Avec la chute du mur de Berlin, les données géopolitiques du continent africain ont radicalement changé, et le continent noir n’est plus un terrain d’affrontement privilégié entre l’Est et l’Ouest. En revanche, l’enjeu du partage du monde en zones d’influence aiguise les appétits. La France s’inscrit obstinément dans cette perspective : elle a approfondi ses liens économiques, culturels et militaires avec le maximum de pays africains, élargissant la sphère francophone à la zone lusophone et, de plus en plus, à l’aire anglophone d’Afrique australe, à commencer par le Zimbabwe.

Certes, l’Afrique a perdu certains de ses attraits des années soixante. Ses réserves de matières premières paraissent moins décisives ; son non-décollage économique limite la " rentabilité " de l’aide investie ; sa main d’oeuvre est moins désirée et sa présence n’est plus requise dans un bloc " occidental " qui a perdu son adversaire soviétique. Malgré cet effilochage d’intérêts, l’Afrique reste pourtant stratégiquement irremplaçable pour le rayonnement international français - notamment à travers le bloc francophone, particulièrement soigné et préservé. Les élargissements latins pratiqués ces dernières années (anciennes colonies belges, portugaises ou espagnoles) procèdent bien sûr de la nécessité d’arrondir la zone d’influence, mais aussi d’intérêts économiques bien sentis.

Mais la difficulté d’assurer la stabilité politique dans les pays africains compromet ce concept même de zone d’influence dont voudrait se prévaloir une " grande puissance " au sein des Nations unies. La priorité demeure donc d’éviter les conflits. La coopération militaire n’a plus le même sens qu’au temps de la fracture Est-Ouest, mais n’en a pas perdu de valeur pour autant. Que la Somalie n’ait plus d’Etat, que le Soudan ou le Libéria soient en état de guerre civile, que le Rwanda et le Burundi soient à la merci d’un génocide, que le Mali et le Niger ne sachent comment " gérer " les populations touareg,... toutes ces incertitudes politiques gênent terriblement l’utilisation que les pays puissants peuvent faire de leurs alliés africains.

Sans doute la levée du Rideau de fer, à la fin des années quatre-vingt, a-t-elle permis une expression plus directe de ces conflits, contenus jadis par des dictateurs qu’aidaient avec plus de poigne et de détermination les différents blocs. La démocratie elle-même, portée par les vents d’Est, révèle en se déployant des conflits latents que la simple règle de " un homme, une voix " ne peut résoudre : on l’a vu au Rwanda, on a vu aussi tous les aménagements institutionnels que l’Afrique du Sud a dû imaginer pour que chaque communauté ethnique ou politique puisse trouver place dans un pays démocratique unique. Tous ces aménagements prendront du temps, et la démocratie à l’africaine ne se construira pas en un jour. La France se propose en attendant d’être, via sa coopération militaire, un facteur de stabilisation.

Il est clair qu’il existe cependant une gradation politique dans l’implication française : les huit pays sous accords de Défense (Cameroun, Centrafrique, Côte d’Ivoire, Comores, Djibouti, Gabon, Sénégal, Togo) bénéficient d’attentions particulières ; de nombreux pays sous assistance technique " simple " ont aussi des liens étroits par rapport à une stratégie globale de résistance linguistique (Rwanda) ou stratégique (Tchad dans son conflit avec son voisin libyen).

Dans ce schéma global, les interventions de la France sous couvert onusien sont perçues comme doublement pertinentes : il ne peut échapper à l’ONU que le continent africain risque de devenir une zone d’instabilité endémique, avec de graves répercussions sur la sécurité internationale, et que les interventions indirectes (diplomatiques ou politiques) ne suffiront pas à y remédier ; d’un autre côté, le parapluie de l’ONU ou l’apparence humanitaire donnent une légitimité supérieure aux interventions françaises.

Il est donc vraisemblable que la coopération militaire franco-africaine ira s’intensifiant dans les années à venir - d’autant plus que les institutions militaires des pays aidés sont particulièrement budgétivores et incapables de s’auto-suffire. La France hésitera à des coupes budgétaires qui pourraient, dans les pays concernés, irriter les corporations militaires ou affecter la " loyauté " politique du chef de l’Etat.

La coopération militaire reste donc vécue comme une double dépendance, dont ni la France ni les pays africains ne peuvent se défaire. La seule latitude demeure dans les exigences nouvelles qui prennent jour concernant des techniques et des armements de plus en plus sophistiqués. Que l’Afrique soit industriellement sous-développée n’empêche pas de nombreux pays de s’approvisionner en armes de haute technologie, changeant du même coup la façon française de concevoir sa coopération. Les risques ne viennent plus seulement de manifestants de rue ou de militaires insurgés facilement réductibles. Aujourd’hui, les nouveaux armements disponibles auprès des ex-pays de l’Est et les possibilités d’armes nucléaires (Afrique du Sud, peut-être Libye...) obligent les forces d’intervention françaises à concevoir des possibilités de riposte plus larges.

Cet ensemble de considérations relève de la " géopolitique ", c’est-à-dire d’une discipline hybride, sans statut, où les militaires s’essayent à faire de la politique, les politiques à penser en termes de stratégie planétaire, et les experts à vaticiner. Que le résultat soit douteux, en termes prédictifs et éthiques, relève de la faiblesse humaine - acceptable tant que de telles considérations restent discutées et débattues. Le problème, c’est que cette discipline aujourd’hui aussi fascinante que jadis l’astrologie, est de préférence cultivée dans des milieux fermés, endogames (cercles, mess, chapelles,... ), qui enfantent fréquemment des schémas monstrueux. C’est ainsi que le souci compréhensible de défendre l’influence française en Afrique a pu être largement contaminée par l’exécrable " syndrome de Fachoda " (21) : l’Afrique latine contre le Commonwealth, l’anglophobie systématique, la résistance héroïque du civilisateur français contre les hordes " hamites " ou les " aristocraties guerrières " déferlant depuis l’Ouganda... Ces schémas, débiles ou dérisoires, hantent les états-majors et, sous l’influence du lobby militaire, finissent par déterminer des alliances contre nature, avec les pires tyrannies.

Il est tout à fait envisageable que la France apporte une contribution positive à la difficile recherche de la sécurité sur un continent en transition. Encore faudrait-il qu’elle ne s’ampute pas systématiquement de son intelligence, en écartant toute discussion publique et contradictoire des motivations de sa présence et de son action.

Certes, la sécurité globale d’un pays peut passer par le renforcement du pouvoir en place. Encore faudrait-il admettre que l’aggravation de l’insécurité de la population peut finir par s’opposer à l’objectif minimal recherché, la " tranquillité géopolitique ".


21. Cf. Dossier noir n° 3 : France, Tchad, Soudan, à tous les clans, Fiche n° 2 : Les séductions d’el Tourabi et la revanche de Fachoda.


"Présence militaire française en Afrique : dérives..." / Dossier Noir numéro 4 / Agir ici et Survie / L’Harmattan, 1995