On a, non pas fêté, mais annoncé les vingt ans de la loi Veil qui légalisait l’avortement en France. Nous avons à cette occasion assisté à la grande manifestation des "antiavorteurs". Et c’est tout !

En mars 94 s’est tenu à Paris - au PLM-Saint-Jacques - un colloque européen sur l’avortement. L’événement, sans faire la une des quotidiens, avait été annoncé. Moi qui lis très peu les journaux, je l’ai su. Et plutôt trois fois qu’une. A cette occasion, j’ai d’ailleurs fait une chose que je ne me permets jamais habituellement : j’ai photocopié l’article qui annonçait le colloque et je l’ai posé sur le bureau de toutes mes collègues. Et puis j’y suis allé. Bien sûr, aucune d’entre elles n’est venue. Et voici ce qui m’est arrivé : j’ai cru que je m’étais trompée, et que j’avais atterri dans une conférence - sympathique - du "troisième âge". J’étais, et de très loin, la personne la plus jeune de toute l’assistance, malgré mes trente-cinq ans bien tassés.

Vous l’aurez sans doute compris : l’assistance, au demeurant assez nombreuse, était composée de cette même population qui avait conquis, il y a vingt ans, le droit à l’avortement. Les femmes avaient toutes entre cinquante cinq et soixante-quinze ans. Il y avait, à vrai dire, une petite dimension comique dans cette affaire : à cet âge, cette question-là ne se pose généralement plus !

Il est vrai que la mode aujourd’hui, pour les jeunes femmes, est plutôt à faire des enfants, à rêver de layette, à penser au second enfant quand on vient d’accoucher du premier... C’est vrai bien sûr ! C’est une merveilleuse aventure que de faire des enfants. Ce n’est pas moi, qui ait les plus mignons que la Terre ait jamais portés, qui vous dirait le contraire.Mais j’ai aussi, avant et après avoir fait mes chérubins, pratiqué deux avortements. En 1977 et en 1994.

La première fois, alors que j’étais une adolescente perdue, j’ai été traitée comme un être humain respecté et respectable. J’ai été informée, suivie, réconfortée, car ce n’était pas un acte quelconque, facile à faire et à oublier.

En 1994 par contre, j’avais trente-cinq ans, deux enfants, un mari, une situation "respectable". Il m’a pourtant fallu, pour parvenir au bout de ma décision, parcourir une suite d’embûches, toutes plus insurmontables les unes que les autres. Les humiliations, le mépris, jusqu’à la Sécurité sociale qui vous renvoie vingt-cinq fois votre dossier de remboursement. Je dois dire que là, ils ont gagné. J’ai abandonné. J’ai de la chance, j’en ai les moyens. Et si je ne les avais pas eus ?

Voyons la situation : aujourd’hui, quand vous voulez vous faire avorter, il faut le dire à votre médecin. Si vous avez plus de trente-cinq ans et que vous êtes fumeuse, vous n’avez pas le droit au RU 486, la pilule abortive. Pourquoi ? Eh bien, par ce que l’on a recensé deux cas de décès après absorption du RU 486. Dans l’un des deux cas, il s’agissait d’une femme qui en était à sa dixième grossesse, dont trois avortements et les autres menées à terme. C’était, de plus, une grosse fumeuse. Je laisse la responsabilité de cette explication à la personne - un médecin - qui me l’a fournie. Au moins a-t-elle eu le mérite de m’en fournir une, car ayant reposé la question à toutes les étapes de mon parcours, je n’ai pas eu d’autre réponse.

Après le médecin, il y a un entretien obligatoire avec un psychologue, qui va essayer de vous démontrer que vous pouvez garder l’enfant. Puis il faut prendre rendez-vous avec le médecin qui va pratiquer l’intervention pour une première consultation. Là, c’est embêtant, il ne sont pas extrêmement nombreux et donc, un peu "surbookés" - même s’il n’y a pas plus de cent soixante-dix mille avortements en France, chaque année.

N’oublions pas, bien sûr, qu’il y a un délai d’exécution à cet acte, qui est défini par douze semaines d’aménorrhée (compter à partir de la date des dernières règles) ou dix semaines de grossesse (compter à partir du 1er jour de conception), et qu’il en faut en général trois ou quatre pour s’apercevoir que l’on est enceinte, au minimum une petite semaine de plus pour réfléchir, une autre pour voir votre médecin, qui vous enverra au laboratoire pour une confirmation du diagnostic.

Lorsque vous revenez chez votre médecin avec la confirmation, la procédure commence : une semaine de plus pour l’entretien, deux de plus pour le rendez-vous avec le praticien. Nous voilà à neuf ou dix semaines. Il faut alors absolument qu’il vous trouve une place dans son emploi du temps dans les deux semaines qui suivent. Or, à cette étape, vous avez pris votre décision depuis longtemps et, chaque jour qui s’écoule, vous ressentez les effets de cette grossesse non désirée. Or une grossesse non désirée produit exactement l’effet inverse d’une grossesse souhaitée. Passons sous silence cette difficulté-là, que chacune d’entre vous qui a déjà été enceinte une fois dans sa vie pourra comprendre. Bref, vous êtes maintenant bonne, mûre pour subir toutes les humiliations... Et vous les subirez car on ne vous les épargnera pas ! Sauf a pouvoir se payer les cliniques privées à vingt mille francs l’intervention.

Cette longue introduction n’était destinée qu’a vous présenter trois points distincts sur la question. L’avortement en France aujourd’hui est :

1. Pratiqué avec beaucoup de difficultés. Difficultés pour les patientes confrontées au parcours précédemment décrit. Mais aussi, difficultés connues par le corps médical, fatigué d’être mal considéré, mal traité par l’Administration et les ligues antiavortement, sous équipé. Car il n’y a pas de crédits pour remplacer le matériel défectueux ou détruit. Pas de crédits, pas de matériel. Pas de matériel, pas d’avortement... Et les listes d’attente dans les cliniques qui le pratiquent s’en trouvent encore plus longues.

2. Ni défendu, ni revendiqué par les femmes. Soit parce qu’elles désirent des enfants et ne se sentent donc pas concernées, soit parce qu’elles sont ou ont été concernées mais furent à cette occasion culpabilisées et maltraitées. Leur seul point de vue sur la question, c’est d’oublier le plus vite possible.

3. Conspué et combattu par des associations d’hystériques moralistes et de bien-pensants. Avec, en vedette, notre sympathique et sexy député Christine Boutin. Ces associations qui ont des militants dévoués, des appuis solides et surtout d’énormes crédits, ces associations qui se battent "pour le droit à la vie" sont pourtant composées de militants : des êtres humains comme vous et moi. Qui sont-ils et comment vivent-ils, ces curieux phénomènes qui vont détruire des tables d’opération pour défendre le droit à la vie d’un foetus qui est une boule de sang de trois centimètres ?

Et bien voilà : le vendredi, ils vont manifester dans telle clinique "avorteuse", le samedi après-midi ils vont à la chasse tirer quelques lapins et autres menues vies dont ils n’ont pas besoin pour se nourrir. Et le dimanche, ils vont à la messe de onze heures : la grand-messe.Et qu’est-ce qui les dérange tellement, ces preux chevaliers du droit à la vie, dans l’avortement d’un foetus de trois centimètres, qui ne les trouble pas du tout dans le carnage de l’ "ex-Yougoslavie" ? Ce n’est pas la vie justement, c’est la sexualité : c’est le droit à la maîtrise de sa sexualité par la femme. On y revient toujours..., au plus antique, au plus inamovible des tabous.

Car reconnaître un quelconque droit à l’avortement c’est reconnaître le droit à une "sexualité du plaisir", une sexualité qui n’est pas destinée à la procréation.Refuser le recours au RU 486, c’est refuser l’avortement "trop facile". Car il faut souffrir, il faut "payer". "Payer" le plaisir "sale" que l’on a pris, forcément "sale", puisqu’il n’était pas motivé par la volonté de procréer.

"Je vous fais mal ?" , m’a demandé le médecin qui m’auscultait lors d’une consultation préavortement.

"Vous n’avez pas eu mal quand vous l’avez fait ?"

Est-il donc besoin de dire que l’expérience d’un avortement n’est pas un acte futile pour une femme, que c’est un vent de mort que l’on sent passer dans son corps, que c’est toujours - à quelque degré que ce soit - une blessure intime pour l’âme et le corps. Mais c’est aussi et surtout l’ultime recours contre la pilule oubliée, contre la capote qui a craqué, contre le stérilet mal placé, contre l’erreur simplement, ou l’ignorance. La dernière possibilité pour éviter de massacrer sa vie et celle d’un hypothétique enfant que l’on ne pourrait ni aimer ni élever.

Alors, ce "droit acquis" hier, par nos mères, sera-t-il demain refusé à nos filles ?

Elsy Gomez


Quelques indications pratiques :

Il y a eu en 1993, cent soixante seize mille trois cent vingt-six interruptions volontaires de grossesse (IVG) pratiquées en France.

En 1974, soit un an avant la légalisation de l’avortement et deux ans après celle de la contraception médicale, le nombre d’avortements était estimé à deux cent cinquante mille.

Pour les années antérieures à 1973 (date où a vu le jour le décret autorisant les médecins à ordonner la pilule sous un certain nombre de conditions), les estimations varient entre cinq cent mille et un million d’avortements clandestins par an.

En 1974, on a enregistré quarante cas de décès par suite d’interruptions volontaires de grossesse pratiquées dans de mauvaises conditions ; quarante en 1974, aucun aujourd’hui.

Sur l’ensemble des IVG pratiquées actuellement , 18% seulement le sont par administration du RU 486 (qui soit dit en passant, ne s’appelle pas du tout comme ça : c’est Mifégine qu’il faut dire).

18% c’est bien peu ! Pourquoi ?

Eh bien tout d’abord, le délai légal d’administration est beaucoup plus court : cinq semaines de grossesse ou sept semaines d’aménorrhée si l’on veut être technique. Si l’on se reporte au petit descriptif de parcours précédemment cité, on s’aperçoit que c’est bien court. Toutefois, 35% des femmes demandant une IVG le font dans cette limite de temps. Alors pourquoi sont-elles si peu à y avoir recours ?

Le plus souvent, c’est par ce qu’on ne le leur propose pas. Pourquoi ?

Et bien, il se trouve que la Mifégine est administrée conjointement avec un deuxième produit : la prostaglandine, qui, en cas d’antécédents ou de fragilité cardio-vasculaire, peut provoquer des accidents cardiaques : sur les soixante mille premiers avortements pratiqués en France selon cette méthode, il y a eu deux décès.

Evidemment, suite à ces deux accidents, le produit à été modifié et il ne présente plus aujourd’hui aucun risque de ce type. Toutefois, beaucoup de médecins préfèrent encore ne pas le recommander.

Et si la patiente le réclame, ils exigent qu’elle signe une décharge par laquelle elle s’engage à faire connaître au praticien toutes les éventuelles contre-indications (tabagisme, antécédents familiaux cardio-vasculaires, "âge avancé", etc.).

Ainsi, le médecin est "blindé" du point de vue de son éventuelle responsabilité en cas de complication médicale, et la patiente... complètement terrorisée !

Voila pourquoi 82% des interruptions de grossesse se font encore par la voie classique de l’intervention chirurgicale qui est, il faut bien le dire, physiquement et psychiquement plus traumatisante.

Mais c’est une longue tradition chrétienne que de diaboliser tout progrès scientifique et technique, et plus particulièrement ceux qui sont destinés à diminuer ou adoucir les souffrances de l’homme - et a fortiori celles de la femme. Bien sûr, puisque c’est par elle que le péché arrive !