La période récente a été marquée par la multiplication des fraudes, notamment en matière de détournement des ressources de la protection sociale (R.M.I., COTOREP...). Dans le même temps, elle permet de constater une persistance du grand banditisme corse, constitué en réseaux structurés agissant principalement sur le continent. Elle constitue enfin un cadre propice au repli identitaire de certains mouvements nationalistes usant de modes de financement diversifiés : détournement des fonds publics, racket, vols à main armée...

A) DONNEES GLOBALES

Sans doute faut-il se méfier des données globales qui agrègent des éléments hétérogènes et permettent de donner une vision parfois rassurante, mais souvent tronquée, de la délinquance effectivement constatée sur le terrain. De nombreux responsables ministériels ont ainsi pu mettre en avant des statistiques en apparence flatteuses, mais ne permettant pas d’appréhender la situation de l’île caractérisée par une délinquance et une criminalité très spécifiques.

L’ancien procureur général de Bastia, M. Christian Raysséguier, en poste dans l’île de juillet 1992 à décembre 1995, a apporté sur ce point un témoignage éclairant : " La présentation de la situation en Corse a toujours été "plombée" par le phénomène des attentats et des assassinats, alors qu’il ne s’agit que d’une partie de la criminalité. La situation de la petite et moyenne criminalité - la délinquance de voie publique - était correcte, acceptable et gérable. Le citoyen, à bien des égards, était beaucoup plus en sécurité en Corse que dans de nombreuses agglomérations du continent : les agressions crapuleuses n’existaient pratiquement pas, la petite et moyenne criminalité de voie publique étaient jugulées. On ne connaissait pas, en Corse, certaines infractions que l’on rencontre couramment sur le continent, telles que les agressions de personnes âgées, les cambriolages, le non-respect des droits des enfants, les agressions de voie publique comme les vols à l’arraché, etc.

" Ce qui a tronqué la présentation de la situation en Corse, ce sont les chiffres que j’ai cités tout à l’heure concernant les attentats et les homicides sur voie publique. Sur 600 attentats, 250 étaient commis à l’explosif, et moins de 10 % de ces 250 étaient revendiqués par les organisations nationalistes ; ce qui veut dire que l’immense majorité des attentats n’était que la traduction un peu violente et explosive du règlement de conflits privés ou commerciaux, quand ce n’était pas - et c’était plus préoccupant - la phase ultime d’un processus de racket en cours ".

Ce tableau général permet de mieux comprendre le sens des données globales de la criminalité dans l’île. Sur la période étudiée par la commission, l’année 1993 a été celle où le plus grand nombre de crimes et délits a été constaté par les services de police et de gendarmerie avec 22 247 faits. L’année 1997 a été la meilleure avec 13 139 faits ; le nombre de crimes et délits constatés en 1998 (14 579 faits) est pour sa part du même niveau que celui constaté en 1996 (13 139 faits).

L’évolution de la criminalité globale observée sur la période 1993-1998 est marquée par une baisse régulière du nombre des crimes et délits avec 7 668 faits de moins et un taux de criminalité pour 1 000 habitants en nette diminution et inférieur depuis 1995 au taux de criminalité constaté au niveau national.

TAUX DE CRIMINALITÉ POUR 1 000 HABITANTS EN CORSE

Années

Taux de criminalité pour 1 000 habitants

CORSE

rang

Taux de criminalité pour 1 000 habitants

FRANCE

1993

87,90

4

67,50

1994

79,50

4

67,80

1995

61,90

7

63,40

1996

56,30

8

61,10

1997

50,19

11

59,72

1998

55,46

8

60,72

Source : direction centrale de la police judiciaire.

Ces données n’ont toutefois qu’une portée relative compte tenu de l’hétérogénéité des faits recensés et des spécificités de la délinquance dans l’île. Il est à noter que s’agissant de faits constatés par les services de police et de gendarmerie, la plus grande mobilisation de ces services est de nature à accroître le nombre de faits comptabilisés et donc de modifier les statistiques dans un sens en apparence défavorable... L’analyse des crimes et délits constatés n’a donc de sens que si elle est complétée par une analyse quantitative et qualitative détaillée par type d’infraction.

B) LA DELINQUANCE DE VOIE PUBLIQUE ET LES VOLS

La délinquance de voie publique regroupe les infractions dont la population souffre le plus au quotidien en raison du sentiment d’insécurité qu’elle génère. Elle regroupe les cambriolages, les vols d’automobiles, les vols d’accessoires automobiles, les vols à la roulotte, les actes de vandalisme, les vols avec violence et les vols à main armée. En Corse cette délinquance est extrêmement limitée et en nette diminution : elle est passée de 12 885 faits en 1993 à 6 191 faits en 1998, soit une diminution de 51,95 %.

S’agissant des seuls vols, ils ont globalement diminué de 45,01 % sur la période considérée en passant de 14 612 à 8 034 faits constatés, le nombre le plus bas ayant été enregistré en 1997 avec 7 037 faits.

C) LA DELINQUANCE ECONOMIQUE ET FINANCIERE

De 1993 à 1998, cette catégorie a globalement progressé de 6,44 %, passant de 1 894 faits en 1993 à 2 016 faits en 1998. Si les escroqueries, faux et contrefaçons sont en diminution (- 6,69 % de 1993 à 1998), en revanche la délinquance économique et financière relevant du droit des affaires ou des sociétés enregistre une forte progression en passant de 611 faits en 1993 à 811 en 1998 (+ 32,73 %) avec un minima en 1995 avec 449 faits constatés.

Cette progression s’explique avant tout par le plus grand degré d’implication des services en regard de ce type de délinquance. Le parquet a ainsi récemment considéré la poursuite de ce type d’infractions comme une priorité et la gendarmerie s’est investie depuis 1996 dans des enquêtes économiques et financières jusqu’alors exclusivement traitées par le service régional de police judiciaire. La récente constitution d’un pôle économique et financier à Bastia devrait par ailleurs accroître cet effort récent.

Compte tenu de la situation économique de l’île, la délinquance financière y est toutefois circonscrite dans la mesure où elle concerne principalement les détournements de fonds publics ou le blanchiment de sommes collectées dans le cadre de la criminalité organisée.

C’est ainsi que M. Patrick Mandroyan, procureur de la République adjoint au tribunal de grande instance de Bastia, a déclaré à la commission : " Je n’ai pas le sentiment que les affaires financières en Corse diffèrent fondamentalement de la délinquance financière que l’on trouve sur le continent. Ce qui se passe ici est comparable à ce qui peut se passer dans le Var. C’est essentiellement une délinquance liée au pouvoir politique local. Le tissu économique n’est pas suffisamment important pour que l’on puisse trouver des infractions financières classiques avec des détournements importants. Il y a relativement peu de grosses entreprises avec beaucoup de salariés. Le tissu économique est essentiellement formé d’artisans et de petits commerçants qui emploient relativement peu de personnes. Ce n’est donc pas ici que l’on peut trouver de gros détournements.

" A mon arrivée, j’ai été frappé d’entendre parler de certains élus dont les noms sont connus, de la banque verte, des nationalistes, mais on ne parle absolument pas - et pour cause - des vrais voyous que l’on désigne sous l’appellation de Brise de mer.

" Ce sont de véritables voyous qui recyclent l’argent, qui font fonctionner certaines activités, qui ne paient pas d’impôts, qui ne paient rien et qui sont, eux, la gangrène de la société corse. Certains noms font trembler les Corses, sans même qu’il se passe quoi que ce soit. J’ai vu le cas de la vente aux enchères d’un fonds de commerce sans aucun intérêt, à laquelle personne ne s’est présenté, sauf une personne, qui était honorablement connue, parce que le bruit avait couru que cette personne achetait pour le compte d’un voyou. Il n’y avait aucune infraction, ce n’était que du bruit, mais le bruit était tel que l’on savait qu’il ne fallait pas venir surenchérir, parce qu’un éventuel voyou véritable, un flingueur qui ne craint personne et qui est intouchable, était éventuellement intéressé. C’est la véritable gangrène de la société corse, ce qui peut expliquer que les témoins ne parlent pas. Ces gens ne sont pas du tout inquiétés et ont une image de tueurs ".

La lutte contre la délinquance économique et financière est donc intimement liée à la lutte contre le grand banditisme et à la lutte contre le recyclage des sommes recueillies par certaines personnes sous couvert de financement d’une action politique.

D) LA CRIMINALITE ORGANISEE ET LA DELINQUANCE SPECIALISEE

Cette catégorie regroupe les faits constatés relatifs à des infractions crapuleuses pouvant être imputés à des malfaiteurs professionnels : règlements de compte, homicides et tentatives d’homicide à l’occasion de vols, prises d’otages, vols à main armée avec arme à feu, proxénétisme, trafic de stupéfiants, faux documents administratifs, fausse monnaie, infractions à l’exercice d’une profession réglementée.

Ce type de délinquance a quantitativement diminué entre 1993 et 1998, passant de 672 faits à 325 faits. Le chiffre le plus élevé a été atteint en 1994 (737 faits) et le plus bas en 1998 (325 faits). Il convient de souligner l’augmentation des faits constatés en matière de trafic de stupéfiants sur la période : 11 faits constatés en 1993, 96 faits en 1997 et 70 en 1998. En revanche, le nombre des faits constatés en matière de port et de détention d’armes prohibées reste relativement faible, compte tenu du nombre d’armes en circulation dans l’île, d’autant que le nombre d’affaires de port d’armes illicite est en diminution sur la période 1993-1998 : 262 faits constatés en 1993 ; 259 en 1994 ; 231 en 1995 ; 210 en 1996 ; 190 en 1996 et 182 en 1998.

Les vols à main armée constituent une catégorie spécifique dans la mesure où leur nombre reste très important. En effet, si l’on fait le ratio nombre de faits/population, on constate qu’il est largement supérieur à la moyenne nationale par rapport à laquelle il est généralement multiplié par quatre. Fait rassurant, depuis 1992 où l’on avait enregistré 273 vols à main armée et tentatives, on a assisté à une régression continue pour arriver, malgré une petite pointe en 1997 à un chiffre de 61 faits en 1998. L’essentiel des faits vise, dans l’ordre d’importance, les commerces, les particuliers et les établissements financiers et bancaires. Le préjudice généré par les vols à main armée était en constante progression jusqu’en 1997, pour chuter légèrement en 1998, en proportion d’ailleurs du nombre de faits constatés cette année-là : à titre d’exemple, on peut citer 3 479 332 francs en 1995, 4 500 000 francs en 1996, 5 189 575 francs en 1997 et 3 268 000 francs en 1998.

Par delà les chiffres, il convient surtout de souligner l’existence de réseaux de banditisme structurés agissant en Corse ou à partir de la Corse, dont certains sont connus sous le nom de Brise de mer. Le problème qui se pose aux forces de sécurité est celui du choix de la cible prioritaire : les enquêtes sur les faits liés au nationalisme entraînent ainsi une certaine démobilisation des services de police judiciaire en matière de lutte contre le grand banditisme. Le faible nombre de faits constatés dans ce domaine en 1998, année de l’assassinat du préfet Erignac, peut vraisemblablement s’expliquer de cette manière.

Ce problème a été souligné devant la commission par le général Maurice Lallement, commandant de la légion de gendarmerie de Corse de janvier 1995 à octobre 1996 : " Selon moi, les nationalistes ont permis au milieu de prospérer tranquillement. En fait, c’est la Brise de mer et toute la galaxie du Sud qui continue à prospérer. Les gendarmes comme les policiers courent après les nationalistes et quand on court après les nationalistes, qui, eux, sont parfaitement identifiés, on fait en sorte qu’un tel ou un tel prospère ".

De fait, derrière le vocable de la Brise de mer, café du vieux port de Bastia dans lequel se réunissaient des malfaiteurs au début des années 80, se cache une véritable nébuleuse du banditisme. Cette appellation journalistique recoupe en réalité des équipes multiples et à géométrie variable, de plus ou moins grande envergure et dont la principale caractéristique tient à l’origine insulaire. Bon nombre d’actions de cette équipe ont été commises sur le continent, les sommes collectées pouvant être recyclées dans l’île.

Enfin, aux côtés de ce banditisme insulaire, certaines tentatives de pénétration mafieuses ont pu être identifiées dans le sud de l’île. M. Bernard Squarcini, directeur central adjoint des renseignements généraux, a ainsi déclaré devant la commission : " Quant aux liens avec la mafia italienne, on a essayé de les démonter en termes judiciaires, au travers d’une longue enquête qui a été celle de la CODIL de l’île de Cavallo dans l’archipel des Lavezzi, puisqu’il y avait là une emprise de la camora napolitaine par deux personnages, Pier Luigi Vignuzzi et Lillio Lauricella. Cette île a subi plusieurs demandes de racket de la part de toutes les organisations nationalistes clandestines. Lorsque le front était unique, cela allait encore, mais lorsqu’il s’est divisé, il y a eu surenchère. Tout ceci a plus ou moins fonctionné. Nous étions là dans le racket pur, de la même façon que d’autres entreprises continentales ou corses peuvent l’être. Des affaires judiciaires passées l’ont attesté, cela ne faisait aucun doute.

" Le préfet Broussard a démontré le lien qui pouvait exister, en 1983, entre le côté "voyou de droit commun" et le côté nationaliste, avec toutes les dérives qui peuvent en découler. Je crois qu’il y a eu une évolution. En tous les cas, sur le système mafieux, l’enquête menée avec la police judiciaire et en collaboration avec les Italiens a montré que les fonds qui arrivaient sur l’île de Cavallo, pour y être placés, venaient en réalité de Suisse. Mais leur provenance était italienne et il revenait en réalité donc aux Italiens d’en démontrer l’origine suspecte, liée notamment au trafic de stupéfiants de l’Italie vers la Suisse ".

Cette pénétration mafieuse reste donc limitée en raison du faible développement économique de l’île conjugué aux pratiques de racket menées par le banditisme insulaire et par certains milieux nationalistes.

E) LES CRIMES ET DELITS CONTRE LES PERSONNES

Entre 1993 et 1998, les crimes et délits contre les personnes ont globalement progressé de 17,64 % passant de 873 faits à 1 027 faits constatés, soit 334 faits de plus. Le nombre de faits le plus bas a été enregistré en 1993 avec 873 faits, et le nombre le plus élevé a été atteint en 1998 avec 1 207 faits.

Les niveaux atteints en 1997 et 1998 résultent essentiellement de la progression des affaires de coups et blessures volontaires (+ 50,73 % sur la période 1993-1998) dont la part dans l’ensemble des crimes et délits contre les personnes s’est également accrue de façon significative, passant de 39,06 % en 1993 à 42,59 % en 1998.

Il convient dans ce cadre de souligner la part très faible représentée par les atteintes aux mœurs ou par les infractions contre la famille et l’enfant : le nombre de viols oscille entre 14 et 30 faits constatés par an sur la période courant de 1993 à 1998 et celui des violences sur enfant entre 13 et 28 faits.

En revanche, le nombre d’homicides, de tentatives d’homicides et de coups et blessures volontaires est extrêmement important. Il traduit l’importance de la violence dans l’île, par ailleurs accrue du fait de l’affrontement entre factions nationalistes rivales qui se sont soldées par une vingtaine de morts entre 1994 et 1996 (cf. tableau n°1 en annexe).

F) LES DESTRUCTIONS ET DEGRADATIONS DE BIENS

Cette catégorie est également spécifique de la délinquance constatée dans l’île du fait du nombre extrêmement important d’attentats. Le procureur général Bernard Legras a souligné devant la commission cette particularité corse : " Les attentats sont, en Corse, un contentieux de masse comme ailleurs, à Tulle, les vols à la roulotte... ". A cet égard, il convient de souligner la part relativement faible des attentats revendiqués. Celle-ci s’explique notamment par les nombreux règlements de compte d’ordre privé, ainsi que par l’existence de rackets. Là encore, comme en matière de délinquance économique et financière ou d’atteintes contre les personnes, il est difficile de faire la part des choses entre les actions de nature politique et les infractions relevant du simple droit commun.

ÉVOLUTION DES ATTENTATS PAR EXPLOSIF PERPÉTRÉS EN CORSE

DEPUIS 1993

1993

1994

1995

1996

1997

1998

Commis

365

351

350

336

315

98

Revendiqués

115

124

155

118

156

13

%

31,50%

35,30%

44,20%

35,10%

49,50%

13,20%

Source : ministère de l’Intérieur.

Le nombre total des attentats et des tentatives d’attentat est cependant nettement plus important dans la mesure où il englobe à la fois les attentats par explosifs, les attentats par armes à feu ou par substances incendiaires. Leur nombre s’est élevé à 561 en 1993, 563 en 1994, 602 en 1995, 574 en 1996, 455 en 1997 et 198 en 1998.

L’année 1998 a donc marqué une forte décrue des attentats et des tentatives d’attentat. Celle-ci peut s’expliquer par le choc provoqué dans l’opinion publique par l’assassinat du préfet Erignac et par le renforcement de la présence des forces de l’ordre dans l’île suite à cet événement.

La situation pour 1999 est plus préoccupante et s’inscrit dans la continuité des années précédentes Au 14 octobre, on comptait ainsi 230 attentats perpétrés en Corse depuis le 1er janvier, dont 50 ont visé des bâtiments publics et 180 des bâtiments privés. Si l’on distingue les différents types d’attentat, on obtient la répartition suivante :

 135 attentats par explosif et tentatives, dont 46 ont visé des biens publics ;

 63 incendies volontaires, dont aucun n’a visé un bien public ;

 32 dégradations par arme à feu, dont 4 ont visé des biens publics (3 gendarmeries et la sous-préfecture de Corte) ;

 47 de ces attentats ont été revendiqués (20,4 % de l’ensemble des attentats et tentatives).

Quoi qu’il en soit, même si le nombre relativement faible de revendications souligne la part prépondérante des attentats de droit commun, le nombre des attentats de caractère politique, qui prennent le plus souvent pour cible des bâtiments publics, demeure important. La compréhension de ce phénomène implique une analyse spécifique des mouvements nationalistes corses et de leur audience dans la population, notamment à travers les résultats électoraux.


Source : Assemblée nationale. http://www.assemblee-nationale.fr