De multiples articles de presse ont divulgué les détails de l’enquête Erignac, bien avant l’arrestation des présumés coupables.

A) LA REVELATION DU RAPPORT MARION PAR LA PRESSE

De larges extraits du rapport d’étape établi par le contrôleur général Marion ont été publiés par l’Est Républicain et le Canard enchaîné le 30 décembre 1998.

Cette synthèse d’enquête comportant quelque 120 pages, adressée par le chef de la DNAT aux trois magistrats chargés de l’instruction, mettait en cause plusieurs suspects liés au milieu agricole.

Le parquet de Paris a aussitôt ouvert une information judiciaire pour violation du secret de l’instruction prévue par l’article 11 du code de procédure pénale.

La publication reprenait en effet exactement le contenu du rapport qui figurait au dossier d’instruction. Le juge Valat a, dans un premier temps, été désigné pour instruire le dossier, puis s’est adjoint en co-saisine le juge Aupaire.

Le procureur Dintilhac s’est d’ailleurs expliqué devant votre commission sur les raisons qui l’ont conduit à ouvrir une information.

Ce document était coté, concernait directement l’enquête et constituait une pièce officielle du dossier. Cette divulgation avait trait à " l’affaire la plus essentielle actuellement en cours, parce que l’assassinat d’un préfet est un crime qui va au-delà du simple assassinat qui est déjà gravissime en soi ".

Le procureur de la République de Paris a également exprimé " la certitude que cette fuite ne provenait pas de ceux qui avaient un accès légitime au dossier car le dossier d’instruction est ouvert notamment aux parties civiles et à un certain nombre de personnes qui peuvent en publier des éléments sans même encourir des poursuites. Il s’agissait nécessairement, compte tenu des conditions dans lesquelles s’est faite la fuite, d’une fuite qui provenait d’un nombre réduit de personnes qui étaient en charge de l’affaire. "

Il a exprimé son indignation à l’égard des fonctionnaires et des magistrats qui n’étaient pas capables d’assurer la sécurité des informations, alors que celle-ci constitue un élément important pour le succès d’une enquête.

Un des magistrats instructeurs de la galerie St-Eloi a même indiqué à la commission qu’il avait été accusé d’être l’auteur des fuites du rapport Marion.

A ce jour, l’origine de ces indiscrétions n’a toujours pas été découverte.

B) LA PUBLICATION DES ELEMENTS DE L’ENQUETE

Dans son édition du 3 février 1999, Le Monde a publié un article détaillant de nombreux éléments de l’enquête. Cette publication n’était pas sans conséquences car les portraits des assassins présumés étaient suffisamment précis pour que ces derniers se reconnaissent. Ces informations révélaient essentiellement le contenu des notes Bonnet.

Cet article indiquait : " Les enquêteurs avaient ciblé les auteurs de l’assassinat du préfet Erignac . Les commanditaires du meurtre appartiendraient à la mouvance ultra-nationaliste " enseignante ". Les membres du commando ayant participé à l’opération seraient pour une part d’anciens du FLNC, d’autre part d’anciens condamnés de droit commun ".

Il ajoutait : " A en croire les premiers éléments recueillis par les enquêteurs, les commanditaires au nombre de cinq ou six seraient basés en Haute-Corse, à Bastia et à Corte. (...) Une réunion entre le commando d’Ajaccio et le chef des commanditaires aurait été organisée à Ajaccio dans un appartement loué au nom de la soeur d’un des membres présumés du groupe, au mois d’août 1998. "

La publication de cet article a provoqué une certaine émotion chez les enquêteurs et les magistrats. D’après le témoignage d’un magistrat instructeur, l’article a contribué " à une mise à nu de l’enquête " en " dévoilant en deux pages la plupart des éléments que la justice avait en sa possession ".

Un autre magistrat de la galerie St-Eloi a qualifié " d’irresponsable et de criminelle " la publication de ces informations qui ont failli " torpiller définitivement une enquête extrêmement difficile ".

Un ancien préfet de Corse a par ailleurs estimé devant la commission que cet article aurait même conduit " les membres du commando à se protéger plus que jamais ".

Pour se justifier et répondre à la polémique engagée, Le Monde a publié un nouvel article le 6 février 199963(*).

Le quotidien indiquait que " l’anathème jeté aujourd’hui contre la presse et ses révélations ne doit pas masquer le fait que les dysfonctionnements viennent avant tout des services de l’Etat chargés, à un titre ou à un autre, des investigations. (...) Parce que les divers enquêteurs n’ont pas coordonné leur travail, les probables commanditaires et auteurs savent depuis le début novembre 1998 qu’ils sont l’objet de surveillance. (...) Le Monde n’a fait que souligner et révéler cette situation dont l’Etat est comptable. "

Cette mise au point n’a pas, semble-t-il, mis un terme à la polémique. Un magistrat instructeur, entendu par la commission d’enquête, a rapproché la démarche du journal de celle consistant " à dynamiter les voies sous le motif qu’un train arrive en retard, entraînant le fait que plus aucun train n’arriverait à l’heure. "

Ce même magistrat, qui reconnaissait que " ce n’était pas brillant au sein des institutions judiciaires et policières réunies ", a indiqué que " le fait de dévoiler tout cela est aussi une responsabilité du journaliste qui peut bien se dire qu’il va tout faire foirer !".

Le directeur du Monde a eu l’occasion de présenter la défense de son journal devant la commission d’enquête en précisant " qu’à aucun moment , nous n’avons pensé que nous pourrions renseigner qui que ce soit (...), " et mettre en danger l’enquête judiciaire ".

Il a déploré " une inflation de procédures contre nous, et contre la presse en général, notamment sur la qualification du recel de violation du secret de l’instruction et qu’il n’y ait pas un gouvernement, ni une législature " qui n’ait cherché à apporter sa pierre à de nouvelles restrictions à l’exercice de la liberté de la presse ; il a ajouté que la presse " était livrée à l’arbitraire des juges dont certains font une application libérale de la loi et d’autres une application qui ne l’est pas ."

Il a estimé que son journal était fondé à publier cet article, dans la mesure " où jamais le cours ultérieur de la justice n’a démenti les choses que nous avions écrites (...). Personne ne peut s’abstraire de la société médiatique ou de la médiatisation de la vie publique, ou du fait que la démocratie entre dans l’âge de la démocratie d’opinion. "

Votre commission tient à rappeler qu’aucune procédure n’a été engagée contre Le Monde au motif que les notes Bonnet n’ont jamais figuré au dossier d’instruction. Contrairement à la publication de passages entiers du rapport Marion, il ne s’agissait dans ce cas, d’après les propos d’un magistrat instructeur, que " de la divulgation à mots voilés d’éléments informels ". Dans le cas de l’article du Monde, la violation de l’article 11 du code de procédure pénale n’était donc pas vraiment caractérisée, à la différence de l’article de l’Est républicain.

La difficulté d’engager une procédure contre un journal au titre de la violation du secret de l’instruction a été soulignée par plusieurs magistrats devant la commission d’enquête. Commentant la décision du procureur de la République de Paris de ne pas ouvrir d’information judiciaire contre Le Monde, un magistrat instructeur de la galerie St-Eloi a expliqué que " l’on n’a généralement pas intérêt à faire rebondir une information. Une information dure deux ou trois jours. Par contre, si l’on réagit sur cette information, on alimente la machine. "

Le risque d’un encombrement du parquet a également été signalé par un autre magistrat pour qui " ouvrir une information à chaque fois qu’il y a violation du secret de l’instruction conduirait le parquet de Paris à multiplier les informations, dont l’expérience montre que les résultats en termes d’efficacité sont très minces. "

Un ministre entendu par la commission d’enquête ne s’est en revanche pas ému d’une telle publication, affirmant que " si un journal détient des informations, il a la liberté de les publier ".

Un haut responsable de la Chancellerie a d’ailleurs rappelé que la loi sur la liberté de la presse " n’oblige pas les journalistes à livrer leurs sources ". La violation du secret doit être avérée pour qu’un journaliste puisse être poursuivi pour " recel de violation du secret de l’instruction ".


Source : Sénat. http://www.senat.fr