Curieusement, les débats sur la situation de la Corse débutent ou s’achèvent la plupart du temps sur une réflexion concernant le statut institutionnel de l’île, comme si la clé des problèmes de la Corse tenait essentiellement à ces questions d’organisation administrative et politique. Quant à elle, la commission ne considère pas que le " problème corse " soit d’abord de nature institutionnelle, bien au contraire. Pour autant, il est évident que certains dysfonctionnements décrits plus haut sont aggravés par quelques particularités institutionnelles : il est apparu utile à la commission de les identifier et de chercher à y remédier sans rouvrir la discussion sur le statut.

( LE POINT DE VUE DE QUELQUES ELUS DE L’ILE : POUR UN " TOILETTAGE ", UNE PAUSE INSTITUTIONNELLE OU UNE REFONTE DU SYSTEME

La mission d’information sur la Corse a entendu en 1996-1997 de nombreux élus livrer leur opinion sur le statut. La commission d’enquête a relevé quelques extraits de ces auditions à titre d’exemples.

Lors de son audition, M. Jean-Paul de Rocca Serra, alors député de la Corse-du-Sud et président de l’Assemblée de Corse, indiquait : " Avec l’instauration du bicéphalisme et la création d’un Conseil exécutif séparé de l’assemblée délibérante, le pouvoir s’est dilué. L’assemblée délibérante a le sentiment confus d’être en partie dépossédée de ses moyens d’action, même si le Conseil exécutif demeure encore tributaire d’elle dans l’exercice de sa mission.

De surcroît, la multiplication des offices a entraîné un transfert de compétences de la Collectivité territoriale et de ses deux organes principaux vers des établissements satellites où les élus n’ont pas le pouvoir d’influer véritablement sur les choix opérés et la politique mise en oeuvre. "

Pour sa part, M. Emile Zuccarelli, alors député de la Haute-Corse, estimait : " On a d’abord essayé de résoudre le problème par les institutions, par le statut. M. Gaston Defferre, puis M. Pierre Joxe, ont promu des institutions régionales de décentralisation poussée. J’ai combattu le " statut Joxe ", pour d’autres raisons sur lesquelles nous reviendrons éventuellement, mais il faut reconnaître qu’il a donné à la Corse des pouvoirs et des compétences locales très importants, qu’il nous faut apprendre à assumer avant d’en réclamer d’autres, s’il se peut. (...) Je ne suis pas un fanatique de la recherche permanente d’un statut miracle. Changer de statut n’est pas anodin. La recherche permanente de statut est très perturbante. J’ai combattu le " statut Joxe " dans sa présentation initiale, pour deux raisons.

En premier lieu, il partait du constat que le statut " Defferre", adopté pour la Corse en 1982, qui était, d’une certaine manière une avant-garde de la décentralisation, avait été, en quelque sorte, rattrapé par le statut des régions en 1986. En somme, ce statut n’était plus assez original et il fallait en trouver un autre, comme si l’objectif d’un statut était d’être original et non pas d’être efficace.

En second lieu, quantité de pays, sans chercher très loin, en Europe, fonctionnent de manière à peu près équivalente en termes d’efficacité avec des structures très différentes. La Grande-Bretagne, l’Allemagne, la France et la Confédération helvétique ont des organisations différentes. Autrement dit, ce n’est pas le statut qui est le plus important, c’est ce qu’on fait avec. Je ne suis pas sûr que changer la forme de la casserole améliore la cuisine, si on ne sait pas la faire. "

M. José Rossi, député de la Corse-du-Sud, et aujourd’hui également président de l’Assemblée de Corse, relevait : "La réforme de M. Gaston Defferre n’a fait qu’anticiper sur les lois de décentralisation. Après le vote de la décentralisation pour l’ensemble du pays, on a constaté qu’il y avait assez peu de différence entre le statut corse et les lois de décentralisation pour les régions françaises. A une ou deux nuances près, qui ne sont pas minces : on a terriblement alourdi le premier statut corse en multipliant les offices. Nous subissons des lourdeurs administratives qu’il faudra, à un moment ou à un autre, gommer. Compte tenu des compétences très importantes qui ont été dévolues à la Corse, il convient d’essayer de rendre les institutions les plus efficaces possibles.

Le deuxième statut a alourdi un peu plus le dispositif en instituant deux organismes supplémentaires, l’office de l’environnement et l’agence du tourisme. Surtout, on a instauré une architecture différente. La séparation de l’exécutif et de l’assemblée délibérante, qui a été très critiquée au départ, mais qui est peut-être une prémonition de ce qu’on fera un jour dans le cadre des régions françaises, dans cinq, dix ou quinze ans, en définitive, fonctionne assez bien. "

M. François Giacobbi, sénateur de la Haute-Corse, notait quant à lui : " On a cherché à donner des solutions institutionnelles, je dirais des solutions abstraites à des problèmes concrets. (...). Je suis en désaccord avec les témoignages de MM. Jean-Paul de Rocca-Serra et José Rossi et je suis tout à fait d’accord avec M. Emile Zuccarelli : on nous a assez parlé de solutions institutionnelles. C’est fini. Il y a un statut particulier, puis un second, et maintenant, j’entends dire qu’il faudrait peut-être le toiletter, etc... C’est assez. "

Enfin, pour M. Jean Baggioni, président du Conseil exécutif de Corse, " Il n’existe pas de texte qui, à l’usage du temps, ne mérite un examen. Sans parler de grandes réformes, un " toilettage ", comme on dit aujourd’hui, pourrait s’imposer. Vous n’entendrez personne dire qu’un troisième statut est nécessaire ; en revanche, quelques adaptations semblent indispensables, notamment pour clarifier les compétences entre la Collectivité territoriale de Corse, à laquelle on a donné des missions et des objectifs et les autres collectivités qui existaient auparavant.

On a en effet ajouté une assemblée délibérante de cinquante et un membres, un mini-gouvernement territorial de sept personnes, sans rien supprimer. On a crée un office de développement agricole et rural de la Corse, une agence du tourisme, mais l’on a rien supprimé. Autant dire que nous sommes largement pourvus, en matière de structures administratives et politiques. Cela fait plaisir, il y a de la place pour tous. Chacun a sa fonction et les gens ont des titres et des cartes de visite à rallonge. (...) Cette dilution et cet éparpillement sont tout à fait contraires à l’esprit du législateur lorsqu’il a adopté le deuxième statut particulier de la Corse. "

Ces divers extraits montrent que, même si le statut de 1991 fait l’objet de critiques, les uns et les autres ne s’accordent pas nécessairement quant aux conséquences à en tirer.

( LES APPRECIATIONS DE PLUSIEURS MINISTRES DE L’INTERIEUR

A la suite de la mission d’information sur la Corse, la commission d’enquête s’est attachée, au cours de ses travaux, à poursuivre la confrontation des points de vue sur la question institutionnelle. Elle a notamment interrogé plusieurs personnalités ayant exercé les fonctions de ministre de l’Intérieur.

Pour l’un, " la Corse est un pays profondément inspiré par Rome et l’on attend du pouvoir qu’il soit fort. Pour cela, il faut que l’État dispose de moyens. Le statut particulier a produit ses effets. Sans peser cela au trébuchet, on peut dire que, globalement, ce statut a produit des effets convenables, sauf sur un point : le démembrement des responsabilités de l’exécutif et de l’Assemblée au travers de quantité d’offices a accentué les risques de pertes en ligne et l’absence de contrôle ".

Pour un autre, " Les institutions sont une chose. Je pense que le statut (de 1991) présente l’avantage, par rapport aux autres collectivités territoriales françaises, de distinguer la présidence de l’assemblée délibérative de l’exécutif, suivant un modèle que l’on retrouve dans d’autres pays. (...) Il n’y a qu’en France que l’on voit les maires présider le conseil municipal et les présidents de conseils généraux être à la fois présidents de l’assemblée et de l’exécutif. Dans les autres pays de l’Europe démocratique, le modèle institutionnel n’est pas celui-là : il y a quelqu’un qui préside l’assemblée locale et quelqu’un qui représente l’exécutif.

En Corse, cette institution peut être utile. (...) Le statut particulier ne portait pas seulement sur les structures administratives, il comportait aussi un certain nombre de transferts de compétences dans le domaine économique. On peut trouver que c’est une structure lourde, mais ma conviction est qu’il faut donner aux Corses la responsabilité de leur île et qu’ils arrêtent de penser que cela va venir d’ailleurs. D’où l’idée d’un statut de large autonomie et de structures -celles-ci s’appellent offices la plupart du temps - correspondant à des fonctions précises.

Il faut reconnaître qu’à ce jour, cela n’a pas très bien marché. Je pense que ce n’est pas lié aux structures. Cela est lié, à mon avis, au fait que jusqu’à présent - peut-être cela commence-t-il à changer - il y avait une génération qui verrouillait les différents postes de direction dans cette malheureuse région. Cela a entraîné un immobilisme considérable. Le système des offices peut offrir l’avantage de créer des pôles de responsabilité réels et d’identifier les problèmes de transport, d’énergie, etc.

On met en cause ces structures mais on ne propose pas leur suppression dans les déclarations récentes. Je ne pense pas que le problème tienne principalement aux structures. Rien n’empêcherait que ce soient les mêmes responsables élus qui assurent la responsabilité des différents offices. "

Pour un troisième, "le système de la collectivité de Corse me paraît d’une grande complexité. En particulier, le fait qu’il y ait un certain nombre d’offices dont la direction est confiée à un membre de l’exécutif et qui sont, en quelque sorte, cogérés par des élus et des responsables socio-professionnels, ne me paraît pas avoir abouti à des résultats très concluants. "

Chacune des personnalités interrogées explicitement par la commission d’enquête au sujet des institutions a ainsi exprimé des réserves plus ou moins importantes quant à l’efficacité d’ensemble du dispositif. Les motifs d’insatisfaction sont donc nombreux et appellent les commentaires suivants de la part de la commission.

( LA POSITION DE LA COMMISSION D’ENQUETE : PAS DE PREALABLE INSTITUTIONNEL

La commission s’est efforcée d’aborder de façon libre cette question sans en faire ni un impératif ni un préalable. En effet, il lui paraît plus urgent de s’attacher au rétablissement de l’État de droit ainsi qu’au développement économique et culturel de l’île qui, pour la majorité des Corses, représentent les deux priorités. La commission considère même que la relance, aujourd’hui, d’un débat visant, soit à modifier fortement le statut de 1991, soit à rechercher pour la Corse une appartenance à une autre catégorie de collectivité territoriale, comporterait plusieurs inconvénients majeurs. Cela constituerait, tout d’abord, une manœuvre, ou du moins un comportement dilatoire, qui aurait pour effet de détourner l’attention et les énergies des questions essentielles. En second lieu, les acteurs politiques courraient le risque de s’affronter une nouvelle fois sur ces discussions alors que l’opinion publique, très majoritairement, n’attend rien d’un tel débat. Enfin, ces bouleversements interviendraient au début d’une nouvelle mandature et priveraient les élus Corses de la possibilité d’expérimenter l’ensemble des possibilités ouvertes par le statut de 1991.

Cela étant, il est possible, sans remettre en cause l’économie générale de ce statut, d’apporter quelques retouches dans un souci de clarification et d’efficacité. Répétons-le, il ne s’agit pas de préconiser ici l’adoption un nouveau statut pour la Corse. L’île s’étant approprié le statut de 1991, il ne serait guère opportun de perturber le débat public et l’action administrative en annonçant des bouleversements imminents. Si elle n’est pas la priorité actuelle, cette question doit cependant faire l’objet d’un examen approfondi tant il est vrai que le système, tel que mis en place en 1982 puis en 1991, comporte des inconvénients et est susceptible de favoriser certaines dérives. Les institutions ne constituent pas le facteur explicatif essentiel de la situation dégradée de la Corse, mais quelques aménagements pourraient, semble-t-il, aider au redressement de la situation.


Source : Assemblée nationale. http://www.assemblee-nationale.fr