En avril dernier, le Conseil de l’Assemblée des citoyens serbes et le Cercle 99 - organisations démocratiques indépendantes - m’ont invité à passer une semaine à Sarajevo avec M. Ivan Duric, dans la délégation du Mouvement des libertés démocratiques (1). C’était l’occasion d’une mise au point sur la situation politique en Bosnie-Herzégovine et à Sarajevo, assiégée et bombardée quotidiennement.

Les partis nationalistes à l’origine du conflit

Les partis politiques se sont formés suivant des critères ethniques, plus particulièrement dans les milieux multi-ethniques. Paralysant la démocratie, la logique de ces partis pousse les individus à s’affirmer politiquement comme serbes, croates ou musulmans et non pas en tant que socialistes, libéraux, conservateurs... Ces partis nationalistes, occupant de proche en proche tout le champ du politique, ont fini par mettre le feu aux poudres.

Lors des premières élections multipartites en Bosnie-Herzégovine, les trois partis ethniques ont rallié tous les suffrages : le SDA (parti musulman, dont le leader est Alija Izetbegovic) ; le SDS (parti serbe, avec à sa tête Radovan Karadzic) et le HDZ (parti croate, qui a vu se succéder plusieurs leaders). Réduits à la portion congrue, les partis non nationalistes (libéraux, réformistes, socialistes, sociaux-démocrates) n’ont guère pu influer sur le cours des événements.

À ce nationalisme savamment entretenu par les trois partis dominants est venue s’ajouter la confrontation à propos de la souveraineté et de la reconnaissance de la Bosnie, entre le SDS et l’alliance SDA - HDZ (alliance éphémère, rompue il y a un an environ). La guerre a commencé par l’agression des tchetniks serbes (2) sur les autres populations dans différentes parties du pays.

Durant le conflit, les partis nationalistes se sont octroyés, sans aucune légitimité, le monopole de la représentation respective de chacune des trois ethnies ; ils sont devenus les partis de la guerre. La vie politique en Bosnie s’est arrêtée, les partis démocratiques et civils sont bloqués. Pendant trois ans la politique, ou ce qui en tient lieu, a été menée par "d’autres moyens", ponctuée par les négociations entre les partis au conflit, orchestrées depuis Belgrade et Zagreb.

Le partage du territoire bosniaque par les partis nationalistes

L’agression en Bosnie, la guerre et les nettoyages ethniques durent depuis trois ans, ils ont entraîné l’instauration de deux États dans l’État constitués par le SDS et le HDZ.

La République serbe autoproclamée vit à l’heure du parti unique, sous la férule d’un Karadzic dont l’action est fondée sur un idéal désormais classique : un "État", un peuple, un parti, un leader. Pendant les deux premières années de la guerre, pas une seule initiative politique de Karadzic ne s’est écartée de cette ligne en forme de leitmotiv. La liberté des médias n’a pas sa place dans un tel régime, pas plus qu’un pluralisme digne de ce nom.

Cependant, on peut noter, ces derniers mois, les signes d’un renouveau de la vie politique, manifestement agencé par ce tacticien hors pair qu’est Slobodan Milosevic. Celui-ci vise à mettre Karadzic en difficulté au sein même de la République serbe autoproclamée, comme il l’a déjà fait à l’extérieur en lui fermant les frontières vers la Serbie et le Monténégro. Cette stratification est peut-être tactiquement utile - encore s’agit-il de savoir dans quelle mesure - mais je mets surtout en doute les intentions "pacifiques" de Milosevic. Le monopole du SDS s’est maintenu jusqu’ici par la guerre, et c’est la raison pour laquelle, en réaction à la naissance d’une opposition politique et à son isolement sur la scène internationale, Karadzic a une fois de plus choisi la guerre. Son propre salut, comme celui du SDS, passe par de nouveaux conflits : d’où la fuite en avant à laquelle on assiste aujourd’hui.

La Herzeg-Bosnie autoproclamée a été créée par le HDZ en tant qu’État exclusivement croate sur le territoire de la Bosnie-Herzégovine. La politique de ses leaders a toujours été sous l’influence du gouvernement de Zagreb, qui, de temps à autre, sous les pressions internationales, a "assoupli" ses positions. Ce fut le cas, par exemple, avec la mise en place de la Fédération (musulmane) entre les ethnies croate et bosniaque.

Il s’agissait de faire "entrer" la Herzeg-Bosnie dans la Fédération bosniaque. Cette idée américaine, solennellement adoptée et proclamée début 1994 à Washington, ne fonctionne pas du tout dans la pratique, car les leaders de la Herzeg-Bosnie n’entendent pas partager le pouvoir avec qui que ce soit, et surtout pas avec les Bosniaques. Le HDZ détient en Herzeg-Bosnie un monopole politique absolu qu’il défend bec et ongles, même devant l’Église catholique de Bosnie ("une seule église pour les Croates"), avec laquelle il entretient un conflit larvé. Selon M. Ivo Komsic, président du Parti paysan croate de Bosnie-Herzégovine, fondé sur les principes de citoyenneté en vue d’une Bosnie unitaire, ses membres n’ont même pas le droit d’entrer dans le territoire contrôlé par le HDZ.

La situation sur le territoire sous contrôle du pouvoir légal de la Bosnie-Herzégovine est heureusement différente. Les partis politiques fondés sur la citoyenneté et la démocratie existent et agissent ; il y a l’Union des sociaux-démocrates de Bosnie-Herzégovine, le Parti libéral, le Parti social-démocrate, le Parti paysan croate, etc. Ils ont des députés au Parlement et sont en désaccord perpétuel avec le parti au pouvoir (le SDA) ; ils critiquent ouvertement le gouvernement et le président Alija Izetbegovic. Ceci est possible grâce à l’existence de nombreux médias indépendants (Télévision et Radio 99, Radio ZID et d’autres radios libres, le journal Oslobodenje, etc.). À cet égard, la vie politique est démocratique à Sarajevo.

À cela s’ajoutent les organisations indépendantes d’intellectuels comme le Cercle 99, ainsi que de nombreuses associations culturelles et scientifiques qui défendent l’esprit multi-ethnique et démocratique.

Cependant, la vie politique sur le territoire sous contrôle du gouvernement de Bosnie-Herzégovine est loin d’être idéale. Le SDA, qui par sa majorité écrasante au Parlement exerce une domination totale dans les structures du pouvoir, ne fait pas mystère de ses ambitions totalitaires. De toute évidence, il ne tolère la vie démocratique, et encore du bout des lèvres, que pour rester "présentable" devant la communauté internationale. Mais tous les moyens officieux lui sont bons pour s’opposer aux libertés démocratiques. Cela dit, tiraillé entre les "nationalistes durs" et les "démocrates modérés", le SDA est loin d’être un parti monolithique.

Une division à laquelle contribuent les médias radicalement musulmans et nationalistes, qui ne se privent pas de fustiger publiquement les médias indépendants et les partis démocratiques. Le président du gouvernement, Haris Silajdzic, n’échappe pas à leurs critiques.

La vie n’est pas facile pour les Serbes et les Croates qui n’ont pas quitté le territoire libre de la Bosnie-Herzégovine et qui, par leur engagement politique, ont montré leur attachement à la Bosnie unitaire et multi-ethnique. L’état de guerre et les crimes perpétrés contre les musulmans ont engendré des situations de conflit, plus particulièrement en 1992 et en 1993. Dans ces situations on attise les sentiments de "culpabilité nationale collective". Il y a de moins en moins de Serbes parmi les officiers de l’armée de Bosnie-Herzégovine ou parmi les chefs d’entreprise, victimes de pressions directes ou indirectes les incitant à céder la place. Pour le moment, il est toujours possible de s’opposer publiquement.

Derrière cette tendance totalitaire au sein du SDA, il ne faut pas voir la main d’une quelconque "internationale islamiste". Au sens classique du terme, l’intégrisme n’a jamais existé en Bosnie et il n’existera jamais. Pour les amateurs de preuves pittoresques, je peux certifier qu’à Sarajevo on boit de l’alcool dans les cafés comme partout dans le monde et que pendant la semaine que j’ai passée dans cette ville je n’ai vu qu’une seule femme portant le foulard islamique. Et encore : bien maquillée, elle marchait à visage découvert et n’avait visiblement rien d’une intégriste.

Le problème est ailleurs. Le SDA se cherche une légitimité idéologique pour asseoir ses ambitions totalitaires. Son utilisation de l’islamisme à des fins politiques n’a rien à voir avec la religion, même si elle n’est pas pour déplaire à la communauté islamique bosniaque et à ses dirigeants.

En revanche, en République serbe autoproclamée, on peut parler à juste titre de théocratie et d’intégrisme religieux. Là, contrairement à la tradition, l’Église orthodoxe a entièrement accepté de jouer un rôle politique et intellectuel de premier plan, en soutenant Karadzic sans réserves.La position de l’Église catholique en Bosnie est tout à fait différente. Elle a agi de façon plutôt positive en adoptant des positions tolérantes et en s’en prenant ouvertement aux nationalistes croates (catholiques), sans hésiter à critiquer la politique officielle de Zagreb.

Le Conseil national croate et le Conseil des citoyens serbes, fondés au début de l’année 1994, deviennent des éléments incontournables de la scène politique en Bosnie. Ces organisations n’ont rien à voir avec les partis politiques, elles sont une forme de rassemblement de citoyens croates et serbes épris de démocratie, qui contestent la politique du HDZ et du SDS, et n’acceptent pas leur légitimité en tant que partis politiques prétendant représenter les Croates et les Serbes en Bosnie. Il s’agit d’organisations à vocation nationale mais antinationaliste.

Les Serbes de Bosnie - La politique nationaliste et ses résultats

Les Serbes de Bosnie comptent, paradoxalement, parmi les plus grandes victimes de l’agression nationaliste perpétrée par les forces armées et le parti de Karadzic contre la Bosnie-Herzégovine unitaire.

Selon le dernier recensement effectué avant la guerre, il y avait en Bosnie-Herzégovine environ 1.450.000 Serbes. Après deux ans et demi de guerre, les résultats du recensement de la population serbe en Bosnie étaient catastrophiques. Tenant compte des divergences d’estimation quant à la situation actuelle, il semble raisonnable de penser que :

 dans les territoires sous contrôle du gouvernement de Bosnie-Herzégovine vivent actuellement à peu près 150.000 Serbes (dont approximativement 40.000 à Sarajevo) ;

 le nombre de réfugiés serbes de Bosnie, se trouvant en République fédérale yougoslave (Serbie et Monténégro) s’élève à 400.000 (ce chiffre incluant aussi bien ceux qui sont officiellement enregistrés que les clandestins). La majorité de ces réfugiés vient des territoires de la République serbe autoproclamée ;

 le nombre de réfugiés serbes de Bosnie, dans les pays occidentaux et autres, est de l’ordre de 200.000 ;

 l’estimation faite du nombre de Serbes morts, qu’ils soient tombés dans les rangs de Karadzic ou qu’il s’agisse de victimes civiles (tenant compte de ceux qui ont été victimes du génocide), atteint le chiffre astronomique de 100.000 individus.

Ces évaluations doivent être faites avec la plus grande réserve. En effet, nous ne disposons pas de chiffres pour en vérifier l’exactitude. En revanche, on peut affirmer sans grand risque d’erreur que les autorités de la République serbe autoproclamée s’emploient à moduler voire à tronquer les données pouvant permettre des estimations proches de la réalité.

Cependant, malgré ces tentatives de désinformation, quelques conclusions fondamentales se dégagent clairement. Tout d’abord, nous pouvons constater que la politique nationaliste a eu pour résultat de décimer 50% de la population serbe en Bosnie-Herzégovine. En outre, aujourd’hui, en Bosnie-Herzégovine, ne vivent que 800.000 Serbes (dont 150.000 sur le territoire sous contrôle du gouvernement bosniaque). Autant dire que dans la République serbe autoproclamée il ne reste plus que 550.000 à 600.000 Serbes, chiffre qui correspond seulement à la moitié du corps électoral qui avait voté lors des dernières élections de 1991 pour "son" parti ethnique et "son" leader.

Cette "arithmétique" simplifiée démontre, sans ambiguïté possible, que Karadzic et son parti n’ont pas la légitimité nécessaire pour représenter les Serbes en Bosnie-Herzégovine. Les Serbes restés sur le territoire sous contrôle du gouvernement de Sarajevo (qui sont donc victimes de pressions du fait de leur appartenance ethnique) expriment ainsi leur désaccord avec Karadzic, de même que ceux qui ont fui la République serbe autoproclamée.

Les Serbes de Bosnie prennent peu à peu conscience de l’injustice dont ils sont victimes. Ils commencent à comprendre qu’ils sont les jouets de la politique nationaliste serbe. Ce processus a politiquement pris forme à l’Assemblée des citoyens serbes qui s’est réunie en avril 1995 à Sarajevo. Lors de cette manifestation, les Serbes les plus éminents ont critiqué, puis rejeté, la politique de Pale.

Ils se sont prononcés en faveur d’une Bosnie-Herzégovine des citoyens, unitaire, démocratique et multi-ethnique. Ils se sont élevés contre les crimes de guerre et ont affirmé leur volonté d’un retour à la paix et à la confiance entre les trois ethnies de Bosnie-Herzégovine. Les membres du Conseil des citoyens serbes ont été élus pour mener à bien cette initiative.

Cela prouve qu’en Bosnie-Herzégovine il y a parmi les Serbes de véritables Européens, attachés à la tradition de la coexistence pacifique. Ces Serbes devraient être reconnus par la communauté internationale et acceptés comme les véritables représentants des Serbes en Bosnie-Herzégovine.

Les activités du Conseil des citoyens serbes sont la manifestation très nette du réveil des Serbes en Bosnie et de la démocratisation de la société civile serbe. La présence de plusieurs représentants officiels de partis politiques d’opposition serbes à l’Assemblée de ce Conseil est un très bon signe, surtout pour la Serbie. Reste à espérer que les partis nationalistes finiront par passer la main, et pas seulement en Bosnie.

En ce qui concerne la Bosnie, les perspectives sont claires. Il n’y aura pas de démocratie sans une Bosnie-Herzégovine unitaire dans des frontières reconnues par toutes les nations, et il n’y aura pas de Bosnie unitaire sans démocratie et sans réconciliation nationale.

Dans toute cette histoire la palme de l’ambiguïté revient à la communauté internationale et à ses diplomates. Peut-être que sa position sera clarifiée par ce commentaire féroce et drôle que j’ai entendu à Sarajevo : "Si en 1943 les Nations unies avaient existé ainsi que leurs "missions de paix", Adolf Hitler serait toujours au pouvoir et aurait négocié aujourd’hui avec l’ONU, par exemple, les droits des Français et des Russes concernant l’autonomie culturelle dans le cadre de la Grande Allemagne. Il aurait rejeté les efforts de la communauté internationale en vue de créer une "zone sous protection de l’ONU" dans la région d’Auschwitz et d’assurer à leurs habitants l’accès à l’aide humanitaire. Les 20.000 jours de bombardements de Londres seraient commémorés outre-Atlantique par d’impressionnantes manifestations organisées par des organisations non gouvernementales."

Peut-être l’Europe n’a-t-elle que ce qu’elle mérite ? - et c’est beaucoup moins drôle.

Zarko Papic

Ancien ambassadeur de l’ex-Yougoslavie en France

Traduit du serbo-croate par Danka Sosic-Vijatovic


1. Le Mouvement des libertés démocratiques a été fondé il y a trois ans, à Paris, par des citoyens originaires de toutes les régions de l’ex-Yougoslavie. Il existe des antennes de ce mouvement en ex-Yougoslavie, qui défendent la démocratie, l’économie de marché et la critique des politiques nationalistes et racistes.

2. Les Serbes qui vivent dans Sarajevo assiégée se sentent responsables du siège du fait de leur appartenance à la même ethnie que les agresseurs.


Une tête de Bosniaque


Depuis le début du siège, Sarajevo a été touchée par deux millions d’obus, chaque mètre carré a été arrosé de vingt-sept projectiles divers (balles, obus, éclats). Il y a eu près de onze mille victimes, et les destructions sont beaucoup plus massives que ce qu’on peut voir à la télévision. Mostar, assiégée par les nationalistes croates, a été davantage détruite encore - la moitié de la ville est entièrement rasée. Plus de six mille personnes sont mortes : cette ville étant nettement plus petite que Sarajevo, le nombre de victimes est proportionnellement plus important.

D’autres villes et villages sont détruits. Après tout cela, la vie en commun est-elle encore possible ? Suite à mon séjour à Sarajevo, je ne peux répondre que par l’affirmative. L’esprit de coexistence multi-ethnique et multiculturelle a survécu à toutes les horreurs de la guerre. Certainement atteint durant la guerre, cet esprit me semble aujourd’hui plus vivace que jamais. Pour l’illustrer, ce commentaire plein d’humour noir mais où perce une nuance d’espoir : un Serbe, participant à l’Assemblée de Sarajevo, a été blessé il y a un an par un éclat d’obus serbe.

Je lui demande comment cela s’est passé. Il me répond : "J’ai eu beaucoup de chance, j’ai été blessé à la tête, mais j’ai la tête dure, comme tous les Bosniaques !"La communauté bosniaque s’avère beaucoup plus solide que tous les obus avec lesquels on a voulu la détruire.

Z. P.


Le jeu du sniper


Durant mon séjour à Sarajevo la ville a été constamment bombardée et prise sous le feu des snipers. Pas un jour qui passe sans qu’il y ait quatre ou cinq tués et une dizaine de blessés, dans les rues et dans les maisons. Avant, je n’avais aucune expérience, ni des obus, ni des snipers, je l’ai acquise sur le terrain.

On s’habitue très vite aux explosions d’obus. Le centre de la ville n’est pas grand, on entend bien chaque explosion et on apprend vite à évaluer la distance qui nous sépare de l’endroit où est tombé l’obus. Ma rencontre la plus proche avec un obus eut lieu le soir du 10 avril. Je dînais au restaurant avec un ami, nous parlions avec des légionnaires en permission. En l’espace de quelques minutes, deux violentes explosions ont retenti à quelques centaines de mètres. Les fenêtres et les verres posés sur les tables l’ont sentie passer... Personne n’était troublé : nous avons poursuivi notre dîner comme si de rien n’était. Les légionnaires ont été mis en état d’alerte, ils ont fini rapidement leurs verres, ont enfilé leurs gilets pare-balles et sont rentrés à la base.

Qu’y a-t-il dans la tête d’un sniper ? J’ai bien failli l’apprendre à mes dépens. L’Assemblée des citoyens serbes se tenait à l’Holiday Inn, dans une salle de conférences qui a survécu à mille jours de siège. L’hôtel se trouve à environ trois cents mètres de la ligne de front, et il est continuellement sous le feu des snipers. On y entre et on en sort par la porte de derrière, il faut alors franchir un grand terre-plein d’environ cent cinquante mètres avant de pouvoir se mettre à l’abri.

Le jour où l’Assemblée était organisée, j’ai traversé deux fois seul cet espace découvert. J’ai entendu plusieurs fois des détonations. J’ai pensé, dans ma candeur, que j’entendais le bruit des tirs de la ligne du front, même si je trouvais étonnant qu’ils soient si distincts. Plus tard, dans l’après-midi, en attendant la voiture qui devait venir nous chercher, j’ai demandé aux militaires comment il était possible d’entendre si bien les snipers à trois cents mètres de distance. Ils n’ont pas eu l’air de bien comprendre ma question, comme si je leur avais demandé quelque chose de trop évident.

À cet instant, il y a eu un sifflement, comme ceux que j’avais entendus plusieurs fois dans la journée. Les militaires m’ont littéralement jeté derrière un mur. Je commençais à comprendre, mais j’ai quand même demandé à mes compagnons ce qui venait de se passer. "Un tir de sniper qui nous est passé à deux doigts", m’a expliqué l’un d’eux. Il s’agissait donc bien d’un coup de fusil ! Ce que j’avais entendu dans la journée en traversant le terre-plein, c’était donc des balles de snipers qui sifflaient autour de moi... Je dis cela aux militaires qui m’accompagnaient, ils ont ri : "Le sniper jouait avec toi, il voulait te faire peur, t’obliger à courir. S’il avait voulu te tuer, il l’aurait fait." Mon sniper a dû finir par comprendre que je ne connaissais pas du tout la "règle du jeu", et il a laissé tomber. Il avait dû faire sa journée.

Z. P.


Le tunnel


L’aéroport de Sarajevo a été fermé un jour après mon arrivée. Nous ne pouvions pas rentrer avec les avions militaires de la FORPRONU avec lesquels nous étions venus. La seule solution pour quitter Sarajevo est de prendre le tunnel qui passe sous la piste de l’aéroport, puis de traverser la montagne Igman, à pied et en car, pour enfin arriver à Split. Nous étions une quarantaine, invités et délégués de l’Assemblée, à entreprendre ce voyage.

Dans la ville nous avons pris le car, qui nous a conduits jusqu’à l’entrée du tunnel. La nuit va tomber. Il pleut. Nous pénétrons par petits groupes, surtout pas tous à la fois. C’est l’alerte générale, interdiction de se regrouper dans les rues à cause des bombardements.

Nous sommes sur la première ligne du front, on entend des tirs sporadiques. Des civils et des militaires trempés attendent de pouvoir emprunter le tunnel. La scène pourrait très bien avoir eu lieu pendant la Première Guerre mondiale. Le tunnel fait huit cent cinquante mètres de long pour un mètre et demi de haut et soixante-dix centimètres de large. L’humidité suinte de partout : l’eau atteint à certains endroits dix centimètres. Le passage s’effectue dans deux directions, on doit attendre notre tour. Nous partons.

J’ai deux objectifs : l’un est de me tremper le moins possible les pieds, l’autre de ne pas me cogner la tête contre les poutres qui se succèdent sur la voûte du tunnel, je suis obligé d’avancer courbé. Je comprends vite que mes objectifs sont irréalisables, deux cents mètres plus loin je suis déjà trempé et je me suis cogné la tête au moins six fois. Pourtant, l’humeur est à la plaisanterie, nous jouons à savoir qui va se cogner la tête le plus de fois. Je pars grand favori, vu mes antécédents...

À la sortie nous sommes épuisés, trempés. Autour de nous, les tranchées, les militaires bosniaques, nous n’avons pas droit d’allumer la lumière, car nous nous trouvons encore sur la première ligne du front.

Nous prenons un car, toujours par petits groupes, jusqu’à Hrasnice, à trois kilomètres du tunnel. C’est une banlieue de Sarajevo, bombardée plus intensément que la ville elle-même. Nous nous rassemblons devant le commissariat de police, il fait nuit déjà, on entend des tirs. Ils savent que dans notre groupe il y a bon nombre de Serbes (de Serbie !), ils ont pourtant envers nous une attitude hospitalière : "Merci d’être venus... Si quelqu’un vous demande comment nous sommes, dites-leur que nous sommes des gens bien." La bonne volonté, le franc-parler et l’humour du soldat bosniaque sont certainement ce qui m’ont le plus touché pendant mon séjour en Bosnie.

Après nous avons dû marcher dans la montagne pendant un kilomètre et demi, à travers la forêt, jusqu’au premier point hors de danger, où un car nous attendait. Une partie de la route qui mène des maisons au point où nous devons nous rendre est fermée, elle est sous le feu incessant des tchetniks. Pourtant un officier propose à trois d’entre nous de nous y conduire en Jeep, car de toute manière il va chercher un blessé sur la montagne Igman. Je demande à l’officier si c’est un privilège d’y aller en Jeep. Il me répond que oui, s’ils ne tirent pas...

Mais que s’ils tirent, les privilégiés sont ceux qui marchent à pied. La Jeep, tous feux éteints (même la radio doit être éteinte), traverse le mauvais chemin forestier à 100 km/h en se faufilant entre les carcasses de camions. Nous n’osons prononcer un seul mot, haletants, comme dans les films à suspense lors d’une partie de roulette russe. Ils n’ont pas tiré.

Z. P.