L’EXISTENCE D’UN DOMAINE RESERVE CORSE

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Cette question d’un domaine réservé corse et l’existence récurrente d’un " Monsieur Corse " dans les sphères gouvernementales semble relever du tabou pour certains anciens responsables ministériels. En effet ceux-ci se sont retranchés derrière l’organigramme officiel du gouvernement auquel ils appartenaient pour nier l’existence d’un dispositif décisoire dérogatoire pour les affaires corses. Il apparaît pourtant que le ministère de l’Intérieur a joué par le passé un rôle éminent dans les questions corses, y compris dans des dossiers ne relevant pas de sa compétence.

Il est vrai que les attributions de M. Charles Pasqua, englobant à la fois l’ordre public et l’aménagement du territoire, lui donnaient une certaine légitimité pour traiter des affaires de nature interministérielle. En revanche les attributions de M. Jean-Louis Debré étant plus limitées, son champ d’intervention aurait dû être circonscrit aux problèmes d’administration générale et aux questions d’ordre public.

Interrogé sur le rôle du ministre de l’Intérieur dans les affaires corses sous le gouvernement Balladur, M. François Léotard a déclaré sur ce point : " il n’y avait pas de cellule particulière chargée des affaires corses à Matignon, ce que pourra d’ailleurs vous confirmer M. Edouard Balladur si jamais vous l’interrogez. Chaque ministre avait la responsabilité de son département ministériel.

" Sur le premier point, je dirai que le ministre de l’Intérieur avait une responsabilité éminente, et sans aucun doute - j’ignore ce qu’il en est par rapport au ministre de la Justice et je ne sais d’ailleurs pas si c’est en ces termes qu’il convient de présenter les choses -, supérieure à celle du ministre de la Défense ! ".

M. Charles Pasqua, ancien ministre de l’Intérieur et de l’Aménagement du territoire, a pour sa part reconnu avoir mis en place un suivi spécifique des affaires corses en confiant cette charge à un membre de son cabinet, M. Pierre-Etienne Bisch. Lors de son audition, celui-ci a déclaré : " j’ai commencé mon travail, au fond, un peu comme un SGAR (secrétariat général pour les affaires régionales) parisien de la Corse, puis, le mot parisien devient plus important que le mot SGAR, et puis le mot corse plus important que le mot parisien. Les choses évoluent dans le temps ".

Avec l’arrivée de M. Jean-Louis Debré, ce conseiller devait par la suite continuer à suivre le dossier corse jusqu’à la fin de l’année 1996, tout en étant nommé à la direction des affaires politiques et territoriales au sein de la direction générale de l’administration du ministère de l’Intérieur. N’étant plus membre du cabinet à part entière, sa participation en tant que " membre associé " du cabinet a marqué la volonté gouvernementale d’assurer une continuité dans le rôle spécifique confié au ministère de l’Intérieur dans les affaires corses.

M. Pierre-Etienne Bisch a confirmé l’existence d’une telle volonté politique : " Lorsque le Premier ministre, M. Juppé, a pris ses fonctions, il avait été souhaité que le traitement du dossier Corse s’effectue dans une continuité suffisante, spécialement sur son volet économique, social et fiscal. C’est la raison pour laquelle, alors même qu’il m’était par ailleurs confié des fonctions de directeur d’administration centrale dans ce ministère, M. Debré m’a, sans me nommer à son cabinet, ce que je n’ai pas demandé - d’ailleurs, on ne demande rien dans ces cas-là, on fait ce que l’on nous dit, nous sommes des soldats de la République -, associé pendant son passage, assez intensément pendant un gros semestre, plus épisodiquement ensuite. De même, le cabinet du Premier ministre de l’époque m’avait également sollicité, au fond, pour passer le relais de la technicité et de la dimension politique des dossiers existants et assurer cette continuité ".

Pourtant M. Jean-Louis Debré, ancien ministre de l’Intérieur, a nié devant la commission avoir joué un rôle de " ministre-pilote " dans les questions corses : " Il n’y avait pas un "Monsieur Corse". Il existe, au sein du gouvernement, depuis toujours, un ministre - le ministre de l’Intérieur - qui est responsable de l’ordre et de la sécurité, en Corse comme ailleurs. Or, comme les problèmes qui se posaient là étaient des problèmes de respect de l’Etat de droit, de lutte contre l’insécurité, c’était tout naturellement le ministre de l’Intérieur qui gérait ces dossiers.

" Qu’un ministre, de par la nature de ses fonctions soit, plus que d’autres, porté à s’intéresser à la Corse, c’est évident compte tenu des actions terroristes ou nationalistes, mais pas plus que je n’ai été "Monsieur Islamiste" ou "Monsieur Basque", je ne me considère comme ayant été "Monsieur Corse" ".

Cette présentation de la répartition des compétences au sein du gouvernement Juppé est toutefois contredite par les propos de M. Charles Millon : " je respectais la dévolution des rôles et des fonctions, puisqu’il avait été décidé, en 1995, que le ministre de l’Intérieur serait chargé des affaires corses. (...) Je vous signale toutefois que les questions de sécurité en Corse étaient suivies, non pas par le ministère de la Défense, mais par le ministère de l’Intérieur. C’est donc M. Jean-Louis Debré qui était chargé des affaires corses durant ces deux années. (...) il y avait un "ministre-pilote", en l’occurrence le ministre de l’Intérieur, et le ministère était organisé de façon précise ; si les responsables qui suivaient les dossiers corses jugeaient que l’information devait être portée à la connaissance du ministre, ils la lui transmettaient. S’ils jugeaient qu’elle n’était pas d’une importance capitale mais qu’elle intéressait le "ministre-pilote", ils la lui transmettaient directement ".

Sur ce point, M. Charles Pasqua a apporté un éclairage intéressant en critiquant la gestion des affaires corses par le gouvernement qui lui a succédé : " Surtout, le gouvernement d’Alain Juppé - je reconnais qu’il avait bien d’autres chats à fouetter ; ce n’est pas une critique, mais une constatation, encore qu’à la limite, je suis libre de formuler une critique si tel est mon sentiment - ne s’est pas du tout occupé de la Corse pendant six mois et, à ma connaissance, le ministre de l’Intérieur de l’époque non plus, ou peu. Ce qui a certainement entraîné, par dépit, des conséquences : nous avons assisté à la reprise des attentats à l’encontre des édifices publics comme nous en avions rarement vu, et d’autres épisodes sur lesquels je ne m’étendrai pas. Pendant cette période de vacuité ou d’absence d’intérêt, la Corse n’était plus une priorité, et c’est ainsi que les élus corses l’ont ressenti. J’avais, pour ma part, institué un contact permanent entre l’assemblée de Corse et le ministère de l’Intérieur et de l’Aménagement du territoire en la personne du sous-préfet, aujourd’hui préfet, M. Pierre-Etienne Bisch, qui assurait un suivi permanent dans nos relations et nos travaux. C’est l’absence de suivi qui a conduit à la reprise des attentats ".

Dans ce cadre, le ministre de l’Intérieur a pu jouer un rôle spécifique de " ministre de la Corse ", comme l’a souligné M. Emile Zuccarelli devant les membres de la commission : " Par le passé, il est arrivé qu’un ministre soit investi d’une sorte de mission générale, qu’il ait aussi à réfléchir sur le développement dans le cadre d’une sorte de mission interministérielle... Je crois qu’une telle approche n’a jamais donné de bons résultats, parce que le malheureux ministre ainsi sollicité suscitait tellement d’espoirs et d’attentes, qu’il avait une forte pression sur les épaules, émanant d’une population en état de difficulté générale, mentale, morale et économique. Il y a eu auparavant des "monsieur corse", mais encore une fois, ces malheureux ne pouvaient que décevoir, tellement était forte l’attente de miracle ".

En définitive, le problème principal tient davantage à l’existence de tractations occultes qu’à l’existence d’un ministre-pilote sur les questions corses. Il n’empêche que cette organisation favorise la tenue de négociations secrètes, puisqu’elle donne une prééminence à une autorité ministérielle pour régler des questions ne relevant pas toujours directement de sa compétence du seul fait qu’elles intéressent la Corse.

* DES NEGOCIATIONS PEU TRANSPARENTES

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Compte tenu du poids électoral des nationalistes et de leur représentation au sein de l’assemblée de Corse - rappelons qu’ils avaient obtenu 24,8 % des voix aux élections de 1992 - la voie de la négociation a été privilégiée par le gouvernement de M. Edouard Balladur, puis par celui de M. Alain Juppé, jusqu’à la conférence de presse de Tralonca et l’attentat à la mairie de Bordeaux qui ont marqué un tournant dans l’attitude de l’Etat en Corse.

Lors de son audition par la commission, M. Charles Pasqua a confirmé l’existence de négociations : " j’ai rencontré l’ensemble des représentants des mouvements nationalistes en présence de mon directeur de cabinet. Je leur ai dit que la violence n’avait pas de sens, qu’il fallait l’abandonner et qu’ils devaient se réinsérer dans le système politique. Je crois d’ailleurs que nous n’avons pas été loin d’y parvenir, car si l’on s’arrête sur la période de 1995, avant le changement de gouvernement, on constate, peu de temps après, la diminution des attentats, en tout cas ceux concernant les édifices publics et les personnes, ainsi que ceux que l’on a rattachés ensuite à "la guerre entre les mouvements nationalistes" ".

Pour sa part, M. Jean-Louis Debré a nié avoir eu des contacts avec des nationalistes corses autres que ceux élus à l’assemblée territoriale : " Lorsque je suis venu en Corse - je l’ai fait d’abord très clairement à la préfecture de Corse puis très officiellement Place Beauvau - j’ai reçu tous les représentants élus de l’assemblée de Corse et je n’ai reçu que ces personnes-là, quelles que soient leur opinion politique et leur appartenance. Il est bien évident, Monsieur le président, que je savais pertinemment qu’un certain nombre d’entre elles étaient liées à des mouvements nationalistes et d’ailleurs elles n’en faisaient pas mystère.

" (...) Je vous le répète : je n’ai reçu personnellement aucun nationaliste corse autre que ceux élus à l’assemblée territoriale ; aucun de mes collaborateurs, à ma demande ou sur instruction de ma part, n’a reçu de ces personnages-là ; les relations se limitaient aux personnes élues ".

Cette affirmation a été contredite par M. Emile Zuccarelli devant la commission : " On a vu, en effet, des gouvernements - j’ai toujours l’air de retomber sur le même - recevoir dans les palais nationaux des gens appartenant notoirement à des organisations terroristes, justifiant et glorifiant la violence, l’assassinat et l’attentat politique, et qui venaient ensuite discourir sur le trottoir devant les caméras de télévision en disant : "Nous avons eu avec le ministre un entretien très franc et très productif !".

" M. le Rapporteur : Vous avez des exemples précis en tête ?

" M. Émile ZUCCARELLI : Oui, j’ai vu M. François Santoni être reçu et discourir sur le trottoir de la place Beauvau... ".

De fait, lors de son audition par la commission, M. Pierre-Etienne Bisch, a fait état du caractère d’interlocuteur privilégié de l’ex-FLNC-Canal historique dans les négociations conduites avec les nationalistes corses sous la houlette de M. Charles Pasqua, puis de M. Jean-Louis Debré : " Le choix du ministre d’Etat sur ses interlocuteurs n’était pas le même que celui de M. Joxe, c’est de notoriété publique, mais il était de même nature, simplement, ils ne s’adressaient pas à la même faction. Le ministre d’Etat faisait l’analyse qu’en tout cas, il s’agissait à l’époque de la formation la plus dangereuse, la plus nombreuse, et que le cheminement vers les institutions de la République de cette organisation était le plus porteur d’avenir. A quoi sert-il de rallier des groupuscules si l’on ne rallie pas l’essentiel ? C’était cela l’analyse ".

M. Charles Pasqua a confirmé la tenue de telles négociations en ces termes : " Je serais tenté de dire que pour discuter, vous discutez avec les gens qui se battent, non avec les bonnes sœurs ! ".

Interrogé par le rapporteur sur le fait de savoir ce que recouvraient ces négociations, M. Perre-Etienne Bisch a eu le mérite de la franchise :

" M. le Rapporteur : N’avez-vous pas été, en définitive, la vitrine légale de choses moins avouables à cette période ?

" M. Pierre-Etienne BISCH : Je ne l’exclus pas, monsieur le rapporteur ".

La question de savoir si les ministres ont eux-mêmes rencontrés des membres de ces organisations clandestines ou si les contacts ont eu lieu par l’intermédiaire de conseillers est finalement relativement secondaire. En revanche, il est certain que ces négociations, dont l’objet n’a vraisemblablement pas toujours été uniquement politique mais aussi " économique ", ont produit des effets délétères dans l’île en donnant l’impression que le recours à la violence était en quelque sorte récompensé et légitimé par l’Etat.

M. Roger Marion, ancien chef de la division nationale antiterroriste de la direction centrale de la police judiciaire, a ainsi estimé que " les nationalistes utilisent les moyens de l’Etat et tout ce qu’on leur donne, pour lutter contre l’Etat. C’est clair : il faut voir toutes les subventions dont ils ont bénéficié ! Tout cet argent a été utilisé pour lutter contre l’Etat ".

M. Paul Giacobbi, président du conseil général de la Haute-Corse, a, pour sa part, jugé qu’à " force de vouloir traiter la situation de manière exceptionnelle, que ce soit avec des valises de billets de banque, en donnant des emplois et des avantages à ceux qui pratiquent la violence - cela n’a pas marché, si l’on avait appliqué les lois normalement, cela eut été plus efficace -, ou en recourant à des procédures exceptionnelles qui conduisent au scandale - ce qui ne marche pas mieux - rien n’avance ".

Si le dialogue avec les mouvements nationalistes n’est pas en lui-même répréhensible, il devient condamnable dès lors qu’il s’agit pour l’Etat d’acheter la paix civile et qu’il n’y a pas du côté des nationalistes d’engagement préalable de rejeter l’action violente. Il est par ailleurs essentiel que ce dialogue ait lieu de manière transparente et non par l’envoi de négociateurs occultes. Faute de quoi ces tractations discréditent l’action de l’Etat en entraînant une démobilisation de ses services et le scepticisme de la population.

Sur ce point, le témoignage de M. José Rossi, entendu par la commission en tant que président de l’assemblée de Corse, est révélateur de l’ambiguïté des gouvernements précédents dans leur attitude à l’égard du terrorisme nationaliste : " L’opinion publique a ressenti que, pendant les périodes de dialogue mais aussi lorsque des politiques de fermeté étaient mises en œuvre, des discussions avaient lieu avec des forces politiques clandestines, tout le monde en Corse ayant eu l’espoir, à un moment ou un autre, que l’on pourrait finir par résoudre le problème politique corse par la discussion et le dialogue.

" (...) Il faut, enfin, qu’au niveau du pouvoir central, il y ait une sorte de transparence dans la gestion des affaires publiques ; il n’est pas acceptable de tenir un discours public de fermeté et d’adopter en réalité souterrainement une attitude de dialogue.

" A mon avis, le dialogue relève des élus, entre eux d’abord, puis entre les élus de la Corse et le gouvernement, quel qu’il soit. Si celui-ci développe une stratégie autre que celle de la fermeté répressive, il doit le dire publiquement, de manière transparente ; s’il y avait, un jour, un " accord de paix " du type de ceux qui existent ailleurs, il ne se conclura pas de façon souterraine. Ce débat doit être sur la place publique ; la police et la gendarmerie ne doivent pas être les otages ou les victimes de ce dialogue souterrain ".

De fait, la politique de dialogue avec les mouvements nationalistes devait placer les services de sécurité et la justice en situation de porte-à-faux, comme cela est apparu dans l’affaire de Spérone et lors de la conférence de presse de Tralonca.


Source : Assemblée nationale. http://www.assemblee-nationale.fr