Ce monde est difficile à comprendre. Les techniques - nouvelles ? - du pouvoir consistent précisément à le rendre parfaitement incompréhensible. Et on peut dire qu’il y parvient dans une large mesure. La guerre à la drogue en est un exemple accompli. Des dizaines de millions de dollars sont investis annuellement par le gouvernement des Etats-Unis pour "éradiquer" la coca en Bolivie. C’est devenu une cible prioritaire pour la DEA - la superpolice mondiale des drogues que finance le contribuable américain (1).

Or, la Bolivie, jadis premier producteur mondial de coca, est aujourd’hui bon dernier. Les surfaces de culture de coca au Pérou sont six fois plus importantes, en Colombie deux fois. Au Brésil, où tout le monde s’accorde à dire qu’il y en a, curieusement, aucune donnée n’est produite. A l’échelle des possibilités de ce pays, nombre de spécialistes pensent qu’il est en passe de devenir un des tous premiers producteurs - dans un silence profitable.

Le gouvernement américain a posé comme ultimatum à la Bolivie d’éradiquer 1.750 hectares de coca d’ici fin juin. Sous menace de suspendre toute l’aide internationale. Comme si cela ne suffisait pas, on parle maintenant de bombarder la Bolivie - et le Pérou - de pesticides, que le gouvernement le veuille ou non. Et, à cette fin, d’ancrer quelques porte-avions au large des côtes.

Ce n’est un mystère pour personne que, même si les quelque trente mille hectares de coca qu’on veut supprimer ici disparaissaient, ceux-ci réapparaîtraient instantanément ailleurs. Le marché mondial de la cocaïne n’en frémirait même pas. Simplement, en chemin, on aura affamé quelques paysans pauvres du pays le plus pauvre d’Amérique latine. Et tout le monde aura pu voir combien la puissance impériale est déterminée à combattre La drogue.

Mais pourquoi donc la Bolivie a-t-elle tant reculé sur le marché mondial de la coca ? La principale raison, c’est que les militaires boliviens ont eu les yeux plus gros que le ventre. Ils croyaient pouvoir prendre le contrôle total du marché. Mais la DEA (Drug Enforcement Agency) ne partage pas, ou peu.

Dans les années soixante-dix, le général Banzer avait, pendant sept ans, développé tous les réseaux utiles et nécessaires pour profiter de cette nouvelle manne. Il le fit en totale collaboration avec la CIA et la DEA. Au passage, il faisait régner la terreur dans la gauche bolivienne, alors que le pays vivait une belle prospérité. Le cours des matières premières (l’étain surtout) était au plus haut, et le peuple sut lui en être reconnaissant.

"Le coup de la cocaïne"

Le 17 juillet 1980, le général Garcia Meza coupait court à ces combinazioni en prenant le pouvoir. Les Boliviens surnommèrent ce coup d’Etat "le coup de la cocaïne". C’était un coup d’Etat comme un autre - presque comme un autre. Il y a toujours des nuances, et qui comptent. La première de ces nuances, c’est qu’on avait rarement vu coup d’Etat aussi violent. Les militaires argentins commençaient à lever le pied - et il y avait beaucoup de tortionnaires désaffectés à Buenos Aires.

Il y avait par ailleurs ici un certain Klaus Altman, mieux connu chez nous sous le nom de Klaus Barbie. Lui aussi avait un certain savoir-faire. Barbie y monta une organisation, répondant au doux nom de Los novios de la muerte - les Fiancés de la mort. Et il fit appel à ce qu’on connaissait alors sous le nom d’Internationale noire, un réseau de fascistes européens qui ne répugnait pas au terrorisme. On leur doit, entre autres, l’attentat de la gare de Bologne (quatre-vingts morts). Contents de trouver du boulot - et flattés de travailler sous les ordres d’un tel maître -, rêvant peut-être d’une reconstitution miniature du Reich, ils ont accouru de partout.

Les torturés qui ont survécu témoignent du nombre de langues et d’accents qui se pratiquaient parmi les cadres : des Allemands et des Français - rescapés de l’OAS -, mais surtout des Argentins, qu’on reconnaît immanquablement à leur accent. Ceux-ci venaient principalement de l’ESMA (2) semble-t-il, cette école de "mécanique" où l’on enseignait la torture selon les méthodes de la guerre française. Car que la France peut se vanter d’avoir non seulement mené une guerre infâme en Algérie, mais, après, d’avoir profité de la "science" acquise dans l’horreur pour l’exporter, en Argentine comme au Rwanda.

Klaus Barbie dirigeait donc une petite armée de mercenaires fascistes, qui entendait répéter ici ce que les Argentins avaient si bien réussi chez eux juste avant : éliminer la gauche.

Il ne faisait pas bon vivre à La Paz, cette année-là. Quand on voyait une ambulance, il valait mieux courir pour se mettre à l’abri. C’était un des véhicules d’action favoris des Fiancés de la mort. Ils enlevaient à tour de bras : syndicalistes, gauchistes de tout poil ou journalistes. Il faut dire qu’il avaient fort à faire - et qu’en treize mois, ils n’ont pas eu le temps de mener leur travail à bien.

La Bolivie est probablement le pays le plus politisé du monde. Depuis les années 30 - avec la crise mondiale et la guerre du Chaco, perdue contre le Paraguay -, d’extraordinaires mouvements sociaux l’ont labouré. Les partis et syndicats de gauche et d’extrême gauche y pullulent. Ici, à Cochabamba, la meilleure librairie est anarchiste. Et ma copine Sdenka est trotskiste, tout comme les leaders de l’antique Syndicat des enseignants. Les militaires du "coup de la cocaïne" auront au moins raté ça. Malgré Barbie et les salauds de l’ESMA, la gauche bolivienne a survécu.

Leur deuxième objectif - et ceci permettait de payer cela -, c’était donc de prendre le contrôle du marché de la cocaïne. Une nationalisation en quelque sorte. Ils fixaient les prix - haut ! -, pensant pouvoir tenir la dragée haute aux Américains. Ce fut leur erreur. Les Américains n’apprécièrent pas la blague. Au bout de treize mois - en août 81 -, le régime était renversé. Depuis, le ministre de l’Intérieur de l’époque, le colonel Arce Gomez, véritable maître d’oeuvre de l’affaire et patron du trafic, croupit en prison aux USA, et le général Garcia Meza, marionnette officiellement chef de cet Etat-gangster, après plus de dix ans de fuite, vient d’être extradé du Brésil pour intégrer une prison de "haute sécurité" à La Paz. Il devrait y purger une peine incompressible de trente ans. Il entend finir d’y écrire ses "Mémoires d’un dictateur" - et "regarder passer les cadavres de [ses] ennemis", dit-il, citant Napoléon.

Le Marks des tropiques

On pourrait raconter la révolution de 1952 en cinq mots d’ordre : révolution ouvrière, renversement radical de l’oligarchie - minière surtout -, au pouvoir depuis toujours, nationalisation des mines, droit de vote universel (jusque-là seuls les lettrés y avaient accès...) et une véritable réforme agraire - la terre appartient à qui la travaille. Pour les amateurs de paradoxes, ce dernier point est savoureux : c’est le coup le plus dur qu’aient eu à subir les communautés indiennes depuis les conquistadors. En cinq cents ans de colonie, on n’avait jamais rien fait d’aussi vicieux. Les Indiens connaissaient la propriété collective de la terre - ou le servage dans les grandes propriétés coloniales.

L’individualisation de la propriété terrienne qu’offrait la réforme agraire, a été le plus puissant facteur de dissolution que leur société ait jamais connu. Même le christianisme n’y était pas parvenu. La révolution de 1952 restera comme l’arrêt de mort de leur culture, de leur mode de vie. Et ce jusqu’au milieu des années quatre-vingts. Puis vint la renaissance. C’est un chemin difficile, mais bien passionnant.

Il y avait un psychiatre à La Paz qui s’occupait beaucoup du traitement des cocaïnomanes. En fait, surtout des accros à la pasta - une espèce de crack, une sorte d’intermédiaire entre la coca et la cocaïne. Mieux vaut mâcher la feuille de coca, tel qu’on le pratique ici traditionnellement depuis des millénaires : ce n’est pas du tout nocif, il n’y a aucune dépendance et c’est plutôt stimulant et riche en apports vitaminés en tous genres. Autant l’accoutumance à la cocaïne n’est pas si destructrice qu’on le dit - bien que ce soit une épreuve psychique, et qu’il n’est pas donné à tout le monde de la vivre sans tourments, surtout lorsqu’elle est mauvaise et chère comme c’est le cas sous nos latitudes -, autant l’accoutumance à la pasta est un "enfer" sans grand intérêt. C’est du moins ce qui ressort des observations minutieuses du docteur Jorge Hurtado Gumusio, ce John Marks (3) des tropiques.

Il eut l’idée de proposer à ses clients de mâcher des feuilles de coca, comme seuls les Indiens le faisaient jusque-là. Certains de ses clients y renâclèrent. Ce n’est pas très pratique. Il faut mâcher beaucoup et, surtout, ça rend les "dents vertes" ; et dans la société urbaine blanchie, ce signe "d’indianité" est plutôt mal vu. N’empêche que les junkies de la pasta ont mâché. Le taux de réussite du docteur Hurtado a de quoi faire pâlir d’envie les Olievenstein ou autres amis méthadoniens.

Jorge Hurtado ne s’intéressait pas seulement à la feuille de coca comme remède. A force de l’étudier, il lui (re)découvrit une infinité d’usages. Il réinventa le vin Mariani, cette boisson à base de coca - bien meilleure que le Coca-Cola -, qui eut longtemps son heure de gloire en France et en Europe, jusqu’à la décision stupide de sa prohibition. C’est plutôt bon, et ça saoule plutôt moins que le vin blanc. On en trouve dans les marchés de La Paz. Ainsi que toutes sortes de préparations, élixirs, pommades, etc. ; un mince échantillon, selon lui, de tout ce qu’on peut faire avec la coca. Il appelle ça l’"industrialisation". Et il se bat pour qu’elle soit possible. Ainsi que l’explique Maria Lohman, ceci n’aura de sens que le jour où la feuille sera dépénalisée au niveau mondial.

Mais Jorge Hurtado ne comprend pas pourquoi Coca-Cola serait la seule entreprise sur terre à avoir le droit d’exploiter la feuille de coca. Car c’est bien ainsi que la loi internationale est faite, sur mesure, pour le consortium américain. Coca-Cola importe des dizaines de tonnes de feuilles de coca annuellement, en toute légalité. Que font-ils de la cocaïne qu’ils se donnent la peine d’extraire ? Mystère !...

A l’origine, la cocaïne, qui n’est qu’un des multiples alcaloïdes de la coca, faisait partie de la recette, et contribuait largement à son succès. Et si le Coca-Cola est si mauvais, ce n’est certainement pas par la faute de la feuille, mais à cause du sucre et de toutes sortes de cochonneries qu’on y ajoute.

Cette re-légitimation de la feuille de coca, à laquelle travaille le docteur Hurtado depuis plus de dix ans, était d’abord vue comme le délire d’un fou. La diabolisation de la cocaïne était si parfaitement achevée que, même en Bolivie, personne n’osait dire ce que tout le monde savait : qu’entre la coca que mâchaient les Indiens et la cocaïne que trafiquaient les gangsters, il n’y avait simplement aucun rapport.

Et Jorge Hurtado a été voir les paysans, ceux-là mêmes qui le savaient mieux que tout le monde, pour utiliser la coca depuis des temps immémoriaux. Les Incas pratiquaient jusqu’à la trépanation - la chirurgie crânienne, qui est encore pour nous une partie délicate de la médecine -, à l’aide de préparations à base de coca. La médecine traditionnelle andine utilise la coca à de multiples fins, telle une panacée. Et on peut dire que la mastication de la feuille a permis aux Indiens de la région andine de résister aux brutalités de la colonisation.

Pour une fois, quelqu’un s’intéressait à cette réalité. Quelques savants ou anthropologues divers s’étaient déjà penchés sur la question. Jorge Hurtado ne faisait que compiler les données enregistrées de toutes parts depuis fort longtemps - et opportunément occultées depuis le début de l’hystérie de la guerre à la drogue. Mais il y ajoutait une vision politique. Ce n’était pas un amateur de savoir livresque. Eduquer son peuple l’intéressait bien plus que le savoir en soi.

D’autant plus que l’affaire était salement mal engagée. Tout était parfaitement organisé pour que les boucs émissaires de cette guerre soient les paysans. Et ceux-ci commençaient à en avoir plus qu’assez. La nouvelle légitimité que leur apportait Hurtado a été pour eux une divine surprise. Tout d’un coup, se présentait une "voie de sortie", un autre débouché pour la coca que le marché international de la cocaïne : l’industrialisation.

C’est peut-être difficile à exprimer, mais ceci a représenté ce qu’on pourrait appeler une rupture épistémologique. A partir de là, rien n’était plus comme avant. Il n’y avait plus de honte à être, qu’on le veuille ou non, fournisseur du narco-trafic. Ce n’était plus de la faute des cocaleros, mais à cause de l’Etat, de l’absurdité de ses lois, des lois internationales, et surtout de l’Empire américain.

La conscience de ce qu’il y avait là quelque chose à défendre - leurs intérêts "matériels" comme leur culture ancestrale - s’est répandue comme une traînée de poudre chez les Indiens de Bolivie. En deux temps trois mouvements, les cocaleros se sont organisés. Leur mobilisation, extraordinairement cohérente, a très vite marqué des points. Si aujourd’hui on trouve du vin de coca au marché de La Paz, c’est parce qu’ils en ont conquis le droit. Même la loi 1 008, qui date de 1988 et sert de cadre à la politique de répression aujourd’hui, a dû reconnaître l’existence de cultures "légales". Les Yungas, une région productrice de coca proche de La Paz, ne sont pas concernés par la politique d’éradication imposée par Washington. Les paysans des Yungas ont été les premiers à se battre.

Une vraie fausse répression

Aujourd’hui la guerre de la coca s’est concentrée dans une autre région, le Chaparé, proche de Cochabamba. C’est là que les Léopards, les forces spéciales de lutte contre le narco-trafic, brutalisent à merci les cocaleros - et de temps en temps, font semblant de découvrir un laboratoire ou une piste d’atterrissage pour les avionnettes du trafic, généralement après que les trafiquants les ont abandonnés.

Un jour, Noël Kempf, un fameux botaniste bolivien, se promenait dans la jungle avec des amis, à la recherche de quelques plantes rares. Manque de chance, à Huanchaca, il est tombé sur le plus formidable laboratoire de cocaïne dont on ait jamais eu connaissance, une véritable usine. Depuis des années, on y fabriquait de la cocaïne à la tonne. Le sang des trafiquants n’a fait qu’un tour, ils ont tué Noël Kempf. Manque de chance, pour les trafiquants cette fois, un de ses amis réussit à s’échapper. Et à donner l’alerte.

Noël Kempf était une personnalité suffisamment réputée et célèbre pour que la police se sente obligée d’agir. Il y avait d’autant plus urgence, qu’à ce moment-là, il pouvait être encore vivant, blessé, et il s’agissait d’organiser les secours. L’histoire a laissé l’opinion publique bolivienne soufflée de voir la mauvaise volonté des forces de l’ordre pour intervenir. On a demandé à la DEA de prêter des hélicoptères car il fallait intervenir vite. Refusé. Même la police bolivienne traînait spectaculairement la patte. Huanchaca n’était pas n’importe quel labo, et tout le monde le savait.

Quand finalement les "secours" sont arrivés, la zone a été instantanément fermée par un "cordon sanitaire", pour éviter trop d’indiscrétions... Mais le labo était déjà abandonné. Sous l’effet du scandale, le ministre de l’Intérieur a sauté, ainsi que les responsables de la DEA d’alors, qui ont dû quitter le pays. Et la forêt de Huanchaca de s’appeller aujourd’hui le parc Noël-Kempf.

Mais ceci n’est qu’un des "indices" innombrables de la collusion manifeste, au plus haut niveau, des forces de "répression" du trafic de la cocaïne avec les organisateurs de ce trafic. FELCN (Force spéciale de lutte contre le narco-trafic), c’est le nom de la petite armée nationale ultra-sophistiquée, dont les cadres sont tous formés aux Etats-Unis et dont le budget est, de même, assuré par l’Empire.

Un de ses anciens chefs, Faustino Rico Toro, est aujourd’hui sous le coup d’une extradition pour avoir été un des grands patrons du trafic. C’est une constante : les Etats-Unis demandent systématiquement l’extradition de ceux qui en savent trop. Arce Gomez, Noriega, tout comme de nombreux autres - trop haut placés dans la hiérarchie du trafic pour ne pas tout savoir - ne risquent pas de trop parler après avoir été lâchés. Les Américains les tiennent sous contrôle rapproché. Le procès de Noriega -ex-agent de la CIA - en a été une merveilleuse illustration. Même ses avocats étaient soigneusement soumis.

Le réalisme mafieux de l’Etat n’est pas seulement une spécialité française développée par Pasqua et Mitterrand. George Bush, ex-patron de la CIA, en était un grand maître.

Les dindons de la farce

Il faut légaliser la feuille de coca parce que la feuille est bonne. Si ses débouchés sont mauvais, ce n’est pas le problème des cocaleros. Eux, ont le droit de vivre. De se nourrir, et de nourrir leurs enfants. Dans cette même région du Chaparé qui hystérise tant le gouvernement américain, le taux de malnutrition infantile est de 35%. La fable des cultures de substitution, que l’ordre international prétend imposer de gré ou de force, ne fait même plus rire.

Des budgets considérables ont été dépensés depuis des années pour aider au remplacement de la culture de la coca par d’autres types de cultures. Des myriades d’agronomes gringos ont déferlé sur le pays. Leurs simples frais de fonctionnement engloutissaient plus de la moitié de ces budgets. Et quand, après tous leurs "efforts", on parvenait à faire pousser quelques ananas, c’était pour les laisser pourrir aussitôt : le prix de vente couvrait à peine le coût de leur transport. Dans la région de Cochabamba - ensoleillée et humide -, on a réussi aussi à faire pousser des fleurs. C’est un grand succès. On en exporte aux Etats-Unis principalement et dans quelques pays voisins. Depuis dix ans que cette culture se développe, elle couvre près de vingt hectares... C’est vingt à trente mille hectares de coca qu’on prétend remplacer de force !

On n’offre aux producteurs de fleurs - qui doivent investir lourdement pour construire des serres - que des crédits à court terme, avec des taux d’intérêt astronomiques, pour lesquels on leur demande des garanties qu’ils n’ont pas...

A part la coca, il pousse aussi pas mal de blé dans ce pays. Que fait l’Empire ? Il offre des surplus de blé du Midwest au titre de l’Aide au développement. Résultat : les cours du blé bolivien s’effondrent. Les syndicats paysans ont beau protester, depuis des années que cela dure, rien n’y fait. La "générosité" de l’Oncle Sam ne se refuse pas plus quand il s’agit de blé que quand il s’agit d’entretenir les Léopards. Et que peuvent faire les paysans une fois le cours du blé effondré ? Cultiver de la coca, pardi !

On propose aussi aux cocaleros deux mille dollars de prime par hectare éradiqué. Bien que la prime ne soit pas toujours versée, ceux qu’elle a le plus intéressés sont ceux qui ne cultivaient pas de coca. Ils se sont mis à en cultiver dare-dare, afin de toucher les deux mille dollars. Simple et efficace.

Le général Banzer - qui connaît bien la question, pour avoir jadis été, en quelque sorte, le créateur de ce système puant - propose d’augmenter la prime à trois mille dollars. Pas bête !... Si les mêmes causes produisent les mêmes effets, ce stratagème devrait permettre d’augmenter sensiblement les surfaces cultivées, alors qu’on prétend mener une guerre absolue.

Mais disons les choses comme elles sont : cette politique d’éradication et de substitution est totalement hypocrite. Ce n’est pas par hasard que les agronomes américains dilapident leurs budgets en frais de fonctionnement, ou qu’ils proposent de cultiver des ananas en dépit du bon sens. Ou que les Etats-Unis tiennent tant à livrer du blé à la Bolivie. Grâce à ce système astucieux, les "résultats" sont éloquents. Alors que, depuis 1987, ont été "éradiqués" près de vingt-cinq mille hectares de cultures de coca, l’année dernière, les surfaces cultivées ont augmenté de 6,4%.

Et pourquoi donc en serait-il autrement ? Le principal problème du trafic de la cocaïne, ce ne sont certainement pas les cocaleros - pas plus que les consommateurs des Etats-Unis ou d’Europe. La détermination des paysans du Chaparé, comme celle des gamins du Bronx et de Strasbourg-Saint-Denis, n’est plus à démontrer...

On a beau les persécuter avec des moyens de plus en plus spectaculaires et ignobles, ils persistent, car les uns comme les autres n’ont pas le choix. On ne réforme pas la nature humaine.

Une politique de répression cohérente pourrait agir par contre très efficacement sur d’autres maillons du réseau international de trafic des stupéfiants : les transports et la circulation d’argent. Qu’on ne vienne pas nous dire que la DEA, avec les moyens énormes dont elle dispose, ne pourrait pas, si elle le souhaitait, mettre un terme instantanément à l’essentiel des transports de cocaïne. A quoi servent donc les avions AWACS (munis de radars) et les satellites soigneusement braqués sur la région ? Comment ose-t-on prétendre "découvrir" les aéroports spécialisés en trafic de cocaïne tous les trente-six du mois ?

Michael Levine était agent de la DEA pendant vingt-cinq ans, et il a tout raconté. Il appelle la guerre contre la cocaïne la guerra falsa, la fausse guerre. Il raconte comment on l’empêchait de mener à bien ses enquêtes les plus intéressantes. Et comment ses supérieurs travaillaient main dans la main avec les barons de la coke. Si certains sont parfois arrêtés ou tués - ici Garcia Meza, Pablo Escobar en Colombie, le général Noriega au Panama... -, ce n’est que parce qu’il faut dégommer de temps en temps l’un ou l’autre afin qu’ils ne prennent jamais trop de pouvoir.

C’est ainsi qu’aujourd’hui, en Colombie, la DEA s’attaque au Cartel de Cali. Grosse surprise pour les spécialistes. Jadis le Cartel de Medellín n’avait été combattu que pour laisser le marché aux gens de Cali, beaucoup plus dociles. Mais il ne faut jamais laisser trop longtemps un baron en place. Nous ne sommes plus aux temps héroïques. Depuis, la DEA a bien compris qu’en renouvelant régulièrement les barons, elle fait d’une pierre deux coups : d’une part elle donne le change à l’opinion publique, de l’autre elle s’assure un contrôle plus complet sur un marché qui n’en a pas fini de prospérer.

A qui profite le crime ?

Bien sûr, il faut liquider ceux qui ne collaborent pas suffisamment. Car cette collaboration est précieuse. L’existence d’un marché clandestin des drogues est simplement indispensable aux politiques inavouables des Etats. L’Etat américain, qui a déjà gagné deux guerres grâce à ce principe, en est le premier convaincu. Je veux parler de la guerre d’Afghanistan, où la CIA a développé la production de pavot dans des proportions vertigineuses, afin de financer la guérilla islamiste et vaincre l’Armée rouge.

Et c’est ainsi - à plus petite échelle -, que sur ce continent, a été vaincue la révolution sandiniste du Nicaragua. Pendant plus de dix ans, elle a subi la pression des milices de la contra qui étaient financées par le trafic de la cocaïne, ainsi que l’a abondamment démontré l’Irangate.

D’une manière générale, l’argent de la drogue sert plus précisément à appuyer les menées de l’extrême droite américaine. Ce n’est pas par hasard que celle-ci s’est battue bec et ongles pour empêcher le retour d’Aristide en Haïti, au bénéfice des Tontons macoutes, dont la principale activité - hormis celle de faire régner la terreur - était... le trafic de la cocaïne.

Mais, à l’heure de la corruption généralisée, il faut bien prendre en compte le fait que les grands de ce monde ne travaillent pas seulement pour la défense des valeurs morales de l’Occident chrétien. Ce pseudo-discours ne sert qu’à camoufler le fait qu’ils travaillent pour eux-mêmes. Les salaires que l’on peut percevoir officiellement dans le cadre de ses fonctions, publiques ou privées, sont bien peu de choses pour de si grandes ambitions.

Il faut raconter ici l’histoire de l’ancien Président du Mexique, Carlos Salinas. Il est aujourd’hui en exil à New York. Il semblerait qu’en récompense de ses bons et loyaux services, on ne risque pas de lui chercher noise au coeur de l’Empire. Celui qui a eu moins de chance, c’est son frère aîné, Raoul. Lui est en prison pour... règlement de comptes entre trafiquants de drogue. Carlos a bien essayé de sauver la mise de Raoul en l’avertissant de ce qu’il allait être arrêté (il lui a même envoyé sa milice privée pour empêcher la police de procéder)..., en vain.

Raoul est poursuivi pour l’assassinat de José Francisco Ruiz Massieu, notable du parti, et - encore une histoire de famille - frère du procureur chargé... de la répression du trafic de drogue. Ce frère procureur avait fait une belle carrière, avec la bénédiction du Président. Il est aujourd’hui lui aussi en prison après avoir tenté de fuir. On aurait déjà trouvé près de dix millions de dollars sur divers comptes en banque lui appartenant, et on est sur la piste d’une vingtaine d’autres millions.

Ainsi, les sommets de l’Etat mexicain, un peu à la manière de García Meza en Bolivie, étaient devenus entièrement gangrenés par l’argent de la drogue, sous la présidence de Carlos Salinas de Gortari. Jusque-là, Salinas était pressenti pour diriger la toute nouvelle Organisation mondiale du commerce (OMC), dont le concert des nations vient d’accoucher péniblement, après des années de négociations lors de l’Uruguay Round. D’avoir dirigé de façon si voyante un des principaux Etats narco-trafiquants de la terre ne l’empêchait pas d’être le candidat favori de Washington. Malheureusement pour lui, il en a trop fait. C’est difficile de quitter une telle mine d’or !

La drogue est une mine d’or parce qu’elle est interdite. Ainsi, elle est totalement à la merci des polices du monde, qui gagnent en sophistication tous les jours. A la merci de la police, cela signifie qu’elle appartient à ceux qui contrôlent la police. C’est parce que ce contrôle est indispensable pour garantir cette possession que les budgets de la répression des drogues augmentent de façon si vertigineuse, apparemment en toute inutilité.

A la DEA, comme au Sénat américain, tout comme à l’Octris (Office central de répression du trafic illicite de stupéfiants) et chez monsieur Pasqua, c’est une droite cynique qui mène ce jeu. Elle a dans ses mains ces pseudo-forces de sécurité, et aujourd’hui le réseau bancaire international est à son service - ce n’est pas le Crédit lyonnais qui nous démentira.

Car la seule "difficulté" sérieuse dans cette affaire, c’est qu’il faut faire circuler de colossales sommes d’argent à travers toute la planète. Osons ici une hypothèse : la régulation des marchés financiers internationaux a été organisée dans les années 80, au nom du libéralisme de messieurs Reagan et Chirac, à l’heure même où cette source quasiment illimitée d’argent clandestin apparaissait.

Aujourd’hui, tout combat contre cette véritable délinquance à grande échelle est vain, simplement du fait de cette libre circulation des capitaux. Nous venons de friser il y a quelques semaines un krach mondial, "l’effet tequila", à cause de cette dérégulation financière. Le G7, les banques centrales et même cette fameuse OMC prétendent ne rien pouvoir contre la circulation magique des capitaux par ordinateur. Au risque de mettre toute l’économie mondiale sous la menace perpétuelle de cette roulette russe.

Interdire pour contrôler

Et pourquoi donc ? Je n’y connais rien, mais il n’est pas trop risqué d’affirmer que deux ou trois mesures raisonnables pourraient instantanément mettre un terme à cette gabegie. Les spéculateurs eux-mêmes s’étonnent qu’elles ne soient pas prises. "Mais, mon bon monsieur, si par malheur ces mesures étaient efficaces, comment ferait-on circuler notre argent - l’argent de la drogue et celui du marché clandestin des armes - sans se faire prendre la main dans le sac, comme de vulgaires voyous ?"

Ainsi, d’un côté, il faut à ce marché une liberté totale - reposant sur une remarquable absence de lois, dans un monde où, pourtant, celles-ci prolifèrent déraisonnablement -, et de l’autre côté, il lui faut au contraire un arsenal juridique délirant pour assurer le contrôle par la police - c’est-à-dire la face obscure des Etats - d’un marché trop profitable. Encore une fois, la police ne peut contrôler que ce qui est interdit.

Pour que cette logique perverse puisse fonctionner, malgré sa flagrante illégitimité, il lui faut faire beaucoup, beaucoup de propagande. Puisque tout ceci ne repose que sur un mensonge fantastique, il faut le répéter, toujours plus fort. A défaut, dans nos sociétés dites démocratiques, les voyous qui profitent de ce vide juridique s’exposeraient pour le moins à la censure électorale, et au pire à la justice, à la prison.

La propagande, qu’il est si nécessaire de produire, ce sont d’abord les discours mensongers sur les drogues, colportés par messieurs Nahas (4) et consorts. Mais ceci ne suffit pas. La guerre à la drogue, c’est déjà beaucoup plus spectaculaire. Dites que vous voulez bombarder des dizaines de milliers d’hectares à coup de pesticides. Dites que vous interviendrez, que le gouvernement local le veuille ou non. Dites "de gré ou de force".

Montrez-vous intransigeant. Menton en avant, cheveux au vent, vous êtes le héraut de la guerre contre les drogues. Qui donc osera venir vous accuser, après, d’en être le principal promoteur ?

Et puis, faire de la propagande ne mange pas de pain : ce sont les contribuables qui la payent. Quant à la grande majorité des victimes de cette guerre, ce ne sont jamais que de vulgaires citoyens. Les jeunes et les pauvres des banlieues d’un côté, et les paysans du Chaparé de l’autre.

Quatre avions militaires américains se sont posés il y a quelques jours sur l’aéroport de Cochabamba. Des opérations de "grande envergure" sont en train de se monter à toute allure. Plus le mouvement des cocaleros sera fort, plus il y aura besoin de faire de la fumée autour. Car le mouvement des cocaleros est une mauvaise nouvelle pour ceux qui profitent de ce marché. Pour la première fois, un mouvement populaire énonce tout haut ces quelques vérités insuffisamment répandues.

Les opérations antidrogues se multiplient. Les journaux qui le relatent en détail sont nombreux. On a arrêté aujourd’hui des transports... d’essence. Une partie de cette essence devait servir à des laboratoires de cocaïne, paraît-il. Trois cents litres. Ça suffit à faire quelques articles. On a "découvert" en même temps que la principale compagnie aérienne bolivienne (la LAB) transportait tranquillement de la cocaïne, depuis longtemps vraisemblablement, par centaines de kilos. Il est question qu’elle soit rachetée... par une compagnie américaine.

Au Congrès américain, on parle même... d’envahir la Bolivie. De la bonne propagande. Sauf que les cocaleros du Chaparé sont coriaces. Mais quel pêché ont-ils donc commis ? Sans doute celui de mettre à jour leur adversaire. Les paysans boliviens n’ont plus grand chose à apprendre sur la réalité du trafic international des stupéfiants. Jorge Hurtado, Maria Lohman et des dizaines d’autres leur ont tout expliqué. Par malheur, cette vérité les a bigrement intéressés. Et ils ont choisi de se lever pour dire leurs quatre vérités à ceux qui les harcèlent.

Cette année, ils ont lancé le mouvement Coca’ 95. Leur leader, Evo Morales, a été à Vienne pour une conférence de l’ONU sur les drogues, dans l’idée d’y prononcer un discours. A la dernière minute, il a été rayé de l’ordre du jour. Il n’empêche : en février, le parlement luxembourgeois adoptait une motion demandant la légalisation de la feuille de coca à l’échelle internationale. La semaine dernière, l’OMS rendait un avis sur la question, considérant l’interdiction de la feuille de coca non appropriée, au vu de son absence de nocivité.

De la Bolivie aux Pays-Bas, de la France à l’Espagne, de l’Italie à la Californie, ce qu’on appelle le mouvement anti-prohibitionniste mondial fait chaque jour plus de bruit. Dernière recrue en date : le maire de Rio de Janeiro, Cesar Maia. Rio souffre d’insécurité, à une échelle encore inconnue des services de monsieur Pasqua. Les statistiques de la police de Rio montrent que 70% de la délinquance est liée, directement ou indirectement, à la consommation illégale de stupéfiants. Quatre-vingts pour cent des cambriolages qui s’opèrent dans les quartiers chics du sud de la ville se font grâce à la complicité de junkies qui y habitent. Les bourgeois de Rio commencent à avoir peur. On ne meurt plus seulement dans les favelas.

Cesar Maia propose une solution simple : que la vente de drogues, à leur prix réel - c’est-à-dire très bas - soit légalisée et se fasse tranquillement dans les hôpitaux. Les cocaleros n’auraient rien à y perdre. Les junkies, tout à y gagner. La DEA, par contre...

Michel Sitbon


1. Le budget américain de la lutte contre le trafic des stupéfiants était de un milliard et demi de dollars en 1981. On prévoit 14,6 milliards de dollars pour 1996, soit une augmentation de 9,7% par rapport à 1995.

2. Voir "Maintenant" n° 6.

3. Voir "Maintenant" n° 4.

4. Gabriel Nahas sert d’alibi scientifique à tous les prohibitionnistes de la planète. Ses expériences in vivo sont largement contestées par la communauté scientifique.