Lors de la mise en place du RMI sur l’ensemble du territoire français, les montées en charge du dispositif ont connu des évolutions différentes selon les régions. En Corse, celle-ci fut extrêmement rapide : en effet, au cours des douze premiers mois de mise en place, les deux départements enregistrèrent les plus fortes progressions d’effectifs de métropole, avec un taux de 155 % en Corse-du-Sud et de 110 % en Haute-Corse, soit une hausse du nombre d’allocataires respectivement trois fois et deux fois plus forte qu’en métropole. Depuis 1992, l’augmentation du nombre de bénéficiaires a suivi celle de l’ensemble du pays : à une période d’augmentation importante entre 1992 et 1994 (avec des taux supérieurs à 15 % par an) s’est substituée une phase de décélération. Aujourd’hui, le nombre de bénéficiaires reste très élevé. Plusieurs indices permettent d’avancer que des possibilités de fraude existent et que les ouvertures de droit sont réalisées de façon large sans que les contrôles d’usage soient réellement effectués.

( UN DISPOSITIF TRES PRESENT DANS LES DEUX DEPARTEMENTS

Plusieurs documents remis à la commission d’enquête par la délégation interministérielle au revenu minimum d’insertion lui permettent d’établir les constats suivants :

Le nombre de bénéficiaires du RMI apparaît très élevé par rapport à la population insulaire. Chaque département de Corse enregistre un nombre deux fois plus élevé d’allocataires du RMI que les départements français ayant un nombre d’habitants proches. En juillet 1998, la région corse comptait 8.331 allocataires payés, 4.225 en Corse-du-Sud et 4.106 en Haute-Corse179. En moyenne, pour 1.000 habitants, plus de 56 touchent le RMI en Corse-du-Sud et plus de 51 en Haute-Corse.

Comparativement au nombre de demandeurs d’emploi, le taux de Rmistes atteint en Corse un niveau beaucoup plus élevé que dans les autres départements. Le rapport entre le niveau du chômage et le nombre de bénéficiaires du RMI est en effet très éloigné du ratio national. Avec un même taux de chômage, un département métropolitain compte en moyenne 40 à 50 % de bénéficiaires du RMI de moins qu’en Corse.

La rotation des effectifs paraît plutôt faible en Corse et se caractérise par des flux d’entrées et de sorties du RMI peu importants180. En Corse-du-Sud, la faiblesse de cette rotation et la rapidité de la montée en charge du dispositif expliquent un temps de présence au RMI sensiblement plus long que dans les autres départements métropolitains181. Notons qu’en Haute-Corse, ce temps de présence se rapproche davantage du niveau national182.

Le montant moyen du RMI est plus élevé en Corse que le montant moyen national. En juillet 1998, l’allocation moyenne atteignait 2.167 francs en Corse-du-Sud et 2.031 francs en Haute-Corse, la moyenne française se situant à 1.983 francs. Notons que le calcul du montant du RMI dépend de nombreux paramètres : la taille de la famille, le montant des autres prestations versées, le logement, les revenus extérieurs. Il semble que peu d’allocataires perçoivent - ou déclarent percevoir - des revenus autres que ceux du RMI en Corse. Cela pose le problème du contrôle de la réalité des déclarations qui fait l’objet de développements ultérieurs.

Comment expliquer que la part de la population concernée par le RMI dans la région Corse est l’une des plus élevées de métropole ? La commission d’enquête considère que cette particularité s’explique en premier lieu par les lacunes observées dans la gestion même du dispositif.

( DES ALLOCATIONS DISTRIBUEES LARGEMENT EN L’ABSENCE DE GESTION GLOBALE DU DISPOSITIF

Un récent rapport de l’Inspection générale des affaires sociales183 a mis en évidence certaines défaillances dans les procédures d’instruction et d’attribution du RMI en Corse.

Il fait état de " chaîne d’incohérence et de non responsabilité de l’État, dans les deux départements ". En Corse, les caisses d’allocations familiales (CAF) ne sont pas en charge de la gestion du dispositif184 : elles n’ont reçu aucune délégation en la matière. Ce sont des services déconcentrés de l’État, les directions départementales des affaires sociales (DDASS), qui doivent en principe gérer le dispositif et en assurer le contrôle. Or, la mission récemment effectuée en Corse, dans le cadre de l’inspection générale des affaires sociales, démontre toutes les faiblesses du système actuel : " Il a semblé à la mission que, compte tenu du mode de fonctionnement des deux DDASS et des deux CAF, il est tout à fait probable que l’allocation RMI ait été distribuée sinon largement tout au moins à de nombreuses personnes qui n’auraient pas dû en bénéficier. "

( LES CARENCES EN MATIERE DE PREVENTION ET DE CONTROLE DES FRAUDES

Le rapport déjà cité relève l’absence d’action de prévention de fraudes et de poursuites pénales à l’encontre des bénéficiaires ayant omis de déclarer les ASSEDIC, la formation rémunérée ou un emploi. " Il n’y a donc aucun risque pour ceux qui fraudent. " Et le rapport d’ajouter : " Dans une société quelque peu fermée, car insulaire, cela doit se savoir. "

Ainsi, certains allocataires du RMI " omettent " de déclarer des ressources (les ASSEDIC, une pension alimentaire, une pension vieillesse, la rémunération de leur formation par le CNASEA), ou ne séjournent plus sur le territoire national. Lorsqu’une telle situation est constatée, la DDASS se contente de radier les intéressés à partir du mois suivant la notification de la CAF. Il semble qu’aucune plainte ne soit jamais déposée auprès du parquet par les DDASS.

Les renseignements détenus par les deux CAF semblent pour le moins approximatifs, si l’on en croit la récente mission de l’IGAS qui note dans son rapport que les réponses qui lui ont été fournies par les cadres de direction étaient " peu fiables " : " la DDASS et la CAF se renvoient la balle. On n’est jamais sûr de savoir, entre la CAF et la DDASS, qui donne le bon chiffre, qui décrit correctement la situation, qui couvre ou dénonce qui. "

( UNE GESTION PARTICULIEREMENT DEFECTUEUSE EN CORSE-DU-SUD

La situation paraît notablement dégradée en Corse-du-Sud où la direction départementale des affaires sociales semble ne pas maîtriser le dispositif dont elle n’a aucune vision globale. D’après les investigations de l’IGAS, la DDASS possède une connaissance pour le moins parcellaire des bénéficiaires du RMI185.

Plus grave : la direction départementale des affaires sanitaires et sociales n’applique pas certaines dispositions législatives et n’hésite pas à prendre certaines libertés avec les textes en vigueur. Ainsi la direction ouvre le droit au RMI et radie les bénéficiaires selon des critères qui lui sont propres et ne correspondent nullement aux textes législatifs ou réglementaires applicables. Par exemple, les contestations relatives au RMI sont systématiquement traitées par la DDASS elle-même, qui préfère semble-t-il les traiter en " recours gracieux " plutôt que de les transmettre à la commission départementale d’aide sociale (CDAS), comme elle devrait le faire. Ainsi aucun dossier n’a été examiné en commission départementale d’aide sociale depuis au moins 1993.

Selon toute probabilité, ces recours gracieux s’effectuent en faveur des demandeurs car aucun d’entre eux ne se retourne ensuite vers ladite commission. Les agents en charge de la gestion du RMI ont d’ailleurs reconnu devant la mission de l’IGAS traiter les dossiers en dehors du cadre juridique normal. Le rapport de l’IGAS remarque par ailleurs un lien de parenté entre la personne responsable du RMI à la CAF et celle en charge de ce dossier à la DDASS186.

La CAF ne réalise pas de contrôle effectif sur les sous-déclarations ou les omissions qui marquent les déclarations et ne sont d’ailleurs pas considérées comme une manifestation de fraude. De ce fait, elles ne font l’objet d’aucune poursuite pénale. De même, la récupération des indus pose problème.

Contrairement à la situation qui prévaut dans de nombreux départements, il n’existe pas à la DDASS de fichier d’allocataires autre que celui fourni par la CAF - qui d’ailleurs ne donne que très peu de renseignements - , ni aucun fonds de dossier permettant de comprendre et de suivre les décisions d’accord, de dérogation ou de rejet. Ainsi " la lettre type de proposition d’ouverture de droit transmise par la CAF à la DDASS est totalement neutre (à la demande de la DDASS d’après ce que nous a dit la CAF, et le fonds de dossier n’existant pas, il est impossible de vérifier, à la DDASS, le bien-fondé ou non de la décision. "

En outre, des personnes sont réintégrées dans le dispositif RMI sans que soient appliquées les dispositions législatives contraignant l’intéressé à élaborer, puis à faire valider un nouveau contrat d’insertion par la commission locale d’insertion. En Corse-du-Sud, les réintègrations interviennent en l’absence de tout nouveau contrat. Interrogés à ce sujet par la mission de l’IGAS, les agents de la DDASS ont prétendu tenir compte des situations particulières. Il s’avère que ces fonctionnaires ne demandent en réalité aucune pièce justificative leur permettant de prendre une décision d’opportunité.

Contrairement à ce que prévoient les textes (circulaire du 26 mars 1996), il n’existe pas de plan de contrôle du dispositif du RMI visant à mettre au point une politique de contrôle local, associant notamment les organismes instructeurs et les commissions locales d’insertion : " la DDASS déclare que la CAF ne lui a jamais présenté de plan de contrôle, ce à quoi la CAF répond qu’on ne lui a jamais demandé ".

D’ailleurs, la CAF ne respecte pas l’instruction de la circulaire du 26 mars 1983 prévoyant le contrôle mensuel de 15 % des ouvertures de droit et de 1 % du stock. Or des contrôles plus réguliers permettraient de mettre en évidence certains versements indus. Ceux-ci sont fréquemment provoqués par le versement, après l’ouverture du droit, d’autres prestations (comme les pensions vieillesse) n’étant pas signalées par le bénéficiaire. D’après les chiffres de la CAF de Corse-du-Sud, 2.052 cas d’indus auraient déjà été détectés en 1997 pour un montant moyen de 1.623,96 francs.

Le niveau d’accès des bénéficiaires du RMI au dispositif d’insertion, proche du niveau national en Haute-Corse, reste nettement plus faible en Corse-du-Sud. En 1996, plus d’un bénéficiaire du RMI sur deux possédait un contrat d’insertion en cours de validité dans le département de Haute-Corse. Ce taux, bien que sensiblement inférieur à ce que la loi prévoit, demeure proche de celui observé à l’échelle nationale. Le niveau d’accès aux mesures-emploi en Haute-Corse paraît voisin du niveau national : 17 % du stock d’allocataires étaient concernés par ce type de contrats (comme le contrat emploi solidarité) en 1997, soit seulement un point de moins qu’en métropole. C’est en Corse-du-Sud que la situation semble la moins favorable. Le taux de contrat d’insertion - 13 % au premier semestre 1997 - comme le taux d’accès aux mesures emploi - 12 % en 1997 - se situaient parmi les taux les plus bas en France. En 1997, un allocataire du RMI avait quatre fois moins de chance d’avoir un contrat d’insertion dans le sud de l’île que dans le nord.

Cette situation explique qu’une partie des crédits d’insertion ne soit pas consommée en Corse-du-Sud187.

( DES CONSTATIONS PLUS NUANCEES EN CE QUI CONCERNE LA SITUATION EN HAUTE-CORSE

Dans son rapport, l’Inspection générale des affaires sociales établit un constat moins préoccupant pour la Haute-Corse que pour la Corse-du-Sud. En Haute-Corse, il semble en effet que le dispositif soit géré de façon plus conforme aux textes en vigueur : " comme dans le département de la Corse-du-Sud, le dispositif RMI n’est pas piloté. Toutefois, il a semblé à la mission que c’est surtout par méconnaissance et maîtrise insuffisantes du dispositif dans sa globalité que cela fonctionne mal. "

Il faut toutefois noter que la CAF de Haute-Corse n’a jamais engagé de poursuites pénales quel que soit le montant de l’indu ou son origine. " Si l’allocataire qui a un indu est toujours dans le dispositif RMI (ce qui signifie que la CAF peut récupérer l’indu) et ne demande pas de remise gracieuse, la CAF n’en informe jamais la DDASS. Il ne semble pas que cette dernière ait demandé d’être tenue au courant des indus et ait cherché à maîtriser mieux la situation. "

( LA NECESSAIRE REPRISE EN MAINS

Les divers éléments fournis à la commission la conduisent à préconiser un réexamen en profondeur de l’ensemble du dispositif dans les deux départements de Corse.

 Les équipes chargées de gérer cette allocation, en place depuis de nombreuses années, doivent être renouvelées ou tout du moins remobilisées. L’ensemble de la gestion pourrait être centralisé au niveau des DDASS à condition de recruter ou de former du personnel très qualifié ayant de solides connaissances juridiques. Dans son rapport, l’IGAS suggère de " muter dans l’intérêt du service public les fonctionnaires ou les contractuels des deux DDASS de la Corse sur le continent après au maximum 5 ans en poste en Corse. "

 

 Les circuits de décision mériteraient d’être clarifiés car la dilution des responsabilités est aujourd’hui totale entre la CAF ou de la DDASS. Dans son rapport, l’IGAS suggère de renforcer la mission d’instruction administrative et de contrôle du RMI incombant aux CAF. Le dispositif ne pourra devenir transparent et fiable sans un investissement net de la part de chacune des CAF dans les deux départements. Comme le préconise le rapport déjà cité, il convient de fixer des objectifs aux CAF et de veiller à leur exécution ; leur travail doit en outre faire l’objet d’un contrôle a posteriori.

 

 Enfin, les activités de contrôle des situations des demandeurs doivent être renforcées et des poursuites pénales engagées en cas de fraude importante. Il n’est pas acceptable que le dispositif du RMI soit détourné de son objet par des personnes qui établissent en toute impunité des déclarations parfaitement erronées. Des échanges de fichiers entre les ASSEDIC, le CNASEA, les services fiscaux et la DDASS pourraient être mis en œuvre afin de donner aux DDASS des moyens accrus de contrôle et de détection des anomalies. Par ailleurs, une politique claire doit être définie concernant les cas de remise de dette ainsi que ceux de poursuites pénales.

 

Il sera à l’évidence nécessaire qu’un audit plus complet s’applique à la chaîne des décisions intervenant dans l’attribution du RMI. Le rôle des élus locaux et des travailleurs sociaux devra être examiné, ainsi que le fonctionnement des commissions locales d’insertion.


Source : Assemblée nationale. http://www.assemblee-nationale.fr