Présidence de M. Raymond FORNI, Président

L’adjudant-chef Jean-Paul Tramoni et le lieutenant-colonel Bonnin sont introduits.

M. le Président lui rappelle que les dispositions législatives relatives aux commissions d’enquête lui ont été communiquées. A l’invitation du Président, L’adjudant-chef Tramoni et le lieutenant-colonel Bonnin prêtent serment.

M. le Président : Adjudant-chef Tramoni, présentez-nous la brigade de Penta-di-Casinca, dont vous êtes le commandant.

Adjudant-chef Jean-Paul TRAMONI : On a coutume de dire que la Corse est une montagne dans la mer. L’arrondissement comprend huit communes. La circonscription de la brigade a une longueur de dix kilomètres correspondant à la route nationale et à environ dix kilomètres de côte sablonneuse pas trop escarpée, bordée par la mer Tyrrhénienne. Son territoire recouvre 7 808 hectares. Nous sommes limitrophes de la brigade de Vescovato, au nord, et de la brigade de Cervione, au sud, qui fait partie de la compagnie de Ghisonaccia. La circonscription de la brigade est divisée en deux parties par la route nationale : la bande littorale, à l’est, et la zone montagneuse, à l’ouest, qui représente 60 % du terrain. Les routes transversales est-ouest conduisent aux différents villages. En Corse, la plupart des communes ont une sortie vers la mer. Sur les huit communes de l’arrondissement, cinq ont une sortie vers la mer, les trois autres sont situées en zone de montagne, à une altitude comprise entre 400 et 1 100 mètres. En période hivernale, la population est de 5 000 habitants. Elle peut être quintuplée voire décuplée l’été, passant à 25 000, voire 50 000 habitants. Selon les comptages de la DDE, la nationale draine de 9 000 véhicules/jour en janvier à 18 000 véhicules/jour l’été.

M. le Président : Où les touristes sont-ils accueillis ?

Adjudant-chef Jean-Paul TRAMONI : Principalement dans des camps de vacances. Il sont de tailles différentes. Le camp de vacances mutualiste du CNRO, destiné aux retraités et aux actifs du bâtiment, comprend 900 lits et peut accueillir 1 200 personnes. Il existe des camps de vacances privés, comme celui de Albaserena, sur la bande littorale qui a défrayé la chronique pour avoir fait l’objet d’une intervention du génie pour défaut de permis de construire. Le camp a rouvert cette année avec moins de ressources et moins d’emplois. On trouve enfin des campings de cent à deux cents places et des hôtels de deux à quatre étoiles.

Dans la plaine, des exploitants agricoles cultivent la vigne, le kiwi et les agrumes, notamment les clémentines et les pomelos, mais ces derniers se commercialisent très mal. En montagne, les principales activités sont l’élevage bovin, caprin et ovins, ainsi que la charcuterie. Le reste de l’économie locale consiste dans l’artisanat - menuiserie bois et aluminium, ferronnerie et boyauderie - et dans le commerce, surtout autour de Folelli.

Folelli, où nous sommes, n’est qu’un carrefour, un hameau, un lieu-dit de la commune de Penta-di-Casinca. Penta-di-Casinca était un village de moyenne altitude où les gens se regroupaient. Avec l’électrification et le confort, les populations sont venues vivre dans la plaine, plus près des commerces, des écoles et du collège, provoquant la désertification de l’intérieur. Aujourd’hui la plaine attire non seulement la population et les commerces mais aussi la convoitise et la délinquance.

M. le Président : Dans ce secteur assez prospère, êtes-vous confronté au problème du racket ou de l’impôt révolutionnaire ?

Adjudant-chef Jean-Paul TRAMONI : Il transparaît au travers de la dégradation par explosif des véhicules et des habitations. Lorsque, en procédant à des investigations, nous nous entendons répondre : " Je n’ai pas d’ennemis, je n’ai pas de dettes, je n’ai pas eu un mauvais comportement sur la route, je n’ai nui à personne ", nous soupçonnons le racket.

M. le Président : Il s’agit seulement de suspicion. Personne ne vient jamais vous dire qu’il est victime d’un racket ou soumis à l’impôt révolutionnaire ?

Adjudant-chef Jean-Paul TRAMONI : Jamais.

Lieutenant-colonel BONNIN : C’est la chape de silence.

Adjudant-chef Jean-Paul TRAMONI : J’aurais bien voulu avoir ne serait-ce qu’une procédure pour pouvoir dire qu’une fois dans ma carrière quelqu’un a eu la force, le courage de le reconnaître. Je vous assure qu’il y a ici des gens solides, mais lorsqu’ils ont été ébranlés par une explosion, leur femme, leurs enfants, leur famille, leurs amis leur disent : " A ta place, je n’irais pas chercher plus loin ". Souvent, les victimes disent vrai en assurant n’avoir reçu aucun signe. Ils subissent une première explosion pour les mettre en condition. Ils doivent parfois remonter à des contentieux assez lointains pour faire des rapprochements.

M. le Président : Connaissez-vous dans votre secteur des gens qui ont un train de vie anormalement élevé par rapport à leurs revenus supposés ?

Adjudant-chef Jean-Paul TRAMONI : Oui, j’en connais. A une époque, la hiérarchie de la gendarmerie nous a demandé d’établir la liste des gens dont le train de vie ne correspondait pas à leurs revenus, mais quelle suite a été donnée ? Je dis souvent aux gens qui viennent nous voir que nous sommes les agents de la force publique et que nous ne sommes ni des juges, ni des magistrats, ni des hauts fonctionnaires. Nous ne sommes pas des décideurs à même d’ouvrir ou de poursuivre l’instruction d’un dossier, nous recueillons des éléments de constatations et nous les transmettons. Heureusement, d’ailleurs. Il existe la séparation des pouvoirs.

M. le Président : Quand ces éléments sur le train de vie vous ont-ils été demandés ?

Adjudant-chef Jean-Paul TRAMONI : A mon arrivé à Bonifacio, ma première affectation en Corse, des notes étaient déjà adressées à la hiérarchie. L’année dernière, une telle demande a été renouvelée. Mais depuis, une équipe spéciale a été chargée de ces questions.

M. le Président : Nous l’avons rencontrée.

Adjudant-chef Jean-Paul TRAMONI : Ici, j’ai en mémoire les deux frères Guazzelli fichés au grand banditisme, dont le frère était directeur du Crédit agricole. N’est-ce pas, monsieur Franzoni ?

M. Roger FRANZONI : Directeur général du Crédit agricole, président de la CADEC, premier vice-président de l’Assemblée territoriale.

Adjudant-chef Jean-Paul TRAMONI : C’est un élu de l’Assemblée territoriale. Il y a suspicion du braquage d’un Airbus en bout de piste à Poretta, il y a suspicion du braquage de la paie de la Légion, qui représentent des butins de plusieurs centaines de millions de francs, Des livres sous-entendent l’existence de liens avec La brise de mer. Lorsque je l’ai auditionné pour un banal vol de véhicule, il m’a déclaré être sans profession. Or sa maison a un mur de soutènement de soixante-dix unités et il se dit exploitant agricole. Cela est connu. Il y a bien une liste. Où se trouve-t-elle ? Entre les mains des hauts fonctionnaires des impôts ?

M. le Rapporteur : Manquez-vous d’informations sur la façon dont sont exploités les renseignements ?

Adjudant-chef Jean-Paul TRAMONI : C’est normal. Je suis un gendarme de terrain. Je côtoie le conseiller général et le maire. Nous avons des relations avec la préfecture. Au début de ma carrière, le directeur des services de la préfecture ne conversait qu’avec le commandant de compagnie et le commandant de groupement. Aujourd’hui l’information passe mieux. Cela est peut-être dû à la médiatisation. Il y a de nombreux dossiers à traiter. Nous travaillons beaucoup avec les administrations, beaucoup trop même, mais comme nous sommes des militaires disciplinés, nous n’osons pas dire non. Nous sommes parfois trop polyvalents. Qui trop embrasse mal étreint. Dans le domaine du renseignement, vous pourrez trouver des failles car nous avons beaucoup d’autres choses à faire. Mais je ne m’excuse pas.

M. le Président : Vous avez connaissance des gens dont l’enrichissement paraît sans commune mesure avec leurs revenus ; vous avez du racket dont vous n’êtes pas informé et dont vous ne pouvez donc pas vous préoccuper ; à l’évidence, un trafic a lieu sur le territoire de votre secteur. Que vous reste-t-il, à part la police de la route ?

Adjudant-chef Jean-Paul TRAMONI : C’est très important aussi.

M. le Président : J’en conviens.

Adjudant-chef Jean-Paul TRAMONI : Il nous reste tout le contact avec la population.

M. le Président : A quelles fins puisque vous n’avez pas la possibilité d’aller au-delà ?

Adjudant-chef Jean-Paul TRAMONI : Nous nous y évertuons tout de même. Vous estimez peut-être que ce n’est pas suffisant, mais si nous en faisions encore moins, que resterait-il ? Ce serait pire.

M. le Président : C’est une bonne réponse.

Adjudant-chef Jean-Paul TRAMONI : C’est pour cela que même après le cinquième attentat, nous continuons. Vous aurez compris que mon attitude n’est pas de composition, je suis là pour décrire le travail de ma brigade. La géographie exerce une influence. Dans la Somme ou dans la Brie, il faudrait chercher un monticule ou grimper sur l’estafette pour voir l’horizon. Ici, c’est différent. Dans la montagne, les gens vivent différemment de ceux de la plaine. Dans les écoles, 30 % d’élèves sont d’origine maghrébine. Le brassage influe aussi sur les comportements. Nous sommes en pleine mutation.

Il nous reste donc toute cette action, dans laquelle nous essayons tous les jours d’obtenir un progrès, aussi minime soit-il. Ce qui est fait après me dépasse. Nous faisons parvenir l’information par les procédures officielles, par des notes, par du renseignement, par des synthèses. Après, c’est autre chose.

M. le Président : Je reconnais que vous avez beaucoup de mérite car dans cet environnement, il doit être très difficile de continuer à y croire.

Adjudant-chef Jean-Paul TRAMONI : Au Kosovo, des gendarmes doivent connaître des moments difficiles. En Corse, nous sommes dans une période difficile qui perdure.

M. le Rapporteur : Pourquoi dites-vous que vous êtes en pleine mutation ?

Adjudant-chef Jean-Paul TRAMONI : Ici, c’est très sensible. Notre secteur connaît un renouvellement de la population. 30 % de Maghrébins représentent un apport différent dans les mœurs, dans la religion. Même si l’on ne s’en aperçoit pas, il y a quand même un comportement vis-à-vis des gens.

M. le Rapporteur : C’est différent de la culture corse ?

Adjudant-chef Jean-Paul TRAMONI : C’est très différent.

M. le Rapporteur : Vous sentez une rupture ?

Adjudant-chef Jean-Paul TRAMONI : Sur une île, on est isolé et enclin au sectarisme. Les gens sont toujours sur la réserve.

M. Roger FRANZONI : Les Maghrébins se " corsifient " très vite. Ils se marient et au bout de vingt ans ils sont devenus plus corses que les Corses. Ils en acquièrent tous les défauts !

Adjudant-chef Jean-Paul TRAMONI : Je tempérerai votre propos. Je rends service à des Maghrébins qui le méritent bien. Ils ne sont pas ici uniquement pour des raisons économiques. D’autres méritent d’être punis et de faire l’objet d’un PV comme tout Corse qui a commis un acte délictueux.

M. Roger FRANZONI : M. Tramoni soulevé une difficulté : il a cité un exemple aveuglant de personne ayant des ressources supérieures à leurs revenus. Le petit qui est sanctionné se plaint que certains soient intouchables.

Adjudant-chef Jean-Paul TRAMONI : En fait, les actions conduites par les agriculteurs sont initiées par quelques-uns. La grande majorité d’entre eux travaillent et paient leurs impôts mais les agriculteurs honnêtes en sont arrivés à un stade où ils disent qu’ils ne refusent pas de payer mais qu’ils recommenceront de le faire lorsque les autres le feront aussi. Certains ne paient pas l’eau, d’autres ne paient pas l’électricité.

M. le Président : C’est la situation typique d’une société effondrée.

M. Bernard DEROSIER : Vous dites que vous rédigez des rapports et qu’ensuite, leur utilisation vous échappe, ce qui est normal. Toutefois, après le dernier attentat dont une gendarmerie a été l’objet, est-ce la brigade visée qui a été chargée de l’enquête ?

Adjudant-chef Jean-Paul TRAMONI : La brigade y a participé jusqu’au quatrième attentat. Au cinquième, nous avons été dessaisis et une autre unité, la section de recherches, a procédé aux investigations.

M. Bernard DEROSIER : A chaque fois, un juge a-t-il été saisi pour procéder à l’instruction ?

Adjudant-chef Jean-Paul TRAMONI : Oui. Il y a eu la période de flagrant délit, puis la période d’instruction. La 14ème section est intervenue quasiment à chaque revendication.

M. le Président : La 14ème section du parquet de Paris ?

Adjudant-chef Jean-Paul TRAMONI : Oui.

M. le Président : Vous êtes corse, vous êtes en poste depuis longtemps. Recourir à une structure parisienne, à des magistrats de Paris, vous paraît-il approprié pour traiter ce genre de questions ? Vous dites vous-même que l’on connaît les tireurs. Que peuvent vous apporter ces gens venus de Paris si ce n’est vous obliger à faire de l’accompagnement, des gardes du corps et à mobiliser une voiture pour ouvrir la route ?

Adjudant-chef Jean-Paul TRAMONI : La réponse est contenue dans votre question.

M. le Président : Ils font tout de même un peu figure de shérifs ?

Adjudant-chef Jean-Paul TRAMONI : Je n’ai pas eu l’occasion de les côtoyer.

M. Didier QUENTIN : Avez-vous eu affaire à eux concrètement ?

Adjudant-chef Jean-Paul TRAMONI : Nous avons eu des contacts par téléphone et par fax mais pas physiquement sur place. Nous allons voir le juge d’instruction de Bastia. Les différents magistrats se sont déplacés à chaque fois.

M. le Président : Mais pas ceux de Paris. On ne conduit pas une instruction uniquement par fax et par téléphone.

M. le Rapporteur : Pour le dernier attentat, vous avez affaire à la 14ème section et à la section de recherches ?

Adjudant-chef Jean-Paul TRAMONI : Pour les précédents, nous sommes restés saisis par la 14ème section.

Lieutenant-colonel BONNIN : On a fait monter en puissance la section de recherches. Pendant le temps de flagrance, qui dure généralement de quarante-huit à soixante-douze heures, la brigade territoriale participe au premier chef à la recherche de renseignements. Ensuite, elle ne peut plus poursuivre l’effort car toutes les missions de la brigade doivent continuer d’être assumées. L’unité spécialisée qu’est la section de recherches ou la brigade de recherches de Bastia ou une autre prend le dossier à bras-le-corps. Une information est ouverte. La brigade ne peut plus gérer complètement le dossier. En revanche, elle doit être associée à son évolution et ne pas être tenue dans l’ignorance. Par son savoir-faire, ses informations, sa connaissance des gens, elle est capable d’enrichir le dossier.

M. le Président : Votre zone de couverture comprend une zone frontière tournée vers l’Italie. Avez-vous observé entre l’Italie et la Corse des trafics qui emprunteraient la voie maritime ?

Adjudant-chef Jean-Paul TRAMONI : Le dernier l’a été à Campoloro qui est du ressort de la brigade de Cervione, qui dépend de la compagnie de Ghisonaccia, en raison de la présence d’un port abri. Ici, il n’y a quasiment pas d’accès maritime, il n’y a pratiquement que des plages.

M. le Président : On parle de contrebande de cigarettes.

Adjudant-chef Jean-Paul TRAMONI : Selon les informations qui me sont fournies par la douane et par mes collègues de Bonifacio, des bateaux partent du Maroc avec une cargaison de haschisch en direction des îles Baléares, puis se déroutent brutalement de l’itinéraire qu’ils avaient annoncé à la capitainerie. L’avion ou l’hélicoptère invisible de la douane note le changement de cap. Ces bateaux se dirigent vers la région de Naples - leur destination n’est pas la Corse -, mais en période de mer houleuse, ils se dirigent quasi systématiquement vers les bouches de Bonifacio. L’action concertée de la direction des douanes de Marseille, de celle d’Ajaccio, de l’avion, de l’hélicoptère et des garde-côtes permet ainsi des prises de plusieurs centaines de kilos. Récemment, deux bateaux se sont fait attraper hors zone parce que le mauvais temps les avait contraints à se mettre à l’abri, le premier, à Campo-Moro, près de Propriano, le second à Campoloro. Je n’ai pas eu connaissance d’autres trafics en Corse. Sur les dix kilomètres de côtes de ma brigade, je n’ai jamais connu de trafic, ni de stupéfiants ni de cigarettes. Par contre, les cigarettes font l’objet de vols.

M. le Président : C’est pourquoi vous protégez la SEITA, ce qui n’a pas empêché un hold-up, la semaine dernière.

Lieutenant-colonel BONNIN : C’était en zone de police nationale, monsieur le président.

M. le Président : Ah !

Adjudant-chef Jean-Paul TRAMONI : Le trafic s’effectue parfois par l’intermédiaire de petits buralistes. La gendarmerie a résolu une affaire. Les buralistes d’ici ont été sanctionnés et n’ont plus l’agrément de la SEITA. Les cigarettes volées sont généralement exportées.

M. le Président : On dit que la verbalisation des Corses est exceptionnelle.

Adjudant-chef Jean-Paul TRAMONI : Il vous suffirait de consulter mon registre pour vous persuader du contraire.

M. le Président : On dit aussi que l’on distingue un automobiliste continental d’un automobiliste corse au fait que le premier boucle sa ceinture et l’autre pas.

Adjudant-chef Jean-Paul TRAMONI : J’assure la surveillance des bistrots, à cause des machines à sous près des collèges, afin de contrôler que les parents bouclent bien leur ceinture. Je considère que cela fait partie de l’éducation. Les mamans réagissent mieux que les papas. Généralement, au retour, tout le monde boucle sa ceinture. C’est une action préventive. Ici, il faut savoir s’adapter car on trouve aussi bien celui qui va soigner sa vigne, que celui qui emmène sa femme passer une radio ou que la maman qui a trois enfants, dont deux en primaire et l’autre au collège. Mais il faut aussi savoir dire à quelqu’un : " Vous avez commis telle infraction qui aurait pu provoquer un accident grave, donc je vous verbalise ". Dans d’autres cas, comme le contrôle technique des véhicules, nous faisons preuve de compréhension. L’infraction est passible de 900 francs d’amende. Si nous le constatons, nous dressons un procès-verbal. Quand l’intéressé revient nous voir après s’être mis en règle, nous ne lui faisons pas payer les 900 francs.

M. le Rapporteur : Revenons sur le problème des machines à sous.

Adjudant-chef Jean-Paul TRAMONI : A la suite d’un bon travail de mes camarades de la BR, nous avons pu procéder à six fermetures administratives d’établissements équipés de machines à sous et à six mises en examen. C’est moi qui suis allé les chercher, notamment chez M. le maire et conseiller général, qui en avait une.

M. Roger FRANZONI : Castelli avait une machine à sous ?

Adjudant-chef Jean-Paul TRAMONI : En effet.

M. Roger FRANZONI : Il doit donner l’exemple.

Adjudant-chef Jean-Paul TRAMONI : Je n’ai pas voulu demander à mon camarade de la BR d’y aller. Puisque je participais à l’enquête, je suis moi-même allé saisir la machine à sous.

M. Roger FRANZONI : Avez-vous des feux de maquis, ici ?

Adjudant-chef Jean-Paul TRAMONI : Oui, mais moins cette année.

M. Roger FRANZONI : Quelles en sont généralement les causes ?

Adjudant-chef Jean-Paul TRAMONI : Ceux du bord de route sont dus aux mégots, ceux qui éclatent dans des endroits inaccessibles sont liés à l’élevage. Il arrive aussi que le feu échappe à quelqu’un qui nettoie un bout de terrain.

M. le Président : Y a-t-il eu des blessés ou des morts ?

Lieutenant-colonel BONNIN : Un ou deux pompiers ont été blessés.

Adjudant-chef Jean-Paul TRAMONI : Une femme est décédée dans un incendie au sud de Porto-Vecchio.

M. le Président : La présence de machines à sous est le résultat d’une action de la pègre.

Adjudant-chef Jean-Paul TRAMONI : Que ce soit à Monaco ou ici, les machines à sous portent la marque de la mafia. Il y a eu deux grandes opérations. Celle dont je vous ai parlé concernait quatre-vingts machines, Christian Léoni était à la tête du réseau, mais il n’est qu’un lieutenant de ceux qui réalisent les investissements et que l’on ne connaîtra jamais. La seconde, à Corte, concernait cent machines à sous, a nécessité un important travail de fond de renseignement, de surveillance des individus suspects, de connaissance de leurs moyens de locomotions et de leurs revenus, avec les brigades.

M. le Président : Morachini a-t-il été arrêté ?

Adjudant-chef Jean-Paul TRAMONI : Il a été arrêté et écroué à la maison d’arrêt de Borgo. Les commanditaires n’ont pas été découverts mais un sérieux coup d’arrêt a été porté à cette activité.

M. Roger FRANZONI : Disposez-vous de tout le matériel nécessaire : bureautique, véhicules ?

Adjudant-chef Jean-Paul TRAMONI : Les conditions se sont améliorées.

M. le Président : Vous êtes chez vous en Corse puisque vous êtes d’origine corse. Le principe des annuités qui comptent double pour l’activité des gendarmes en Corse vous paraît-il justifié ?

Adjudant-chef Jean-Paul TRAMONI : Oui. Je n’en reviendrai pas à l’histoire.

M. le Président : Nous ne sommes plus à la fin du XIXeme siècle. Restons-en à 1999.

Adjudant-chef Jean-Paul TRAMONI : A partir du moment où il y a eu plusieurs morts, on a été obligé d’inciter les volontaires à venir. Sans cette incitation, personne ne viendrait en Corse. J’ai fait la moitié de ma carrière sur le continent, j’aurais pu continuer à y constater des vols, des accidents et des atteintes diverses de la même manière, le code de procédure est identique. En venant en Corse, non seulement je suis revenu chez moi mais je bénéficie des annuités. C’est le seul avantage car ma paie est rigoureusement identique à celle du gendarme de Strasbourg. Nous n’avons pas de prime à l’outre-mer. Une limite a été posée. On fait cinq ans dans une unité et la durée en Corse est limitée à dix ans.

M. le Président : Dix ans dans la même unité ?

Adjudant-chef Jean-Paul TRAMONI : Non, cinq ans dans une unité. On peut être maintenu en Corse jusqu’à dix ans. On s’est aperçu que la durée moyenne de présence d’un gendarme en Corse était de quatre années. Cela ne gênait pas trop. Cela ne me gêne pas de " faire annuité ", étant entendu que nous exerçons un métier militaire où l’on ne travaille pas huit heures par jour. D’après une étude, ce métier vieillit de dix ans de plus. Quand bien même on est en quartier libre, en repos ou en permission, on peut être appelé à intervenir. J’étais en permission quand on m’a appris que deux décharges de chevrotines venaient d’être tirées sur une personne sur un parking, j’ai accouru en jean. J’ai effectué la perquisition avant vingt et une heures.

M. Bernard DEROSIER : A-t-on identifié l’auteur du crime ?

Adjudant-chef Jean-Paul TRAMONI : Les deux auteurs potentiels sont décédés dans un règlement de compte.

M. le Rapporteur : Ceux qui les ont éliminés ont-ils été identifiés aussi ?

Adjudant-chef Jean-Paul TRAMONI : Ils sont en passe de l’être.

M. le Rapporteur : Le premier assassinat était-il un règlement de compte ?

Adjudant-chef Jean-Paul TRAMONI : On a évoqué toutes les hypothèses : la piste nationaliste, parce que la personne visée, qui n’était d’ailleurs pas la bonne, était autonomiste ; le contentieux commercial et le contentieux d’autre nature. En fin de compte, il nous est apparu qu’il s’agissait d’une affaire passionnelle qui avait mal tourné, avec des individus qui étaient sortis de prison, dont l’un était déjà connu au grand banditisme. Je ne vous en dirai pas plus car l’information est toujours ouverte.

M. le Président : Comment avez-vous vécu l’affaire du GPS, l’incendie des paillotes et l’incarcération d’officiers de gendarmerie ?

Adjudant-chef Jean-Paul TRAMONI : Très mal. Nous étions tous troublés. Notre hiérarchie a dû nous réunir à plusieurs reprises, y compris la direction de Paris qui est descendue pour nous rassurer. Nous n’avons pas compris. Le procureur de la République de l’époque, ses substituts et les différents magistrats du tribunal de grande instance nous ont assurés de leur confiance. Le procureur de la République a dit : " Le GPS, je ne le connais pas, je n’ai pas travaillé avec eux ". Il m’a demandé si nous avions travaillé avec le GPS. Je lui ai répondu : " Je connais l’existence de cette unité mais elle n’a pas travaillé dans ma circonscription. Je ne les ai jamais reçus ".

Nous l’avons très mal vécu. En tant que commandant de région, le colonel Mazères était mon patron. J’étais une unité de sa région. Après les attentats, il est venu me voir avec le préfet adjoint pour la sécurité, M. Spitzer. J’avais senti quelqu’un de solide, un chef sur lequel je pouvais m’appuyer. D’ailleurs il m’avait dit : " Si vous avez un quelconque ennui, s’il y a des incidences sur les familles, faites m’en part ". Je lui en ai fait part. Lorsque des occasions se sont présentées, même les gendarmes les plus solides les ont saisies pour partir. Celui qui avait été le plus touché est allé sur le continent. Depuis le 4 janvier, la moitié de mon personnel a été remplacé, ce qui est considérable pour un territoire de huit communes et pose des problèmes. J’ai donc souvent dans l’estafette des nouveaux qui sont obligés de recourir à la carte et à la boussole.

M. le Président : Combien avez-vous de Corses ?

Adjudant-chef Jean-Paul TRAMONI : Six sur cent quarante-huit personnes. Il y a très peu de recrutement. Cela est le résultat de causes multiples. Les événements d’Aléria en 1976, les ordres, les objectifs, directives, les orientations, les libérations malvenues, notamment celles intervenues onze mois après les arrestations de Spérone - elles n’ont d’ailleurs pas profité à certains qui ont été tués -, tout cela fait qu’ici, ce n’est pas aussi facile que dans le Berry.

M. le Président : Etiez-vous ici au moment de l’affaire de Tralonca ?

Adjudant-chef Jean-Paul TRAMONI : Oui.

M. le Président : Vous avez entendu parler de l’ordre donné ce soir-là à la gendarmerie d’être calme, discrète ?

Adjudant-chef Jean-Paul TRAMONI : Non, je ne l’ai pas perçu ainsi. Nous avions reçu, quelques jours avant, un message - j’ignore s’il se trouve dans les archives...

M. le Président : Sans doute !

Adjudant-chef Jean-Paul TRAMONI : ... indiquant qu’il fallait vérifier tout mouvement de véhicules et tout ce qui pouvait s’assimiler à un rassemblement. Chaque fois que quelque chose est pressenti par les renseignements généraux, on nous demande de faire ce genre d’observation, de noter un passage plus particulier que d’autres, comme lorsqu’il y a un match à Furiani, le samedi soir, ce qui est assez fréquent. Mais le lieu n’était pas défini. Des rassemblements clandestins se sont produits dans différentes régions. Il est apparu que certains journalistes et même certains officiers de police avaient le discours clandestin avant qu’il ne soit prononcé mais cela n’est plus de mon niveau.

M. le Président : Vous savez tout de même qu’un certain nombre de renseignements obtenus par la gendarmerie, notamment quant à l’identification des personnes qui avaient participé à la conférence de presse de Tralonca, n’ont jamais été exploités puisqu’il n’y a pas eu de suites judiciaires.

Adjudant-chef Jean-Paul TRAMONI : Cela ne m’étonne pas, puisque tous les précédents rassemblements qui ont fait l’objet de comptes rendus dans la presse n’ont pas fait l’objet de procédures non plus.

M. le Président : Il y a tout de même une différence de niveau entre trois membres d’Armata Corsa qui se retrouvent dans le maquis pour faire une déclaration et une conférence réunissant trois cents à six cents personnes avec des bazookas, des mitraillettes, des armes lourdes.

Adjudant-chef Jean-Paul TRAMONI : Il y avait déjà eu des rassemblements...

M. le Président : Aussi importants ?

Adjudant-chef Jean-Paul TRAMONI : ... avec des bazookas et un armement impressionnant. Donc, cela ne m’étonne pas. La gendarmerie avait fait son travail quelques années auparavant. Elle avait établi l’organigramme et les structures du FLNC et d’autres structures nationalistes. Cela avait été mis en exergue par certains et un chef de corps, colonel commandant la région de Corse avait fait l’objet d’un rapatriement sur le continent avec sanctions. Je réponds ainsi à l’étonnement que vous avez manifesté tout à l’heure.

M. le Rapporteur : En quelle année ?

Adjudant-chef Jean-Paul TRAMONI : 1985. Cela remonte entre dix et douze ans.

M. le Président : Notre commission présente la particularité d’enquêter sur deux périodes : 1993-1997 et 1997-1999. Vous le savez, en 1997, est intervenu un léger changement à la suite d’une décision heureuse du Président de la République. Comme cette commission d’enquête est, de surcroît, composée à la proportionnelle des groupes parlementaires composant l’Assemblée nationale, nous nous amusons de temps en temps. Nous voudrions cerner les tenants et les aboutissants de l’affaire de Tralonca, ce qui est déjà fait en grande partie, comme nous cernerons les tenants et les aboutissants de l’affaire de la paillote. Le rôle de la gendarmerie n’est d’ailleurs pas le même dans l’un et l’autre cas. A Tralonca, vous aviez en grande partie identifié les participants au rassemblement. Nous avons des témoignages d’autorités de la gendarmerie qui nous ont confirmé avoir reçu l’ordre sur le plan politique de ne pas intervenir, c’est-à-dire non pas de ne pas faire d’investigations mais d’être calme, de ne pas faire de vagues.

Adjudant-chef Jean-Paul TRAMONI : La formule exacte était : " Ne pas rompre la trêve ". C’est net.

M. le Président : Lieutenant-colonel, il y a une légère nuance dans le propos. Ne pas rompre la trêve équivaut à laisser faire...

Adjudant-chef Jean-Paul TRAMONI : Non.

M. le Président : A supposer que vous ayez connu le lieu du rassemblement, ce que personnellement je crois, parce que je doute qu’en Corse, à cette période-là, en dehors de la période estivale, on rassemble quatre cents à six cents personnes sans que cela se remarque...

M. Roger FRANZONI : Surtout à Tralonca !

M. le Président : ... la mission, l’ordre qui vous avait été donné était de ne pas intervenir.

Adjudant-chef Jean-Paul TRAMONI : Non, ce n’était pas cela. Vous orientez le point de vue. (sourires)

La mission du gendarme sur le terrain, c’est de noter les véhicules et de rendre compte. Nous sommes des militaires. Nous aurions dit : " Nous constatons telle situation ". Nous n’avons pas l’initiative, à ce niveau-là, avec cette affluence, avec le nombre de véhicules et censément avec le peu d’effectifs. En tant que militaires, nous n’allons pas monter à l’assaut avec trois fantassins pour dire que nous sommes intervenus. C’est le raisonnement militaire. Lorsque je pars avec un gendarme, je veux rentrer avec lui. La mission définie n’était pas de ne pas intervenir. Pour autant que je m’en souvienne, elle était définie ainsi : il va y avoir un rassemblement, il faut noter tout fait particulier, tout déplacement anormal de véhicules et rendre compte. En tant que commandant de brigade, j’envoie deux gendarmes qui appellent le planton. Le planton me rend compte. Je rends compte à mon commandant de compagnie qui fait de même. A chaque niveau, des gens évaluent les risques, le rapport de forces et qui décident de l’intervention. S’ils n’ont pas les moyens d’intervenir, n’importe quel chef militaire ne mettra pas en danger ses troupes et sa situation.

M. le Président : Ayant la responsabilité d’examiner comment les choses se sont passées, je dis simplement qu’après le compte rendu que vous auriez fait si vous aviez été informé d’un passage de véhicules permettant d’imaginer qu’un rassemblement avait lieu à Tralonca, vous auriez attendu l’ordre longtemps parce qu’il n’aurait pas été donné, tout simplement parce que la mission était de ne rien faire. Je vous donne cette information qui provient de vos autorités hiérarchiques.

M. Didier QUENTIN : On peut se poser la question des effectifs qui auraient été nécessaires pour neutraliser un groupe de ce genre.

M. le Président : Il nous a été dit que l’ordre avait été donné par le préfet adjoint pour la sécurité au général Lallement, qui ne l’a peut-être pas transmis aux brigades. Il a intégré dans sa démarche le fait qu’on lui avait dit qu’il fallait rester calme. Des comptes rendus lui ont été fournis, puisqu’il apparaît qu’entre dix-huit et dix-neuf heures, lorsque cet ordre a été donné, un certain nombre de renseignements faisant état de mouvements de véhicules commençaient à remonter des brigades. Il n’y a pas eu d’ordre donné, de sorte qu’il ne s’est rien passé. On avait recueilli les renseignements mais comme il fallait s’arrêter là, on n’a rien fait.

Adjudant-chef Jean-Paul TRAMONI : " Ne pas rompre la trêve ", cela part de 1990.

M. le Président : Oui, bien sûr. Il ne s’agit pas de montrer quelqu’un du doigt. Si je vous ai dit que la commission avait vocation à s’intéresser à deux périodes, qui sont deux périodes politiques différentes, c’est parce que, dans cette affaire, tout le monde porte une responsabilité. Elle est liée au laxisme dont on a fait preuve. Je pense qu’il faut faire preuve de fermeté, non pas en apparaissant chaque semaine dans Paris-Match, mais en faisant preuve de continuité dans l’action que l’on mène. Si un jour on dit blanc et si le lendemain on dit noir, on décourage les bonnes volontés. Vous le dites vous-mêmes, à quoi bon agir si on vous demande ensuite de tout arrêter.

Adjudant-chef Jean-Paul TRAMONI : Nous faisons notre travail, nous constituons un dossier, nous constituons une procédure, mais après...

M. le Président : Il est décourageant de connaître des types dont vous savez qu’ils sont inscrits au fichier du grand banditisme, dont vous savez qu’ils vivent totalement en dehors de la légalité et de ne pouvoir rien faire. Vous et vos collaborateurs avez le sentiment qu’ils jouissent de l’impunité et vous devez vous interroger. Vous verbalisez le quidam mais vous ne pouvez pas toucher à ceux qui ont un peu de pouvoir. C’est décourageant.

M. Roger FRANZONI : Mon cher collègue, jusqu’à présent, on ne maîtrisait pas la météo. Nous sommes dans une île où le vent changeait souvent. Aujourd’hui, on maîtrise la météo et il faut faire en sorte que le vent ne tourne pas.

M. le Président : Adjudant-chef Tramoni, il nous reste à vous remercier.


Source : Assemblée nationale. http://www.assemblee-nationale.fr