C’est à Madrid le dimanche 19 novembre 1995 que 5.000 nostalgiques ont célébré le vingtième anniversaire de la disparition de Franco. La municipalité de Madrid, acquise au Parti populaire (qui a recyclé beaucoup d’anciens cadres franquistes), ferme complaisamment les yeux chaque année ; elle préfère le compromis avec la frange dure de son électorat réactionnaire plutôt que de perdre les élections. Et pourtant...

Le 28 mai dernier, au soir des municipales, certains exaltés du Parti populaire (PP), parti dont trois députés européens s’avouent ouvertement franquistes, sont descendus dans la rue au cri de "Fusillons les rouges !", sorte de sombre écho à la guerre civile, où les bataillons carlistes (1) promettaient de tuer "plus de rouges que n’ont de fleurs mars et avril". Dans un tel contexte, on comprend les préoccupations de ceux qui appréhendent le retour probable aux affaires lors des prochaines législatives de ce parti aux liaisons dangereuses.

Marketing et croix gammées

Pour l’heure, les vendeurs à la sauvette sont les premiers à se mettre en place. Ils proposent des tee-shirts représentant le caudillo, un glaive à la main, en croisé de la chrétienté... On trouve tous les gadgets du franquisme, fabriqués par des entreprises - ayant pignon sur rue - spécialisées dans le marketing sportif : des porte-clés, soldats de plomb, pin’s..., où le kitsch rejoint une propagande digne du catalogue des Trois Fafs.

Les brassards à croix gammées et les drapeaux du IIIe Reich font le bonheur des touristes venus d’outre-Rhin ; ici l’oecuménisme extrémiste est de bon aloi. Certains commerçants se frottent les mains, leurs bouteilles de xérès frappées à l’effigie d’un Franco sulpicien partent comme des petits pains. Au rayon librairie, le fouineur facho peut dénicher des ouvrages de Goebbels ou des bouquins sur les techniques de guérilla urbaine.

Paella idéologique

Le rituel du rassemblement commémoratif peut débuter. Des haut-parleurs diffusent des marches militaires, histoire de se mettre en jambe...

Les militants affluent. La moyenne d’âge est élevée mais beaucoup des jeunes présents sont nés aux premières heures de la transition démocratique : c’est la génération 1975. Le fils de nantis de l’ancien régime côtoie les cabezas rapadas, les skins espagnols. Les nationaux révolutionnaires des bases autonomes distribuent des tracts appelant à un soulèvement prolétarien où l’on invoque, pêle-mêle, l’anarchiste Duriti ou le phalangiste Ramos. Les jeunes étudiants BCBG, membres du CEU, le syndicat de la fac de droit de Madrid, bastion de l’ultradroite, n’apprécient visiblement pas.

Les fils d’Hitler

Dans cette gigantesque paella idéologique, les plus fangeux restent les néonazis du Cedade (le Cercle espagnol des amis de l’Europe), numéro un sur la scène mondiale du néonazisme. Le Cedade assumait sans complexe depuis trente ans l’héritage nazi en éditant des livres à la gloire d’Hitler et en disposant d’un local dans un quartier cossu madrilène. Lié aux nazis réfugiés en Amérique du Sud, le Cercle n’eut que d’inquiétants parrains : Otto Skorzeny, colonel SS qui réussit l’évasion de Mussolini ; Kuhfuss, haut dignitaire hambourgeois du IIIe Reich, etc.

Ouvertement nazi et antisémite, le mouvement a pu organiser sans encombre un colloque pour le centenaire de la naissance d’Hitler et bénéficie d’énormes moyens financiers pour sa propagande révisionniste. Son objectif ultime : former les cadres d’un futur parti nazi européen. Ses ramifications avec les hauts dignitaires nazis lui permirent de disposer de bureaux en Argentine, en Equateur et en Bolivie. Klaus Barbie lui-même y a participé, par le biais de son fils, membre du Cedade à l’époque où il vivait à Barcelone. Le Cedade a donc naturellement collecté une partie des fonds pour la défense du "bourreau de Lyon".

Ce n’est qu’en 1991 qu’une commission d’enquête du Parlement européen sur la "montée du racisme" obligea l’Etat espagnol à interdire l’hommage à la division allemande Condor qui bombarda Guernica. Aujourd’hui, à la suite de querelles de führer, le Cedade s’est autodissous, tandis que certains de ses anciens cadres ont intégré le giron du mouvement social espagnol.

Alliances

Le gratin de l’extrême droite européenne se retrouve place San Juan de la Cruz. La fraction des durs du MSI, la Flamme tricolore de Parme (qui a refusé de rejoindre l’Alliance nationale de Berlusconi), dont les chemises noires, entre deux saluts à la romaine, font claquer au vent les bannières de la République sociale italienne de Salô (2), dernier soubresaut du fascisme agonisant. A deux pas, les skins du British National Party paradent avec les militants londoniens de Third Position, entretenant des relations cordiales avec leurs homologues nationaux révolutionnaires espagnols et français. Les Néerlandais xénophobes du CD discutent avec les animateurs portugais d’un fanzine salazariste ; la présence d’un groupe allemand en tenue complète des SA jette un certain froid. Certaines vieilles duègnes franquistes leur lancent un regard désapprobateur ; cette présence trop dérangeante nuit à leur respectabilité.

De généreux donateurs

Mais l’événement politique s’est déroulé la veille, à l’hôtel Norte : les vieux réactionnaires ont passé la main aux jeunes fachos. Ils sont venus porter sur les fonts baptismaux l’AUN (Alliance pour l’unité nationale), qui fédère une extrême droite ibérique qui n’a pas encore trouvé son Le Pen. Seul chef charismatique à l’horizon : Ynestrias, activiste emprisonné à la suite de l’assassinat d’un député basque - également soupçonné d’avoir participé à l’organisation d’un groupe terroriste, le GAN (Groupe antiterroriste national) et finalement absous au bénéfice du doute.

L’AUN réunit le Frente d’Alternativa Nacional, présidé par Blas Pinar. Cet ancien notaire fut ministre de la Justice sous Franco (3) - qui le jugeait trop "exalté". Il n’a eu de cesse, depuis 1975, de maintenir en vie les lambeaux de l’extrême droite espagnole et les réseaux des grands argentiers du régime grâce à de nombreuses structures politiques (qui changeront plusieurs fois de nom, mais drainent toujours plus d’adhérents).

En 1982, il vendra un immeuble de prestige pour 600 millions de pesetas afin de financer son parti. Franquiste jusqu’à la moelle, il n’a jamais reconnu la Constitution de 1978 ; galvanisé par les succès du FN français, il créera le Frente Nacional mais ne remportera que des camouflets aux élections. Pourtant, son influence sur l’aile dure du Partido Popular, le puissant parti de la droite conservatrice, pourrait bien sceller certaines alliances.

Implantation galopante

A ses côtés le Movimiento Católico Española (intégriste, proche de la fraternité Saint-Pie X), relais actif des thèses défendues par l’Opus Dei. S’ajoutent à cela Nación Joven, des jeunes nationaux révolutionnaires, et, enfin, le MSE, copié sur le MSI italien par ceux qui rêvent d’adopter sa stratégie de conquête du pouvoir. L’AUN multiplie ses actions et profite d’un financement conséquent ainsi que des locaux de cette kyrielle de mouvements extrémistes, en se dotant, pour la première fois, d’une importante structure, suite logique de ses implantations dans le cadre des autonomies provinciales.

L’AUN semble bénéficier d’une manne financière qui ne se tarit pas : l’extrême droite espagnole a toujours su trouver de généreux donateurs, quand il ne s’agissait pas de vrais bailleurs de fonds comme le Chili de Pinochet et surtout la Libye de Kadhafi, qui a financé à hauteur de cinq milliards de francs la première tentative de rassemblement de dix-neuf organisations d’extrême droite, en 1986. Toujours prêts à servir de force supplétive, on trouve les skins, ces ultras aisément malléables qui font régulièrement la une des quotidiens espagnols. Peu ou prou politisés, ils sont surtout adeptes de la violence urbaine.

Sur la place noire de monde, toutes les forces vives de la réaction se rencontrent. Les phalangistes ne se distinguent que par leur aspect vestimentaire : uniforme rouge et chemise bleue. Le fondateur de ce parti, José Antonio Primo de Rivera, sera fusillé durant la guerre civile. Mais entre la phalange des indépendants et celle des authentiques, c’est surtout de rivalité de personnes et de querelles - tant idéologiques que groupusculaires - qu’il s’agit. Tout ce joli monde ne se retrouve que pour cette catharsis annuelle.

Travail, Famille, Patrie...

Pendant ce temps, les batteurs d’estrade en viennent presque aux mains. Le calme ne reviendra que quand retentiront les premières notes de l’hymne franquiste. Une forêts de bras tendus apparaît, unique dans le paysage politique européen. La foule en délire scande : "Franco ! Franco !" Le soir tombé, les phalangistes en chemise bleue allument des torchères et défilent dans les rues dans une atmosphère digne de Nuremberg.Des Français participent aux réjouissances : une poignée d’étudiants du GUD (Groupe Union-Défense) ; le Cercle franco-hispanique, une association qui, sous un alibi culturel, cache mal sa nostalgie du franquisme ; l’Association nationale Pétain-Verdun (ANPV), qui a affrété un car depuis Nantes. La grande bourgeoisie se mêle parfois à d’anciens Waffen-SS de la division Charlemagne, de fumeux néo-templiers ou des jeunes aux crânes rasés. Le président de l’ANPV, Robert de Perrier, ancien éducateur, dirige ses troupes remuantes comme une colonie de vacances.

Pèlerinage pétainiste

Le circuit débute par l’installation à la vallée de Los Caïdos (4), à quelques mètres de l’immense croix et de la chapelle (creusée dans le roc par des prisonniers républicains) où fut inhumé Franco. La délégation en profite pour venir déposer une gerbe sur la dalle funéraire ; lors du rassemblement, les pétainolâtres réussissent à se placer devant la tribune avec leurs drapeaux tricolores à la devise "Travail, Famille, Patrie". Leur chef distribue à tout va des cartes postales de Pétain au public madrilène médusé.

Ensuite l’autocar reprendra imperturbablement sa route, avec l’arrêt obligatoire à Tolède et la visite de l’Alcázar (5). Dans une des cryptes a lieu la remise, par un pseudo-ordre initiatique de l’association, d’une écharpe frappée de deux énormes francisques. A l’ANPV on ne cultive pas la seule nostalgie du régime de Vichy : chacun pouvait aussi se faire dédicacer ouvrages et photos d’une des "stars" du national-socialisme, le général SS Léon Degrelle, exilé en 1945 et décédé en 1994, fondateur du mouvement fasciste belge Christus Rex.

Mémoire sélective

Madrid, c’est encore l’Eldorado des desperados aigris de l’extrême droite européenne, le dernier refuge sur le vieux continent des vaincus de l’internationale fasciste. On y vient donc en pèlerinage pour l’ambiance et la nostalgie malsaine du temps "où l’ordre régnait" ; dans une sorte de jeu du pas de l’oie, certains individus obéissent à d’immuables rituels s’articulant sur divers lieux de mémoire - leur mémoire, bien entendu. C’est seulement une poignée d’entre eux qui savent dans quel cimetière se trouve la tombe de Darquier de Pellepoix, l’ancien commissaire aux questions juives de Vichy, ou celle d’Ante Pavelic, chef de l’Oustacha croate pronazie, grand massacreur de Serbes et de Juifs (6) durant la Seconde Guerre mondiale.

A quelques kilomètres de là, le hideux monument à la gloire des légionnaires de la Garde de fer roumaine, situé en bord de route, rappelle ce même temps où les Chemises vertes, dont les derniers responsables coulent encore des jours paisibles en Espagne, commettaient d’innombrables pogroms. Le climat politique actuel de chômage, de crise économique et de désaffection pour la vie publique constitue un terreau propice à la résurgence d’une idéologie d’un autre âge.

Fabien Rodriguez


1. Nom donné aux partisans de don Carlos de Bourbon. Le parti carliste se rallia dès 1936 au soulèvement nationaliste de Franco et prit une part importante aux combats de la guerre civile espagnole.

2. Après qu’il fut délivré par un commando SS, le 12 septembre 1943, Mussolini accepta d’être placé par Hitler à la tête d’un gouvernement fasciste qui, derrière quelques aspects socialisants, ne laissa au Duce qu’un rôle de "chef de district".

3. C’est à lui que l’on doit la décision des dernières exécutions du régime franquiste, alors que le caudillo était à l’agonie.

4. Située à quelques kilomètres de Madrid, la vallée de Los Caïdos est un peu l’équivalent espagnol du mont Valérien.

5. Au début de la guerre civile, en 1936, l’Alcázar fut assiégé par les républicains. Mille sept cent soixante combattants nationalistes leur résistèrent héroïquement pendant deux mois.

6. Mais aussi de Bosniaques et de Croates.