Ceux-ci sont bien connus et quelques mots-clés - " clans ", " honneur ", " omerta ", " vendetta " - suffisent souvent à les décrire.

( UN CLIENTELISME INSTALLE

La contestation du clan a longtemps nourrit l’argumentaire des mouvements nationalistes, avant que ceux-ci ne se transforment eux-mêmes, comme l’a indiqué un ancien ministre devant la commission d’enquête, en " clan supplémentaire, divisé en sous-clans ".

Le clan apparaît comme une structure informelle au sein de laquelle les intérêts politiques, économiques ou familiaux de ses membres sont étroitement imbriqués. Ce mode d’organisation politique corse a été décrit dès la fin du XIXème siècle et pouvait se retrouver, peu ou prou, dans d’autres régions rurales du pays.

Ce qui distingue la Corse, c’est la persistance du phénomène. " L’accès aux ressources (emplois, subventions, services, contrôle des canaux de l’émigration) étant monopolisé par les acteurs politiques, élus et fonctionnaires, le rapport électoral est un moyen pour accéder à ces ressources. Les réseaux politiques sont organisés à cette fin : ils se présentent comme des structures pyramidales associant petits élus (maires, conseillers généraux) à de grands élus (parlementaires, chefs de partis) qui permettent la distribution des ressources " explique un chercheur au CNRS203. Cette réalité, certes moins prégnante qu’avant guerre, n’est pas niée par les élus de l’île mais souvent parée de vertus plus légitimes que le simple service rendu204.

Le fonctionnement des clans et les objectifs qu’ils poursuivent sont au centre des critiques qui leur sont adressées. " L’objectif n’est pas de s’emparer globalement d’un territoire, comme pourrait le laisser croire le titre d’un livre à succès, main basse sur une île, paru dans les années 1970. Plus modestement, il s’agit de lotir, de scinder en portions de pouvoir. Ces territorialités aux découpages complexes et instables ne recouvrent pas forcément des frontières géographiques. On peut prendre le pouvoir à la sécurité sociale, au syndicat d’électrification, à l’office hydraulique, au parc régional, à la Chambre d’agriculture, etc... " écrit un journaliste corse205.

Plusieurs personnes entendues par la commission d’enquête ont également souligné le poids de ces rapports de clientèle, de ces recours permanent à des intermédiaires pour toutes sortes de démarches, même si ce recours est à l’évidence inutile. Ainsi, un ancien ministre de l’Intérieur indiquait :

" Il y a encore des quantités de gens qui sont dans un système que l’on peut décrire ainsi : pour obtenir la reconnaissance d’un droit, on ne va pas au guichet, on ne suit pas la procédure habituelle, on demande à un intermédiaire, qui est un élu - qu’il soit un petit, un moyen ou un gros -, d’être l’intercesseur entre le titulaire du droit - soi-même - et le dispensateur du droit - un bureau, un office, etc. Et les intermédiaires - c’est-à-dire le système clanique très bien décrit depuis longtemps - veillent à ce que les citoyens, les administrés passent par eux. Ce n’est pas que les gens pensent que ce droit ne sera pas reconnu si l’on ne passe pas par l’intermédiaire. Mais ce ne serait pas poli, ce ne serait pas aimable et cela pourrait présenter des inconvénients de ne pas utiliser l’intermédiaire. Car celui-ci est en relation avec le lieu où la décision se prend et pourrait, va peut-être, non pas la bloquer mais la retarder parce qu’il connaît les gens qui prennent la décision. "

( L’EVITEMENT DES INSTITUTIONS REPUBLICAINES

" Le culte de l’insularité, la tradition de la violence, le jeu des solidarités familiales font obstacle à la promotion d’un ordre juridique. Si la majorité de la population reconnaît cet ordre juridique comme nécessaire à l’exercice des libertés ou à la construction du développement économique de l’île, elle n’adhère pas cependant au mode de régulation des conflits par la loi républicaine. La recherche d’un compromis entre les devoirs de la citoyenneté et les contraintes issues des liens insulaires se fait toujours au détriment du principe de légalité. Une telle situation pèse lourdement sur le fonctionnement normal des institutions démocratiques et rend particulièrement difficile l’affirmation de l’autorité de l’État en général, et de l’autorité judiciaire en particulier " a indiqué un magistrat qui a été en poste sur l’île.

" Les conflits commerciaux se règlent à coup de bombinettes. Il vaut mieux une bombe que le tribunal. On règle le compte, c’est terminé. Les juges, on n’en veut pas. L’institution, la règle de droit républicaine, on en fait l’économie. On a les moyens d’en faire l’économie " poursuivait-il.

Ce non-recours à la médiation de la justice se double aussi, trop souvent, d’un refus de collaborer avec elle ou, tout au moins, d’une certaine distance prise avec elle.

La difficulté de recueillir des témoignages en est la première illustration. " Dans toute la France, lorsqu’il y a des méfaits, des délits, des crimes, les policiers et les gendarmes ont besoin de renseignements. Il n’existe aucune région en France dans laquelle la recherche de renseignement soit aussi difficile, pour ne pas dire impossible dans certains cas, que la Corse. Comme si, par une espèce d’inversion des valeurs, le civisme ne consistait pas à aider la justice, la police ou la gendarmerie, mais que l’honneur consistait à ne pas donner d’informations à ceux qui apparaissent comme se rattachant au souvenir lointain d’un pouvoir étranger et injuste. C’est à ne pas y croire ! " soulignait un ancien ministre de l’Intérieur.

Et, plus précisément, M. Claude Guéant, à l’époque directeur général de la police nationale, déclarait en avril 1997 devant la mission d’information sur la Corse : " Le fait est établi, il n’y a guère qu’en Corse qu’une épouse, qui a des éléments à communiquer sur l’assassinat de son mari, ne témoigne pas. "

Pour quitter le terrain de la justice, l’épisode du départ en catimini206, en août 1984, de la mutuelle des motards qui refusait de subir le racket du FLNC est également éloquent. Le vice-président de la mutuelle a, en effet, expliqué l’attitude de sa société en indiquant : " le responsable de notre départ d’Ajaccio, ce n’est pas le FLNC mais le peuple corse. Il n’y a pas de volonté, même parmi le personnel de l’entreprise, pour lutter contre ce défaitisme ".

A la décharge des habitants de l’île, il faut également reconnaître que " la loi du silence, c’est aussi la loi de la peur ". En témoigne le fonctionnement difficile des cours d’assises en Corse, qu’il s’agisse des difficultés rencontrées pour constituer un jury ou pour faire déposer un témoin à la barre ou du nombre des acquittements et de la sévérité des peines prononcées.

Un magistrat en poste à Ajaccio a transmis à la commission d’enquête copies de lettres émanant du greffe de la cour d’assises207 faisant part de la visite de jurés désignés venant déposer un certificat médical ou solliciter une dispense ou déclarant sur l’honneur avoir subi des pressions ou avoir dû prendre des précautions pour protéger leur famille. Dans ses lettres, le greffier faisait observer que pourtant la liste des jurés n’avait été transmise ni aux accusés, ni à leurs défenseurs, ni aux parties civiles, mais seulement à la préfecture afin que soient établies les citations.

Pour la seule cour d’assises d’Ajaccio, sur les 63 accusés jugés entre 1990 et 1997, 15 (soit près du quart) ont bénéficié d’un acquittement, alors qu’ils étaient jugés pour homicide volontaire (7), viol (1) et vol qualifié (7)208. Tous les auteurs de vols à main armée qui ont niés les faits ont été acquittés, les autres n’ayant été condamnés qu’à des peines autorisant leur libération à brève échéance.

On cite le cas de l’arrêt de la cour d’assises de Bastia condamnant, en septembre 1993, à trois ans de prison avec sursis trois hommes reconnus coupables d’un viol collectif sur une touriste néerlandaise, obligeant le parquet à se pourvoir en cassation.

De tels faits, moralement choquants voire insupportables, révèlent une violation flagrante du principe d’égalité des citoyens devant la justice et sont apparus à l’ensemble des membres de la commission d’enquête comme l’un des dysfonctionnements les plus graves des services publics de l’île.

Pour pallier ces difficultés, la justice a choisi soit de dessaisir les juridictions corses au profit d’autres cours du continent, soit de correctionnaliser certaines infractions afin qu’elles soient jugées par les juges professionnels des tribunaux de grande instance.


Source : Assemblée nationale. http://www.assemblee-nationale.fr