Selon Baltasar Garzon, redevenu juge d’instruction, que l’envoyé spécial de l’OGD a interrogé, la relative impuissance de la Justice espagnole dans la lutte contre la drogue a une explication : s’il existe bien une juridiction au niveau administratif, elle ne se traduit pas encore par des dispositions suffisamment précises sur le plan pénal. Le jugement, prononcé par un tribunal de Madrid, le 27 septembre, en conclusion de "l’opération Nécora", la plus spectaculaire jamais menée contre les importateurs espagnols de cocaïne colombienne et de haschisch marocain, en est l’illustration. Après trois ans d’instruction et huit mois de procès, la sentence a fait scandale. Dix-sept des inculpés ont été relaxés, parmi eux ceux qui sont considérés comme deux des principaux parrains du cartel de Galice : Manuel Charlín Gama (le "patriarche" du "clan des Charlines"), propriétaire d’une flottille de bateaux qui auraient été utilisés par les narcos pour transporter des tonnes de cocaïne, et Alfredo Cordero González, pour lesquels le procureur avait demandé 23 années de réclusion. Manuel Charlín restera cependant en prison, car le juge Baltasar Garzon l’a également impliqué dans une autre affaire de trafic de drogues, à la suite des accusations portées contre lui par un autre parrain galicien repenti, Manuel Baoelo, passé de la contrebande de cigarettes à celle de cocaïne. La tâche du juge Garzon est cependant compliquée par le fait que Baoelo a été assassiné, le 12 septembre, par trois tueurs à gage colombiens. L’homme d’affaire Celso Barreiros et le jet-setter très connu, Carlos Goyanes (relaxé précédemment dans une autre affaire), ont été également mis hors de cause. Laureano Oubiña, le parrain des parrains, et son épouse Esther Lago, pour lesquels le procureur avait demandé 31 ans de prison, ont été relaxés de l’accusation de narcotrafic, mais condamnés à douze ans de prison pour blanchiment et délit fiscal et à une amende de 1 280 millions de pesetas. En ce qui concerne les vingt-huit autres condamnations prononcées, l’impression qui prévaut est que ce sont les lampistes qui ont été le plus lourdement frappés. Le procureur antidrogues, Javier Zaragoza, a déclaré que les peines n’étaient pas assez sévères et a fait appel de ce jugement devant le Tribunal suprême. La raison de cette clémence, selon des magistrats interrogés par l’envoyé de l’OGD, ne provient pas du fait que les membres du tribunal seraient corrompus ou auraient été "intimidés". Ils se sont simplement contentés d’utiliser la juridiction au sens le plus traditionnel et restrictif. Dans le cas de Charlín Gama et Cordero González, il n’existait pas de preuves directes, mais des indices concordants qui auraient permis une condamnation. Le tribunal n’a pas tenu compte, en particulier, du témoignage d’un repenti, Ricardo Portabales, et a estimé juridiquement irrecevable la plus grande partie des écoutes téléphoniques présentées par le magistrat instructeur, Baltasar Garzon. La sentence a été vivement critiquée par les porte-parole de l’Association de lutte contre le narcotrafic et par des membres de l’Association des mères contre la drogue de Madrid. Des membres du collectif "Erguete" (Debout) de Vigo ont violemment manifesté devant le tribunal et agressé des inculpés qui en sont sortis libres. Une manifestation, à Vigo cette fois, a rassemblé 30 000 personnes. Cette mobilisation de la société civile oblige le gouvernement à prendre une position plus claire en la matière et à prêter l’oreille aux revendication des juges. La réforme du code pénal n’a pas encore été discutée et les règlements de la Loi de prévention du blanchiment sont encore en chantier. Les juges spécialisés dans la lutte contre les délits liés à la drogue se plaignent de travailler de façon artisanale, alors que le trafic en Espagne devient de plus en plus sophistiqué. Ainsi, la loi les oblige à livrer l’identité de leurs informateurs. Le résultat, c’est que depuis que le juge Garzon s’est spécialisé dans la lutte contre la drogue, pas moins de douze de ses informateurs ont été assassinés. L’Association des juges réclame en particulier la constitution d’un groupe d’experts auprès des tribunaux nationaux. On remarque que beaucoup d’inculpés dans des affaires de drogues sont des hommes d’affaires ou des industriels qui, connaissant des difficultés financières, cherchent à se renflouer par le trafic. Ils sont maintenant aidés par des notaires et de nombreux avocats qui travaillent pour les narcos (envoyé spécial de l’OGD en Espagne).

(c) La Dépêche Internationale des Drogues n° 38