La révélation des pratiques frauduleuses en matière d’aides agricoles communautaires a fait suite à une enquête réalisée du 9 au 16 septembre 1994 en Haute-Corse193 à l’initiative de M. Jacquot, alors directeur du FEOGA. Quelles en ont été les suites ? Quelles conclusions peut-on en tirer aujourd’hui ?

( LES ANOMALIES ET PRATIQUES ABUSIVES REVELEES PAR LE RAPPORT JACQUOT

Le point de départ de cette enquête était l’allégation selon laquelle la prime à la vache allaitante était à l’origine des incendies dévastant régulièrement le maquis corse. Un haut fonctionnaire communautaire ayant participé à la mission Jacquot a déclaré devant la commission d’enquête : " Nous nous trouvions face à deux affirmations contradictoires. L’une, provenant des milieux écologistes, reprochait aux subventions communautaires d’avoir contribué à l’augmentation exponentielle du cheptel dont le nombre aurait été multiplié par trois en dix ans. Les ressources alimentaires n’ayant pas suivi, cela obligeait, nous disait-on, les bergers à mettre le feu au maquis pour permettre aux animaux de trouver leur nourriture. Une autre source indiquait que le système des primes en Corse était très particulier et ouvert à de nombreuses possibilités de fraudes ". (...)

L’enquête, qui fut diligentée sous la procédure dite d’apurement des comptes194, consista, d’une part, à vérifier auprès de l’administration locale en Corse les mécanismes de contrôle mis en œuvre par les autorités françaises, et d’autre part, à effectuer des contrôles sur place pour apprécier de façon pratique comment ces contrôles étaient effectivement organisés. La mission, qui dura cinq jours en septembre 1994, permit de mettre en évidence certaines anomalies préoccupantes dans l’organisation administrative. Le rapport Jacquot indique en effet195 : " il n’apparaît pas que soient données les instructions indispensables et que soient suffisants les moyens de tous ordres, mis à la disposition des services locaux, pour que ceux-ci puissent remplir efficacement leur tâche de gestion et de contrôle. "

A partir d’un examen des dossiers tenus à la direction départementale de l’agriculture et de la forêt et de contrôles sur le terrain (12 communes et, dans chacune d’elle, une demi-douzaine de dossiers d’éleveurs), la mission fut amenée à établir des constats sévères, exposés dans un rapport bref (8 pages) et percutant, et repris dans une publication annuelle de la Commission européenne, " La protection des intérêts financiers de la communauté. La lutte contre la fraude "196.

Lors de l’inspection, qui porta sur l’exercice 1993, les contrôleurs relevèrent différents procédés utilisés pour bénéficier indûment de deux catégories de primes européennes : l’indemnité spéciale montagne (ISM)197 et la prime à la vache allaitante198 (PVA). Il suffisait dans le premier cas de domicilier le troupeau installé en plaine sur une commune classée zone de montagne, grâce à la complaisance du maire concerné, aucun contrôle réel n’étant par la suite effectué concernant l’identification des terrains où les troupeaux étaient supposés paître.

Alors que l’article 5 du règlement CEE 3887 / 92 relatif à la prime à la vache prévoit l’obligation de signaler dans la demande d’aide toutes les informations nécessaires sur le lieu de rétention des animaux, l’examen des dossiers permit à la mission de constater que, bien souvent, les demandeurs ne signalaient pas ce lieu avec précision et qu’ils se contentaient d’inscrire le nom de la commune où l’exploitation était localisée (et non le troupeau). Lors des contrôles effectués sur le terrain, il a été également constaté à plusieurs reprises que les troupeaux ne se trouvaient pas sur les surfaces appartenant à l’exploitation en question. De même, la réglementation communautaire n’était pas respectée au regard de la notion d’ " animal éligible ". En outre, il a été constaté qu’il n’existait pas de véritable suivi sanitaire des animaux en Haute-Corse.

Les contrôleurs découvrirent que certains fraudeurs résidaient en réalité en région parisienne. Dans d’autres cas, l’existence même du cheptel ne pouvait être établie. Enfin, l’indemnité spéciale montagne, limitée aux troupeaux de 50 bêtes, donnait lieu à l’utilisation fréquente de prête-noms. Un propriétaire de plusieurs centaines de bêtes pouvait ainsi, en divisant artificiellement son cheptel en unités de 50, attribuées à des membres de sa famille, multiplier le gain.

Un haut fonctionnaire communautaire ayant participé à la mission Jacquot a déclaré devant la commission d’enquête : " Nous nous sommes aperçus qu’au sein de la DDAF, une seule personne procédait au contrôle administratif des demandes, ce qu’elle ne pouvait faire compte tenu de la masse de celles-ci. Pour les deux indemnités les plus importantes, la prime à la vache allaitante et l’indemnité spéciale montagne, plus de deux mille demandes étaient répertoriées par an. Il était impossible à une personne d’organiser le contrôle administratif des demandes et d’orienter les contrôles sur place. La deuxième anomalie qui nous a frappés était l’absence, dans le département de Haute-Corse, de fichier informatisé actualisé d’identification des animaux. Ce fichier était tenu par la Chambre départementale de l’agriculture. Le jour où nous y sommes allés, il était en panne. En fait, il n’existait plus depuis un an. La responsabilité de l’identification des animaux était le fait des vétérinaires privés qui distribuaient les boucles, en hiver, lors des mesures de prophylaxie.(...)

" Nous nous sommes aperçus que la définition de la vache allaitante retenue n’était pas la même que celle fixée par la réglementation communautaire. Celle-ci fait état de vaches ayant vêlé ou admet la possibilité de remplacer une vache ayant vêlé par une génisse sur le point de mettre bas. En Corse, la direction départementale de l’agriculture avait décidé que pouvait être considérée comme vache allaitante toute vache d’un âge supérieur à 18 mois, sans considération de la nécessité qu’elle ait vêlé. Or les vaches corses présentent la spécificité de vêler entre trente et quarante mois. Les demandes étaient donc présentées pour des animaux non éligibles.

Nous avons également été surpris d’apprendre que les animaux n’étaient pas visibles sur place. Ils étaient déclarés résider dans une commune déterminée, mais on nous expliquait qu’ils se trouvaient dans la montagne parce que c’était la période d’estive.

En outre, il n’y avait pas d’identification du foncier. Pour bénéficier d’une prime, il faut, pour des raisons écologiques, une certaine densité à l’hectare. Pour 1994, elle était fixée à trois unités de gros bovins par hectare. En fait, nous n’avons pas vu de propriétés. La plupart du temps, nous avons vu des estives communales partagées sans que personne ne sache exactement qui en avait le droit d’utilisation.

Nous avons été surpris aussi par la définition de l’exploitant agricole. Nous avons rarement trouvé d’exploitants agricoles. Il s’agissait parfois de gens résidant ailleurs qu’en Corse ou en ville, à Bastia ou à Ajaccio, mais qui n’habitaient pas dans la commune où leur troupeau était censé se trouver.

Enfin, nous avons été particulièrement étonnés par l’utilisation de prête-noms. La prime à la vache allaitante ainsi que l’indemnité spéciale montagne sont soumises à des limites. Pour la vache allaitante, il s’agit d’un droit à prime introduit en 1993, fixé en fonction des droits détenus en 1992. Ces droits sont arrêtés chaque année par la direction départementale de l’agriculture. Concernant l’indemnité spéciale montagne, la limite fixée par les autorités françaises est de 50 unités de gros bovins. Pour dépasser ces limites, certains propriétaires de gros troupeaux ont utilisé des prête-noms. Nous nous sommes trouvés en face de personnes qui ne connaissaient pas la composition exacte de leur cheptel. Il était manifeste qu’ils n’avaient pas rempli la déclaration qu’ils avaient déposée. (...)

L’octroi de l’indemnité spéciale montagne est soumise à plusieurs conditions. L’une est que l’exploitant doit résider en permanence dans la zone où il déclare avoir son exploitation . Une autre est liée aux conditions de l’activité, à savoir qu’il doit être exploitant à titre principal. (...) Dans ce domaine, nous avons rencontré le même problème qu’avec la prime à la vache allaitante : on utilisait des prête-noms pour justifier d’une résidence. Lorsqu’on cherchait à savoir le lieu où résidaient les personnes qui demandaient les primes, on ne le trouvait pas. (...) Après avoir visité douze communes qui représentaient soixante-dix exploitants, nous avons décelé cinquante-et-une anomalies. "

( LES SUITES DONNEES A LA MISSION

En conclusion de ce rapport, il était demandé aux autorités françaises de prendre des mesures concrètes de redressement individuel à l’encontre des bénéficiaires en situation d’irrégularités, et d’effectuer un audit des conditions d’octroi des indemnités spéciales montagne de 1988 à 1992. La Commission européenne annonçait (pour le département de la Haute-Corse) la suspension des avances et paiements du FEOGA concernant l’ISM pour 1993 et les années suivantes, et concernant la prime à la vache allaitante pour 1995 et les années suivantes. Elle décidait de procéder à une réduction financière et forfaitaire de 50 % des dépenses encourues pour le FEOGA au titre de l’exercice 1994 pour la prime à la vache.

En réponse, le gouvernement s’engagea à renforcer ses contrôles grâce à la mise en place d’un système efficace d’identification animale en Haute-Corse, et annonça que les irrégularités constatées feraient l’objet de sanctions. Au printemps 1996, la Commission européenne se déclarait satisfaite, globalement, par les actions entreprises par les autorités françaises.

Un haut fonctionnaire communautaire a apporté les précisions suivantes à ce propos : " Le FEOGA, en collaboration avec l’UCLAF199 et le contrôle financier, a utilisé l’arme de l’apurement des comptes. Ayant estimé que le système mis en place par les autorités françaises ne garantissait pas la régularité des dépenses, il a décidé d’en retenir une partie. Dans un premier temps, le directeur général de l’agriculture avait décidé la suspension du versement des primes par le FEOGA à la France, pour ce qui concernait la Corse, en demandant aux autorités françaises de prendre un certain nombre de mesures : l’examen systématique de l’ensemble des demandes pour les quatre dernières campagnes, la poursuite effective des cas d’irrégularités et leur communication aux services de la Commission, suivant la procédure prévue à cet effet (...). Cette suspension a été levée après que les autorités françaises eurent présenté un plan de réorganisation. Ce plan prévoyait une augmentation des effectifs de contrôle, le changement de statut des agents chargés du contrôle sur place - nous avions constaté qu’il s’agissait de vacataires embauchés pour trois mois et résidant dans la commune qu’ils étaient chargés de contrôler, de sorte qu’ils étaient soumis à la pression du milieu ambiant - et la poursuite des cas de fraude. "

D’après un ancien haut responsable communautaire très au fait de ce dossier, " ce qui n’a pas été obtenu des autorités françaises, c’est qu’elles remontent dans le temps - le contrôle portait sur l’année 1993 - afin de contrôler certains individus tels que cet homme, secrétaire d’un académicien, se déclarant agriculteur de la montagne - et percevant à ce titre une prime de la Communauté - et habitant quai Conti à Paris ! L’administration nous a répondu avec cette formule : " pour des raisons d’ordre public, nous ne pouvons accéder à votre demande. " Il a donc été décidé que la communauté française - et donc le contribuable - allait payer ces sommes indues, résultant des corrections financières décidées par la Commission ".

Selon le ministère de l’Agriculture, l’identification animale (identification individuelle des bovins par cheptel) s’effectue désormais par la Chambre d’agriculture de façon efficace. Il aurait été décidé d’exclure les génisses des animaux éligibles à la prime et les exploitations non situées en zone de montagne pour l’indemnité spéciale montagne. Toujours selon le ministère, et contrairement à ce que d’aucuns avaient prétendu, le gouvernement de l’époque ne se serait pas substitué au FEOGA lorsque les aides ont été suspendues. En revanche, c’est bien le contribuable français qui a assumé la charge des sommes perçues indûment et jamais reversées.

( QUELLES CONCLUSIONS EN TIRER AUJOURD’HUI

 La direction départementale de l’agriculture et de la forêt, qui n’était pas dotée des moyens de contrôle adéquats en 1994, est-elle aujourd’hui dotée des moyens nécessaires aux vérifications sur la réalité des déclarations ?

Il semble que ce service ait négligé, dans le passé, ses activités de contrôle par manque de moyens ou de volonté. Il est toutefois difficile de mesurer le degré d’organisation de la fraude qui s’était développée en matière d’attribution de la prime à la vache allaitante. Un haut fonctionnaire communautaire ayant participé à la mission Jacquot a expliqué devant la commission d’enquête : " Le système de prête-nom n’a été possible que parce que les élus corses, notamment les maires, l’ont permis, car c’est la délivrance des attestations de résidence qui permettait de bénéficier des primes. (...) On peut simplement dire qu’il existait un usage relativement répétitif du prête-nom. La plupart des gens que nous avons rencontrés ne connaissaient pas la consistance exacte de leur cheptel. "

Lorsque le rapport Jacquot a été rendu public, la Commission européenne n’a pas manqué de stigmatiser l’attitude des pouvoirs publics français en dénonçant leur inertie. Les renseignements obtenus par la commission d’enquête la portent à considérer que des progrès restent toujours à accomplir par les services déconcentrés de l’agriculture, au niveau départemental et régional, en matière de contrôle. Le rapport Jacquot a mis en lumière la déconcertante facilité avec laquelle la fraude a pu s’installer en Haute-Corse. Il n’est pas certain que la situation ait radicalement évolué depuis.

 D’une manière générale, l’affaire des primes agricoles a montré que les autorités françaises ne s’étaient guère préoccupées du bon emploi des primes agricoles européennes avant la publicité faite autour du rapport Jacquot. Cette attitude a-t-elle réellement évolué ? Il est difficile de le dire.

Un haut fonctionnaire communautaire membre de l’UCLAF a estimé : " Nous avons eu souvent le sentiment, surtout dans notre domaine, où nous sommes amenés à aller sur le terrain, que les autorités nationales, d’une façon générale, considèrent que les crédits communautaires, c’est de l’argent qui vient d’ailleurs ". Ce constat ne s’applique pas qu’aux seules primes agricoles ; il est également valable pour la consommation des fonds européens structurels.


Source : Assemblée nationale. http://www.assemblee-nationale.fr