Alors que des années durant, les services de l’Etat avaient adopté une attitude compréhensive, de " laisser-aller ", dans de nombreux domaines, qu’il s’agisse du remboursement des dettes agricoles, du recouvrement des créances fiscales ou du respect des règles d’urbanisme sur le littoral, la volonté clairement affichée d’appliquer la loi en Corse comme sur le reste du territoire national ne pouvait que susciter des réactions mitigées. Ce phénomène a été amplifié par l’attitude pour le moins ambiguë de certains élus.

A) UNE OPINION PUBLIQUE TROUBLEE

L’assassinat du préfet Erignac a bien sûr provoqué un choc et la population insulaire l’a subi de plein fouet. Son adhésion à la politique de rétablissement à l’Etat de droit s’est cependant effritée au fil des mois, ainsi qu’en témoignent les rapports adressés par le préfet Bernard Bonnet au ministère de l’Intérieur. Dès le 25 août 1998, le préfet de Corse souligne que des réserves s’expriment car " le retour au droit est douloureux pour une partie de la population qui s’était accommodée d’une législation de substitution depuis de nombreuses années ".

Certes, pour la première fois des personnalités insulaires " souvent citées mais jamais inquiétées " ont été mises en cause. Toutefois, le traitement de ces affaires prend du temps, les délais d’instruction sur de gros dossiers comme ceux du Crédit agricole ou de la CADEC sont longs, et la population ne comprend pas pourquoi les règles élémentaires de droit s’appliquent au citoyen lambda alors que les " grosses affaires " n’avancent pas.

Le décalage entre la correction immédiate des irrégularités simples et le temps d’instruction beaucoup plus long des dossiers complexes nourrit une certaine frustration, le sentiment d’une " justice à deux vitesses ", d’une véritable inégalité de traitement. Cette frustration est alimentée par des comportements " plus rigoureux que la rigueur ". Comme le relève le préfet Bernard Bonnet, " les recouvrements fiscaux et sociaux s’effectuent sans faiblesse et certains comptables locaux refusent des délais de paiement qu’ils accordaient auparavant et qui étaient souvent respectés. (...) Les banques pratiquent aussi une politique restrictive, sanctionnant des découverts bancaires minimes de particuliers ". Certains fonctionnaires contribuent dans les échelons intermédiaires à nourrir le ressentiment populaire. " Des certificats d’urbanisme sont ainsi refusés parfois sans raison sauf le prétexte de l’Etat de droit ".

De son côté, Mme Clotilde Valter, conseiller technique au cabinet du Premier ministre, a indiqué à la commission : " j’ai (...) entendu parler de la façon dont certains services de l’Etat, en contact avec le public, répondaient à des demandes de traitement un peu favorable en indiquant très fermement que le préfet s’y refusait. Il y a eu l’exemple, qui a été repris, du Crédit agricole qui refusait les découverts de 27,50 francs en disant que c’était le préfet ! ".

Les multiples interpellations effectuées dans le cadre de l’enquête sur l’assassinat du préfet Erignac, l’abrogation des arrêtés Miot qui avaient institué un régime dérogatoire en matière de droits de succession sur les immeubles, mais aussi le fait de verbaliser les simples infractions au code de la route ont été vécus comme une politique de " normalisation ". Comme l’a déclaré M. José Rossi, président de l’Assemblée de Corse, lors de son audition : " L’opinion a considéré que, au-delà de la recherche des assassins du préfet Erignac, il y avait une volonté d’alignement. Les Corses ont ressenti cette attitude comme une agression, d’autant plus que l’opinion nationale, recevant des images extrêmement négatives de la Corse au quotidien, a progressivement évolué dans le sens de la séparation ".

De son côté, M. André Viau, ancien préfet de la Haute-Corse, a estimé que l’on n’avait peut-être pas su ces derniers temps éviter l’écueil de la " culpabilisation collective ".

B) L’ATTITUDE AMBIGUË DE CERTAINS ELUS

Il ne s’agit pas ici de discréditer l’ensemble de la classe politique insulaire dont certains représentants n’hésitent pas à prendre des positions courageuses. Cependant, le rôle de certains élus locaux n’est pas étranger au trouble ressenti par l’opinion insulaire. On peut même se demander s’il n’y a pas fortement contribué.

" La classe politique tient presque unanimement un discours public de grande fermeté contre la violence, exigeant un respect absolu de "l’Etat de droit". En revanche, en cercle plus restreint, beaucoup d’élus, et souvent de premier plan, tiennent un langage plus modéré, favorable au dialogue avec toutes les composantes politique de l’île. " Ces remarques ont été formulées le 26 mars 1996 par le préfet Claude Erignac dans un rapport transmis au ministère de l’Intérieur.

Le préfet Bonnet considère lui aussi que l’opposition des élus " est le plus souvent larvée ou distillée à l’occasion de réunions ou sur le terrain quand certains de leurs électeurs sollicitent une intervention qu’ils ne peuvent plus assurer ". Ces propos écrits en juillet 1998 à l’intention du ministre de l’Intérieur ont été confirmés par leur auteur lors de son audition devant la commission : " Certains élus se sont (...) répandus dans le système en l’affolant. Et il est extrêmement facile d’affoler un système clos en expliquant :"Le RMI est contrôlé parce que le préfet veut le supprimer" ; "Si vous payez vos taxes d’habitation, c’est la faute du préfet" ; "Et regardez, il ne s’attaque qu’aux petits, rien n’est changé". Et dans une certaine immaturité collective, on avait effectivement le sentiment que les impôts, les décisions de justice, les tracasseries - payer ses amendes -, que tout cela était la faute d’une seule personne ". Dans le même ordre d’idées, l’abrogation des arrêtés Miot " a été surexploitée localement par la plupart des responsables, toutes tendances confondues, qui ont convaincu les Corses que c’était une mesure de représailles, une mesure injuste prise à leur encontre " comme l’a souligné M. Bernard Legras, procureur général à Bastia.

Le double langage de certains élus locaux a également été dénoncé par M. Bernard Lemaire devant les membres de la commission qui l’ont rencontré à Bastia. Mettant l’accent sur l’absence de " relais politique local ", l’ancien préfet de la Haute-Corse a expliqué " que même lorsqu’ils soutenaient la politique de rétablissement de l’Etat de droit dans leurs discours, les politiques ne l’admettaient pas, tout simplement parce qu’ici, les mandats sont plus assis sur les relations personnelles que sur les idées politiques ou sur les programmes. J’ai moi-même observé dans mes fonctions en Haute-Corse, que les élus ne soutenaient pas cette politique qu’ils trouvaient trop farouche, trop dure, sans nuance et surtout trop rapide. On considérait ici que cette politique devait prendre du temps et que l’on ne peut pas du jour au lendemain passer d’une situation à une autre ".

Cette volonté de freiner l’application de la loi s’est clairement manifestée quand les élus se sont opposés à l’exécution de certaines décisions de justice, notamment celles devant entraîner la destruction d’ouvrages illégalement construits sur le domaine public maritime, les désormais célèbres paillotes. En effet, alors que le préfet Bonnet avait réquisitionné les moyens de la force publique aux fins de destruction d’un tel établissement le 9 avril dernier, une large majorité des élus de l’Assemblée de Corse, appelant à la " résistance démocratique " se sont mobilisés pour obtenir un délai supplémentaire, afin que les exploitants puissent poursuivre leur activité jusqu’au 30 octobre 1999, alors que leurs établissements étaient condamnés à la démolition depuis plusieurs années.

Si les moyens employés pouvaient s’apparenter à une démonstration de force, un mini " fort Chabrol ", les arguments avancés par M. José Rossi et M. Paul Giacobbi devant la commission ne sont guère convaincants : le fait de détruire une paillote construite en infraction aux règles d’urbanisme constitue-t-il véritablement un " grave trouble à l’ordre public " ?


Source : Assemblée nationale. http://www.assemblee-nationale.fr