Présidence de M. Raymond FORNI, Président

M. Gérard Bougrier est introduit.

M. le Président lui rappelle que les dispositions législatives relatives aux commissions d’enquête lui ont été communiquées. A l’invitation du Président, M. Gérard Bougrier prête serment.

M. le Président : Vous avez été en poste en Corse comme préfet adjoint pour la sécurité entre février 1996 et novembre 1997. Votre nom est connu du fait de la diffusion d’une note que vous avez signée et dont nous aimerions que vous nous parliez. Nous souhaiterions également savoir comment fonctionnaient les forces de sécurité en Corse, pendant les vingt et un mois où vous y étiez, et à quelles difficultés vous avez été confronté. Nous nous interrogeons également sur l’utilité du rôle de préfet adjoint pour la sécurité. Beaucoup, ici, nous ont dit que cette fonction ne leur apparaissait pas nécessairement adaptée à la situation corse ; peut-être était-ce différent à l’époque où vous étiez sur l’île ?

M. Gérard BOUGRIER : Il me paraît indispensable, en premier lieu, de revenir rapidement sur la situation telle que je l’ai connue. Car raisonner dans l’absolu sur l’organisation des forces ne présente que peu d’intérêt, celle-ci ne pouvant être appréciée qu’en fonction de la réalité connue sur place. Quelle est cette réalité ? Je la synthétiserai en trois points.

Premièrement, on rencontre une criminalité excessive, importante, faite d’une longue tradition de vengeance privée, extrêmement choquante pour l’observateur, même si elle ne concerne pas tous les Corses. A cela s’ajoute une criminalité terroriste, qui a pris une tournure plus " institutionnelle " depuis vingt à trente ans, alors même que la violence contre les autorités républicaines s’était déjà manifestée, et quelquefois dans des conditions assez atroces, dans un très lointain passé. Enfin il existe une criminalité liée à un banditisme plus ou moins mafieux. Ces trois types de criminalité s’imbriquent assez fréquemment les uns dans les autres.

Deuxièmement, il existe une délinquance finalement assez limitée, faite de petits larcins, de bagarres, de dégradations qui ne plaçait pas la Corse parmi les départements les plus délinquants de France. Beaucoup d’interlocuteurs locaux se plaisaient à constater que, mis à part le terrorisme tout à fait insupportable, l’île connaissait une situation quotidienne à peu près tranquille.

Troisièmement, on trouve une incivilité non pas généralisée mais assez partagée, qui conduit de très nombreux habitants de Corse à enfreindre, aussi peu que ce soit, les règles de la vie en société, notamment sur la voie publique ; cela donne une impression de laisser-aller, mais qui n’est pas fondamentalement différente de ce que l’on peut voir dans d’autres lieux du pourtour de la Méditerranée.

Il faut en conséquence reconnaître que depuis très longtemps en Corse s’est installée une sorte de perte du sens de la loi, alliée à une incapacité des services publics - au premier rang desquels les services de l’Etat - à assurer à un niveau convenable les contrôles dont ils sont chargés.

Face à cette situation, que pouvaient faire l’ensemble des forces de sécurité ? J’ai très vite été convaincu que quels que puissent être les succès de la police et de la gendarmerie là-bas, on ne parviendrait finalement à rien si on ne provoquait pas, par des mesures ou des décisions de nature politique, institutionnelle, économique - qui ne dépendaient donc pas des services de police et de gendarmerie - la reprise en main de certains des volets de l’action publique en Corse, au premier rang desquels se trouvent l’organisation interne et le fonctionnement des services de l’Etat.

S’agissant des forces de sécurité dans l’île, il y a des services de police et de gendarmerie dans chacun des deux départements de Corse comme il y en a dans tout département français, ce qui n’appelle donc pas de commentaire.

L’élément particulier de cette organisation classique, c’est l’insularité, qui, en fait, conduisait les échelons régionaux des services de police et de gendarmerie à exercer un rôle de commandement opérationnel qu’ils n’ont pas sur le continent. Le commandant de légion de gendarmerie, sur le continent, exerce essentiellement des fonctions de gestion : on peut considérer qu’il s’agit d’un échelon organique de la gendarmerie. En Corse il est cela, mais il est aussi, par la force des choses, le patron pour tous les aspects du fonctionnement de la gendarmerie ; c’est en tout cas ainsi que je l’ai vu fonctionner, et je crois que ce n’était pas une novation.

Pour leur part, les services de police - police de l’air et des frontières, renseignements généraux, SRPJ - avaient une structure telle qu’on pouvait considérer que chacun d’eux constituait un seul et unique service sur l’ensemble de l’île. Il y avait donc une unification de l’action de ces services au niveau des directions régionales.

Par ailleurs, la criminalité et le terrorisme en Corse ont amené à instituer deux sortes de correctifs.

Le premier correctif est quantitatif : il tient à la présence sur l’île des " unités déplacées ", compagnies de CRS et escadrons de gendarmerie dont, à certaines périodes, les effectifs étaient supérieurs à ceux des effectifs territoriaux. Ces unités déplacées avaient - et ont toujours, je crois - une structure de commandement autonome, puisqu’elles sont dirigées en interne par un état-major distinct de celui des forces de sécurité territoriales.

Le second correctif tient au préfet adjoint pour la sécurité. Je dois dire qu’avant d’être nommé en Corse, en tant que membre du bureau de l’association du corps préfectoral, je m’interrogeais sur la pertinence de ce poste de préfet adjoint pour la sécurité dans une île qui a à peine plus d’habitants que le département des Hautes-Pyrénées, que j’administre actuellement. Arrivé là-bas, je ne me suis pas posé la question : il s’agissait d’exercer la fonction.

Comment ai-je conçu mon rôle ? Pour moi, préfet adjoint pour la sécurité, cela voulait dire " adjoint " - donc sous l’autorité de responsables dont j’étais le collaborateur - ce qui supposait loyauté et souci de coller en permanence à la volonté des deux préfets de département auxquels j’étais adjoint. Par ailleurs, étant préfet, nommé en conseil des ministres, j’avais néanmoins une fonction d’autorité. C’est donc sur la base de ces constats que j’ai envisagé mon action.

Cela supposait que j’entretienne un rapport extrêmement étroit et que je témoigne d’une loyauté sans faille à l’égard des deux préfets de département, que je sois en liaison opérationnelle permanente avec le gouvernement, en particulier avec le cabinet du ministre de l’intérieur, et, enfin, très concrètement, que je prenne en charge la coordination de l’ensemble des forces de sécurité.

J’avais le souci de faire en sorte que police et gendarmerie fonctionnent aussi harmonieusement que possible, ce qui n’a pas toujours été une partie de plaisir, nombre de circonstances contrecarrant cette volonté d’unité. Cela dit, pour porter d’ores et déjà un regard critique sur ce poste, je pense, après avoir fait le bilan des avantages et des inconvénients, que la balance penche très légèrement du côté de son maintien, ce dont je vais essayer de m’expliquer maintenant.

Le nombre des forces de sécurité en Corse, l’imbrication des forces permanentes et des forces déplacées, la nécessité d’assurer une cohérence d’action sur l’ensemble de l’île, tout cela me paraît justifier l’existence d’un point unique de coordination.

Or si cette unicité de coordination est légitime, par qui doit-elle être assurée ? Si elle l’était par un policier, les gendarmes s’en trouveraient offusqués, l’inverse étant également vrai. Si elle l’était par un sous-préfet auprès du préfet de région - hypothèse qui a longtemps été envisagée -, je pense que quelles que soient les qualités qu’il puisse avoir, il n’aurait ni l’autorité fonctionnelle et de grade pour imposer une vision opérationnelle sur l’ensemble des forces, ni le niveau de contact adéquat avec les directeurs de cabinet des ministres. Je considère donc que cette fonction, si elle doit exister, doit être exercée par un préfet.

A toutes ces raisons s’en ajoute une autre - peut-être plus discutable - à savoir la relation qui doit exister entre l’autorité administrative et l’autorité judiciaire. Le parquet général de Bastia, en raison de la nécessité d’avoir une vision sur l’ensemble de l’île, était

 ou était supposé être - très fortement impliqué dans la définition de la politique pénale telle qu’elle devait être appliquée par les deux parquets des tribunaux de Bastia et d’Ajaccio. Il convenait donc, comme de coutume, qu’un dialogue puisse être assuré, à un niveau convenable, entre l’autorité de justice, le parquet général en l’espèce, et l’administration. C’est en tout cas ainsi que je l’ai vécu ; j’y ai d’ailleurs vu des avantages, même si j’ai pu ne pas en être totalement satisfait quant aux résultats.

De là à vous dire que tout cela a fonctionné, pendant mon séjour, de façon idyllique et rentable sur le plan des résultats, non ! Beaucoup de circonstances s’y opposaient. Tout d’abord, il va de soi que s’il y a mésentente dans le trio des préfets, cela ne peut pas fonctionner. Il y faut donc une sorte de volontarisme absolu, chacun s’engageant à faire fonctionner le trio. Ensuite, sans parler de " guerre des polices ou de la gendarmerie ", ce qui est caricatural, il est certain qu’en situation agitée, les services ont des réflexes de protection, lesquels peuvent entraîner parfois des dérives individuelles - la fiabilité n’existant plus - ou de chapelle - tel service, quelquefois en raison d’une mauvaise appréciation des choses, ne jouant pas le jeu. C’est malheureux, mais là encore, il ne faut pas généraliser.

Pour conclure, donc, ce poste a une légitimité relative. En le supprimant, on reporterait sur le préfet de région ou en tout cas sur les deux préfets de département une charge quotidienne et une pression psychologique assez fortes, qui, à mes yeux, devraient leur être évitées. En effet, il ne serait pas souhaitable que les représentants de l’Etat soient regardés par nos concitoyens de Corse comme exclusivement chargés d’une mission de sécurité.

M. le Président : Quelles relations entreteniez-vous avec les structures nationales : DNAT, service central des renseignements généraux, magistrats du parquet ou de l’instruction chargés de la lutte antiterroriste ? Aviez-vous le sentiment de l’utilité de leur intervention en Corse ?

M. Gérard BOUGRIER : Quand je suis arrivé en Corse, la DNAT n’avait pas été chargée des affaires de terrorisme ; c’est intervenu au cours de l’automne 1996, je crois.

Claude Erignac, André Viau et moi-même étions absolument convaincus que nous avions besoin d’investigations extérieures pour progresser sur les affaires criminelles. Nous n’avions pas la connaissance technique ou juridique pour indiquer précisément comment les choses devaient être organisées, mais lorsque nous avons appris, à la suite de fréquentes demandes de notre part, que la section antiterroriste et la DNAT seraient chargées d’enquêtes criminelles en Corse, nous en avons été satisfaits.

Cela dit, je n’ai eu que très peu de relations directes avec la DNAT d’une part, avec les magistrats spécialisés d’autre part, qu’il s’agisse des substituts ou des juges d’instruction. Ma fonction s’est donc déroulée dans le cadre qui existait au moment de mon arrivée : j’avais des contacts avec les échelons locaux de la police, de la gendarmerie et de la justice. Je n’ai donc pas eu de relations fonctionnelles avec la DNAT ni avec les magistrats, sous réserve de la réunion de coordination qui avait lieu tous les mois au ministère de l’intérieur, laquelle donnait lieu à un échange d’informations sur les affaires en cours.

S’agissant des échelons parisiens au sens large, je considérais que ma mission de sécurité me vouait au contact avec ceux qui étaient chargés de l’ordre public ; c’est donc avec le directeur de cabinet du ministre, ou le directeur adjoint, que j’étais en contact quasi quotidien par le biais du téléphone. J’étais aussi en relation, bien sûr, avec le directeur général de la police. C’est donc au travers d’un dialogue fréquent avec ces autorités que mon action, définie en accord avec les préfets de département, s’est déroulée tout au long de mon séjour en Corse.

M. le Président : Etant donné les contacts fréquents que vous aviez avec l’échelon local, n’avez-vous pas ressenti sur place, à partir du moment où la DNAT et les juges antiterroristes sont intervenus, un sentiment de frustration ?

M. Gérard BOUGRIER : Si. C’était évident. Il ne faut pas généraliser, mais au travers de telle ou telle réaction, j’ai pu savoir que les magistrats locaux étaient meurtris de ce dessaisissement.

Concernant la police judiciaire locale, j’ai été profondément affecté par l’antagonisme qui pouvait se manifester, soit sur la forme, soit sur le fond, dans des affaires graves, sachant que j’étais supposé assurer une unité de vue et d’action. Il va de soi que dans ce domaine, je ne suis pas particulièrement satisfait de moi.

Mme Nicole FEIDT : En tant que préfet adjoint pour la sécurité, dépendiez-vous de la direction générale de la police ?

M. Gérard BOUGRIER : Absolument pas. La direction générale de la police était un partenaire : en tant qu’éléments de la sphère gouvernementale, nous faisions partie de la même famille. D’ailleurs, les contacts permanents que je pouvais avoir soit avec le directeur général de la police, soit avec le directeur central des renseignements généraux, son adjoint, ou le chef de l’UCLAT, étaient quotidiens et opérationnels, très souvent dans l’urgence, d’ailleurs.

Mme Nicole FEIDT : Aviez-vous un rôle prédominant à l’UCLAT ?

M. Gérard BOUGRIER : Je ne parlerais pas de " rôle prédominant ". Il va de soi, en revanche, que beaucoup d’informations que je rassemblais au niveau local étaient disséquées au niveau parisien.

M. Georges LEMOINE : Aviez-vous des rapports avec le général de la gendarmerie en poste à Marseille dont dépendait la zone ?

M. Gérard BOUGRIER : Oui. Le général commandant la circonscription de gendarmerie était un interlocuteur occasionnel. Il venait inspecter ses forces en Corse, mais il ne constituait pas pour moi un échelon opérationnel : je n’ai jamais été amené à lui exposer un problème opérationnel, et je l’ai toujours envisagé - peut-être ai-je eu tort, je ne le sais pas - comme un échelon interne de la gendarmerie ne participant pas, au quotidien, à la mise en œuvre d’une politique de sécurité et à la définition de moyens.

Mon échelon de contact, pour la gendarmerie, c’était le commandant de légion, mais aussi le directeur général de la gendarmerie, que j’avais au téléphone aussi facilement que le directeur général de la police et que j’allais même voir directement dans son bureau. Pour moi - et peut-être à tort, d’ailleurs, car les gendarmes ont souvent le sentiment d’appartenir à une sorte de caste spéciale -, les gendarmes étaient des militaires au service de la sécurité au même titre que la police avec des règles de fonctionnement spécifiques et mon souci, même si je n’y suis pas parvenu comme j’aurais souhaité, était de faire fonctionner tout cela aussi bien que possible.

M. le Président : Les CRS et la police dépendent du ministère de l’intérieur, la gendarmerie du ministère des armées, sans parler de la justice qui est indépendante. C’est cette complexité, donc, qui selon vous justifie en Corse la présence d’un préfet adjoint pour la sécurité ?

M. Gérard BOUGRIER : En partie, oui.

M. le Président : Mais ce problème se pose partout sur le territoire français, puisque c’est là l’organisation générale de la République.

M. Gérard BOUGRIER : Certes. Sauf qu’en Corse, le niveau de criminalité et de terrorisme n’est en rien comparable à celui de tout autre département, y compris le pays basque, que je connais bien.

Les forces déplacées sont mises à la disposition du préfet adjoint pour la sécurité, c’est lui qui les a en main. Or il faut qu’elles participent à l’action générale, ce qui n’est pas évident. On pourrait se poser la question de savoir si, plutôt que de faire se succéder tous les mois des forces déplacées, on ne ferait pas mieux de renforcer les effectifs territoriaux, afin d’avoir des gens qui connaissent le terrain et qui puissent mener une action sur le long terme. C’est là une question qui a été débattue mainte fois et qui a été réglée, malheureusement - mais on peut le comprendre - par des décisions budgétaires, sans compter la suspicion a priori qui peut exister quant à la fiabilité des fonctionnaires ou des militaires qui viendraient prendre des fonctions territoriales.

Pour ma part, je n’ai jamais considéré qu’un fonctionnaire de police originaire de Corse était moins bon ou moins fiable qu’un autre, même si certaines individualités manifestaient, à l’évidence, le contraire. J’ai connu là-bas de remarquables fonctionnaires de police, motivés, loyaux.

En fait, pour faire fonctionner les services de police et de gendarmerie, le vrai problème tient à la lisibilité de la volonté politique. Il faudrait vraiment une clarification qui soit compréhensible par les forces qui doivent intervenir. Aussi mon rôle de préfet adjoint pour la sécurité était-il d’expliciter tout cela aux fonctionnaires et aux militaires qui intervenaient, afin de leur rappeler la pertinence et la légitimité de notre action.

M. le Président : En résumé, en dehors de certaines circonstances particulières, la présence de gendarmes mobiles et de CRS est donc d’une utilité tout à fait relative en Corse. Ces forces font des choses visibles - gardes statiques, etc. -, mais qui, sur le moyen et long terme, n’ont aucune efficacité.

M. Gérard BOUGRIER : Je suis d’accord avec vous.

M. le Président : Ces gens-là ne connaissent en effet rien du terrain, et sont souvent venus là en raison des avantages matériels qu’ils en obtiennent - primes, déplacements...

M. Gérard BOUGRIER : Peut-être. Mais ils n’ont pas toujours eu le choix non plus : ils sont envoyés. Cela dit, vous avez raison. Nous avons toujours considéré qu’il y avait une " perte en ligne " à utiliser ces unités déplacées. Mais le drame est ailleurs. Pourquoi a-t-on prévu des unités déplacées ? En réaction ! On n’a pas anticipé, on répond à une situation. Le plus souvent, on a envoyé des forces de sécurité déplacées en Corse à la suite d’un énorme attentat sur un palais de justice ou une gendarmerie : face à une situation qui semblait se tendre, on s’est dit qu’il fallait plus de moyens, ce qui n’est pas nécessairement la bonne réponse, mais il apparaissait impossible d’en donner une autre à ce moment-là.

M. le Président : Ces moyens-là, de toute façon, ne permettaient pas de découvrir les auteurs des attentats.

M. Gérard BOUGRIER : Cela va de soi. J’ai tout fait pour définir, avec l’état-major des unités déplacées qui étaient déployées sur le terrain, des moyens de détecter de l’information, du renseignement. Or les résultats ont été très faibles... sachant que les unités de police et de gendarmerie territorialisées ne faisaient elles-mêmes remonter que très peu de renseignement.

M. Didier QUENTIN : Vous nous avez dit qu’avec M. Erignac et M. Viau, vous étiez parvenus à la conclusion qu’il y avait besoin d’investigations extérieures. Comment étiez-vous arrivés à cette conclusion ?

M. Gérard BOUGRIER : Le nombre des attentats et des crimes de sang non élucidés en Corse est considérable. Or nous ne parvenions pas à en comprendre la raison. La loi du silence, l’impénétrabilité des vallées et des villages, certes, mais... Nous nous sommes alors dit qu’une enquête extérieure, dans certains cas, serait nécessaire.

Non seulement nous souhaitions que des enquêtes en matière criminelle puissent être menées par des éléments extérieurs, mais en réalité, au vu de notre incapacité à avancer dans le domaine judiciaire sur certaines affaires criminelles ou mafieuses, nous pensions que nous pourrions contourner l’obstacle par des voies administratives ; que, nous parviendrions à nos fins, par des investigations des services spécialisés, fiscaux notamment, alors même que par la voie judiciaire nous n’aboutissions à rien. Or cela ne pouvait être fait que par le biais d’enquêtes extérieures. L’expérience l’a d’ailleurs démontré.

M. Didier QUENTIN : Avez-vous tout de même quelques exemples de résultats à nous indiquer, sur les vingt et un mois où vous avez été en poste en Corse ?

M. Gérard BOUGRIER : Oui. Mais ils ne sont pas significatifs. En toute hypothèse, quoi qu’on fasse là-bas, l’amélioration de la situation nécessitera énormément de temps. Pour notre part, le nez dans le guidon, nous étions contents de la découverte d’une cache, de l’arrestation d’un bandit ; mais deux jours après, il y avait dix attentats pendant la nuit... Il était extrêmement difficile, par conséquent, de discerner une véritable amélioration. A certaines périodes, nous avions le sentiment que cela allait mieux : il y avait une détente, moins d’attentats, la police était plus présente sur le terrain. Et puis, tout d’un coup, ça se tendait. Des exemples et des contre-exemples, donc, il y en a des tas.

M. le Rapporteur : Je souhaiterais en venir à la fameuse note dont vous êtes l’auteur. Dans quel esprit l’aviez-vous réalisée ? Et quelle est votre appréciation sur la fuite qui s’est ensuivie ? On a mis en cause le SRPJ. Par ailleurs, quelle a été son utilisation ? Si j’ai bien compris, cette note a été falsifiée.

M. Gérard BOUGRIER : Résumons l’histoire de cette note.

Quand j’ai pris mes fonctions en février 1996, le ministre Jean-Louis Debré m’a dit que l’effort à fournir devait porter en priorité sur la délinquance financière. A cette époque, les tribunaux de Corse n’avaient pas été renforcés par les magistrats financiers, loin s’en faut.

Après la phase d’installation, j’ai commencé à tenter de faire le point sur la délinquance financière, alors même que celle-ci apparaissait à l’évidence comme une réalité ; ce n’était pas un fantasme, il était possible de se promener à Bastia, à Ajaccio ou dans le reste de l’île en citant tel ou tel bâtiment qui était le produit de la délinquance financière, d’une mafioïsation.

Le premier travail était donc de voir, en interne, si nous avions des informations fiscales exploitables, des enquêtes financières en cours au SRPJ... Cette recherche a donné lieu à un toilettage de nos dossiers, et, de ma part, à de très nombreux contacts avec le procureur général de l’époque, M. Couturier, à qui je présentais certains dossiers sur lesquels la justice aurait pu jeter un regard, à l’époque. Cela a duré huit à neuf mois, et je ne suis arrivé à rien du tout. Au cours de conversations avec Claude Erignac et le préfet de Bastia, la réflexion s’est donc engagée sur les moyens de changer de méthode.

Il n’était pas extraordinaire de penser aux enquêtes administratives. J’ai donc commencé à travailler sur le contenu des dossiers qui mériteraient des investigations administratives. Ce travail, assez long car nécessitant un minimum de rigueur, a été achevé au début de l’été 1997, et m’a conduit à proposer au ministre - M. Chevènement ayant lui-même confirmé la nécessité de travailler en priorité dans ce domaine - de cibler une quarantaine de dossiers jugés intéressants dans différents domaines : affairisme, filières agricoles, terrorisme, etc.

Ce dossier, assez volumineux, a, semble-t-il, été étudié à Paris et l’on m’a indiqué que si telle était bien la voie à suivre, il convenait de sélectionner les huit ou neuf dossiers les plus pertinents et sur lesquels on pourrait encore progresser. Cette synthèse est devenue la note que vous venez de mentionner. Elle a suivi le même trajet que tous les rapports que j’ai pu faire au ministre. C’est dire que selon moi, elle était tout à fait protégée.

J’ai quitté la Corse le 29 novembre 1997. L’annonce de la fuite de cette note, dans la semaine qui a suivi, a été pour moi comme un coup de tonnerre et une sorte de coup de poignard dans le dos.

M. le Président : Et vous n’avez pas d’explication vraisemblable ?

M. Gérard BOUGRIER : Les faits ont été rapportés par la presse. Je les prends tels quels. Je n’ai pas enquêté sur le sujet.

M. le Rapporteur : En avez-vous parlé avec le préfet Erignac ?

M. Gérard BOUGRIER : C’est lui-même qui m’a annoncé la fuite au téléphone. J’ai senti sa préoccupation, très vive, ce qui m’a paru tout à fait normal. Nous nous sommes ensuite revus à plusieurs reprises à Paris, sans autre commentaire si ce n’est la manifestation d’une déception et d’une sorte d’angoisse non identifiée.

M. le Rapporteur : Cette note ciblait en particulier le milieu agricole ?

M. Gérard BOUGRIER : Oui, en partie. Elle comportait des cibles agricoles, commerciales et terroristes.

M. le Rapporteur : Votre expérience vous amène-t-elle à penser - la question s’est posée lors de l’enquête sur l’assassinat du préfet Erignac - que la " piste agricole " présente une certaine pertinence ?

M. Gérard BOUGRIER : Oui, mais sans qu’il faille la privilégier. Connaissant un peu la situation, j’ai pensé que ce coup pouvait venir de n’importe quel horizon. L’enquête l’a apparemment montré : des éléments durs auraient radicalisé l’activité terroriste et abouti à cet assassinat. Mais sachant le degré de violence et la capacité de vengeance qui peut animer certains personnages là-bas, dont certains ont pignon sur rue, on se dit que finalement, le commanditaire aurait pu provenir d’horizons divers et variés.

M. le Président : Vous connaissiez M. Marion ?

M. Gérard BOUGRIER : Je l’ai rencontré à l’occasion de ses déplacements à Ajaccio, dans un premier temps, au moment où la DNAT a pris certains dossiers en charge : je ne le connaissais pas auparavant. Au-delà de ces brèves rencontres qui ne conduisaient pas à discuter des dossiers, nous nous voyions une fois par mois au ministère de l’intérieur pour cette réunion de coordination dont je vous ai parlé.

M. le Président : A l’UCLAT.

M. Gérard BOUGRIER : Cette réunion n’était pas " UCLAT ". Elle était présidée par le directeur général de la police et moi-même, avec, autour de la table, l’ensemble des services de police et la gendarmerie.

M. le Président : Vous connaissiez M. Dragacci ?

M. Gérard BOUGRIER : Je l’ai connu en arrivant en Corse. A l’époque, il était chargé de mission à l’inspection générale de la police, et continuait à venir assez fréquemment en Corse. Je n’imaginais pas, alors, qu’il puisse être nommé un jour directeur du SRPJ.

M. le Président : Pourquoi ?

M. Gérard BOUGRIER : Il avait exercé des fonctions en Corse, précédemment, fonctions dans lesquelles il avait été exposé personnellement. Dans ces conditions, il vaut mieux ne pas revenir pour une deuxième expérience de cette nature.

M. le Rapporteur : Il était le chef de cabinet du préfet adjoint pour la sécurité, M. Lacave, n’est-ce pas ?

M. Gérard BOUGRIER : Exactement.

M. le Président : Vous pensiez que cela comportait des risques pour lui, ou que c’était une source supplémentaire de porosité ?

M. Gérard BOUGRIER : Je pense que cela comportait des risques pour lui ; pour le reste, je n’ai pas de raison d’être aussi catégorique. Mais du danger pour lui, oui, absolument.

M. le Président : Vous-même, lorsque vous étiez en Corse, étiez-vous protégé ?

M. Gérard BOUGRIER : J’habitais une maison qui était gardée. J’avais un chauffeur qui était supposé assurer ma sécurité. Nous en avons longuement parlé avec Claude Erignac. Se faire protéger suppose une protection lourde, la protection minimale ne servant à rien. Nous avions donc décidé de prendre des précautions, mais pas de nous faire protéger dans nos déplacements ; aussi les trois préfets de Corse se déplaçaient-ils, tant à titre privé qu’à titre professionnel, comme on se déplace sur le continent.

Mme Nicole FEIDT : Le ministère de l’intérieur n’avait-il pas mis en garde le préfet Erignac ?

M. Gérard BOUGRIER : Jusqu’à mon départ, fin novembre 1997, ni Claude Erignac ni moi-même - à moins que Claude Erignac n’ait pas voulu m’en parler - n’avons pressenti la moindre menace précise, et aucune information des services de police et de gendarmerie ne nous a amenés à y penser. Quelque chose s’est-il déclenché ensuite, à partir de la fuite de la note ? Je ne le sais pas. Claude Erignac, à qui j’avais posé la question, ne m’avait rien dit, à moins qu’il n’ait pas voulu me répondre.


Source : Assemblée nationale. http://www.assemblee-nationale.fr