères, mais ce n’est en fait que des " on-dit " ou des spéculations parce que, personnellement, je n’en sais rien : M. Mazères, je l’avais vu deux fois et il ne m’avait pas paru être passionné par le judiciaire. Pour ma part, je traitais avec M. Gotab, nouvellement arrivé à la section des recherches depuis le mois de septembre 1998, qui est un parfait honnête homme mais qui, apparemment, a connu, lui aussi, quelques difficultés au motif qu’il ne " comprenait pas bien " comment les choses marchaient entre la préfecture et la gendarmerie.

Au niveau de la préfecture, qui semble être le nœud gordien de cette affaire, le préfet Bonnet entretenait des relations jusqu’au mois de décembre avec Roger Marion : je n’y vois pas de scandale en soi, mais il y avait sans doute aussi des échanges d’informations puisque l’on a dit que Castela avait été donné à Marion par Bonnet, à moins que ce ne soit l’inverse...

Pour en revenir au sujet, on est alors à l’automne 1998 et la gendarmerie se met soudainement à me presser en disant qu’elle tient les bons noms et qu’il faudrait faire une opération ! Je lui demande de la monter mais toujours avec l’arrière-pensée que même, et je dirais surtout, si l’on est convaincu d’avoir les bons noms, il faut disposer d’un certain nombre d’éléments de preuve pour avoir un certain confort, éléments dont on savait qu’on ne les aurait pas. En effet, l’étude du trafic téléphonique s’était révélé vaine puisque les communications ne passaient pas sur Pietrosella et qu’il était, en outre, avéré que les auteurs de l’attaque, avaient, ce soir-là, eu recours à des talkies-walkies.

A cet égard, je précise que si, finalement, dans l’affaire Erignac, un certain nombre de mises en examen vont passer par la voie des aveux ce n’est pas tout à fait spontanément mais bien parce que, dans un premier temps, on a réussi à détruire l’alibi commun que les suspects avaient forgé avec leurs femmes respectives, en mettant an avant le fait que l’épouse de l’un avait affirmé qu’il se trouvait à tel endroit alors qu’il avait appelé de tel autre etc. : là, il y avait du grain à moudre et la chance, qui jusqu’alors avait fait défaut, aidant, on a fini par concrétiser les soupçons alors qu’avec les mêmes éléments, on aurait pu passer à côté, il faut dire les choses comme elles sont...

Il n’en reste pas moins que dans l’affaire de Pietrosella, nous ne disposons pas des mêmes éléments. J’essaie donc de savoir, petit à petit, si par extraordinaire, les gendarmes ne seraient pas mieux informés que je ne le suis moi-même et ne me diraient pas tout mais, enfin, je n’en ai pas véritablement l’impression. Pour autant, avant de monter une opération que l’on fixe au mois de décembre, un peu pour le principe, je leur demande d’établir des fiches d’objectifs avec des noms, parmi lesquels vont figurer ceux de Ferrandi, Colonna et autres - pour les raisons que je vous ai expliquées - et les éléments de procédure qui permettent de les rattacher à l’affaire de Pietrosella.

Cette liste m’est faxée et l’on me fait savoir qu’il faut accélérer les choses au motif qu’il serait devenu impossible de disposer du GIGN comme avant. Sans doute un peu par expérience, comme toujours lorsque l’on essaie de trop me bousculer, je commence à chercher si cela ne cache pas " un lézard ". A l’époque, je faisais un stage au GIGN - c’est dire ma prévention à l’égard de la gendarmerie - et en rentrant, le soir, je trouve ce fax et je vois que, dans la liste des personnes à interpeller dont nous avions déjà débattu, au mois d’octobre, lorsque je m’étais rendu en Corse pour voir la section des recherches de la police judiciaire d’Ajaccio et définir les projets d’interpellations, deux noms ont été rajoutés. Il se trouve que ces deux personnes sont M. et Mme Contard, cette dernière étant, avec sa fille, le témoin le plus direct de l’assassinat du préfet Erignac. Autant nous nous étions tous posés des questions - tous services confondus - sur le rôle qu’aurait éventuellement pu jouer Noël Contard qui est une espèce de mercenaire, autant nous avions jugé préférable de ménager cette voie - sauf bien sûr à établir sa culpabilité - de façon à ne pas braquer définitivement la femme et la fille par des opérations intempestives, puisqu’en l’état, elles étaient les seules à pouvoir reconnaître physiquement les assassins du préfet Erignac. Le bruit qui courait sur Contard était, à cette époque, récurrent dans toute la Corse.

Lorsque j’interpelle les gendarmes sur ce nom qui n’avait jamais été évoqué, M. Gotab me soutient qu’il n’en avait jamais entendu parler. C’est alors que sort l’affaire de Belgodère. Je vous informe maintenant, qu’en réalité, ce n’était pas la caserne de Belgodère qui était visée, mais une autre gendarmerie. Quoi qu’il en soit, on m’avait parlé de cette affaire d’une nouvelle attaque contre une caserne de gendarmerie à Belgodère au mois d’octobre et j’avais renvoyé mes interlocuteurs en leur faisant savoir que j’étais saisi de Pietrosella et qu’ils devaient s’adresser à la 14ème section... On ne mélange pas les genres car cela représente un risque assez considérable !

Gotab me dit - je le crois et je persiste à le croire - qu’il n’a jamais entendu parler de Contard mais qu’on lui a dit que... Néanmoins, il a des adjoints et c’était un bruit récurrent qui courait sur Contard dans tout Ajaccio sans compter qu’il y avait eu des réunions police judiciaire-section des recherches de la gendarmerie au sujet du dossier de Pietrosella...

En conséquence, l’argument qui m’est invoqué selon lequel, n’étant pas saisi du dossier Erignac, on ignore qui est Contard bien qu’on ait ajouté son nom, ne tient pas et je me dis : " Là, c’est trop ! ".

Ce n’est donc pas cette note du 28 octobre 1998, pour désagréable qu’elle soit et à propos de laquelle j’ai exigé vertement des explications de la gendarmerie, qui est à l’origine du dessaisissement des gendarmes. Cette inertie que me reprochent apparemment certains espions de la gendarmerie, plus soucieux de faire des rapports sur le juge qui leur délègue ses pouvoirs que de faire fonctionner la structure, je la revendique si elle signifie que l’on ne va pas taper sur le premier venu en s’agitant sans disposer d’éléments suffisants. En effet, une opération judiciaire, doit se monter et ce n’est qu’après que l’on passe aux opérations de la dernière chance, quand on n’a plus rien, que l’on ne sait plus quoi faire, que l’on décide d’y aller en espérant que le suspect aura gardé le matériel chez lui et qu’il va avouer spontanément qu’il est l’auteur du forfait !

Vous pensez que lorsqu’il s’agit de l’assassinat d’un préfet, on a quand même assez peu de chances de retrouver quelque chose à domicile et d’obtenir spontanément des aveux. Il en va de même pour une action aussi grave que l’action du commando de Pietrosella, sachant que l’arme qui servira à abattre le préfet a été dérobée en cette circonstance...

Au mois d’octobre, à la suite de la parution de cette note qui m’est remise par M. Marion - comme quoi, si les circuits de la PJ d’Ajaccio sont, à en croire M. Charasse, poreux ce ne sont pas les seuls... -, je décide donc de faire monter les gendarmes pour leur dire de regarder dans les autres procédures dont ils ne sont pas saisis - notamment le dossier Lorenzoni, qui fait à l’époque 70 tomes et comporte 50 mises en examen, le dossier de l’affaire Erignac, ainsi que ceux de Vichy et de Strasbourg - s’ils peuvent contenir des éléments utiles.

A ce propos, je m’empresse de préciser que, par-delà les quelques irritations dans les relations que j’ai pu entretenir avec mes collègues, il n’en demeure pas moins vrai que l’intérêt public et celui de la justice passent avant les frictions personnelles et que, pendant toute la durée de ces procédures, Jean-Louis Bruguière mais aussi et surtout Laurence Le Vert qui en a fait usage, ont eu, en permanence, la possibilité de consulter les dossiers de Vichy, Strasbourg et Pietrosella. Je précise aussi que du fait de la centralisation des renseignements de police, la DNAT savait tout, que cette dernière, en tout état de cause, avait également un accès permanent à ces dossiers et que, de surcroît, s’il en était besoin, la police judiciaire d’Ajaccio qui était en charge des trois dossiers - l’un avec Strasbourg, l’autre avec la PJ de Clermont-Ferrand, et l’autre encore avec la section des recherches de le gendarmerie - étant aussi associée à la DNAT pour l’affaire Erignac, il n’y avait pas de possibilité de blocage ou de rétention, du moins dans ce sens-là !

Les gendarmes étudient les autres dossiers. Nous définissons un petit peu le projet et nous arrivons à ce 28 novembre lorsque, à mon avis, on tente de me forcer la main ou, en tout cas, on fait preuve à mon égard, au vu des explications que l’on me donne, d’une absence, sinon de loyauté, du moins de loyalisme. Je ne comprends pas, non plus, comment évolue cette procédure, d’où viennent les renseignements, pourquoi on me rajoute deux noms, alors que n’a jamais été évoquée devant moi, pas plus lors de mes visites en Corse, qu’au cours du mois de novembre, l’opportunité d’intégrer ces personnes dont l’une est un témoin important de l’affaire Erignac. Je considère, qu’avec tout ce qui s’était produit dans le passé et que j’ai évoqué précédemment, cela fait vraiment trop.

Je décide donc de dessaisir les militaires de la gendarmerie, étant tout de même parfaitement conscient du traumatisme et des rancœurs qui vont s’ensuivre chez les gens de l’arme et que je comprends : croyez-moi - et je ne le dis pas pour me justifier ou faire pleurer dans les chaumières - c’est une décision difficile à prendre et lorsque, dans les jours suivants, j’ai vu les gendarmes qui m’ont apporté des mètres cubes de procédure, ces hommes qui avaient travaillé sur le terrain, qui avaient passé leurs nuits et leurs journées à se crever les yeux sur des listings téléphoniques ou sur des catalogues pour y chercher la marque de chaussures qui pouvait bien correspondre à celle décrite par les gendarmes comme étant celle portée par l’un des membres du commando, cela a été dur !

Quoi qu’il en soit, nous avions atteint un point de non-retour, compte tenu d’abord, des différentes convulsions entre les services, ensuite, du fait que j’avais perdu confiance. J’ai pris, seul, la décision de dessaisir les militaires de la gendarmerie avant de confier, ce qui n’était pas forcément quelque chose que j’envisageais avec enthousiasme, vous l’aurez peut-être compris, la poursuite de l’enquête à la DNAT. Mais l’intérêt supérieur d’une enquête prime sur le reste.

J’ai donc, dans un premier temps, dessaisi la gendarmerie, dans un deuxième temps, j’ai fait une jonction des procédures Vichy-Strasbourg-Pietrosella parce que tout cela avait un lien évident qui n’avait pas été démenti par les investigations réalisées et, dans un troisième temps, j’ai demandé, pour éviter toute possibilité de " mettre un coin " - c’est du moins ainsi que j’envisageais les choses - entre les différents juges, que le président du tribunal de grande instance de Paris m’adjoigne deux juges, à savoir Jean-Louis Bruguière et Laurence Le Vert pour qu’ils soient également en charge de ce dossier comme je l’étais avec eux du dossier Erignac.

Je précise que, le jour où j’ai dessaisi la gendarmerie de Pietrosella, j’ai reçu un coup de fil d’une personne qui ne m’a pas dit " Mon jeune collègue... " car j’aurais compris qu’elle se moquait de moi, mais qui m’a dit : " Mon cher collègue, je ne veux pas peser sur votre décision, mais vous savez que dessaisir la gendarmerie, dans une affaire pareille, est un traumatisme considérable. Est-ce que vous y avez bien réfléchi ? ". J’ai répondu à mon interlocuteur que j’espérais que oui et que, de toute façon, il ne pesait en rien sur ma décision puisqu’elle était prise et que je ne reviendrais pas dessus !

L’auteur de ce coup de téléphone était le procureur de la République de Paris, M. Dintilhac, ce que je comprends bien puisqu’il est l’ancien directeur général de la gendarmerie : qu’il ait fait cette démarche ne me choque pas en soi mais j’aurais préféré qu’il retrouve également mon numéro de téléphone lorsqu’il a reçu des informations de la part de M. Bonnet et qu’il me les communique parce que ces blancs - et ainsi j’évacue tout de suite la question - je ne les ai toujours pas vus aujourd’hui. Je n’en ai appris l’existence que par la presse et il me paraît un peu particulier, un peu curieux, qu’un magistrat fût-il le plus ancien dans le grade le plus élevé, soit le seul destinataire d’une information dont on édulcore, par la suite, l’origine.

M. le Président : Vous pourriez adresser le même reproche à M. Bruguière puisqu’il les détenait aussi ces informations...

M. Gilbert THIEL : Oui, mais attendez : je pense que M. Bruguière, dont vous savez parfaitement que je ne suis, ni l’hagiographe, ni d’ailleurs le contempteur... ( Sourires.)... a eu ces renseignements sans en connaître l’origine et qu’il les a eus parmi d’autres...

M. Jean MICHEL : Oui, enfin... Bonnet avait pris rendez-vous avec lui !

M. Gilbert THIEL : Moi je ne savais pas que M. Bonnet avait pris des rendez-vous avec M. Bruguière : j’apprends, comme vous, la plupart des choses par la presse. Je dis simplement que c’est une démarche un petit peu curieuse... Alors, que M. Bruguière ne soit pas exempt de tout reproche, peut-être, mais qui l’est là-dedans ? Moi, je ne le suis pas non plus !

Je dis simplement, M. Bruguière étant en charge d’affaires nombreuses et considérables, et n’étant pas toujours celui qui a la plus grande disponibilité pour regarder de la manière la plus approfondie les dossiers, que le procureur de la République de Paris aurait pu, alors que nous formions une collégialité et qu’il connaissait aussi certaines difficultés qui avaient pu surgir ici ou là, informer les trois juges, d’autant que, pour ce qui me concerne, les noms de Ferrandi, Castela et de quelques autres m’auraient peut-être davantage mis la puce à l’oreille.

Si, de surcroît, on m’avait dit que ces renseignements étaient d’origine préfectorale, je peux vous dire que j’aurais fait le lien avec certains PV de renseignements qui figuraient dans ma procédure, auquel cas, j’aurais été voir M. Bonnet pour lui demander s’il avait quelque chose à me dire puisque j’étais quand même le seul à ne pas fréquenter assidûment la préfecture, voire à ne pas la fréquenter du tout : chacun doit rester à sa place et je ne le dis pas dans un sens étriqué et péjoratif pour les uns ou les autres. Le préfet est le responsable de l’administration : c’est une fonction difficile, et particulièrement difficile en Corse, mais on ne peut pas se mêler de tout ou, en tout cas, jouer les apprentis sorciers. Je ne dis pas qu’il l’a fait mais je constate simplement que si, comme tout citoyen, il a recueilli des renseignements d’une façon ou d’une autre, il devait les communiquer à une autorité légitime, ce qui apparemment a été fait, mais après quelques parcours un peu sinueux et dans des conditions qui, pour ce qui me concerne et à la place où je me trouve, me laissent perplexe parce que si la collectivité des juges, encore une fois, avait été informée...

M. Jean MICHEL : Ce n’est pas de son fait !

M. Gilbert THIEL : Non, mais comprenez-moi bien : je n’ai absolument aucune qualité pour émettre la moindre critique à l’égard de quiconque. Je parle du cheminement global et je vous laisse le soin de déterminer les responsabilités. Cela étant, il aurait été préférable, surtout compte tenu de la situation qui était aussi celle de la galerie Saint-Eloi, que ces renseignements soient communiqués aux trois magistrats. Que M. Bruguière n’ait peut-être pas perçu l’intérêt de ces informations c’est possible, et c’est apparemment ce qui s’est passé, mais il faut lui poser la question ainsi qu’à Dintilhac. Moi, ces notes, je ne les ai toujours pas vues. On a pu considérer qu’il y avait un chef et que l’on ne communiquait qu’avec le chef mais, en matière de justice, il n’y a pas de chef : un juge d’instruction est un juge d’instruction, il est une juridiction à lui tout seul, qu’il soit premier juge, vice-président ou juge de base. Ce n’est pas moi qui le dis mais le code de procédure pénale.

M. le Rapporteur : Est-ce que le fait que M. Dintilhac n’ait pas versé ces éléments au dossier - ce sur quoi il s’est expliqué devant nous - vous choque ou pas ?

M. Gilbert THIEL : Non, quand on a un renseignement, il faut le protéger. De toute façon, on ne fait pas de la procédure avec des lettres anonymes et des renseignements anonymes

 il y en a qui en font parfois mais ils se le voient vertement reprocher - et ce n’est pas cela qui me choque mais ce traitement un peu sélectif de l’information qui veut que l’on donne les renseignements à Bruguière en pensant " qu’il s’en débrouille ! ", d’autant que la chose s’est renouvelée au mois de novembre et une nouvelle fois au mois de décembre.

M. le Président : Monsieur Thiel, d’après les informations que nous avons obtenues dans le cadre de ces auditions, les choses paraissent quand même assez logiques : le préfet Bonnet dispose d’un certain nombre d’informations ; il considère de son devoir de les fournir à l’autorité judiciaire. Pour ce faire, il commence par prendre rendez-vous avec le juge Bruguière et, entre temps, il interroge les services du Premier ministre pour savoir si cette démarche, aux yeux des conseillers du Premier ministre, est la bonne. On se réfère, bien entendu, aux dispositions du code de procédure pénale, aux obligations qui pèsent sur chaque citoyen et on lui répond, à Matignon, que s’il a des informations, il doit les transmettre à l’autorité judiciaire compétente, en l’occurrence, le procureur de la République de Paris, ce qui est fait !

M. Bonnet annule son rendez-vous avec M. Bruguière. Il va voir M. Dintilhac qui, conformément aux dispositions du code de procédure pénale, prend rendez-vous avec le juge d’instruction le plus ancien - même s’il n’y a pas de hiérarchie, entre vous, malgré tout, me semble-t-il, M. Bruguière est considéré comme primus inter pares - et va lui remettre, sous forme de notes blanches les informations qui ont été fournies par le préfet Bonnet.

Que vous vous en étonniez, je peux le comprendre, mais ne faudrait-il pas surtout s’étonner de l’absence de coordination entre les magistrats d’instruction ? En effet, Mme Le Vert que nous avons entendue hier, nous a dit, comme vous, qu’à l’heure actuelle, elle n’avait pas vu cette note. Alors que vous indiquiez vous-même, il y a quelques instants - mais encore une fois, j’ai tendance à penser que vous nous dites les choses comme vous les ressentez, et je vous en remercie d’ailleurs - avoir fait en sorte d’être cosaisi pour que l’information circule plus facilement au sein de la structure, on constate que, malgré cette cosaisine, l’information ne circule pas... Et pourquoi Bruguière ne vous en a-t-il pas parlé ?

M. Gilbert THIEL : Il faut le lui demander ! Je pense qu’il n’a pas " percuté "...

M. le Président : Excusez-moi, mais c’est précisément ce qui peut être grave ! On donne les noms d’assassins à un juge d’instruction : il les met de côté et pendant pratiquement deux mois, il ne s’en préoccupe pas. Il y a quand même un problème ! Vous auriez sans doute réagi, vous, monsieur Thiel...

M. Gilbert THIEL : Oui, parce que ces noms, je les avais dans ma procédure !

M. le Président : Eh, oui !

M. Gilbert THIEL : Encore une fois, je ne suis ni l’avocat, ni le procureur de quiconque...

M. le Président : Non, mais nous essayons de comprendre !

M. Gilbert THIEL : Je souscris complètement à ce que vous venez de dire, monsieur le Président... D’après ce que j’ai pu lire dans la presse, l’une des notes blanches aurait été transmise vers le 16 novembre et l’autre au mois de décembre. Le procureur de la République de Paris, qui doit quand même être informé par la 14ème section, sait parfaitement que la pensée dominante, en tout cas majoritaire, veut à cette époque, que le commanditaire, sous une forme ou sous une autre, soit Mathieu Filidori, ce qui donne d’ailleurs lieu à l’établissement par la DNAT d’un rapport en date du 3 décembre, et qu’en dehors de cela, il n’est point de salut... C’est peut-être ainsi que les choses s’expliquent psychologiquement. Il est possible que l’on se soit dit : " Qu’est-ce que c’est ? Encore des noms ! ". En effet, je le répète, Bruguière en a peut-être reçu d’autres...

Maintenant, on sait que ceux qui ont été donnés en la circonstance - et je comprends que l’on s’interroge - étaient les bons, mais il y en a sans doute cinquante autres qui ont été fournis dans d’autres circonstances, auxquels il n’a pas prêté plus d’attention et pour lesquels les choses se sont mieux passées...

D’ailleurs, vous connaissez, bien entendu, les turbulences du mois de janvier 1999 où cela chauffe très, très fort et où l’ambiance n’a plus rien de convivial à la galerie Saint-Eloi entre mes collègues et moi...

En définitive, je reprécise qu’ayant saisi la DNAT au début du mois de décembre, cette dernière est venue chercher le dossier de Vichy, Strasbourg, Pietrosella et tout cela a quand même de l’importance dans la mesure où, par la suite, on peut toujours discuter à l’infini pour savoir si on aurait pu trouver les coupables deux ou trois mois plus tôt...

M. Jean MICHEL : C’est à partir de là que les choses ont avancé...

M. Gilbert THIEL : Attendez ! Je précise que ce sont des éléments qui ont été collectés, souvent de manière indirecte sous forme de renseignements d’origine non identifiée, par les gendarmes, à l’automne 1998. C’est également à l’automne 1998 que commence, après un travail conduit pendant l’été, à se dessiner un peu la piste Castela. C’est donc à partir de ce moment-là que nous devenons un petit peu plus performants et que nous passons du stade d’une construction essentiellement intellectuelle où l’on travaille sur ce que l’on peut, dans la mesure où les opérations multiples et variées réalisées dans la procédure d’association de malfaiteurs n’ont rien apporté de bien conséquent, à celui d’une véritable piste ou de quelque chose qui ressemble à un début de piste.

Libre à chacun, après, de dire que c’est la DNAT, une fois qu’elle a eu les choses en main, qui a tout trouvé ou que ce sont les gendarmes... Pour ce qui me concerne, je trouve ce débat relativement vain !

Même en fouillant dans les catalogues de chaussures ou en exploitant le trafic aérien, ce qui n’a rien donné, tous ceux qui ont participé à ce travail ont largement contribué à la réussite de l’ensemble parce qu’il y a des investigations qu’il faut faire, même si elles ne sont pas toujours positives : si à chaque fois que l’on plongeait sa gaule, on sortait un poisson, plus personne n’irait à la pêche car cela ne présenterait plus le moindre intérêt ! Tous ceux qui ont travaillé, y compris ceux qui n’ont pas été bons, ont contribué à la réussite de cette enquête, étant précisé que s’est manifestée en termes parfois particulièrement suraigus, et même pas sur le mode frontal qui a au moins le mérite de la clarté, mais souvent de manière extrêmement sournoise, tous services confondus - la police judiciaire d’Ajaccio avec la DNAT et la gendarmerie au milieu - une espèce de guerre des polices, que l’on n’arrivait plus véritablement à maîtriser et qui, d’ailleurs ne peut qu’être favorisée par certains parce que c’est la loi du genre : vous avez des chefs de service, à Paris, notamment à la gendarmerie qui disent : " les gars, il faut trouver cela parce que si on sort Pietrosella, on sortira Erignac et la gloire en sera pour l’arme ! ", et on dit la même chose au sein de la direction centrale de la police judiciaire - encore que j’ignore s’il se disait toujours quelque chose là-haut, à l’époque... (Sourires.) - ou à la DNAT où il y avait quelqu’un de particulièrement dynamique...

M. le Président : Là, il se disait beaucoup de choses !

M. Gilbert THIEL : Oui et parfois un peu fausses, du moins de mon point de vue. Quoi qu’il en soit, après, quand les choses tournent mal et que les gens s’étripent sur le terrain, il n’y a plus personne et on arrive à la situation que l’on connaît à l’heure actuelle : la rancœur des gendarmes est absolument considérable ; ils sont repliés sur eux-mêmes et disent que, dorénavant, ils ne donneront plus rien ! Il est vrai que l’affaire des paillotes et leur implication dans cette histoire, les a gravement blessés !

M. le Rapporteur : Comment expliquez-vous que les gendarmes qui, à travers cette affaire et Pietrosella avaient quand même sans doute la volonté de bien faire...

M. Gilbert THIEL : La volonté de bien faire, je dirai que tout le monde l’avait mais que, parfois, elle peut se révéler redoutable si elle est marquée du sceau d’un certain aveuglement.

M. le Rapporteur : Leur intérêt était quand même d’avoir avec vous une relation de confiance et de ne pas la casser ?

M. Gilbert THIEL : C’est ce qui a été extraordinaire : j’étais le seul à travailler avec eux et je passe maintenant pour leur bourreau. Je leur ai d’ailleurs fait remarquer que j’étais le seul, contre vents et marées, y compris quand cela soufflait fort, à travailler avec eux... Il y a peut-être eu une espèce de mélange des genres avec quelqu’un qui, au sein de la gendarmerie ne savait plus trop de quel côté il était et s’il était le serviteur - le terme n’ayant pas la connotation de servilité mais étant employé dans son sens noble - de la justice ou du préfet. Or, il est vrai que quand on porte une double casquette, les choses sont difficiles...

M. le Président : Vous voulez parler du colonel Mazères ?

M. Gilbert THIEL : Oui, je parle du colonel Mazères, enfin, d’après ce qui m’a été dit, puisque mon interlocuteur n’était pas M. Mazères. Quand j’ai vu Mazères, la première fois, je me suis dit qu’il devait être un colonel d’opérette tant il donnait peu l’impression d’être un type à " aller au charbon "... C’est une impression totalement subjective et, en tout état de cause, j’avais, moi, pour interlocuteur la section des recherches. Le mélange des genres - mais encore une fois, je ne voudrais pas que mes propos soient mal interprétés parce que je ne sais pas ce qu’a fait ou n’a pas fait le préfet Bonnet - est néfaste. Pour autant, je suis d’accord pour reconnaître qu’il ne faut pas faire dans l’intégrisme et dire que l’on doit cacher tout ce que l’on fait. Il est sûr qu’un préfet de région avait été abattu et que cela intéressait le gouvernement, l’Etat en premier lieu et son représentant, mais de là à admettre cette espèce d’absence de distance, qui peut conduire au fait que tel responsable de la police soit en permanence ou en tout cas très souvent dans le bureau du préfet, qui lui-même reçoit quasiment quotidiennement le colonel dirigeant la légion de gendarmerie en Corse...

Il est certain qu’un militaire de la gendarmerie fait de la police administrative mais il ne faut pas trop tomber dans le mélange des genres. Il est vrai que la situation est extrêmement complexe et difficile en Corse mais c’est précisément dans ces situations qu’il faut s’efforcer, autant que faire se peut, d’une part de garder la tête froide, d’autre part d’avoir recours aux procédures habituelles. On ne doit pas mettre en place des systèmes dérogatoires - et je crois que c’est là la vraie leçon que j’en tirerai pour ce qui me concerne - ni dire au préfet, comme cela aurait été le cas - je l’ai lu mais je ne sais pas si c’est exact - : " vous êtes le préfet, vous serez associé à l’enquête ! " car le préfet n’a pas à être associé à l’enquête. Le préfet doit être tenu informé de nos perspectives : c’est un membre à part entière de l’appareil d’Etat ; il a des responsabilités éminentes et de surcroît, en Corse, écrasantes et très difficiles à exercer mais ce n’est pas lui le chef de la police, ce n’est pas lui le chef de l’enquête !

Le préfet a pu estimer, à un moment ou à un autre que nous n’étions pas bons. Peut-être n’avait-il pas toujours tort et je comprends bien qu’il puisse, malgré l’indépendance de l’autorité judiciaire, tirer les sonnettes parisiennes, se demander ce qui se passe et pourquoi cela n’avance pas ; mais, ce n’est pas pour autant qu’il doit se substituer à nous, et je ne le dis pas dans un souci de protection corporatiste. J’oserai une image : si tel préfet sait que dans son ressort, un chirurgien de l’un des hôpitaux est complètement dans l’erreur, va-t-il enfiler la blouse blanche et opérer à sa place ? Non, parce qu’il serait immédiatement poursuivi pour exercice illégal de la médecine et de la chirurgie. Cela ne lui viendrait pas à l’idée...

Le problème, c’est que dans le domaine de la police et de la justice, tout le monde pense savoir faire ! Nous avons des tas de défauts et j’estime qu’au niveau de la galerie Saint-Eloi, personne n’a été irréprochable. Mais, malgré tout, alors qu’au moment où Claude Erignac a été assassiné, le 6 février 1998, tout le monde pensait tout et n’importe quoi, notamment que le crime était lié à la vente des terrains militaires de la citadelle de Bonifacio, que c’était un coup des Orsoni depuis le Nicaragua, du FLNC-Canal historique, de Jean-Gé Colonna qui ressortait avec l’argent de la French Connection, etc., etc., y compris des motifs d’ordre plus personnel qui sont toujours évoqués dans de tels cas, partant de rien, travaillant avec un appareil d’Etat encore démobilisé et marqué par l’absence de lisibilité et les incohérences de l’action de l’Etat depuis une vingtaine d’années, on a fait un certain nombre de choses - dont je pense que quelques-unes pourraient d’ailleurs nous être reprochées -, et on a fini, par tirer sur le bon bout de la ficelle et par y arriver ! L’épisode Colonna mis à part, on a repéré le bon groupe, on en a identifié les membres - et là il faut rendre hommage au travail de la DNAT et à la qualité des personnes qui ont procédé aux auditions en garde à vue - et le travail qui a été mené intelligemment et habilement s’est soldé par une réussite quinze mois plus tard.

Personnellement, après trois mois, je pensais que nous en aurions pour trois ou quatre ans si nous avions de la chance - mais la chance pouvait intervenir un mois plus tard comme elle pouvait ne pas intervenir. Tout cela pour dire que nous savions que les choses seraient extrêmement difficiles.

Maintenant pourquoi, me direz-vous, avoir attendu le 21 mai pour les interpellations ? Je vais schématiser un peu dans mon pauvre vocabulaire... La droite nous a dit que nous avions volé au secours de la majorité au moment de la motion de censure. J’ignore qui a décidé très précisément de la date, mais je peux vous dire que c’était " dans les tuyaux " dans la semaine et aussi qu’à ma connaissance, même si je n’ai qu’une très faible culture politique, Jean-Louis Bruguière, Laurence Le Vert et d’autres ne sont pas véritablement des suppôts de la gauche... (Rires.)

M. Yves FROMION : Cela va figurer au procès-verbal !

M. le Président : Chacun aura son compte ! (Nouveaux rires.)

M. Gilbert THIEL : Quant à la gauche et au gouvernement, j’ai parfois un peu l’impression qu’ils nous reprochent implicitement de ne pas avoir trouvé avant ce qui aurait fait l’économie de l’affaire des paillotes. Or, pour travailler là-bas, je peux vous dire que s’il y a véritablement des gens que cette affaire ennuie au plus haut point et au quotidien, ce sont bien les fonctionnaires de police, les militaires de la gendarmerie et les juges, parce que c’était extrêmement difficile et que cet épisode, a priori burlesque dans son déroulement, a des conséquences considérables qui ne s’effaceront pas du jour au lendemain.

Alors, si l’on avait pu trouver avant, on l’aurait fait, je pense même que si nous avions été meilleurs, nous aurions trouvé. Je vais oser également une comparaison, pour resituer les choses, avec une autre affaire que j’ai en charge et que j’ai conservée du service général : l’affaire Guy Georges, le tueur de la Bastille, que je suis sur le point de terminer. Dans cette affaire, à la suite de certains dysfonctionnements - encore me direz-vous, c’est fréquent ! Effectivement, dans la justice il s’en produit aussi - le coupable a été arrêté avec deux ans de retard ; mais il est vrai aussi que si nous avions un outil législatif plus adapté et un fichier génétique, nous n’en serions pas là ! Or, dans ce cas, deux ans équivalent à deux morts, à deux victimes innocentes et, là-dessus, personne ne m’a jamais rien demandé... Je ne souhaite pas qu’il y ait une commission d’enquête parlementaire... mais je suis bien obligé de le constater et cela me trouble...

Par conséquent, je comprends la préoccupation qui est celle de la représentation nationale quand elle dit qu’il y a des choses anormales, voire stupéfiantes qui se sont produites et quand elle cherche comment y remédier par des réformes de structures ou tel ou tel dispositif nouveau. Je le comprends mais je répète que, finalement, par-delà toutes les turbulences qui ont caractérisé la marche de cette enquête, par-delà les difficultés, les rivalités, les antagonismes, voire parfois, hélas, quelques coups tordus - et je ne parle pas, là, au niveau procédural mais humain - je trouve que, malgré tout, et avec pour une fois de la chance, nous sommes parvenus à retrouver les auteurs du crime. Colonna, c’est une scorie, un défaut d’évaluation dont je revendique la responsabilité commune parce que je suis dans l’institution, comme les autres. Je pense d’ailleurs que nous finirons par le trouver et je l’espère.

Je voudrais vous dire, de surcroît, sans vous livrer de scoop que la piste Castela n’est pas arrivée à son terme et que je pense que nous arriverons à sortir incessamment la totalité du groupe de l’affaire Vichy, Strasbourg, Pietrosella, Erignac...

Voilà ce que je pouvais vous dire en préambule à vos questions.

M. le Président : Merci, monsieur le juge. Vous avez été complet mais, sans doute, mes collègues souhaiteront-ils vous demander quelques précisions.

Pour ma part, je voudrais faire une remarque avant de vous poser quelques questions.

J’observe, en effet, et ce n’est pas bon, à mon avis, pour l’image que l’on donne de l’Etat en général et de l’appareil d’Etat, que, du côté des magistrats, un tendance assez fâcheuse consiste - et ce n’est pas votre fait, je m’empresse de vous le dire - à mettre continuellement en cause le pouvoir politique. On peut se permettre cela lorsque l’on est soi-même totalement irréprochable. Or, puisque vous avez parlé de l’appareil d’Etat " démobilisé " avez-vous dit, je voudrais savoir si les magistrats qui sont en charge de certaines enquêtes - je pense à celle de Spérone - ou qui ne se sont pas saisis d’autres dossiers - je pense à l’affaire Tralonca - ne participent pas eux-mêmes à cette œuvre de délabrement de l’appareil de l’Etat.

Sur Spérone, à votre avis, monsieur le juge, qu’est-ce qui justifie qu’au bout de quelques mois quatorze personnes, interpellées dans les conditions que vous savez, avec des dizaines de kilos d’explosifs, des dizaines d’armes automatiques ou d’armes de poing, ayant tiré sur des gendarmes, aient pu être libérées simultanément à des discussions que, personnellement, je condamne, entre un certain pouvoir politique et quelques mouvements nationalistes en Corse ? Alors, que chacun balaie devant sa porte, si j’ose dire, y compris les magistrats, car si on ne le fait pas, on risque, vous le savez bien, de constituer ce qu’on appelle la république des juges. D’autres pays ont sans doute connu ces travers, ils en sont revenus : j’espère que nous ne les connaîtrons pas à notre tour !

M. Gilbert THIEL : Monsieur le Président, vous imaginez bien que je ne peux pas répondre à votre question dans les termes où vous me la posez. Je ne suis pas la juridiction d’appel d’un quelconque de mes collègues !

Je vous dirai simplement que lorsque je mentionne le délabrement de l’outil de l’Etat, dans ce domaine comme dans d’autres, ce n’est nullement pour passer la main et je ne pense pas que mes propos aient pu être interprétés dans ce sens. Je vous dis les choses telles que je les ai vécues avec ma sensibilité personnelle, mes insuffisances de perception éventuelles et peut-être, ici ou là, quelques éclairs de lucidité mais ce n’était pas du tout pour dire que nous étions des héros pour être parvenus à creuser un gros trou avec la pelle toute cassée que l’on nous avait donnée... Ce n’est pas du tout ce que je voulais dire !

J’ajouterai simplement pour rejoindre votre réflexion, qu’il n’est jamais bon, en tout état de cause - et je parle là de façon tout à fait générale, chacun l’aura compris - de procéder au dénigrement systématique d’un service en disant qu’il ne comporte que des nuls et des incompétents parce qu’une nouvelle fois, lorsque l’affaire Erignac sera achevée, lorsque la DNAT se retirera de la Corse, il va bien falloir que la justice, que la police soient toujours quotidiennement administrées là-bas et que, si d’autres affaires devaient survenir, on aura tout autant besoin que par le passé de ces services ayant une implantation territoriale, c’est-à-dire ayant des racines, parce qu’un service sans racines est un service mort et que les services spécialisés ne peuvent apporter que leur précision chirurgicale - encore que les frappes n’aient pas toujours été chirurgicales dans cette affaire ! Par conséquent, rien ne sert de dénigrer ou de se soustraire à ses propres responsabilités en évoquant tels errements politiques qui existent et dont je crois que personne ne les conteste. Si je les ai évoqués, c’était simplement pour expliquer comment des gens arrivent parfois à la limite de la saturation, compte tenu des difficultés qu’ils ont connues et qui ont été engendrées par telle politique ou telle autre.

Cela étant dit, je n’ai jamais affirmé que l’intervention de l’institution judiciaire et la mienne propre étaient exemptes de tout reproche et que tout était de la faute des autres : je ne tiens pas ce discours !

M. le Président : Non, et je vous en donne acte, monsieur le juge, comme je vous donne acte du fait qu’en évoquant notamment la loi d’amnistie, vous avez dit - et c’est une exception par rapport à ce que nous avons entendu jusqu’à présent - qu’elle relevait de la responsabilité du législateur. On peut toujours contester les décisions législatives et les décisions ici prises mais, d’une manière générale, il y a aussi une séparation des pouvoirs qui doit être, me semble-t-il, respectée...

M. Gilbert THIEL : Tout à fait ! Elle doit fonctionner dans les deux sens.

M. le Président : Absolument !

Pour être plus précis, personnellement, je partage votre point de vue sur la nécessité d’avoir des racines si l’on veut faire œuvre efficace en Corse. Est-ce que, dans les périodes qui viennent de s’écouler, et que notre enquête couvre très largement puisqu’elle concerne la période 93-99, on a, à votre avis, eu recours trop systématiquement et trop généralement à des services parisiens qui intervenaient sur place, considérant d’ailleurs souvent les services locaux, ainsi qu’on nous l’a dit, un peu comme des " larbins ", des porte-serviettes ou des gens chargés des basses besognes, eux-mêmes se réservant le caractère médiatique et, éventuellement en cas de résultats positifs, spectaculaire des interventions ?

Est-ce ainsi que vous ressentez les choses et est-ce que vous suggéreriez que l’on ait davantage recours aux services locaux - vous l’avez dit mais j’aimerais en avoir une confirmation - et si oui, sur quels critères décider des dépaysements, dont certains, j’en suis convaincu, se justifient ?

Par ricochet, j’attends que vous nous disiez quel est votre sentiment sur la nature du terrorisme corse qui n’est pas semblable à ceux que vous avez à traiter dans les dossiers islamistes ou basques et quel regard vous portez sur l’implication de la criminalité ordinaire, du banditisme traditionnel dans cette forme de terrorisme politique qui, à mon sens, n’en est pas tout à fait un ?

M. Gilbert THIEL : Le sujet est vaste M. le Président !

Je commencerai par dire quelques mots sur le recours à la DNAT. Lors de l’assassinat du préfet Erignac, je trouve absolument normal que la DNAT ait été saisie comme cheville ouvrière de cette enquête. Les difficultés ont surgi par la suite. Il y avait eu quelques interventions antérieures de la DNAT, notamment dans l’affaire de Spérone II et je crois qu’au début, les fonctionnaires de la police judiciaire d’Ajaccio n’ont pas vu cette intervention d’un mauvais œil, d’autant qu’ils n’obtenaient pas des résultats assez performants pour jouer les vertus outragées. Dans un premier temps les choses se sont donc bien passées. Par la suite, elles se sont compliquées mais cela relève, à mon sens, davantage du comportement des hommes et d’une mauvaise perception des réalités sur le terrain.

Sans aller jusqu’à dire que certains - ce n’est pas le cas de tous - se sont comportés comme une armée d’occupation car le trait serait trop fort, combien de fois n’ai-je pas entendu au sein des services de police, des inspecteurs dire " auparavant, ils nous demandaient s’ils pouvaient prendre le bureau, maintenant ils s’installent et c’est tout juste si nous ne nous retrouvons pas dans le couloir... ". C’est une phrase qui peut paraître tout à fait banale mais sa répétition l’est moins, surtout que l’enquête s’est caractérisée à son début par une guerre extrêmement violente entre le directeur du service régional de police judiciaire d’Ajaccio de l’époque, M. Dragacci, et M. Marion. J’ai pensé qu’au moment où il y avait été mis un terme par la mise à l’écart de M. Dragacci, au mois de mai, les choses allaient s’arrêter et il est d’ailleurs vrai qu’à partir de là, le conflit a changé de nature, mais encore une fois, on ne gouverne pas les hommes et les institutions - je ne dis pas que cela a été le cas - par l’invective ou le mépris !

La PJ d’Ajaccio, est ce qu’elle est : elle a fait preuve, dans certaines circonstances, d’insuffisances notoires voire criantes. Il convient d’y remédier mais sans jamais mettre tout le monde dans le même sac. Je crois que les vraies difficultés sont plus venues de là que d’un usage trop intensif de la DNAT dans telle ou telle procédure. Il est incontestable que la manière dont la procédure d’association de malfaiteurs a été conduite a pu être mal perçue : les hommes étaient partout mais ils ont énormément travaillé parce que, dans ce cas, on peut dire que " ça ratissait large " et même très large ce qui a pu donner l’impression qu’ils étaient omnipotents.

Cela étant, il faut dire qu’après le départ de M. Dragacci, la conception même de la direction du service régional de police judiciaire d’Ajaccio a changé et que la tâche de M. Frédéric Veaux n’était pas et n’est toujours pas simple. Mais, à partir du moment où un service ne prend plus d’initiatives, notamment dans les affaires pour lesquelles il est codésigné, la DNAT a beau jeu de dire, et l’argument est imparable, " que les autres prennent des initiatives ! ". Marion m’a dit : " Que voulez-vous, Thiel, ils ne font rien et ne prennent aucune initiative. Moi, je ne les empêche pas, n’est-ce pas Frédéric ?... " et voilà ! Effectivement, si quelqu’un est - je ne dirais pas tétanisé car on pourrait penser que c’est une attaque personnelle contre M. Veaux ce qui n’est nullement le cas - neutralisé ou succursalisé, au niveau de la conception du service, c’est ce qui arrive !

M. Georges LEMOINE : La question de la fiabilité se posait-elle au niveau de services ?

M. Gilbert THIEL : Bien sûr ! Vous voulez parler de porosité ?

M. le Président : De compétences !

M. Gilbert THIEL : Sur les compétences, je ne partage pas complètement l’opinion des mes collègues qui disent que les constatations initiales de l’affaire Erignac ont été sabotées même s’il est vrai qu’il y a eu un ou deux petits " loupés "et quand je dis " petits loupés ", je pèse mes termes. Il est vrai qu’un élément de balle a été retrouvé. Boucler le quartier, parce que c’est de cela dont on parle en définitive ? Mais il ne faut pas oublier que l’on est à Ajaccio, à vingt et une heures, et qu’il ne faut pas compter avec trois équipes de CRS, deux de gendarmes mobiles et des enquêteurs, dans les starting blocks attendant que l’événement improbable et que personne n’a prévu se produise... ! Il faut quand même savoir ce que c’est... A vingt et une heures dix, on appelle le fonctionnaire de police de permanence pour le tenir informé de ce qui vient de se passer !

Je ferai d’ailleurs observer que le blocage et la mise en place d’un périmètre de sécurité dans un premier temps relèvent des polices urbaines, du directeur départemental de la sécurité publique, qu’après arrive la police judiciaire et qu’il faut faire rappeler les hommes et les rapatrier de l’endroit où ils sont partis passer leur soirée - on est en Corse et ils ne sont pas tous sur Ajaccio. Il faut faire, dans des circonstances extrêmement difficiles, les premières constatations et les premières diligences avec la recherche immédiate de suspects potentiels dans la mesure où certains disent qu’ils ont vu les agresseurs, d’où l’histoire des maghrébins... Alors, dans ces conditions, un périmètre de sécurité pour quoi faire ? Pour perquisitionner dans 500 maisons pour demander aux gens s’ils ne veulent pas passer aux aveux ? L’arme, je le rappelle, est laissée sur place et pour cause...

On peut toujours faire mieux mais des procès-verbaux de constatation, j’en ai déjà lus, notamment en provenance de certains services spécialisés, de bien pires... Encore une fois, ce n’est pas à la police judiciaire d’Ajaccio qui, certes, compte de mauvais éléments qu’il faut jeter la pierre car des mauvais éléments il s’en trouve également ailleurs ! Si, globalement, l’appréciation n’est pas très positive, même chez moi, je dirai quand même qu’il s’agissait d’un service qui était en train de relever la tête, qui commençait à se remobiliser. En effet, réussir quelques affaires même s’il ne s’agit pas d’affaires transcendantes, c’est ce qui remobilise véritablement les hommes. Cet outil se reconstruisait petit à petit parce qu’il y avait eu, avant l’arrivée de M. Dragacci, dont je crois savoir que le prédécesseur a tenu quatre mois, les troubles que l’on connaît avec M. Pasotti qui ont failli faire descendre les policiers dans la rue, puis toutes ces affaires, les conflits personnels, les rancœurs, voire certaines haines qui ont rendu la tâche beaucoup plus difficile !

Encore une fois, s’il y a eu des erreurs, je tiens à rappeler que l’on a effectué, dans le mois qui a suivi, un repositionnement des différents témoins sur la scène du crime ce qui nous a pris une bonne partie de la nuit. Nous l’avons fait à partir de quoi ? A partir des constatations initiales qui avaient été faites par le SRPJ d’Ajaccio : il y avait mes collègues, Laurence Le Vert et Jean-Louis Bruguière, Roger Marion, Démétrius Dragacci qui était encore là, bref, beaucoup de monde... Je crois que le travail initial qui avait été effectué n’a, en aucun cas été démenti par la transcription des données.

En conséquence, je demande, même s’il y a eu par ci, par là, quelques ratés - et je ne le fais pas pour eux - une certaine indulgence : il faut savoir faire preuve de fermeté mais également éviter toute exagération en laissant croire que quelques petits ratés étaient de nature à tout fausser, d’autant que certains pratiquent aussi la politique de l’échec programmé en disant que ce n’est jamais de leur faute. Je demande donc de l’indulgence pour le fait que Colonna n’ait pas été interpellé dans des circonstances favorables, mais je demande la même indulgence à l’égard de la police d’Ajaccio dont un fonctionnaire de nuit, dans des conditions d’éclairage certainement peu propices malgré les apports amenés sur place, a laissé échapper un petit bout de cartouche. Il est vrai que si l’on monte l’incident en épingle et qu’on montre la pièce le lendemain à la télévision cela fait désordre : je ne conteste pas l’image déplorable que cela peut donner, mais est-ce ce petit bout de balle, l’arme des faits ayant été abandonnée sur les lieux du crime, qui aurait pu nous conduire plus rapidement à la piste des assassins de Claude Erignac ? Je réponds non d’autant que, par ailleurs, l’ensemble du travail qui a été réalisé à l’occasion de ces constatations me parait de bonne qualité. Je sais que je suis le seul à l’affirmer mais je le maintiens !

M. le Président : En ce qui concerne l’arrestation, ou plus exactement la non-arrestation d’Yvan Colonna, on nous a dit que si l’arrestation n’avait pas été possible, c’est parce qu’il aurait été averti, lui ou sa famille, de l’imminence de cette arrestation. Vous croyez à cette thèse et à cette accusation ?

M. Gilbert THIEL : Non et d’ailleurs, je n’en ai jamais lu une ligne dans la procédure...

M. le Président : Vous lirez le rapport de la commission d’enquête, cela vous permettra de savoir qui nous l’a dit !

M. Gilbert THIEL : Oui, oui je le lirai avec attention car j’apprendrai certainement beaucoup de choses... Laurence Le Vert avec qui je me suis entretenu hier m’a dit qu’effectivement cet aspect de la question avait été soulevé lors de son audition et qu’elle avait indiqué qu’elle n’en avait jamais entendu parler... Pour revenir à des choses sérieuses, je crois qu’en ce qui concerne la phase de l’interpellation du commando des assassins du préfet Erignac, au mois de mai 1999, il n’était un secret pour personne que l’opération en soi - et je ne dis pas cela pour me désolidariser aussi peu que ce soit - a été conduite par Mme Laurence Le Vert et par M. Roger Marion, qu’il a été décidé, choix qui s’est avéré discutable par la suite, de ne pas prendre tout le monde en même temps, considérant sans doute que la méthode n’était pas bonne pour Colonna et que, par la suite, ce dernier a été récupéré, mais un peu tardivement puisqu’il n’a pas été récupéré du tout !

J’ai apparemment étonné, hier, les membres de la commission d’enquête sénatoriale en disant que je considérais cela comme un raté et qu’on a essayé de le rattraper : ils m’ont dit que personne n’avait jamais déclaré que c’était un raté et que tout le monde avait toujours expliqué qu’il y avait de bonnes raisons pour procéder de la sorte : non, je pense qu’on avait ratissé suffisamment large par le passé pour ratisser un peu large cette fois encore et qu’on aurait pris les deux frères Colonna, voire M. Colonna père, dans le cadre de la neutralisation, en un premier temps, des lieux et des personnes - et je ne nourris pas la moindre suspicion à l’égard de M. Colonna père - cela aurait été mieux. Il faut dire aussi, lorsque l’on se méfie de tout le monde et qu’on restreint, à l’intérieur des services, les gens investis d’un minimum de confiance, que cela ne fait plus beaucoup d’hommes sur le terrain pour procéder à de nombreuses interpellations...

M. le Président : Monsieur le juge, ma question n’est pas anecdotique : quand un responsable important d’un service de police, vient dire devant une commission d’enquête, sans d’ailleurs aucun élément de preuve, je tiens quand même à préciser, que si l’arrestation de M. Colonna n’a pas abouti, c’est en raison d’informations données par un autre fonctionnaire de police...

M. Gilbert THIEL : Qui habite Cargèse aussi, sans doute ?...

M. le Président : Oui !... cela me paraît quand même d’une certaine gravité ! Il y a de quoi s’interroger car, à partir de là, on peut se demander pourquoi une information n’a pas été ouverte...

M. Gilbert THIEL : C’est justement le sens de ma répartie : soit on a un minimum d’éléments, auquel cas on les dévoile à la justice de son pays et l’on en tire les conséquences - je ne pense pas que, compte tenu de l’antagonisme de ces deux personnalités, aucune ne fera de cadeaux à l’autre, donc ce n’est pas de la réticence, ni de la timidité - soit on affirme des choses sans aucun élément de preuve, ce qui me parait, dans un sens contraire, tout aussi regrettable et tout aussi grave ! En effet, de quoi s’agit-il ? De l’information d’un criminel présumé et d’un criminel éminent présumé en vue de lui permettre de se soustraire à la justice. C’est quelque chose dont, pour ma part, je n’avais, jusqu’à hier, jamais entendu parler. C’est absolument hallucinant !

M. Bernard DEFLESSELLES : On a donné cette information au début du mois de septembre - je ne me rappelle plus si c’était à M. Dintilhac ou à M. Bruguière, mais on l’a fait au début du mois de septembre en réunion de commission...

M. le Président : Tout à fait ! Vous remercierez Mme Le Vert de vous avoir donné ces informations, monsieur le juge, et je suis d’ailleurs très étonné qu’elle ne les ai pas eues avant de venir devant cette commission, compte tenu des relations de travail qui existent entre elle et M. Marion...

M. Gilbert THIEL : Monsieur Forni, je précise quand même une chose : comme vous l’avez constaté, je ne prépare pas mes auditions. Par ailleurs, je n’échange pas tellement avec Mme Le Vert ; mais, hier, en rentrant du Sénat, nous avons un peu parlé et elle m’a fait part de ces éléments ; Il ne faut pas, non plus, que vous pensiez que nous nous concertons. Nous avons certainement besoin d’un peu plus de concertation qu’il n’y en a eu jusqu’à présent et on ne peut pas nous faire le procès d’en avoir eu trop, y compris dans ce domaine... (Sourires.)

M. le Président : C’est pourquoi je le prends avec le sourire, vous l’avez bien compris ! Je voudrais un instant revenir sur un autre dossier. Vous êtes en poste depuis 1995, n’avez-vous pas été surpris du fait que l’affaire Tralonca n’ait pas donné lieu à l’ouverture d’une information ?

M. Gilbert THIEL : Une information a été ouverte mais tardivement et a été confiée à M. Bruguière. Là, ce n’est pas le magistrat qui vous répond et ma réponse sera un peu ambiguë dans la mesure où c’est le magistrat que vous entendez. Il appartient, non pas à moi, mais au procureur de la République, d’apprécier l’opportunité des poursuites ; toutefois il tombe sous le sens que, d’une manière générale, si l’on veut mener de façon cohérente une politique judiciaire, qui n’est que l’un des pans de la politique générale de la Corse, il est des choses à ne pas laisser passer. Or, d’un côté comme de l’autre, à certaines époques comme à d’autres, on a laissé passer trop de choses qui ont rendu la situation extrêmement confuse. A force d’avoir cette appréhension confuse des choses, la confusion finit par s’instaurer dans l’esprit des personnes même les mieux intentionnées.

M. le Président : Monsieur le juge, parmi les magistrats de la galerie Saint-Eloi, vous êtes sans doute l’un, je ne dirai pas des plus discrets car ce terme pourrait être considéré comme péjoratif, mais disons l’un de ceux qui apprécient peu le spectaculaire.

M. Gilbert THIEL : Oh, un petit peu : il faut soigner son ego mais pas trop... (Sourires.)

M. le Président : Comment appréciez-vous cette mise en scène de la reconstitution de l’assassinat du préfet Erignac qui s’est terminée d’ailleurs par un " flop " magistral puisque les accusés ont refusé de venir sur place pour reconstituer les faits ?

M. Gilbert THIEL : Sur ce point, je voudrais plaider l’innocence totale !

M. le Président : Parce que vous étiez sur place également ?

M. Gilbert THIEL : J’étais sur place ! Nous étions tous les trois. La date, on pouvait en discuter : certains ont fait valoir que, compte tenu d’un déficit de notoriété, d’un côté, et de l’appropriation médiatique de l’affaire, de l’autre... Moi, de tout cela, je ne sais rien !

Laurence Le Vert et moi-même avons entendu les assassins de Claude Erignac dans la semaine qui a précédé la reconstitution : elle sur l’affaire Erignac, moi sur le dossier Pietrosella et je peux dire qu’à aucun moment ces gens-là, même sollicités, ne nous ont fait part de leur intention de refuser de participer aux opérations de reconstitution - certains se bornaient simplement à ne pas donner de réponse en disant qu’ils verraient... Il est vrai que le déploiement de forces était spectaculaire, ce dont nous pouvons toujours discuter car il est également vrai que si, un jour, un suspect s’échappe à l’occasion d’une opération de justice, on se verra reprocher de ne pas avoir pris de précautions. Il est certain que cela donne une mauvaise image, voire, parfois, une image un peu humiliante de l’autorité de l’Etat au sens large du terme.

J’aurais, pour ma part, préféré, mais je ne suis pas le porte-plume des journalistes, je n’ai aucun pouvoir et ce n’est qu’un vœu, que les journalistes, qui, aussitôt après la commission des faits, avaient vilipendé, à juste titre, la personnalité des assassins et l’horreur de leur crime, qui, au premier jour de l’interpellation, nous avaient tous glorifiés en disant que nous étions les meilleurs, mais qui, le deuxième jour, disaient que nous étions un peu nuls parce que nous en avions laissé passer un, pour finir par dire qu’un seul avait tout fait et que les autres n’étaient que de " la petite bière ", rappellent que ces gens-là, qui, de leur propre aveu, avaient assassiné le préfet Erignac dans des conditions particulièrement lâches et particulièrement abjectes, d’une balle à l’arrière du crâne et de deux autres une fois l’homme tombé à terre, avaient, de surcroît, le culot, non pas de refuser de reconstituer leurs actes ce qui est leur droit, mais de ne pas en informer la justice !

C’est vrai que l’occasion était belle, parce que les couteaux sont prompts à être sortis et que certains ont peut-être des comptes à régler avec M. Bruguière...

Le lendemain, on a à peu près " sauvé les meubles " puisque, dans le cadre de la reconstitution de Pietrosella, j’ai réussi à trouver un volontaire - je vous assure qu’il n’a pas été désigné d’office... (Sourires.) Cela étant, il aurait fallu voir, aussi, parce que c’est un point qu’il faut évoquer, la consternation de son avocat car il ne fait pas de doute, non plus, et je pèse mes termes, que dans le domaine du terrorisme et singulièrement du terrorisme corse, par-delà les droits de la défense, par-delà la présomption d’innocence, des instructions sont données directement et j’ai parfois eu - je ne parle pas de cette affaire et vous comprendrez que je ne puisse pas parler d’une affaire déterminée - l’impression, avec toute la subjectivité que cela comporte, lorsque j’étais en train d’interroger un prévenu, que son avocat n’était pas là pour le défendre mais pour le " fliquer ", de façon à ce qu’il ne dise pas ce qu’il avait envie de dire et que certains avocats avaient peut-être pu, à l’occasion, profiter de l’accès au dossier, que leur donne leur qualité d’auxiliaire de justice, pour renseigner certaines organisations sur son contenu dès le moment où une personne est déférée...

M. le Rapporteur : Je voulais très rapidement revenir sur un point. N’est-on pas dans un système où maintenant l’on saisit systématiquement la 14ème section alors qu’un certain nombre de ces affaires pourraient être jugées sur le plan local et donc instruites par des juges d’instruction locaux ? Ne pensez-vous qu’il y aurait lieu, là également, d’instaurer une plus grande sélectivité dans la mesure où ce phénomène que vous décrivez entre la DNAT et le SRPJ ou la gendarmerie, on peut aussi le constater entre la 14ème section et les juges locaux ?

M. le Président : Oui, en tout cas, les juges locaux ressentent la galerie Saint-Eloi comme une galerie de privilégiés et de nantis sur le plan des moyens. Vous le savez bien...

M. Jean MICHEL : Il y a toujours des jaloux et c’est un sentiment tout à fait humain !

M. le Président : Bien sûr que les gens ont le droit d’être jaloux, mais ce qui est ressorti des auditions des magistrats effectuées lors de notre déplacement en Corse, c’est qu’il y a une approche assez négative finalement de cette structure.

M. Gilbert THIEL : Je comprends bien ! D’abord, ils nous considèrent comme étant des privilégiés et je dirai qu’ils ont raison dans la mesure où, eux, sont des juges en début de carrière qui ont un cabinet complet à gérer : cela ne veut pas dire que le travail manque à la galerie Saint-Eloi mais nous disposons de structures et de moyens de déplacement sans commune mesure avec ceux du juge d’Ajaccio ou de Bastia, mais aussi sans commune mesure avec celui de Douai ou de Quimper.

Là encore, il faut nuancer. Il ne faut jamais se comporter de manière dédaigneuse vis-à-vis de celui qu’on estime - et c’est une estimation hautement critiquable - petit. Il n’y a pas eu, il est vrai, de grande convivialité dans les échanges, mais plus souvent une ignorance souveraine, voire totale.

Cela étant, concernant les dossiers d’assassinat qui ont été dépaysés - d’ailleurs, je le précise, sans que nous les ayons jamais sollicités à aucun moment, en 1996, les dossiers des règlements de comptes entre les différentes factions nationalistes - il faut reconnaître que bon nombre d’entre eux laissaient à désirer ce que je ne reproche à personne compte tenu de l’ampleur de la tâche : il y avait deux juges d’instruction

 aujourd’hui ils sont trois - à Ajaccio et autant à Bastia alors que l’on a dénombré plus d’une trentaine de morts entre la fin de 1994 et la fin du premier semestre de 1996. C’est un effectif dérisoire lorsque l’on se représente la lourdeur d’une procédure d’assassinat ! De surcroît, dans les années 1994-1995, il y avait bon an, mal an, entre 600 et 700 attentats en Corse dont, certes, seule une moitié était revendiquée, les autres correspondant à des querelles de voisinage réglées par ce moyen que je ne qualifierai pas de " culturel " parce que je ne veux pas avoir un procès, mais d’habituel !

Face à l’ampleur de ces contentieux, avec des services de police et de gendarmerie que l’on ne peut quand même pas considérer comme pléthoriques, pendant ces années, le temps passé à faire les constatations sur les lieux des meurtres et sur les sites des explosions, n’en laissait plus guère pour les enquêtes. Par conséquent, on a retrouvé bon nombre de procédures à l’état d’ébauches.

Il faut également tenir compte de la spécificité des affaires corses. Vous savez, il faut vivre là-bas... ! Nous sommes des privilégiés à la galerie Saint-Eloi ! Pourquoi ? Parce que, pour ceux d’entre nous qui se rendent en Corse, y aller deux ou trois jours n’est pas forcément désagréable, même si c’est un peu pesant, surtout en ce moment ; après, nous remontons en avion et regagnons Paris ! Mais pour ceux qui vivent quotidiennement là-bas, notamment les juges, c’est autre chose et je ne sais pas comment ils font pour travailler. Nous n’avons pas toujours obtenu des succès éclatants dans les affaires, mais la plupart du temps - et une nouvelle fois, ce n’est pas une critique mais une constatation - lorsque les affaires en matière de criminalité de sang, de règlements de comptes nationalistes ou en matière de terrorisme ont été instruites en Corse, les résultats ont été extrêmement éphémères.

J’ajouterai que - et cela va sans doute vous faire rire compte tenu de tout ce que j’ai dit jusqu’à présent - malgré tout, l’autorité que nous pouvons exercer en tant que juges d’instruction sur les services de police est forcément supérieure, non pas parce que nous sommes les plus beaux, les plus intelligents et les mieux pourvus en matériel, non pas parce que nous sommes à Paris, mais parce que Jean-Louis Bruguière, Laurence Le Vert et moi-même avons tous une expérience qui oscille autour de vingt années d’instruction. Or, les postes d’instruction, en Corse, sont des postes de début de carrière. Je crois qu’il faut tirer un coup de chapeau à M. Cambérou parce que j’ignore comment il a fait pour, débutant dans la fonction, à l’âge qui est le sien, réaliser le travail qu’il a accompli, mais ce sera toujours l’exception qui confirme la règle. Cette règle est la suivante : quand vous faites votre apprentissage dans la vie professionnelle, dans le métier délicat et exigeant de juge d’instruction, il est déjà difficile de s’intégrer dans ce monde un peu particulier qu’est le monde judiciaire. Quand, de surcroît, vous avez à traiter des problèmes corses dont vous connaissez la complexité et que vous devez, parfois, dans le cadre d’enquêtes judiciaires savoir dire non à Roger Marion, Démétrius Dragacci ou un autre, à vingt-cinq ans souvent, vous n’y arrivez pas, et cela d’autant moins que vous disposez d’un outil insuffisant compte tenu de l’ampleur des contentieux.

Dire qu’on va leur laisser quelques attentats, c’est bien joli, mais comment va-t-on cibler les choses, quels seront les attentats qui leur resteront ? On va vite nous reprocher de ne laisser que les petits attentats...

M. le Rapporteur : Il faut bien commencer...

M. Gilbert THIEL : Tout à fait, mais les attentats maintenant sont criminels...

M. le Rapporteur : Je crois que des critères ont été définis assez clairement qui font notamment que chaque fois que sont visés des institutions ou des bâtiments de l’Etat et qu’il y a revendication par une organisation clandestine, vous prenez l’affaire en charge, ce qui représente, j’imagine, un volume assez important surtout en ce moment !

M. Gilbert THIEL : Je crois surtout que les réunions de cadrage qui sont intervenues visaient déjà à faire en sorte que certaines affaires qui ne sont pas franchement terroristes ne soient pas traitées par la 14ème section du parquet de Paris même si elles peuvent avoir certaines répercussions : des affaires de racket qui sont franchement crapuleuses et qui mettent en cause certains nationalistes, mais qui ne sont pas directement en relation avec l’entreprise terroriste et ne sont que des appendices de cette activité ne démontrant que la malhonnêteté de leurs auteurs, pourraient très bien être instruites là-bas !

M. le Président : Ne pensez-vous pas, - c’est une question annexe, monsieur le juge - que, pour éviter certaines formes de vedettariat - là encore, mon propos n’est pas péjoratif et ne vous vise pas -, pour éviter que les juges d’instruction de la galerie Saint-Eloi soient considérés comme des électrons libres un peu en dehors de toute structure judiciaire, il faudrait un turn over, une rotation beaucoup plus régulière ? Est-ce qu’au fond, l’usure, au bout de dix, quinze ans, n’est pas trop grande et ne devient-il pas nécessaire de changer les hommes, même si je comprends que la stabilité est sans doute aussi un facteur de réussite et un gage de meilleure connaissance du terrain ?

Disons les choses très simplement : on parlé du départ de M. Bruguière à plusieurs reprises, mais, si j’ai bien compris, les exigences qui sont les siennes son telles qu’on ne lui trouve pas de place ailleurs...

M. Gilbert THIEL : Je ne sais pas ! Je ne suis pas du tout dans la confidence des intentions de M. Bruguière ! Je fais comme vous, M. Forni, je lis la presse.

La durée est indispensable. Il est vrai que l’on peut toujours, à tort ou à raison, reprocher à tel ou tel son goût présumé ou réel pour le vedettariat. Vous conviendrez avec moi qu’il n’y a pas que dans le domaine du terrorisme que ce genre de phénomène peut se manifester... Quand c’est trop évident, oui, franchement, cela devient parfois un petit peu risible mais cela étant, cette situation tient à la personnalisation des fonctions. Souvent lorsque je discute avec les commissaires de police, nous constatons que nous évoluons dans cette société un peu médiatique où après avoir été un peu des héros, nous sommes en passe de devenir - et il faudrait peut-être s’interroger pourquoi - des têtes de turc. C’est un renversement de l’histoire un peu compréhensible ! Dans les années cinquante, soixante, voire au début des années soixante-dix, lorsqu’il y avait une enquête judiciaire, on disait : " C’est l’enquête du commissaire machin ! " par la suite, elle est devenue l’enquête du juge untel. Pourquoi ? Parce que les commissaires de police se sont souvent fortement désengagés du terrain et sont devenus des administratifs, des gestionnaires de services. Lorsque l’on est en première ligne, on a vocation, par la force des choses, à être un peu plus connu, ce qui parfois peut échauffer...

Je pense donc qu’il faut une durée dans les fonctions qui ne soit pas trop longue ; mais le problème est difficile à régler dans la magistrature dans la mesure où nous sommes inamovibles, ce qui fait qu’aussi longtemps que quelqu’un ne demande pas à partir, il ne part pas.

Je crois, cela étant dit - et je précise bien, compte tenu de la situation qui a caractérisé les relations au niveau de la galerie Saint-Eloi - ce n’est nullement une attaque personnelle contre M. Bruguière - qu’une erreur a été commise lorsque, modifiant la loi organique portant statut de la magistrature, il a été créé un poste sur mesures - pas pour M. Bruguière même si, en l’occurrence c’était de cela qu’il s’agissait - consistant à établir une hiérarchie de fait entre les différents magistrats ; ceci nous ramène d’ailleurs à la procédure Dintilhac qui s’explique d’une certaine façon !

Je crois qu’un juge est un juge et que dans cette collégialité que forme la galerie Saint-Eloi, compte tenu de la procédure des cosaisines, il serait plus sain que tout le monde soit sur un pied d’égalité et que la présidence du tribunal établisse un turn over pour les désignations puisque le premier désigné, dans un dossier où il y a pluralité de juges, est maître de l’ordonnance de règlement et maître de la détention et a donc, de fait, primauté sur les autres. Lorsque l’un des juges a un statut hiérarchiquement supérieur, le président le désigne toujours comme le premier et il n’y a pas alors une osmose suffisante, tandis que si vous avez des gens de grades à peu près équivalents, on va décider, un jour, que Pierre sera premier désigné et, le lendemain, que ce sera Paul... Je crois que ce système simplifierait les choses !

M. Jean-Yves CAULLET : Quasiment dans l’instant où je demandais la parole, M. Thiel a répondu à ma question à savoir s’il n’est pas un petit peu absurde de constater que sur certains postes, notamment de magistrats, on continue de gérer la Corse comme un premier poste au regard de son importance démographique alors que l’on sait parfaitement que les difficultés réelles nécessiteraient des expériences beaucoup plus fortes. On a évoqué le problème au niveau des magistrats, mais j’imagine qu’il se pose au niveau de toute la fonction publique. J’ai déjà posé la question a d’autres moments et mon intervention prend maintenant davantage la forme d’un commentaire que d’une interrogation, puisque, encore une fois, vous y avez répondu.

Je me demande si, dans la mesure où l’action de l’Etat est difficile en Corse à tout niveau et pour tout service, que ce soit dans l’agriculture, la fiscalité ou autre, nous n’avons pas les moyens, dans notre pays de nous soustraire à l’administration quantitative en fonction de la population, pour avoir une administration active qui affecte les gens en fonction de leurs compétences et de la difficulté des problèmes rencontrés. Cela permettrait d’ailleurs de répondre en partie au souci qu’a exprimé M. le rapporteur de savoir s’il ne serait pas possible de laisser instruire sur place peut-être une proportion plus grande d’un certain type d’affaires. J’estime que cela dépend avant tout de la capacité et de l’expérience des gens qui y sont.

M. le Président : Chers collègues, je pense qu’il faut remercier M. Thiel de son témoignage. Nous avons peut-être un peu passé sous silence, faute de temps le problème des résultats et des statistiques mais je pense qu’on a eu de la part de Mme Stoller et des services de la chancellerie les renseignements essentiels.

En tout cas, merci pour la sincérité de votre témoignage : vous nous avez livré les choses telles que vous les ressentez et il est utile d’avoir pu bénéficier de votre expérience qui nous conduit à penser qu’il faudra sans doute que la Commission soit en mesure de faire des propositions concrètes pour essayer de modifier cet état d’esprit qui, il faut bien le dire, dans beaucoup de domaines, est assez regrettable : gendarmerie, police donnent le sentiment qu’aux querelles de chapelles s’ajoutent les querelles de personnes, qu’il y a des affrontements et que, si le pouvoir politique n’a pas été toujours clair, c’est une évidence, ce qui nuit aujourd’hui à la lisibilité de l’action de l’Etat, c’est précisément ces divisions internes à l’appareil de l’Etat. Il faut donc essayer de trouver une solution conforme à l’intérêt de tous, y compris des Corses.


Source : Assemblée nationale. http://www.assemblee-nationale.fr