Présidence de M. Raymond FORNI, Président

M. Pierre Gouzenne est introduit.

M. le Président : Monsieur le président, la mission qui nous est confiée dans le cadre de cette commission d’enquête créée à l’initiative de différents groupes de l’Assemblée nationale est de faire le point sur les dysfonctionnements des services de sécurité en Corse.

Nous souhaitons connaître le point de vue des magistrats sur les relations entre la justice et les services de sécurité, police ou gendarmerie, et aller un peu plus loin. Nous nous sommes aperçus au fil des auditions qu’il existe des spécificités qui suscitent des interrogations parmi nous, notamment l’existence d’une section antiterroriste au parquet de Paris, de juges d’instruction spécialisés qui agissent d’une manière totalement déconnectée des structures traditionnelles sur le territoire de la Corse. Le recours à la DNAT et aux services centraux peut apporter des solutions mais aussi susciter des interrogations parmi ceux qui agissent au plan local.

Nous avons déjà procédé à de nombreuses auditions et nous avons donc une idée assez précise. Nous avons souhaité venir sur place afin de mieux percevoir la sensibilité qui existe ici, mais si nous sommes déjà allés à Ajaccio, nous n’y avons pas rencontré de membres de l’institution judiciaire.

M. Pierre GOUZENNE : Je suis président du tribunal de grande instance de Bastia depuis cinq ans, précisément depuis fin août 1994. J’ai présidé le procès de la catastrophe de Furiani trois mois après, ce qui m’a valu une certaine colère, trois attentats contre mon domicile et ma voiture. Je bénéficie d’une protection rapprochée en raison de menaces réitérées.

En tant que président, je m’occupe principalement du pénal et je préside toutes les audiences correctionnelles, parce que le pénal, c’est la vitrine de la Corse. Il représente une image très forte, beaucoup plus qu’ailleurs. J’ai donc eu à présider de nombreuses affaires. J’ai eu aussi à gérer administrativement quatre cabinets d’instruction.

En général, les magistrats sont des gens feutrés, réservés, conformément à leur obligation. En 1996, des magistrats ont écrit au garde des sceaux une lettre dans laquelle ils s’inquiétaient gravement des dérives de l’action publique. J’en citerai quelques phrases : " Certaines décisions intervenues ne s’expliquent que par l’existence de négociations et tranchent avec les décisions que sont amenés à prendre des magistrats exerçant en Corse dans des dossiers similaires. L’absence de cohérence est largement commentée par l’opinion insulaire et perçue comme une négation du principe d’égalité des citoyens devant la justice et est de nature à affecter durablement la crédibilité et l’efficacité de l’institution judiciaire, le sentiment d’impunité ressenti par les auteurs d’actes terroristes les plaçant en position de force par rapport à l’institution judiciaire ".

Les deux tiers environ des magistrats ont signé cette lettre. Il est rare que deux tiers d’un corps de magistrats en arrivent à un sentiment d’exaspération face à des difficultés de fonctionnement. C’étaient principalement des juges d’instruction. C’était aussi lié à des attaques contre l’institution judiciaire : attentats, menaces, articles de presse gênants, avocats dont la liberté de parole paraissait plus qu’excessive.

Je rappelle que peu après mon arrivée, venait d’avoir lieu une conférence de presse au cours de laquelle trois avocats avaient revendiqué trois assassinats à une tribune. Leurs propos ont été rapportés par un journal nationaliste : " Placés en état de légitime défense, nous avons procédé à trois reprises à l’élimination d’individus dont l’intention ferme et arrêtée était de porter atteinte à l’intégrité physique de plusieurs de nos militants. Deux de ces opérations visaient des bandes de truands, nous en avons éliminé les meneurs. La troisième a touché un ancien militant de notre structure qui s’en était lui-même exclu en février 1992. Cet individu s’est trouvé chargé par un quarteron de manipulateurs sournois et sans scrupule de devenir l’exécutant devant abattre certains de nos militants ".

Trois assassinats revendiqués publiquement à une tribune, à la télévision, notamment par trois avocats n’ont donné lieu à aucune réaction. Or il y a tout de même au minimum une obligation déontologique du bâtonnier de demander quelques explications à des avocats qui ont revendiqué des assassinats privés de légitime défense, ce qui me paraissait un comble de la part d’avocats avec lesquels nous travaillons, dont Me Mattei, un ancien bâtonnier. Travailler avec ou entendre plaider des avocats qui viennent de revendiquer un meurtre me posait problème, moralement et professionnellement. Il me semblait qu’il aurait pu y avoir des réactions.

Mais à la rigueur, cela faisait partie du quotidien. Je parle de la période 1994-1996. Le juge d’instruction que vous allez rencontrer est arrivé, il y a à peu près un an et n’a pas connu de période de dysfonctionnement important des services judiciaires et policiers. Très souvent, un juge d’instruction venait me dire - je ne travaillais pas directement avec les enquêteurs de la gendarmerie - que les enquêteurs n’exécutaient pas nos réquisitions. Que pouvais-je faire ? C’était la première fois que cela m’arrivait. Pour moi, c’était nouveau.

Un jour, un juge d’instruction a demandé à un service de gendarmerie d’aller interpeller un individu parce que des écoutes et des témoignages avaient fourni des éléments suffisants pour le mettre en cause et éventuellement le présenter devant le juge. C’était quelqu’un de dangereux dont l’arrestation nécessitait une opération lourde. La première fois, on n’a pas pu le faire à cause de la prétendue venue d’un général, ce qui s’est révélé faux ; la deuxième fois, il y avait des absents dans le service ; la troisième fois, un gendarme m’a dit qu’ils n’iraient jamais le chercher. Il s’agissait d’une personnalité connue, Jean-Michel Rossi, dont on a reparlé récemment et qui était alors le rédacteur en chef d’un journal important. C’était une interpellation sensible et lourde qui pouvait avoir des effets politiques évidents.

M. le Rapporteur : C’était à quelle époque ?

M. Pierre GOUZENNE : En 1996. On s’aperçoit dans de telles circonstances que le juge d’instruction, que l’on prétend être l’homme le plus puissant de France est un homme nu, sans glaive ni soldats. C’est un peu le problème de l’équilibre entre la raison d’Etat, qui est tout à fait respectable, et l’ordre public et l’application de la loi. On dit que la raison d’Etat peut justifier des lois d’amnistie qui relèvent du Parlement ce qui est plus démocratique, mais de là à ce que la raison d’Etat aboutisse à des amnisties préventives ! Le fait que les services enquêteurs soient, dans des moments difficiles, trop dépendants de l’autorité administrative, pose donc problème.

C’était une affaire de mœurs. La victime était une très jeune femme fragile. Nous avions des inquiétudes pour le magistrat, que j’ai fait partir parce que j’ai appris qu’il y avait un contrat sur elle. On se demandait aussi que faire de la victime. Elle était mineure. Il y avait des risques. Il y a parfois des conséquences aussi.

Lorsque les magistrats corses résistaient un peu, intervenait ce que l’on appelle le dessaisissement. On peut en discuter mais il me semble que la loi définit l’acte terroriste de façon précise. Elle définit l’acte et non pas l’individu. Si l’on pense que peut être qualifié de terroriste un acte commis par un individu, à notre avis, c’est une déviation de la loi. Un viol ou un vol sur un marché ne me paraît pas être un acte terroriste, quelle que soit l’appartenance politique de l’auteur. On a senti à un moment donné une dérive de la notion de terrorisme : partaient à Paris des actes peut-être commis par des terroristes mais qui n’avaient pas la qualification légale d’actes terroristes de nature à troubler la sécurité et l’Etat. Des juges ont résisté avec courage lorsque le parquet demandait le dessaisissement. La cour de cassation les a désavoués en disant que, dans l’intérêt du bon fonctionnement de la justice, puisqu’il y avait un conflit entre un juge et le parquet, lequel avait demandé sur ordre le dessaisissement - on est toujours dans l’opposition entre parquet et juges d’instruction -, on demandait le dessaisissement au profit de la 14ème section. D’une façon générale, nous l’avons souvent mal vécu.

M. le Rapporteur : A cette époque, seize dossiers sont remontés ?

M. Pierre GOUZENNE : Davantage, environ une vingtaine. Il y avait aussi une certaine réticence à l’égard de la 14ème section, proche de la place Beauvau. Si l’on prend l’exemple italien, il n’y a pas besoin d’une justice spécialisée. Falcone, comme De la Chiesa, était un Sicilien, et il avait avec lui, dans son bureau, des policiers siciliens. La notion de police ou de justice spécialisée n’est pas forcément bon signe. L’exemple italien d’une justice rendue localement a donné de bons résultats en Sicile. Bien entendu, il faut des protections et des moyens.

M. Pierre GOUZENNE : L’absence de relation avec la 14ème section provoquait des difficultés. C’est un peu un ghetto. Les juges d’instruction qui travaillent parfois sur des dossiers parallèles ou qui concernent quasiment les mêmes personnes ne peuvent pas travailler efficacement. Ils sont un peu considérés comme des boîtes aux lettres. En outre, une certaine suspicion s’était fait jour à la suite de certaines décisions qui avaient beaucoup choqué les Corses. Je veux parler notamment de l’affaire de Spérone, qui avait beaucoup ému les services de gendarmerie notamment. Des enquêteurs avaient senti des balles siffler à leurs oreilles. Or les auteurs ont été relâchés quelques jours plus tard. Parfois, les procédures s’éternisent, ce qui heurte beaucoup l’opinion insulaire.

Cette politique de dessaisissement n’est pas une bonne chose, d’autant que l’opinion corse est assez attachée à la justice. Peut-être pas de la même façon qu’ailleurs mais c’est un des éléments de négociation. En matière civile, par exemple, on rend un jugement et après, on discute, on ne l’exécute pas. Le métier d’avocat est le métier suprême en Corse. Il y a tout de même une certaine révérence à l’égard du droit et de l’institution judiciaire. Certaines incompréhensions à l’égard des pratiques de la 14ème section ont beaucoup affecté l’image des magistrats en Corse, car on estime que l’on peut et que l’on doit juger les affaires ici. Le procès de Furiani avait posé des problèmes matériels parce qu’il fallait loger les deux mille victimes, mais les Corses n’auraient pas admis que l’affaire soit jugée ailleurs. Je crois qu’il y a le même problème avec l’affaire Bonnet. Il existe une volonté de reconnaissance de la justice en Corse. Le dessaisissement est très mal vécu.

M. le Président : Il est très mal vécu par les magistrats eux-mêmes.

M. Pierre GOUZENNE : Outre le dessaisissement au profit de la 14ème section, il y a eu toute la politique de l’action publique pendant un certain temps. C’était la fameuse " circonspection " de M. Couturier qui dit, dans le rapport de la commission d’enquête présidée par M. Glavany, qu’il ne comprenait pas le problème et qu’il avait été un parfait exécutant des ordres du ministre. La gestion de l’action publique nous paraissait poser problème. L’absence de cohérence était dénoncée par tout le monde. Ainsi, en correctionnelle, des gens que l’on avait trouvés avec des armes illégales dans leur voiture ou ailleurs et qui étaient punis assez sévèrement de peines de prison ferme me parlaient de Tralonca, de telle ou telle personne qui avait été arrêtée puis relâchée ; je baissais pudiquement les yeux, mais je savais qu’il y avait une absence de cohérence dans l’action publique. En effet, si quelqu’un d’encarté, membre de la Cuncolta par exemple, était trouvé avec une arme, je recevais un coup de fil et il fallait le relâcher. Or en Corse, tout se sait.

Cette gestion de l’action publique n’est pas uniquement le fait du parquet. L’action publique, c’est souvent le policier. C’est lui qui arrête ou qui n’arrête pas, soit de son propre chef, soit sur ordre. D’une façon générale, même lorsque l’on arrêtait quelqu’un, parfois par hasard, parce que l’on ignorait que c’était un nationaliste ou quelqu’un d’important, il était relâché. La Corse a donné un exemple de dépendance du parquet qui n’était pas très saine et les projets actuels vont peut-être dans le bon sens. Cela soulève aussi le problème du rattachement de la police à l’autorité judiciaire. Je suis assez fasciné par la démocratie italienne. A Milan, la police travaille dans le bureau du procureur-juge d’instruction. Nous avions ici, il faut bien le dire, un procureur général qui en référait à la chancellerie ou à Matignon. J’ai vu le procureur téléphoner à la chancellerie à la faveur d’un incident d’audience.

M. le Président : Ce n’est pas le système qui est en cause, ce sont les hommes. On peut mettre en place tous les systèmes possibles, si les hommes sont faibles cela ne sert à rien.

M. Pierre GOUZENNE : Le système le favorise. Il est vrai que certains magistrats du siège censés être indépendants ne le sont pas tant que cela, mais ici le système le favorise grandement. Il fragilise les hommes. Je ne crois pas aux systèmes qui ne reposent que sur le courage. Je crois qu’il vaut mieux des textes, des règlements et des protections.

Une police qui oubliait ses fonctions judiciaires, ses pouvoirs et ses devoirs envers les juges d’instruction, une affaire publique menée directement de Paris, une politique de dessaisissement que l’on ne comprenait pas ont créé le malaise ou le trouble qui a été décrit dans le précédent rapport. Nous nous sommes toujours battus contre cela.

M. le Président : De quelle période s’agissait-il ?

M. Pierre GOUZENNE : De la période que j’ai connue entre 1994 et octobre 1996, date de l’attentat de Bordeaux. Quand le Premier ministre est venu en juillet, on a senti qu’il reprenait en main une gestion qui avait été assurée par le ministre de l’Intérieur qui avait pris tous les pouvoirs en Corse. L’attentat de Bordeaux en octobre a marqué un tournant. Il en est résulté une volonté politique beaucoup plus claire d’application de la loi. Toutes les dérives et compromissions que l’on avait pu ressentir sur le terrain n’ont plus été ressenties. Cette politique a été poursuivie après le changement de gouvernement.

Ensuite, il y a eu l’assassinat de M. Erignac et la création du GPS. J’ai n’ai sur ce service qu’une opinion générale. Je ne crois pas aux services spéciaux dans une démocratie, que ce soit en matière judiciaire, policière ou autre. On pouvait remplacer des personnes, grossir les rangs de certains services, mais dans l’histoire, la création de tels services n’a jamais été très efficace. Il n’y a pas d’habitude de travail, la hiérarchie est différente et c’est difficile à maîtriser. Personnellement, je pense qu’il ne sert à rien de mettre en place un régime spécial, même dans des situations difficiles. Il faut simplement étayer l’existant, créer un poste de juge s’il le faut, bien qu’en terme d’effectifs, nous soyons particulièrement favorisés.

M. le Président : Vous n’êtes pas mal lotis.

M. Pierre GOUZENNE : Avec quatre juges d’instruction pour 150 000 habitants nous devons détenir la palme du ratio.

M. le Rapporteur : Comment s’opère concrètement un dessaisissement ?

M. Pierre GOUZENNE : Il est demandé par le parquet général. Le parquet de Paris demande au parquet de Bastia de prendre des réquisitions de dessaisissement. Le juge rend une ordonnance.

M. le Rapporteur : Comment se fait la répartition ?

M. Pierre GOUZENNE : Ils ne prennent pas ce qui apparaît comme étant un attentat privé, un conflit de voisinage. Une grande partie des trois cents à cinq cents attentats sont des attentats " privés " : un mari jaloux, un entrepreneur non payé, etc. Mais dès qu’une action apparaît comme étant de nature politique, le dessaisissement est demandé, avant même qu’elle ne soit revendiquée.

M. le Rapporteur : Est-ce devenu plus sélectif ?

M. Pierre GOUZENNE : Il y a beaucoup moins de dessaisissements maintenant.

M. le Président : Il n’est pas très valorisant pour les magistrats en poste en Corse d’entendre sans cesse parler de M. Bruguière, Mme Le Vert, M. Thiel et au-delà, des querelles qui les opposent les uns aux autres. Entre MM. Thiel et Bruguière, je ne pense pas que ce soit la parfaite entente. En revanche, des binômes fonctionnent bien : entre Mme Le Vert et la DNAT, il y a semble-t-il, des liens privilégiés. Tout cela doit être très désagréablement vécu par les magistrats en Corse, car c’est tout de même vous qui vivez la réalité du terrain. La criminalité, ce n’est pas seulement les attentats.

M. Pierre GOUZENNE : C’est frustrant, surtout quand les policiers prennent des risques. La création récente des pôles financiers est une initiative intéressante. Il me semble que le terrorisme corse reste local, insulaire. Puisque l’on crée des pôles spécialisés avec quelques magistrats, avec des responsables des douanes, du Trésor, etc., pourquoi ne pas faire un pôle rattaché à la délinquance financière ? Pourquoi ne pas faire des pôles régionaux Corse, région PACA, Paris en rattachant un juge antiterroriste à un juge financier, car les liens entre la délinquance financière et le terrorisme sont souvent importants ? Il nous semblait qu’il y avait là une occasion de tenir tête à cette section de Paris qui n’a d’ailleurs pas fait la preuve d’une grande efficacité et qui a souvent été désavouée par ses pairs.

M. Pierre GOUZENNE : Ces affaires touchent tellement à la raison d’Etat qu’il y a une suspicion, légitime ou pas, dès qu’il y a délocalisation. C’est le regard de la place Beauvau sur le palais de justice de Paris. Même si elle n’est pas fondée, cette suspicion existe. Elle est problématique pour la population. C’est pourquoi on a envisagé de conduire des actions locales avec la justice spécialisée que l’on est en train de créer.

M. le Président : Vous avez évoqué le cas d’avocats qui ont déclaré avoir procédé à des exécutions pour vous étonner que des poursuites n’aient pas été pas engagées. Qu’est-ce qui vous empêche de vous saisir de cette affaire ? Autre exemple, vous étiez en poste lors de l’affaire de Tralonca, qu’est-ce qui vous empêchait de procéder à des investigations ? Un juge d’instruction peut se saisir.

M. Pierre GOUZENNE : Le juge d’instruction n’a pas ce pouvoir, c’est le procureur qui agit parfois sur ordre.

M. le Président : La notion d’agir sur ordre nous paraît un peu déformée. Un procureur de la République pouvait recevoir des instructions écrites, mais il avait la liberté d’action.

M. Pierre GOUZENNE : Oui, dans les textes.

M. le Président : Il pouvait très bien ne pas respecter les ordres écrits qui lui étaient donnés. Malgré le système antérieur qui pouvait être contraignant pour les magistrats, un procureur qui avait un minimum de courage pouvait décider de poursuivre en dépit de toutes les instructions.

M. Pierre GOUZENNE : Le procureur de Marseille n’a pas poursuivi sur ordre. Connaissez-vous beaucoup de procureurs qui agissent à l’encontre de leur carrière ? Nous avons deux cents ans de culture de soumission des magistrats.

M. le Rapporteur : Le procureur actuel a-t-il la même attitude ?

M. Pierre GOUZENNE : Non, cela a changé. Les textes sont encore les mêmes, mais ils vont peut-être changer.

M. le Président : Vous avez été saisi sur l’affaire des paillotes. Vu de l’extérieur, le travail réalisé me paraît tout à fait remarquable. Concernant l’affaire d’Armata Corsa qui a revendiqué l’assassinat d’un jeune garçon boucher, on parle d’un dessaisissement. Qu’est-ce qui vous empêche, en tant que magistrat, de vous élever contre ce dessaisissement ? Je suis convaincu que l’affaire mélange allègrement revendications nationalistes et banditisme ordinaire. Si vous continuez à laisser faire et à alimenter les cabinets de M. Bruguière, Mme Le Vert et quelques autres, la justice au plan local apparaîtra privée de l’essentiel ?

M. Pierre GOUZENNE : Les juges d’instruction se sont opposés. Il y a eu treize refus de dessaisissement sur des affaires d’attentats ou d’assassinats. Dans l’intérêt de la bonne administration de la justice, la cour de cassation a désavoué les juges d’instruction. Or les juges d’instructions avaient travaillé sur certains dossiers pendant un an. Il est pénible de se voir retirer un dossier sur lequel on a travaillé pendant un an et qui est sur le point d’aboutir, mais c’est légalement possible. De plus, cela entraîne la suspicion. On peut en effet penser que c’est parce que l’affaire a atteint un certain stade qu’on l’arrête.

M. le Rapporteur : Vous avez évoqué une mauvaise coopération entre la police locale et le SRPJ, des intimidations de magistrats. Quelqu’un nous a dit : " Si on juge des affaires de terrorisme ici, il y aura inévitablement des manifestations ". Que pensez-vous de cet argument ?

M. Pierre GOUZENNE : J’ai jugé récemment deux nationalistes du Fiumorbu qui, le soir des dernières élections, avaient violemment frappé un capitaine de gendarmerie. L’audience était lourde. Ils ont pris dix-huit mois ferme. Ils n’ont pas fait appel. Ils ont fait publier un communiqué dans la presse pour protester contre la sévérité du verdict en faisant valoir qu’ils avaient été frappés par le gendarme. Des mafieux de la Brise de mer ont été condamnés à cinq ans de prison. Il n’y avait personne à l’audience. La presse n’en a pas parlé.

Autre affaire importante, un assassinat avait eu lieu à Corte en réaction à l’assassinat de M. Albertini. Deux tendances nationalistes s’étaient affrontées, provoquant trois morts sur le boulevard Paoli à dix-huit heures. Le lendemain, la riposte avait entraîné un mort à Corte. C’était une affaire très importante. Un juge d’instruction avait décidé la mise en place d’écoutes qui se sont révélées très intéressantes. Trois mois plus tard, lors d’une réunion organisée pour faire le point, on a appris que le résultat des écoutes avait été communiqué depuis trois mois au parquet général et au ministère. Le juge d’instruction l’a très mal pris. Elle a estimé qu’étant le juge d’instruction ayant ordonné les écoutes, c’était à elle que les résultats devaient en être transmis. Je ne connais pas le détail de l’affaire, mais c’était révélateur aussi.

M. le Président : Cette situation nous paraît très complexe. Les problèmes personnels qui embrument la lisibilité d’une action en Corse rendent les choses très compliquées.

On a parlé de la section antiterroriste, de juges divers et variés. Que pensez-vous de M. Marion et de la DNAT ?

M. Pierre GOUZENNE : Cette année, en terme d’image, la DNAT a été très violemment perçue en Corse. Alors qu’il y avait un climat très favorable à la restauration de l’Etat de droit et à une action policière et judiciaire forte, la DNAT a commis des excès, allant, par exemple, jusqu’à embarquer à six heures du matin un petit vieux de quatre-vingts ans. Récemment, j’ai vu passer en audience un cafetier et quatre personnes, des petits vieux de soixante-dix à soixante-quinze ans, qui avaient été arrêtés par la DNAT pour avoir joué à la manille en misant 50 francs. Ils sont arrivés à cinquante dans un petit village de cinquante habitants pour ramasser ces quatre petits vieux qui égayaient leur retraite en jouant à la manille. L’avocat a tout de même mis en cause la DNAT. Je me suis renseigné mais je n’ai pas réussi à savoir s’ils cherchaient quelqu’un d’autre. Cela a été une grave erreur psychologique. Dans ce village, on ne veut plus entendre parler de la justice, de la police et de l’Etat de droit. Si rétablir l’Etat de droit consiste à rafler des joueurs de manille ! Souvent, à l’audience, on me dit qu’ils sont entrés en forçant la porte à six heures du matin. Il y a eu une systématisation de l’action avec une certaine violence envers une population susceptible et solidaire.

M. le Président : Vous considérez donc que la DNAT n’est pas une structure très utile ?

M. Pierre GOUZENNE : De ce point de vue, non.

M. le Président : Cela tient-il à la personnalité de M. Marion ?

M. Pierre GOUZENNE : Je l’ignore.

M. le Président : Comment ressentez-vous le fait qu’un juge d’instruction comme Bruguière organise une reconstitution de l’assassinat de Claude Erignac à Ajaccio de façon spectaculaire et médiatisée ?

M. Pierre GOUZENNE : La médiatisation peut aussi protéger l’institution. On devient intouchable. M. Bruguière est intouchable.

M. le Rapporteur : Il a été mis en cause.

M. Pierre GOUZENNE : Il a été mis en cause mais il est toujours là. Il est des mises en cause qui protègent. Immédiatement après son arrivée, M. Bruguière est allé déjeuner et parler pendant deux heures avec le préfet Bonnet. En terme d’image, c’est catastrophique car ici, les gens savent ce qu’est le droit, ce qu’est un juge d’instruction, ce qu’est un préfet. Aller tout de suite s’enfermer dans le palais de Lantivy était déplorable ! Je sais que le premier président a téléphoné au président du tribunal de grande instance de Paris pour lui dire que le juge d’instruction n’avait pas à s’afficher ainsi.

M. le Rapporteur : Depuis quand le pôle économique et financier fonctionne-t-il ?

M. Pierre GOUZENNE : Il est en place depuis le mois de juillet. Sa création a été annoncée par Mme Guigou il y a un an, quand elle est venue installer M. Legras. Il a fallu toute une procédure, réaliser des détachements, résoudre des problèmes financiers. Il est prématuré de dresser un bilan. Les responsables de la section financières se penchent sur le dossier du Crédit agricole qui est assez monstrueux. S’il s’était agi d’envoyer trois bras-cassés, cela aurait été inutile. En l’occurrence, non seulement il a été fait appel au volontariat mais on a choisi des fonctionnaires motivés et très compétents.

M. le Rapporteur : Sur le plan judiciaire, l’affaire du Crédit agricole est donc entièrement traitée ici ?

M. Pierre GOUZENNE : Oui. Au départ, il n’y avait pas sur place de juge financier ou on le jugeait incompétent. Le parquet a donc décidé de créer un poste d’autant qu’un texte prévoit la présence d’un juge financier par région. C’est un peu comme pour le terrorisme : le texte dit que les affaires financières complexes peuvent être confiées à un juge spécialisé. Je pense que l’affaire du Crédit agricole était complexe dès le départ. Un choix a été fait, un nouveau juge a été nommé. L’ancien juge d’instruction a un peu mal vécu ce dessaisissement, en l’occurrence local.

M. le Président : Le directeur général de la police nationale nous a dit que les archives avaient été rapatriées à Nanterre.

M. Pierre GOUZENNE : Je ne sais pas très bien ce qu’il en est. Je sais qu’il y a eu un transfert.

M. le Président : S’agissant de la présence sur l’île, un renouvellement assez régulier dans les administrations est jugé souhaitable. En est-il de même dans l’administration judiciaire ? Pour être encore plus précis, vous êtes ici depuis cinq ans, considérez-vous que c’est une durée de séjour suffisante ?

M. Pierre GOUZENNE : Ce qui est catastrophique, ce sont des préfets, des commissaires qui restent un an ou deux. C’est une durée trop courte. J’ai connus quatre préfets, trois directeurs de maisons d’arrêt, trois procureurs. Certains fonctionnaires viennent prendre du galon puis vont à Marseille, Montpellier ou Paris. A titre personnel, je me vois mal juger des hommes politiques que j’ai connu en tant que président. J’ai jugé l’ancien préfet en poste lors de la catastrophe de Furiani, mais je ne le connaissais pas puisque je venais d’arriver. Je l’aurais connu en raison de mes fonctions pendant cinq ans, cela aurait été difficile. J’ai jugé récemment le maire de Bastia, je n’étais pas très à l’aise. En tant que président, j’ai des relations fonctionnelles avec le préfet, le président du conseil général.

M. le Président : Estimez-vous que la corsisation des emplois est un avantage ou un inconvénient dans les services de sécurité, notamment dans la police ? On nous a fait des réponses variées sur ce point.

M. Pierre GOUZENNE : Il y a eu des dérives de haut en bas de la hiérarchie. Il faut montrer l’exemple. On dit souvent que les Corses ne sont pas fiables, mais l’Etat n’est pas fiable non plus. Qui commence ? Qui finit ?

M. le Président : Avez-vous connu M. Dragacci ?

M. Pierre GOUZENNE : Un peu. C’était un bon policier qui a mal vécu son éviction. Il y a la guerre des polices.

M. le Président : Vous affirmez qu’elle existe ? Plus ou autant qu’ailleurs ?

M. Pierre GOUZENNE : Ailleurs, je ne l’ai pas vécue. Avant l’affaire Erignac, il y avait des difficultés. M. Dragacci avait des méthodes de terrain, de connivence sans compromission qui me paraissaient assez intéressantes.

M. Bernard DEROSIER : Efficaces ?

M. Pierre GOUZENNE : Oui

M. le Président : Ce n’est pas l’avis de M. Marion.

M. Bernard DEROSIER : Lui s’attaque aux joueurs de manille !

M. le Rapporteur : C’est la police traditionnelle contre la police moderne ?

M. Pierre GOUZENNE : Oui.

M. le Président : Je dirai plutôt la police médiatisée contre la police discrète.

M. Pierre GOUZENNE : La police de terrain, de réseaux.

M. le Rapporteur : L’affaire de la note Bougrier a-t-elle été déterminante ?

M. Pierre GOUZENNE : Oui.

M. Roger FRANZONI : Quelqu’un nous a dit que la situation des hauts fonctionnaires et des magistrats était d’autant plus difficile en Corse que les élus corses étaient défavorables à la politique d’application de la loi et tenaient un double langage : ils condamnaient les attentats et approuvaient le gouvernement mais, in petto et dans l’intimité, étaient contre cette politique.

M. Pierre GOUZENNE : C’est ce que l’on dit souvent.

M. Roger FRANZONI : Qu’en pensez-vous ?

M. Pierre GOUZENNE : Je n’ai jamais connu d’intervention mais cela ne veut pas dire qu’il n’y en ait pas. Généralement, pour effectuer une intervention, on ne téléphone ni au juge d’instruction, ni au président, ni au procureur. Si elles se font, elles se font autrement. Je crois que le parquet n’a jamais été l’objet d’interventions notables de la part des hommes politiques.

M. Roger FRANZONI : Même en dehors des interventions qui peuvent se concevoir à la rigueur, on a dit que s’ils approuvaient publiquement le gouvernement dans leurs réunions et dans leurs conversations, ils disaient en privé qu’il faisait une mauvaise politique.

M. Pierre GOUZENNE : Le double discours n’est pas une exclusivité corse.

M. le Président : C’est un débat que nous pouvons avoir entre nous.

M. Roger FRANZONI : Certains fonctionnaires le pensent.

M. le Président : Pas seulement des fonctionnaires. Le résultat des dernières élections régionales en Corse a conduit certains élus, de la majorité comme de l’opposition, à des changements d’attitude tout à fait significatifs vis-à-vis du mouvement nationaliste.

M. Pierre GOUZENNE : D’une façon générale, j’étais parfois un peu surpris en tant que citoyen de certains comportements d’hommes politiques vis-à-vis de personnes que l’on savait dangereuses et poursuivies. Les bras dessus bras dessous entre Santoni et certains hommes politiques peuvent choquer.

M. Roger FRANZONI : Il y a aussi un problème de presse et de médiatisation. Les gens ne savent pas ce qui se passe. Quand on dit qu’untel a fait ceci, on ne voit rien venir. Les gens pensent que ce n’est pas vrai et que, de toute façon, on ne fera rien.

M. le Président : C’est peut-être vrai pour le quidam, mais en ce qui concerne François Santoni, chacun sait qu’au-delà de l’action dite nationaliste ou politique, il y en a une autre.

M. Pierre GOUZENNE : Le centre de formation de François Santoni à Calvi ou l’Ile-Rousse bénéficiait de financements.

M. Roger FRANZONI : Qu’ont fait les juridictions ? La juridiction commerciale avait conclu que tout était parfait. Il a fallu que la cour d’appel prononce une condamnation.

M. Pierre GOUZENNE : Oui, des magistrats professionnels !

M. Roger FRANZONI : Des magistrats de la cour d’appel !

M. Pierre GOUZENNE : La juridiction commerciale n’est pas composée de magistrats.

M. Roger FRANZONI : Mais il n’y a eu aucune médiatisation !

M. Pierre GOUZENNE : Tout le monde en Corse connaissait les sommes très importantes attribuées à ce centre qui avait très peu d’activité de formation et savait qu’il y avait des nationalistes dans le coup. On s’en doutait rien qu’en lisant le journal.

M. Roger FRANZONI : J’ai provoqué la réunion d’une commission d’enquête à ce sujet. Nous nous sommes demandés où allait l’argent de la formation professionnelle. Il y a eu la commission Glavany. Mais les gens voudraient voir les suites données à tous ces scandales. Or le petit peuple ne voit rien. Je sais qu’il faut du temps, mais les citoyens ne le savent pas.

M. Pierre GOUZENNE : C’est tout de même un dossier qui devrait aboutir assez rapidement. Il existe une volonté. Les juges d’instruction peuvent travailler.

M. le Président : Monsieur le président, je me souviens d’une émission de télévision à laquelle vous aviez participé...

M. Pierre GOUZENNE : ..." Envoyé spécial ".

M. le Président : ...dans laquelle j’avais été frappé par le découragement des magistrats.

M. Pierre GOUZENNE : Un peu.

M. le Président : Il était tout de même exceptionnel d’entendre des magistrats tenir ce genre de propos à la télévision. C’était en 1996. Sentez-vous vraiment un changement de comportement et de sentiment ? Le climat est-il devenu plus sain ?

M. Pierre GOUZENNE : Effectivement, il y avait un problème avec les juges d’instruction. Ils avaient été humiliés et un peu désespérés par le mode de fonctionnement de l’institution. Ils entretenaient donc de très mauvais rapports avec les services enquêteurs et avec le parquet. Les hommes, les pratiques, les services enquêteurs ont changé. Je pense que le ministère l’a compris et a accepté certaines mutations. Il y a trois nouveaux juges d’instruction sur quatre. Les juges d’instruction avaient vécu tous les jours cette méfiance dans leur bureau, ils avaient subi trop d’avanies. Ils sont partis.

M. le Rapporteur : Revenons à l’affaire des paillotes. Le préfet Lemaire que nous venons de rencontrer s’est félicité qu’il existe une véritable imbrication entre le parquet, les juges d’instruction et les services enquêteurs dans cette affaire. Il nous a indiqué que pour d’autres, un phénomène de stratification et une sorte de délitement de l’instruction se produisaient. Qu’en pensez-vous ?

M. Pierre GOUZENNE : Parler d’imbrication entre le parquet et l’instruction me gêne un peu, car cela pourrait vouloir dire que le juge d’instruction obéit parfaitement au parquet, même si c’est pour le bien de la loi.

M. le Rapporteur : Le parquet a un rôle à jouer dans l’instruction.

M. Pierre GOUZENNE : Un regard. C’est l’une des premières fois qu’il y a une synergie entre le juge d’instruction et le parquet. Avant, il y avait une telle méfiance entre le juge d’instruction et le procureur que c’était impossible. Je ne suis pas un partisan absolu du juge d’instruction, je pense qu’il devrait y avoir un grand service d’enquête indépendant. Apparemment, sans trahir de secret, cela donne un excellent dossier.

M. le Rapporteur : Vous souhaitez que l’affaire soit jugée ici ?

M. Pierre GOUZENNE : Aux assises, cela me paraîtrait être un problème. Il s’agit d’un dossier criminel. Ici, les assises ont, je crois, un taux de 65 % d’acquittements. J’y suis allé une fois ou deux pour voir de quoi il s’agissait. J’ai été frappé par un acquittement suite à une tentative de meurtre : quelque temps après, la victime a été assassinée sur un parking. Juger ici le préfet Bonnet, qui n’est pas corse, qui a une certaine image, cela poserait un problème.

M. le Président : Dommage que je ne sois pas avocat en début de carrière car j’ai compris que pour se faire un nom aux assises et au pénal, il faut venir plaider en Corse : 65 % d’acquittements, c’est formidable !

M. Pierre GOUZENNE : Il faut surtout plaider très longtemps. Il faut y passer la journée, afin de pouvoir téléphoner pendant la nuit !


Source : Assemblée nationale. http://www.assemblee-nationale.fr