Présidence de M. Raymond FORNI, Président

M. Jean-Pierre Lacroix est introduit.

M. le Président lui rappelle que les dispositions législatives relatives aux commissions d’enquête lui ont été communiquées. A l’invitation du Président, M. Jean-Pierre Lacroix prête serment.

M. le Président : Monsieur le préfet, nous ne sommes pas venus seulement pour une visite de courtoisie, nous sommes venus pour nous informer. Nous nous sommes rendus à Ajaccio parce que nous pensons que vous avez suffisamment à faire ici pour vous éviter un déplacement à Paris, ce qui eût été possible mais n’était évidemment pas souhaitable compte tenu de la situation dont vous avez hérité, il y a quelques semaines.

Pouvez-vous nous dire quel climat vous avez trouvé à votre arrivée en Corse ? Quelle évolution observez-vous depuis ? Nous souhaiterions également prendre la mesure des lieux. Cela a de l’importance pour comprendre le déroulement d’un certain nombre d’événements récents.

Nous n’avons pas souhaité donner de publicité particulière à notre déplacement. Aussi ai-je été un peu surpris d’observer la présence de journalistes de FR 3 à l’entrée de la préfecture lorsque nous sommes arrivés.

M. Jean-Pierre LACROIX : Monsieur le Président, je vous préciserai tout d’abord que la présence de journalistes est due à la conférence de presse sur les feux de forêts, habituelle à cette époque, qui était prévue de longue date. Il y a eu concomitance avec votre arrivée à la préfecture mais aucune autre information sur votre déplacement à Ajaccio n’a été portée à la connaissance de la presse.

Vous avez souhaité que je m’exprime sur la situation que j’ai trouvée à mon arrivée, il y a moins de deux mois dans cette région et à Ajaccio. Je mentirais en disant que la situation était normale ou paisible. Toutefois, je tiens à dire que les services de police et de gendarmerie étaient présents à leur poste et qu’il n’y avait pas, de façon lisible, au travers des rapports qui m’ont été faits, de changements visibles dans le comportement des policiers, des gendarmes, des CRS et autres services de police affectés notamment à Ajaccio.

En revanche, j’ai constaté qu’il y avait dans la haute direction des services des interrogations fortes sur l’organisation même du dispositif général de sécurité et d’ordre public dans la région et dans le département de Corse-du-Sud. Les deux rapports qui avaient été établis à chaud, d’une part, par l’inspection générale de l’administration et, d’autre part, par l’inspection générale de la gendarmerie n’étaient pas pour rien dans les interrogations qui se faisaient jour, surtout le premier, puisque des propositions extrêmement concrètes y étaient faites.

Face à cette situation, j’ai immédiatement pensé, dans les premières heures de mon séjour, qu’il convenait de se référer aux textes qui fondent l’institution du préfet adjoint pour la sécurité, qui règlent les relations des préfets de départements, du préfet de région, du préfet adjoint pour la sécurité et des responsables régionaux et départementaux de police et de gendarmerie, et d’agir dans le strict respect de ces dispositions.

J’ai d’ailleurs pris immédiatement, le jour de mon arrivée, la délégation de signature qui confiait au préfet adjoint pour la sécurité les responsabilités prévues par les différents décrets et instructions intervenus en la matière. J’ai également expliqué au ministre de l’Intérieur et à ses collaborateurs que ce n’était certainement pas le moment, dans cette période extrêmement sensible, d’opérer des bouleversements fondamentaux qui déstabiliseraient, au moment où il ne le fallait pas, les services de police et de gendarmerie dont j’avais constaté, je le rappelle, qu’ils étaient présents sur le terrain et faisaient face à une situation psychologiquement très difficile. Je pense singulièrement aux gendarmes.

Mon collègue Bernard Lemaire, mon collègue Francis Spitzer et moi avons redéfini les modalités d’application pratiques du dispositif de sécurité. A partir de cette date du 10 mai, j’ai décidé de ne plus présider, sauf à titre exceptionnel - une fois par mois environ, surtout pour maintenir un lien qui m’est nécessaire avec les chefs de police et de gendarmerie du département ou de la région - les réunions traditionnelles de police et que celles-ci seraient tenues par le préfet Spitzer, aussi bien dans le département de Corse-du-Sud que, avec l’accord de M. Lemaire, dans le département de Haute-Corse. La règle était donc remise sur les rails.

J’ai maintenu une relation à l’échelon régional, mais de façon extrêmement limitée, avec le colonel commandant la légion de gendarmerie, le directeur régional des renseignements généraux et le chef du service régional de la police judiciaire. En présence de M. Spitzer et de mon directeur de cabinet, a lieu une réunion en principe hebdomadaire, baptisée " renseignement ", qui permet de procéder à des échanges sur les grands courants de pensée, les tendances, les comportements d’un certain nombre de groupes qui peuvent être fortement contestataires, notamment des groupes clandestins.

J’ai demandé à M. Spitzer d’être présent à cette réunion parce qu’elle entre aussi dans sa compétence et qu’il lui est nécessaire pour fonder ses actions en matière d’ordre public et de sécurité générale, de s’appuyer sur du renseignement. Il en dispose déjà dans chacun des deux départements lors de ses réunions de police, mais là, c’est la vision corse de l’affaire qui se dégage. Sa présence est donc nécessaire et il arrive souvent qu’il soit le rapporteur de certains sujets. Lors de la prochaine réunion, nous traiterons, entre autres, de la préparation des journées de Corte qui peuvent être l’occasion de débordements : elles l’ont été dans le passé, et nous devons prendre un certain nombre de précautions.

La présence de mon directeur de cabinet, qui n’est pas compétent en matière de sécurité et d’ordre public dans le département et ne participe aux réunions de police que lorsque M. Spitzer le souhaite, se justifie plus par la mission que je lui ai confiée de mise en adéquation de ces renseignements, de l’état de l’opinion publique et de l’action administrative conduite quotidiennement sur le terrain dans tous les domaines depuis les huit à neuf semaines que je suis à Ajaccio.

Depuis lors, la situation me paraît s’être normalisée, dans les relations entre les différentes parties prenantes, entre M. Spitzer et M. Lemaire, entre M. Spitzer et moi, puisqu’il est la cheville ouvrière du dispositif sécuritaire public : maintien de l’ordre, réquisition des forces. Le cabinet a trouvé, je crois, sa plus juste place en n’intervenant pas dans les questions d’ordre public. De la part des responsables de la police et de la gendarmerie, je perçois que, là aussi, des équilibres se sont redéfinis et qu’une forme de confiance s’est instaurée dans les échanges. En particulier, l’arrivée du nouveau colonel commandant la légion, officier à la fois calme et connaissant parfaitement bien le fonctionnement de la gendarmerie, a certainement permis de stabiliser des relations qui auraient pu se tendre entre différents services de police et de gendarmerie.

Voilà la situation telle que je la mesure aujourd’hui.

M. le Président : De nombreux responsables politiques nous ont décrit la situation en Corse comme assez catastrophique, du moins comme extrêmement difficile, quelle que soit la période examinée. Ici, d’après ce que nous avons entendu - ce n’est pas forcément l’opinion générale mais elle est assez largement partagée -, les choses ne se déroulent pas tout à fait comme elles se déroulent traditionnellement sur le continent. Par exemple, il semble que le secret soit difficilement gardé pour la préparation de certaines opérations de police qui doivent être imaginées et montées ailleurs pour avoir une chance de réussir.

De plus, certaines déclarations qui nous ont été faites laissent à penser qu’il existe une concurrence extrêmement vive entre les services de gendarmerie et les services de police. Si cela a été variable selon les époques, la période qui a précédé votre arrivée a, en tout cas, été marquée par un affrontement vif entre ces deux administrations. D’une manière générale, on a l’impression que malgré les moyens donnés aux administrations en Corse, notamment aux services de sécurité, les choses sont difficiles à mettre en œuvre. Partagez-vous ce sentiment ou bien avez-vous une appréciation différente de celle que je viens d’exprimer, qui n’est que le résultat des auditions auxquelles nous avons procédé ?

M. Jean-Pierre LACROIX : Je serais bien prétentieux en vous disant, après quelque neuf semaines de présence : voilà quelle est la situation exacte de la Corse, voilà ce qu’il convient de faire, nous avons trouvé la voie que l’on cherchait depuis des années.

Situation " catastrophique ", le mot me paraît fort. En revanche, situation particulière et situation difficile, ces expressions peuvent être acceptées. Je ne vais pas disserter sur les caractéristiques des îles et les difficultés que l’on y rencontre, car vous connaissez tout cela, mais je dirai, avec beaucoup de précautions, que l’image que l’on a dans la capitale de la situation en Corse et du comportement des habitants de l’île me paraît parfois en décalage par rapport aux réalités du terrain.

La situation est difficile, elle est parfois grave. Vous avez évoqué, à titre d’exemple, la porosité des services de police ou des services de gendarmerie - elle est plus grande dans les services de police où il est plus fréquent d’obtenir une " mutation de retour ". Cette porosité, je l’ai parfois constatée dans d’autres départements. Il est vrai que le retour du fonctionnaire local à l’endroit où ses intérêts personnels sont rassemblés n’est pas forcément la meilleure des choses. Lorsque ses séjours durent des années et des années, on aboutit à une espèce de porosité entre la société civile et les forces de police, ce qui nous contraint, il est vrai, ici plus qu’ailleurs, bien que j’aie vécu un cas comparable en Guyane, dont la situation est presque insulaire, à utiliser parfois des moyens en renfort venant de la métropole, déconnectés de la réalité locale, afin de conduire certaines opérations avec une meilleure garantie de confidentialité.

Pour autant, la situation n’est pas de nature à nous inciter à baisser les bras. Il convient sans aucun doute - le Premier ministre l’a dit avant moi et cela a pour moi valeur d’instruction - de maintenir le cap en ce qui concerne l’application de la loi républicaine, qui est l’outil de l’Etat de droit. Celui-ci existe, bien évidemment, en Corse, mais il faut poursuivre cette action parce que l’on a constaté, dans certains domaines, des défaillances, plus nombreuses ici qu’ailleurs.

L’application de la loi républicaine reste donc la ligne directrice. Elle peut se faire dans la sérénité. Les moyens de développement de la Corse doivent être recherchés avec la même force et la même volonté. Nous serions vraiment dans une situation catastrophique si l’on ne comprenait pas que nous pourrions, si nous n’y prêtions garde, en étant hypnotisés par le passé, hypothéquer définitivement les chances d’avenir de la Corse.

Cela touche principalement le domaine financier. Il n’y a plus de banquier opérant dans l’île. Dans un an, plus aucun assureur n’acceptera facilement de conclure de contrat dans l’île. Comment conduire une politique de développement dans ces conditions ? L’ingénierie publique fait plutôt défaut. Comment dès lors les maires peuvent-ils soutenir le développement économique ?

Certes, on peut considérer qu’un succès a été obtenu parce que les rentrées fiscales ont été améliorées. Cela est fondamental et on l’a très bien fait, ce qui est l’indice de la qualité du travail des fonctionnaires du Trésor et des impôts mais aussi l’indice du retour à un civisme fiscal, car l’un n’irait pas sans l’autre. Nous avons atteint le 30 juin l’objectif fixé pour le 31 décembre 1999. Pour autant, on ne peut pas se contenter de ces quelques avancées. C’est au moment où se négocie un nouveau contrat de plan et où sont définies les conditions de sortie de l’objectif 1 des fonds structurels européens, au moment où la collectivité territoriale révise les conditions de la continuité territoriale, au moment où dans le cadre du plan U3M l’on doit définir les conditions du soutien de l’université de Corte, que nous sommes tournés vers le règlement des contentieux du passé, que l’on récupère les dettes fiscales et les dettes sociales qui se sont accumulées, hypothéquant ainsi toute possibilité de trésorerie pour les entreprises.

Il ne faudrait pas que cette attention portée au passé sacrifie les possibilités de développement pour l’avenir. C’est cette action conduite sur la lame du couteau qu’il nous faut savoir mener sans faiblesse - il ne faut pas excuser le passé, il faut poursuivre l’application de la loi - tout en trouvant les moyens du développement. Faute de quoi on entrera de nouveau dans un cycle de chômage et de difficultés accumulées, ce qu’attendent certains groupes clandestins, car c’est dans les corses qui se sentent un peu abandonnés, qui en rajoutent d’ailleurs un peu dans l’expression de cet abandon, que ceux qui veulent mener des actions illégales - ou légales mais conduisant à une évolution statutaire forte - puisent le gros de leurs forces. Il existe donc un lien entre le problème de la sécurité et les actions qu’il nous faut conduire en matière économique et sociale.

M. le Rapporteur : Monsieur le préfet, on comprend bien que le contexte ne vous ait pas permis, si tant est que vous le souhaitiez, de modifier le statut du préfet adjoint pour la sécurité. On a tout de même le sentiment qu’il s’agit d’une institution un peu hybride. M. Pasqua nous a d’ailleurs expliqué hier dans quelles conditions il avait voulu renforcer ses prérogatives, sans y parvenir du reste. Les fonctions exercées par le préfet adjoint pour la sécurité ne pourraient-elles pas l’être par votre directeur de cabinet ? Finalement, abstraction faite du contexte actuel, vous paraît-il souhaitable de maintenir cette institution en Corse ?

M. Jean-Pierre LACROIX : Dès le 10 mai, mon analyse a été celle que je vous ai livrée tout à l’heure. Neuf semaines après, elle est inchangée et plutôt renforcée.

D’abord, elle résulte d’une arithmétique élémentaire. Etre trois vaut mieux que d’être deux, trois ayant le grade de préfet et les compétences accumulées par l’expérience. Les directeurs de cabinet ont ici des fonctions qui les occupent aussi pleinement : suivi de l’action administrative, relations publiques, connaissance de l’opinion, renseignement du ministère.

Ensuite, il y a en Corse une importante concentration de moyens supplémentaires. Si nous sommes aussi aujourd’hui un peu au creux de la vague en comparaison des deux mois précédents, il y a encore un millier de policiers et gendarmes supplémentaires, par rapport à un effectif permanent de mille huit cents policiers et gendarmes. La direction de ces effectifs importants me paraît nécessiter un travail de coordination qui doit être exercé par un préfet de police. C’est plus vrai aujourd’hui que cela ne l’a été lors de la création de l’institution de préfet délégué, dénomination retenue à l’époque et devenue préfet adjoint. Ce serait aller un peu vite en besogne que d’en reporter la gestion sur les deux préfets de département avec leurs directeurs de cabinet.

Enfin, l’on constate qu’il est nécessaire d’avoir un lien fort entre la Haute-Corse et la Corse-du-Sud. La coordination ne doit pas être assurée simplement par le colonel commandant la légion de gendarmerie, par le directeur régional des renseignements généraux, par le chef du service régional de la police judiciaire, qui sont les seuls responsables à l’échelon régional et qui peuvent de ce fait avoir une vision globale de la Corse - c’est pourquoi je leur demande de venir me voir de temps à autre. Il me paraît tout à fait souhaitable de ne pas laisser cette coordination à des services qui, vous l’avez dit tout à l’heure, ont eu quelquefois maille à partir.

Tels sont les motifs pour lesquels je continue à prôner que le préfet adjoint pour la sécurité exerce pleinement son rôle et assure cette coordination nécessaire, à une condition forte, à savoir que nous appliquions, le préfet de Haute-Corse et moi - le préfet de région n’a nulle part de compétence particulière en matière de police, il n’en aura pas ici tant que je serai dans ce siège, et c’est justement là que réside l’utilité d’un préfet de police - le cadre strict fixé par les textes et repris par une délégation de signature.

Vous avez évoqué la guerre des polices. Peut-être a-t-elle existé. Je connais mal le passé. Je ne le connais qu’à travers les rapports, qui ne reflètent pas forcément la vérité totale, car l’état d’esprit ne transparaît pas facilement des rapports. Aujourd’hui, je le répète, grâce à l’action du colonel commandant la légion, grâce aussi à la détermination montrée par le directeur général de la police nationale et le directeur de cabinet du ministre de l’Intérieur de faire cesser cette guerre, si elle a existé - sur ce point, j’ai demandé à M. Spitzer, pour ce qui concerne la Corse-du-Sud et pour le renseignement au plan régional, d’être extrêmement vigilant, et nous serions, mes collègues et moi, extrêmement agressifs si de tels comportements devaient se renouveler ou se produire, s’ils ont jamais existé précédemment - les gendarmes, pour leur part, ont retrouvé une certaine sérénité. Il subsiste quelques séquelles de la dissolution du GPS, mais la gendarmerie départementale a retrouvé la confiance et les élus ont tous, ou à peu près, fait savoir spontanément qu’ils étaient attachés à leur gendarmerie. Tout cela a permis de rasséréner ceux qui se sentaient le plus directement atteints.

M. Jean-Yves GATEAUD : Monsieur le préfet, je voudrais vous interroger sur un sujet apparemment éloigné des questions de sécurité mais qui y ramène néanmoins, à savoir le recensement de la population en Corse. Le climat de violence dans l’île est source de comportements indisciplinés ou inciviques, nous disait-on hier. Or, l’indiscipline et l’incivisme ne favorisent généralement pas le bon recensement de la population. Par ailleurs, vous disiez vous-même, et c’est une antienne reprise par tous nos interlocuteurs, que la Corse doit renouer avec l’application de la loi, le développement économique et une politique d’identité culturelle. Or le recensement donne aussi une image de l’état de développement. Ce recensement est-il exact et de bonne qualité ? Montre-t-il une situation économique et démographique de nature à augurer des jours meilleurs et à éloigner peut-être les sources d’insécurité ?

M. Jean-Pierre LACROIX : Le chiffre globalement déterminé est exact, représentatif de la réalité : la population a crû d’un recensement à l’autre.

Bien entendu, je ne suis jamais intervenu dans les activités de recensement, elles sont totalement indépendantes, ainsi que le prévoit la loi, dieu merci, mais les responsables de l’INSEE m’ont fait part des difficultés qu’ils ont rencontrées à démêler la vérité des déclarations. Des habitants attachés à leur village souhaitent, même s’ils n’y passent qu’un jour ou deux par semaine, s’y faire recenser afin de " sauver " son développement et ne plus se faire recenser dans la ville où ils travaillent et habitent le reste du temps. Les agents recenseurs ont dû se livrer à un travail extrêmement compliqué d’enquête, de reconvocation ou de réinterrogation des gens qui avaient pu ne pas bien comprendre les conditions du recensement.

Si le chiffre global me paraît représentatif, celui de la répartition de la population l’est peut-être moins. La baisse de population considérable à Ajaccio, par exemple, était-elle déjà constatable lors du précédent recensement ? La remise en ordre d’aujourd’hui ne traduit-elle pas un certain nombre d’années d’acceptation pure et simple des déclarations faites ? Il y avait certainement eu des approximations et le rétablissement des chiffres par l’INSEE ne manque pas de poser des questions. C’est un sujet que nous évoquerons demain, lors d’une rencontre avec des maires.

Sur le plan économique, cela accroît notre devoir absolu de trouver le plus vite possible des solutions de développement pour l’île. Nous constatons, et le recensement le montrera encore un peu mieux, que la situation urbaine est en train de se modifier. A Ajaccio et à Bastia, certains comportements, bien qu’ils soient sans commune mesure avec ceux que l’on peut observer dans certaines périphéries de grandes villes, indiquent que le lien familial fort qui servait à régler les conflits s’est affaibli et qu’il y a, de la part des jeunes et parfois de personnes un peu moins jeunes, des comportements plus autonomes.

Je dois le dire parce que c’est la vérité : nous voyons naître dans quelques groupes de jeunes, un sentiment d’admiration, voire d’identification, à l’égard de l’action conduite contre mon collègue le préfet Claude Erignac. Nous avons lu sur des murs une ou deux inscriptions affirmant que l’action de Colonna méritait d’être saluée. Nous devons rapidement, c’est-à-dire maintenant et non dans trois ans lorsque nous aurons réussi à faire payer les impôts par tout le monde et à faire porter leur casque par tous les motards - ce sont des actions nécessaires que je ne raille pas - leur donner la formation dont ils ont besoin, ici plus qu’ailleurs. D’où l’effort à entreprendre dans le cadre du plan U3M, dont je parlais tout à l’heure.

La Corse vit beaucoup du tourisme - vingt-cinq millions de nuitées, 5 milliards de francs de chiffre d’affaires - mais avec des moyens de plus en plus démodés. Il faut faire en sorte que ce secteur se développe et y consacrer les moyens financiers nécessaires. Le plan U3M prévoit la création d’un lycée ou d’un établissement orienté vers l’économie touristique à Ajaccio, Corte devant rester un pôle universitaire central et Bastia devant plutôt être orienté vers le développement des technologies.

Si nous ne savons pas offrir à ces jeunes gens des emplois de tous niveaux, nous aurons non seulement des foyers d’agitation de type banlieue, sans exagérer, à tout le moins, des actes " d’incivilité " - quand on ne sait plus comment les traiter, on les rabaisse d’un cran -, mais aussi un terreau fertile pour le développement de certaines idées clandestines véhiculées par ceux qui pensent que le moment est venu d’une autre évolution pour l’île.

M. Christian ESTROSI : Monsieur le préfet, vous semblez vouloir mettre en place une méthode fondamentalement différente de celle de votre prédécesseur dans vos relations avec vos collaborateurs et le préfet adjoint pour la sécurité. Vous avez dit que vous ne teniez plus de réunions de sécurité quasi permanentes et que vous lui déléguiez totalement cette tâche, sauf de façon épisodique.

Il y a un peu plus d’un an, le gouvernement a fait un choix en vue de rétablir la sécurité en Corse. A la suite de l’assassinat du préfet Erignac, il a défini une politique et nommé un nouveau préfet pour la mettre en œuvre. Au lendemain de la réunion d’un comité interministériel, il a décidé, pour la mise en œuvre de cette politique, de la création du GPS. Un an plus tard, à la suite des événements qui ont conduit à la création de notre commission d’enquête, un nouveau préfet a été nommé, la dissolution du GPS a été prononcée et il a été décidé de conduire une nouvelle politique sur le territoire corse.

Le directeur général de la gendarmerie nationale nous disait hier que les statistiques relatives à la lutte contre l’insécurité en 1998 étaient excellentes, que l’action du GPS et, d’une certaine façon, la politique du préfet Bonnet avaient été plutôt porteuses de résultats. Aujourd’hui, le GPS est dissous. On nous a dit que cela ne présentait aucun inconvénient puisque les effectifs étaient répartis dans d’autres services à l’intérieur de la gendarmerie. Estimez-vous qu’avec une politique différente, les statistiques pour 1999 seront aussi bonnes que celles pour 1998 ?

M. Jean-Pierre LACROIX : Monsieur le député, dans mon esprit, ce que vous qualifiez de " changement " doit être plutôt assimilé à un retour à la norme républicaine ou, en tout cas - " retour " étant une appréciation sur le passé - à la volonté résolue de fonctionner dans le cadre de la norme républicaine. Cette norme républicaine est très exigeante : elle l’est peut-être davantage qu’une procédure exceptionnelle, en ce sens qu’il n’y a pas de changement de cap en ce qui concerne le fonctionnement des services de police. Le changement est plutôt un changement de méthode dans la direction de ces affaires.

J’ai omis de dire tout à l’heure que j’ai chaque jour avec M. Spitzer un entretien qui me permet de savoir comment s’est déroulée la journée. J’ai un compte rendu permanent de ce qui se passe dans mon département, de la même façon que M. Lemaire, préfet de la Haute-Corse, a un compte rendu de ce qui se passe dans le sien. Cela ne veut pas dire qu’il y ait eu une espèce de retrait prudent, en laissant un autre en première ligne.

Nous ne changeons pas de cap, nous maintenons la mobilisation opérée par M. Bonnet dont j’enregistre les résultats importants. Un certain nombre des règles de fonctionnement qui ont été arrêtées par lui ou mises en œuvre pendant son passage dans cette région restent en vigueur dans les services. Il n’y a pas de critique à l’égard des méthodes qui avaient été utilisées à l’intérieur des services pour assurer le respect de la loi républicaine et il n’y a pas d’affaiblissement. Je sais que certains ont pensé : on a tout changé, donc on recommence comme avant ; mais non, il n’y a pas de changement sur l’axe de la politique conduite en matière de sécurité. Simplement la méthode de fonctionnement est un peu différente.

Puisque l’institution de préfet adjoint est maintenue, il convient de lui donner la plénitude de sa responsabilité, qu’il y ait une chaîne de commandement et de renseignement qui reste entièrement solidaire, cohérente et informée des mêmes choses au même moment ; ce sont les ruptures dans l’information qui peuvent créer des difficultés. Il faut aussi mettre l’accent sur les actions qui ont été conduites en matière de sécurité quotidienne.

La première moitié de l’année 1999 s’inscrit dans la suite des résultats obtenus en 1998, avec quelques dérives. C’est la fin de la trêve du FLNC ; nous avons assisté à une reprise des actions. Deux ou trois attentats par explosifs ont conduit à dépasser les chiffres de l’année précédente. Les deux réunions clandestines récentes sont aussi le signe d’un regain d’activité. Ce sont certes des événements tout à fait importants dont nous prenons acte, mais au moment où je vous parle, j’ai bon espoir que les résultats de l’année 1999 soient comparables à ceux de l’année 1998.

M. Christian ESTROSI : Monsieur le préfet, le mode de relations de votre prédécesseur avec le gouvernement était très spécial, puisque les liens directs avec le Premier ministre ou ses collaborateurs étaient affirmés aux dépens du ministre de l’Intérieur. A cet égard, y a-t-il aussi un changement ? Est-ce au ministre de l’Intérieur ou au Premier ministre ou à ses collaborateurs que vous rendez régulièrement des comptes ?

Par ailleurs, existe-t-il un contentieux administratif entre la préfecture d’Ajaccio et des membres de la famille Colonna ?

M. le Président : Permettez-moi d’apporter une précision. Je tiens à dire que les propos de M. Estrosi sur le lien entre M. Bonnet et le cabinet du Premier ministre ne résultent pas, pour l’instant, des auditions auxquelles nous avons procédé. Cela viendra peut-être, puisque nous entendrons M. Olivier Schrameck dans quelque temps, mais ce n’est qu’une affirmation personnelle de M. Estrosi, et non une opinion partagée par l’ensemble des membres de la commission d’enquête.

M. Jean-Pierre LACROIX : Là aussi, il y a application de la norme républicaine. Le ministre compétent pour les questions de sécurité et d’ordre public est le ministre de l’Intérieur. La relation est donc constante avec ses directeurs généraux et avec les membres de son cabinet, pour rendre compte de la situation et des mesures qui ont été prises.

A l’évidence, un peu comme dans toute région et surtout en cette période de discussion des futurs contrats de plan, il existe aussi une relation avec le Premier ministre et son cabinet qui suit les questions transversales concernant la Corse. Celles-ci ont trait précisément à notre recherche ardente du rétablissement de mécanismes fondamentaux qui exigent l’intervention du ministre de l’Economie et des Finances, du ministre de l’Education nationale, qui est venu il y a huit jours, du ministre du Budget, qui viendra dans huit jours. Cela requiert la coordination de la politique gouvernementale qui est tout naturellement assurée par le Premier ministre. Mais je redis bien qu’en matière de sécurité et d’ordre public, la relation normale et permanente se fait avec le ministre de l’Intérieur.

M. le Président : Monsieur Estrosi, il ne vous a pas échappé que sur la porte de cette salle se trouve une affichette précisant que la réunion qui devait se tenir avec M. Tronc se tiendrait dans les locaux du SGAR. Comme j’étais hier avec M. Tronc et avec le Premier ministre à Matignon, je savais que M. Tronc, conseiller auprès du Premier ministre, qui assure la coordination des actions économiques, serait en Corse ce matin. La fonction transversale que vient de nous décrire M. le préfet est donc exercée ici, en ce moment même, par un conseiller de Matignon.

M. Jean-Pierre LACROIX : Je ne vous parlerai pas des mille kilomètres de fibre optique traversant l’île mais, parmi les voies de développement possibles que j’essaie de trouver, je fonde de grands espoirs sur la présence d’un extraordinaire réseau construit par France Telecom avec le concours de l’université. Nous pourrions essayer, pour une fois, d’avoir une guerre d’avance en réussissant cette opération. C’est pourquoi je souhaitais que M. Tronc vienne examiner avec toutes les parties prenantes les modalités de mise en œuvre de ce type de services.

M. Christian ESTROSI : Monsieur le préfet, je vous ai demandé aussi si vous aviez eu connaissance dans les services de la préfecture d’un dossier de contentieux immobilier dont la presse a fait état, touchant un membre de la famille Colonna.

M. Jean-Pierre LACROIX : Non, je n’ai pas eu à traiter directement ce dossier. J’avoue ne pas en avoir connaissance.

M. Roland FRANCISCI : Je voudrais dire d’abord que personnellement je me réjouis de la libération de M. Bonnet. En ma qualité d’élu, je l’ai rencontré à plusieurs reprises dans cette préfecture. L’action qu’il a menée en Corse pendant ses quinze ou seize mois de présence a été globalement positive et appréciée par l’ensemble de la population.

Monsieur le préfet, je me félicite des propos modérés et réalistes que vous avez tenus sur la Corse. On a trop souvent tendance à culpabiliser les Corses, à dire que si les choses ne vont pas bien, c’est de la faute des Corses. Rien n’est plus injuste ni plus faux. En Corse, la grande majorité des personnes paient leurs impôts et respectent la loi comme ailleurs. Le problème est que la Corse subit depuis trente ans une violence qui est le fait d’une minorité que nous connaissons, que les divers gouvernements de droite comme de gauche ont connue, mais qu’ils ont malheureusement toujours été incapables de mettre hors d’état de nuire.

Monsieur le préfet, estimez-vous, depuis les huit ou neuf semaines que vous êtes ici, que les Corses vous accueillent bien ou avez-vous le sentiment d’un accueil mitigé, voire mauvais ?

Je suis le seul député corse présent. De ce fait, je connais peut-être un peu mieux la situation que mes collègues. Je suis de ceux qui pensent qu’il ne peut pas y avoir de développement économique de la Corse, quelles que soient les actions qui pourront être entreprises par le gouvernement, tant que pèsera l’hypothèque de la violence. Vous le savez, le secteur public est saturé. Depuis des décennies, il n’y a plus d’investissements privés : les Corses qui en ont les moyens n’investissent pas en Corse parce qu’ils ont peur du racket, les continentaux pas davantage et les étrangers encore moins. Or une région dans laquelle il n’y a plus d’investissements privés ne peut pas se développer. Je le répète : tant que l’Etat sera incapable d’éradiquer la violence, d’une façon ou d’une autre, il ne pourra pas y avoir de développement économique.

Monsieur le Président, je voudrais qu’au sein de cette commission d’enquête l’on cesse de culpabiliser les Corses, de faire l’amalgame. Je regrette de n’avoir pas pu poser certaines questions à M. Spitzer. Je l’ai souvent rencontré avec M. Bonnet. Je vous avoue que j’ai été surpris et déçu par les propos qu’il a tenus à son encontre. Je les ai souvent vus ensemble, ils avaient d’excellentes relations. Aujourd’hui, M. Bonnet a des difficultés et pardonnez-moi la trivialité de l’expression, n’est plus bon qu’à être donné aux chiens. Cela n’est pas très convenable.

M. Jean-Pierre LACROIX : L’accueil par les habitants de la Corse n’est pas très facile à percevoir pour moi, pour des raisons faciles à expliquer. Mais sitôt que l’on peut percer cette carapace, l’accueil est très globalement positif. Peut-être certains détournent-ils les yeux ? Je n’en sais rien. Ayant quelquefois eu l’occasion de me déplacer seul ou à peu près, j’ai pu constater qu’ils n’hésitaient pas à me dire quelques mots, à exprimer non seulement une gentillesse élémentaire mais aussi le sentiment de la nécessité de faire quelque chose.

Vous avez peut-être remarqué que je n’utilisais jamais dans mes propos les vocables " les Corses " ou " un Corse ". Venant d’un pays qui a longtemps été maltraité par les appellations, le pays " dont ne viennent ni bons vents ni bonnes gens ", il est évident que l’approche ethnique de la population de cette région ne me convient pas. J’essaie d’éviter de classer en catégories les habitants originaires de l’île de longue date et ceux qui ne le sont pas, en considérant par avance que les premiers savent tout mais ont une espèce de responsabilité collective et que les seconds ne savent rien et doivent être tenus dans les ténèbres. La République ne fonctionne pas ainsi, Dieu merci ! En tout cas, ce n’est pas du tout ma conception. L’accueil par les habitants d’Ajaccio et par les habitants de la Corse est donc très favorable.

Quant au développement, vous avez décrit le phénomène de spirale : à cause de la violence, on n’investit pas, si on n’investit pas, on abandonne, avec une espèce de responsabilité collective ethnique, la population à tous les mirages, à ceux qui font leur miel de la pauvreté et de la désespérance. C’est ainsi qu’ils deviennent de plus en plus violents, que l’on investit encore un peu moins, etc.. Mais ce phénomène peut peut-être s’arrêter.

Aujourd’hui, le sursaut doit consister à lutter contre la violence. A cet égard, n’imaginez pas que le changement qui apparaît aux yeux de certains dans le contact ou la méthode, traduise un changement dans la politique suivie. Il n’y a pas de changement sur ce plan. Le but poursuivi est de lutter contre la violence, mais aussi de faire savoir à ceux qui, souvent de loin, nous disent toute leur bonne volonté, qu’il faut investir en Corse.

Je m’entretenais récemment avec les responsables d’une entreprise représentative de trois grandes entreprises françaises et qui, en dix ans, s’est acclimatée, même si cela n’a pas été très facilement, sur le territoire de la Corse. Ils me disaient qu’en travaillant dans une entreprise qui fonctionne autant grâce à eux qu’aux capitaux apportés, le comportement des salariés, au départ un peu difficile, était devenu un comportement citoyen dans l’entreprise. Et de proche en proche, il l’était devenu aussi dans la cité. Le développement économique, le fait d’avoir une activité, le fait de vouloir la défendre est l’un des ciments forts de la vie sociale.

C’est contre cette spirale économique que nous devons agir. Il faut certes lutter de toutes nos forces contre la violence mais comment empêcher que huit personnes en passe-montagne se réunissent dans les collines avec une relative facilité, compte tenu de la densité de la population dans cette région, si cela suffit à épouvanter les investisseurs éventuels. Il faut que nous leur donnions ou redonnions confiance et que nous allions dans le même sens que les avions qui, toutes les demi-heures, se posent actuellement à l’aéroport de Campo Dell’Oro, que les bateaux qui, toutes les deux heures, viennent décharger leurs contingents de touristes qui, eux, ont confiance dans les semaines qu’ils vont passer dans un des plus beaux pays du monde.

C’est cette confiance qu’il faut redonner à nos banquiers, à nos investisseurs, à nos industriels, qu’ils soient originaires de Corse ou pas - la question est pour moi relativement secondaire -, si nous voulons arrêter la spirale. Elle ne s’arrêtera pas seulement avec des policiers et des gendarmes, elle s’arrêtera aussi avec une politique de développement et une politique de formation.

M. le Président : Monsieur le préfet, nous vous remercions.


Source : Assemblée nationale. http://www.assemblee-nationale.fr