Les difficultés qu’éprouvent les juges à appliquer aux sectes l’arsenal juridique pourtant étoffé et adapté à la nature des infractions sectaires tiennent, d’une part, à l’absence d’incrimination de base - la notion de secte n’est pas définie légalement - d’autre part, à une série d’obstacles psychologiques et matériels.

A) LA QUESTION D’UNE INCRIMINATION SPECIFIQUE

Le rapport de 1995 avait conclu à l’inopportunité d’un régime juridique spécifique aux sectes.

La Commission ne méconnaît pas les arguments de ceux qui estiment que ce vide juridique rend plus difficile le travail des juges, gendarmes et policiers, et que tout fait de société devrait pouvoir trouver sa définition dès lors que l’on commence à en avoir une connaissance concrète suffisante.

Il est vrai que tout magistrat fonde son raisonnement sur un syllogisme juridique, dont la première proposition est un texte fournissant, en droit pénal, la définition d’une infraction, la deuxième la détermination d’un comportement factuel et la troisième la qualification des faits par rapport à l’infraction. En l’absence d’incrimination spécifique, la démarche juridique devient plus complexe : le juge ne peut l’appréhender qu’indirectement, par les infractions connexes.

Faut-il, à tout le moins, créer une infraction nouvelle telle que le délit de manipulation mentale ? Celui-ci présenterait le double avantage de franchir une étape intermédiaire vers la définition légale de la secte et de faciliter dans bien des cas le travail des magistrats.

Les avis recueillis par la Commission à ce sujet sont divergents et deux thèses s’affrontent :

 la première, favorable à la création d’un tel délit, estime que l’on peut progresser sur la piste de l’incrimination de manœuvres frauduleuses destinées à obtenir le consentement de personnes afin d’en tirer des avantages financiers ou matériels ;

 

 la deuxième, faisant valoir l’extrême difficulté à obtenir des preuves de la manipulation, redoute qu’une telle incrimination soit ou bien inapplicable ou bien de nature à rendre plus difficile, plus long et plus fragile le travail des magistrats.

 

La Commission n’a pas souhaité, compte tenu de la spécialisation de son objet et des conclusions, qu’elle fait siennes, de la précédente commission d’enquête parlementaire, rouvrir une discussion sur l’opportunité de proposer la création d’un délit de manipulation mentale. Elle considère toutefois qu’une réflexion se nourrissant du travail du Parlement et de la Mission interministérielle de lutte contre les sectes devrait être poursuivie.

Mais les difficultés d’application du droit positif en matière d’agissements sectaires proviennent aussi et surtout, au-delà des débats théoriques, d’une série d’obstacles psychologiques et matériels auxquels sont confrontés les juges.

B) LES OBSTACLES PSYCHOLOGIQUES ET MATERIELS

On doit, en premier lieu, mentionner les limites internationales aux investigations judiciaires. Ces aspects internationaux de la fraude sectaire seront examinés dans une partie spécifique du rapport. Les sectes les plus importantes sur le plan des activités économiques et financières ont en effet tissé des réseaux internationaux qui rendent indispensable l’exercice d’un droit de suite à l’étranger. Or, la sensibilisation au problème sectaire est très différente selon les pays. Aussi bien, ceux qui adoptent un profil très libéral sont aussi, de ce fait, ceux où les sectes choisissent d’abriter leurs centres nerveux et ceux où les services de police judiciaire sont les moins coopératifs.

Il faut, en second lieu, évoquer la limitation des moyens dont disposent, sur le territoire national, les juges d’instruction. D’une part, ceux-ci travaillent encore souvent, on le sait, avec des instruments artisanaux, d’autre part, ils éprouvent de grandes difficultés à obtenir la collaboration simultanée de plusieurs administrations à la fois, lorsque la complexité de l’affaire l’exige. Quelle que soit la bonne volonté des agents publics, les services ont leurs propres objectifs et leurs propres programmes et calendriers de travail. L’interférence d’une procédure judiciaire portant sur des faits parfois mystérieux et échappant à la rationalité à laquelle est accoutumée la fonction publique, ne trouve donc pas nécessairement tout l’appui et toute la rapidité dont elle aurait besoin. Dans des affaires longues et complexes, souvent sans aboutissement spectaculaire, la lassitude et le manque de moyens humains et matériels forment des obstacles non négligeables à l’application du droit. À cet égard, la Commission s’étonne que le juge actuellement chargé de l’instruction de l’affaire de l’Ordre du temple solaire, pourtant particulièrement complexe, ne dispose que d’un seul officier de police judiciaire.

En outre, la séparation territoriale des instructions, même pour des faits similaires émanant d’une même organisation sectaire, complique sérieusement le travail des magistrats instructeurs. Les deux enquêtes menées séparément à Paris et à Lyon sur la Scientologie auraient certainement gagné à être réunies. Une telle jonction aurait évité de procéder, dans deux endroits différents, à deux instructions qui comportaient une partie commune. En outre, elle aurait peut-être permis de lever le voile sur les liens entre les deux implantations de la secte.

On ne peut, en troisième lieu, passer sous silence les menaces et les intimidations auxquelles plusieurs magistrats ont été confrontés. Certes, de tels agissements ne sont guère de nature à fléchir la détermination d’un juge d’instruction mais procurent à sa mission un environnement désagréable, qui vient s’ajouter aux autres difficultés et peut avoir une certaine influence, même si elle est bien sûr impossible à déterminer. La Commission a ainsi eu à connaître d’une instruction où le zèle du magistrat s’est trouvé singulièrement réduit sans qu’aucune explication objective n’ait pu être fournie.

Un juge d’instruction a déclaré devant la Commission avoir, comme la plupart des enquêteurs concernés, subi des pressions. Dans ce dossier, la secte a utilisé les médias de manière redoutable pour tenter de transformer le procès en sa faveur. Il y a eu des manifestations devant le palais de justice, des tracts ont été distribués jusque dans les cases des magistrats. Des personnalités du spectacle, étrangères notamment, sont venues sur la place pour dénoncer de prétendues atteintes aux libertés. Ce même juge a précisé être certain d’avoir fait l’objet de surveillances personnelles.

Des cas d’appartenance de magistrats à certaines sectes, comme par exemple à l’Office culturel de Cluny, ont été signalés à la Commission. Dans l’affaire de Lyon, le président du tribunal a rencontré, d’après les informations recueillies par la Commission, d’importantes difficultés à constituer l’instance de jugement. Logiquement, le procès aurait dû être confié à la formation spécialisée en matière financière, mais plusieurs désistements l’auraient empêché.

Il faut également reconnaître que, dans les affaires sectaires, les magistrats ne peuvent pas non plus s’appuyer sur la pugnacité des plaignants, pour des raisons que l’on a déjà évoquées.

C’est pourquoi la Commission, qui n’ignore pas l’appui que les associations de défense peuvent apporter aux victimes, se félicite notamment de l’adoption en première lecture par l’Assemblée nationale, dans le projet de loi renforçant la protection et la présomption d’innocence et les droits des victimes, d’un amendement permettant aux associations de lutte contre les sectes de se porter partie civile en ce qui concerne un certain nombre d’infractions pénales lorsque l’action publique a été mise en mouvement par le ministère public ou par la partie lésée.

Enfin, la Commission tient à souligner la difficulté d’établir les preuves de certaines infractions, comme celle de blanchiment. Certains ont donc suggéré un renversement de la charge de la preuve. Une telle mesure soulèverait probablement des difficultés au regard des principes fondamentaux de notre droit, et notamment de la présomption d’innocence, et courrait le risque d’être plus efficace pour lutter contre les petites illégalités que contre les transferts frauduleux les plus importants. Une étude approfondie mériterait toutefois d’être réalisée.


Source : Assemblée nationale. http://www.assemblee-nationale.fr