Le ministre de l’Intérieur iranien, Ali Bécharati, a révélé, début février, 1994 que les forces de sécurité avaient miné, au cours des derniers mois, les principaux points de passage frontaliers utilisés par les caravanes de trafiquants pour introduire la drogue d’Afghanistan et du Pakistan en Iran, dans des régions désertiques et le plus souvent montagneuses pratiquement incontrôlables par les autorités. Cette mesure vient compléter la construction, au cours des deux dernières années, de plusieurs dizaines d’ouvrages en béton destinés à barrer les fonds de vallées par lesquelles les trafiquants pouvaient aisément pénétrer dans le pays. Ces barrages, situés sur 840 kilomètres des quelque 2 000 kilomètres de frontière que l’Iran partage avec l’Afghanistan et le Pakistan, font jusqu’à 4 mètres de hauteur et 4 mètres d’épaisseur et sont, selon les autorités iraniennes, pratiquement indestructibles. Il existait déjà, pour lutter contre le grand banditisme endémique dans l’est de l’Iran, des postes de police fortifiés, équipés de mitrailleuses lourdes et de batteries antiaériennes, le long des grands axes et notamment le long de la route Chabahar-Zahedan-Machhad. En outre, le commandant en chef des forces de sécurité, le général Reza Seifollahi, responsable de la lutte antidrogues, avait révélé, en avril 1993, que plus de 4 000 kilomètres de routes asphaltées stratégiques (dont certaines ne figurent sur aucune carte), 70 postes de police et 140 postes d’observations avaient été construits, durant la seule année 1992, le long de ce mur de contention. Ces différents ouvrages auraient coûté, au total, près d’un milliard de dollars. Pour achever de sceller le plus hermétiquement possible la frontière au déferlement de drogue, les autorités ont également envisagé l’évacuation d’un certain nombre de villages frontaliers, particulièrement au Sistan-Baloutchistan, le long du Pakistan. Dans cette région déshéritée, qui vit largement de la drogue, les trafiquants appartiennent généralement aux mêmes tribus baloutches que la population locale, parmi laquelle ils trouvent, selon les autorités, de nombreuses complicités. Il est sans doute encore trop tôt pour savoir si ce dispositif se révélera efficace. Le renforcement de la répression s’est traduit, selon les chiffres officiels, par un fort accroissement des saisies de drogues, en particulier 25 tonnes de morphine base, destinée à la Turquie (pour y être transformée en héroïne) contre 8 tonnes seulement en 1992. On note que le 5 mars 1994, 2,1 tonnes ont encore été saisies mais, en Azerbaïdjan iranien, à l’opposé de la "ligne Maginot". Quoi qu’il en soit, le phénomène a atteint le seuil constituant une menace pour la sécurité et la stabilité du régime islamique iranien : sécurité militaire d’abord, les trafiquants étant de plus en plus lourdement armés, avec des équipements provenant souvent de l’énorme arsenal accumulé par les mouvements de guérilla afghans durant leur lutte contre l’occupation soviétique. Les forces iraniennes doivent désormais de plus en plus souvent mener de véritables batailles, parfois durant plusieurs jours, avec aviation, blindés et artillerie, pour venir à bout de convois de drogue comprenant jusqu’à une soixantaine de véhicules défendus par des missiles, canons légers et mitrailleuses lourdes, et disposant de matériel de transmission radio ultramoderne. La dernière opération de ce genre rendue publique par Téhéran, à la mi-mars 1993, a fait 20 morts et 11 blessés parmi les trafiquants, dont une centaine a été arrêtée à l’issue de deux jours de combat quelque part au Sistan-Baloutchistan. Bilan : 3,3 tonnes de drogues saisies, essentiellement de l’opium. Les autorités communiquent rarement les bilans des pertes parmi les forces de sécurité, mais celles-ci sont lourdes : en quatre ans, de 1989 à 1992, 369 membres des forces de l’ordre ont été tués et 467 blessés lors d’accrochages avec des trafiquants de drogues, selon des chiffres publiés par Téhéran en juin 1993. A plusieurs reprises des soldats ont été pris en otage et retenus prisonniers en Afghanistan. Après dix années d’un relatif laxisme, conséquence de la guerre avec l’Irak qui a incité les autorités à tout faire pour éviter de créer des problèmes dans cette région sensible, la population vit très mal l’intervention de plus en plus fréquente des forces de sécurité dans ses affaires, notamment parmi les tribus qui ne se sont jamais souciées des frontières et qui ont toujours été rebelles à l’autorité de l’Etat. Les récentes manifestations de Zahedan, capitale provinciale du Sistan-Boutchistan, qui ont fait cinq morts et des dizaines de blessés le 1er février 1994, sont avant tout le reflet de ces tensions, selon un responsable des Nations unies rencontré par le correspondant de l’OGD. Il estime qu’à Zahedan "la moitié de la population vit plus ou moins de l’argent de la drogue". Selon les autorités locales, 60% des 350 000 habitants de la ville sont des réfugiés afghans dont beaucoup font des va-et-vient avec leur pays tout proche, ce qui rend le contrôle des frontières encore plus difficile. "Qu’il s’agisse de drogue ou de contrebande, il s’est créé dans cette région un véritable marché commun entre l’Iran, le Pakistan et l’Afghanistan, animé par les tribus baloutches qui ignorent les frontières", résume un responsable local. Les autorités iraniennes ont annoncé l’envoi d’importants renforts au Sistan-Baloutchistan immédiatement après les manifestations du 1er février. C’est là un signe de l’inquiétude du pouvoir face à la situation dans cette région où il redoute d’être confronté, un jour, à un phénomène nationaliste baloutche, comme au Pakistan voisin où il a donné lieu à un soulèvement armé au milieu des années 70 ; perspective d’autant plus préoccupante pour Téhéran que la moitié de la population iranienne est composée d’une mosaïque de minorités ethniques - Azéris, Kurdes, Arabes, Baloutches, Turkmènes, Lors, Bakhtiars - vivant pour la plupart dans des régions frontalières et potentiellement réceptives à toute agitation nationaliste. Une fois en Iran, les filières de la drogue passent essentiellement par les régions où vivent ces minorité, et notamment par le Kurdistan d’où il est aisé de pénétrer en Turquie. Plusieurs informations publiées au cours des derniers mois par les autorités ont révélé la constitution d’un trafic à double sens entre le Sistan-Baloutchistan et les régions frontalières occidentales du pays à population kurde : les mêmes réseaux de trafiquants acheminent d’est en ouest de la drogue, et d’ouest en est des armes.

(c) La Dépêche Internationale des Drogues n° 30,