En plaçant la lutte antidrogue au 29ème rang des 29 politiques soumises à la révision du Conseil national de Sécurité, le président Clinton a confirmé qu’il ne faisait pas de la "guerre à la drogue" des années Reagan-Bush une de ses priorités. Ce qui pourrait apparaître comme un choix politique en soi, signifie surtout qu’il ne faut s’attendre, dans le court terme, à aucun changement fondamental dans la stratégie des États-Unis. D’autant plus que les signes de désintérêt de la classe politique, pour un thème ne figurant plus parmi les principales préoccupations de l’opinion américaine, se sont multipliés ces derniers mois.

Après avoir nommé en avril le nouveau "Tsar" de la lutte antidrogue - Lee Brown, ancien chef de la police de New York - Bill Clinton a réduit les membres de l’équipe de ce dernier de 112 à 25 personnes et son budget de 17,5 à 5,8 millions de dollars. La chambre des Représentants, elle, a supprimé le sous-comité qui traitait de ce sujet. "La lutte antidrogue a disparu de l’agenda politique du Congrès [car], stratégie ou pas stratégie, les trafiquants ne semblent pas affectés par ce que nous faisons", a expliqué, mi-mai, Marian Chambers, consultante du comité des Affaires étrangères de la chambre des Représentants, à des journalistes étrangers, parmi lesquels le représentant de l’OGD.

Les congressistes démocrates et les conseillers de Bill Clinton ont fait leur le constat d’échec de la "guerre à la drogue", détaillé en février dans un rapport du General Accounting Office (GAO), l’organisme officiel d’évaluation du Congrès : "le volume de cocaïne entrant dans le pays n’a pas diminué". Un insuccès très coûteux. Selon le GAO, la part du budget fédéral consacré à la réduction de l’offre de stupéfiants (éradication des cultures et répression dans les pays andins, défense des frontières fédérales et répression policière aux États-Unis) a été multipliée par cinq de 1988 à 1993 (8,6 milliards de dollars). Quant aux fonds alloués à la mission du Pentagone (détection radar du trafic vers les États-Unis et soutien aux forces armées latino-américaines), auquel l’administration Bush avait confié un rôle central, ils ont augmenté de plus de 300% depuis 1989 (1,1 milliard de dollars en 1993). Une explication simple à cet échec, selon le GAO : les pertes financières occasionnées aux trafiquants par le "programme d’interdiction" (les saisies avant la frontière des États-Unis ou au passage de cette dernière) sont relativement peu importantes au regard de leurs énormes profits : les prix de revient - production, contrebande - interviennent en effet pour une part minime dans le prix de vente au détail dans les rues américaines. "La marge de profit après que la cocaïne a franchi nos frontières, pourrait s’échelonner de 6.000 à 8.000%", calcule le GAO, en comparant le coût de la matière première d’une part, au prix de la vente dans la rue d’autre part.

D’après le ministre de la Justice, Janet Reno, un peu plus de 25% de la drogue destinée aux États-Unis est saisie, alors qu’il faudrait en "interdire" l’entrée à 75% pour provoquer une rareté du produit et une hausse de son prix décourageant la consommation. "Le coût en serait prohibitif". A l’heure où l’attention se focalise, tant à la Maison Blanche qu’au Congrès, sur l’urgence de la relance économique et de la réduction du déficit budgétaire, les programmes antidrogues dispendieux des administrations républicaines ne sont, du coup, plus très populaires. "Le temps est venu de concentrer notre attention sur notre pays", déclarait Bill Clinton lors de la nomination de Lee Brown. Les débats en cours au sein de son administration penchent plutôt pour un renforcement de la lutte interne, avec une préférence pour les mesures de prévention et de traitement de la toxicomanie. Ceci plutôt que d’accroître la répression exercée sur les dealers et sur les consommateurs, ce qui a eu pour seul effet notable de saturer les prisons.

Entre temps, paradoxalement, le budget antidrogue proposé au Congrès par la Maison Blanche pour l’année fiscale 1994 (de septembre 1993 à septembre 1994), et dont l’OGD a obtenu un exemplaire, reconduit à peu de choses près le dernier budget Bush. "La dynamique budgétaire conduit notre politique dans des directions non nécessairement voulues", constate Marian Chambers. Avec treize milliards de dollars, l’enveloppe antidrogue, qui sera soumise aux votes des congressistes d’ici l’automne, progresse de 7% au total. Cette augmentation profite effectivement aux programmes de prévention (+17%) et de traitement de la toxicomanie (+7%). Mais les sommes destinées à la répression interne pèsent toujours près de deux fois plus lourd et augmentent aussi (+8%). Quant à la diminution du volet "international" (-9%), elle ne fait que traduire la prise en compte de l’hostilité du Congrès - qui avait déjà imposé une réduction du même ordre pour 1992 - à toute aide extérieure. Surtout, le budget n’est pas réduit, au contraire, pour le volet "interdiction" (+1%), si cher à un Pentagone dont les budgets sont menacés depuis la fin du conflit Est-Ouest.

En fait, la lutte antidrogue n’échappe pas à l’actuelle incapacité de l’administration d’élaborer de nouvelles politiques et de nommer ceux qui doivent les diriger. Par conséquent, la continuité s’impose. L’aide bilatérale tant économique que militaire aux pays andins, déjà réduite de moitié en 1993, devrait l’être encore en 1994. "Les gouvernements du Pérou et de Colombie n’ont plus le soutien de l’administration et du Congrès", a dit Peter Reuter, de la Rand Corporation, au représentant de l’OGD. Mais les budgets du Pentagone et de la Drug Enforcement Administration (DEA), laquelle n’a jamais eu autant d’agents présents en Amérique latine, sont, quant à eux, maintenus. Plus frappant encore, le secrétaire d’Etat adjoint pour les Affaires internationales des narcotiques de George Bush, Melvin Levitsky, est toujours en place, et son successeur annoncé, Robert Gelbard, occupait le même poste pour les questions inter-américaines sous le président républicain. Enfin, alors que la consommation d’héroïne en provenance d’Asie (et d’Amérique latine également) progresse aussi vite que l’avait fait celle de cocaïne au début des années 80, le choix de focaliser la stratégie antidrogue sur un seul continent - l’Amérique latine - et une seule drogue - la cocaïne - n’est pas remis en question, faute de moyens financiers pour ouvrir un nouveau front de cette "guerre à la drogue", condamnée, semble-t-il, à continuer sur sa lancée pour une durée indéterminée (représentant de l’OGD au séminaire sur le trafic de drogue de l’Agence d’information des États-Unis (USIA), Washington-New York ; 10 -21 mai 1993).

(c) La Dépêche Internationale des Drogues n° 21