On l’a vu, la situation de l’hôpital de Bonifacio et les dérives que l’étude de ce cas met en lumière se caractérisent par leur gravité et leur caractère exceptionnel. Sans atteindre le même degré de dysfonctionnements, les gestions de plusieurs autres centres hospitaliers se voient reprocher aujourd’hui une certaine légèreté à laquelle il convient de remédier.

( UN ETAT DES LIEUX GLOBALEMENT INQUIETANT

L’Inspection générale des affaires sociales, qui a examiné en juin 1998 les situations de trois hôpitaux - d’Ajaccio, de Castelluccio et de Bastia - a établi dans son pré-rapport136 les constations suivantes :

* " L’inspection de différents centres hospitaliers permet de considérer qu’en matière de gestion hospitalière, il existe moins de dérives générales corses qu’une addition d’errements particuliers à certains établissements de Corse. Fondamentalement, dans tous les services hospitaliers inspectés, l’hôpital est certes largement considéré comme étant au service de l’emploi et de l’économie de l’île, ce qui dans un contexte peu dynamique de l’activité des établissements corses, limite singulièrement la portée des discours sur la maîtrise des dépenses hospitalières.

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* Mais au-delà de cette donnée commune, la diversité des pratiques de gestion hospitalière l’emporte, reflétant largement le niveau de compétence et d’autorité des directions d’établissement : maîtrise d’un sureffectif qu’il est proposé de réduire par le développement d’activités nouvelles ou bien mouvement continu d’embauche de personnel peu qualifié sous statut précaire créant un fait accompli que la tutelle est périodiquement contrainte d’avaliser par intégration successive dans les effectifs de l’hôpital ; politique salariale globalement généreuse mais s’inscrivant dans le respect des textes et s’accompagnant d’efforts pour accroître la présence au travail, ou bien absence de gestion du personnel avec multiplication de largesses non réglementaires, ou défaut de contrôle de l’activité des personnels ; gestion rigoureuse de moyens budgétaires confortables avec niveau d’investissement mesuré et conformité des marchés passés, ou bien fuite en avant financière avec ambitieux programmes d’investissement, cavalerie budgétaire longtemps tolérée par la tutelle, mauvais recouvrement des créances, gaspillages internes liés aux carences de gestion et à l’inadaptation des procédures de marchés.

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* Le deuxième constat général est que les errements constatés en Corse paraissent avant tout résulter d’une multiplication coûteuse d’abus et de petites fraudes, permise par l’impéritie et l’incurie des directions et tutelles hospitalières. Dans cet environnement délétère, caractérisé par un respect souvent plus qu’approximatif des règles de gestion publique, l’existence de comportements frauduleux nettement plus organisés et de bien plus grande envergure, ne peut être exclue."

( LA DEGRADATION BUDGETAIRE DU CENTRE HOSPITALIER DE BASTIA

Notons, tout d’abord, que le centre hospitalier de Bastia dispose de 511 lits et places installés, dont 443 actifs. Selon des informations fournies à la commission d’enquête, l’offre de soins, qui a crû au cours des dernières années, est importante alors que l’activité de l’hôpital aurait tendance à stagner. Les taux d’occupation en médecine, chirurgie et obstétrique permettent de constater l’importance des excédents en matière de capacité d’hospitalisation sur la période 1993-1997.

La dégradation profonde et non maîtrisée de la situation budgétaire de l’établissement a démarré dans les années 1992-1993. Comme l’a indiqué l’Inspection générale des affaires sociales à ce sujet, cette situation a été marquée par " une perte de contrôle masquée temporairement, sinon favorisée, par la bienveillance budgétaire des autorités de tutelle. " Dans un premier temps, l’hôpital a tenté de réduire ses dépenses, notamment de personnel, en ne pourvoyant pas tous les postes vacants. Par la suite, ces dépenses de personnel ont crû de manière incontrôlable ; elles ont commencé à ne pas être intégralement financées et donnèrent lieu à des reports sur l’exercice suivant. En trésorerie, les difficultés conduisirent au non paiement de la taxe sur les salaires des exercices 1993 et 1994. Par ailleurs, on assista à un allongement des délais de paiement de ses fournisseurs par l’hôpital. Fin avril 1998, la dette de l’établissement envers ses fournisseurs s’établissait à 24 millions de francs au titre de l’exercice 1997.

Aujourd’hui, le centre hospitalier de Bastia enregistre des créances irrécouvrables pour un montant évalué par l’IGAS à 20 millions de francs. Comme le note l’Inspection, " l’établissement ne respectant plus depuis des années la règle selon laquelle les dotations aux provisions pour créances doivent représenter 1/3 des créances admises en non valeur au cours des trois derniers exercices, aucun moyen n’est actuellement disponible pour passer ces créances en non valeur. "

Force est de constater que l’hôpital, confronté à ces difficultés, n’a pas engagé avec le dynamisme nécessaire les mesures de redressement qui s’imposaient. Il est vrai que les décisions des autorités de tutelle lui ont longtemps permis de bénéficier de certaines marges de manoeuvre. Ainsi l’établissement reçut en 1995 un apport de 5 millions de francs destiné à lui permettre de soulager partiellement et temporairement sa trésorerie. Parallèlement, l’établissement se lança dans un système de " cavalerie budgétaire " : certaines charges furent par exemple financées grâce à des dotations budgétaires accordées pour d’autres opérations, qui ne sont intervenues que tardivement.

On doit noter que le centre hospitalier de Bastia bénéficie d’une sollicitude particulière. Alors que le taux d’allocation budgétaire initialement accordé à la région Corse s’établissait à 0,35 % en 1998, l’hôpital a bénéficié d’une progression de son budget primitif de 0,92 % par rapport à la base budgétaire de 1997 (+ 3,1 millions de francs). A cela, s’est ajoutée une dotation exceptionnelle à caractère non reconductible de 5,4 millions dont 2,1 millions étaient destinés à couvrir les coûts salariaux inéluctables137.

Au total, le centre hospitalier de Bastia a enregistré une augmentation de 8,5 millions de son budget en 1998, soit une progression de 2,5 % par rapport à 1997. Selon les estimations de l’IGAS, " ce desserrement relatif de la contrainte budgétaire apparaît cependant sans commune mesure avec l’ampleur des besoins de financement de l’établissement. " En première approximation, l’insuffisance de crédits pour 1998 pourrait s’élever à 17,8 millions au total.

( LA MAUVAISE MAITRISE DE LA SITUATION DU CENTRE HOSPITALIER D’AJACCIO

Depuis une dizaine d’années, l’hôpital d’Ajaccio138 a mené une politique d’investissement soutenue visant à remettre à niveau le plateau technique et à améliorer les conditions d’accueil offertes aux malades139. Or l’établissement enregistre à la fois une baisse de ses entrées comme de ses journées réalisées. C’est à partir de 1993 que la détérioration des comptes s’accéléra. La situation de trésorerie devint d’ailleurs si tendue que l’hôpital ne paya plus ni la taxe sur les salaires ni les cotisations IRCANTEC des contractuels qu’il embauchait140. Face à cette situation, les autorités de tutelle prirent la décision, en 1991, d’accorder 3 millions de francs par an pendant cinq années afin d’améliorer la situation de la trésorerie du centre. La tutelle autorisa, en outre, l’établissement à recourir à un emprunt pour un montant de 65 millions afin de financer les travaux de sécurité du centre hospitalier.

Aujourd’hui, l’établissement doit faire face à des restes à recouvrer de 186 millions, dont 75 sont jugés irrécouvrables. Comme le note l’IGAS, " la mise en place d’une politique active de recouvrement reste à l’ordre du jour qu’il s’agisse de la réorganisation des entrées (accueil des urgences, bureau des entrées et des consultations), de l’instauration de nouvelles procédures (procédure des titres en souffrance, prise de renseignements complémentaires dans les services, contrôle des présents) ou du développement de relations régulières avec les débiteurs institutionnels. "

Cette politique paraît en effet s’imposer étant donné qu’en flux annuel, les restes à recouvrer peuvent être évalués à 8 millions de francs pour les payants et 6 millions pour les débiteurs institutionnels, au premier rang desquels le Conseil général. En stock, ces deux catégories représentent, selon les estimations de juin 1998, 55 millions pour la première et 24 pour la seconde, soit un stock général de 81 millions. Selon l’IGAS, environ 65 de ces 81 millions correspondraient à des créances irrécouvrables.

En outre, les difficultés de trésorerie de l’établissement entraînent des délais de paiement des fournisseurs particulièrement longs (140 jours en moyenne).

Malgré un contexte de réduction d’activité, la croissance des effectifs concerne tant le personnel médical que le personnel non médical. La progression de ces derniers effectifs entre 1994 et 1996, qui se traduisit par l’arrivée d’une soixantaine d’agents, résulta d’un mouvement de titularisation des contrats à durée indéterminée et de la forte progression de contrats à durée déterminée en remplacement sur des postes de titulaires devenus vacants. De décembre 1996 à mai 1998, l’établissement recruta dix agents supplémentaires, en dépit des remarques que l’inspection de la direction régionale des affaires sanitaires et sociales avait formulées en décembre 1997.

Le centre hospitalier compte actuellement 227 agents contractuels correspondant à 87 contrats de durée indéterminée, 73 contrats de durée déterminée, 38 " emplois consolidés ", 4 contrats " emploi-solidarité ", 19 contrats " emploi ville " et 6 contrats d’apprentissage. Comme l’a noté l’IGAS, " le recours aux contrats à durée indéterminée s’explique principalement par des remplacements de longue durée et par la pérennisation, souvent en raison de l’absence de suivi des dossiers, des recrutements sous contrats à durée déterminée, renouvelés à de nombreuses reprises. De fait, 49 des 87 CDI actuels bénéficiaient auparavant d’un CDD. "

En conclusion de son rapport, l’Inspection relève : " les économies proposées pour 1998 (6,2 millions) sont nettement insuffisantes mais apparaissent aux yeux des responsables comme un effort considérable sinon maximal pour l’établissement ".

On le voit, les centres hospitaliers des deux plus grandes villes de l’île connaissent des difficultés budgétaires importantes qui s’expliquent par le manque de rigueur de leur gestion, une politique de recrutement du personnel parfois imprudente et enfin, par l’attitude parfois inadéquate de la tutelle par le passé.


Source : Assemblée nationale. http://www.assemblee-nationale.fr