Les services de police font l’objet de critiques très vives. S’agissant des services locaux, parmi tous les maux qui ont été dénoncés devant la commission, plusieurs problèmes retiennent plus particulièrement l’attention : un absentéisme chronique, la porosité générale des services, la mise en cause du travail de police judiciaire et de l’efficacité des renseignements généraux. En revanche, le phénomène de la " corsisation des emplois " souvent décrié mérite d’être relativisé. Quant à la DNAT, outre les rivalités qui caractérisent ses relations avec les services de police judiciaire en Corse et qui seront examinées sous l’angle du manque de coopération des services, elle contribue aux dysfonctionnements par ses méthodes parfois discutables.

* UN MAL CHRONIQUE : L’ABSENTEISME

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Ce qui frappe, lorsque l’on aborde ce sujet, c’est le retour à intervalles réguliers, des mêmes constatations.

Ainsi, M. Charles Pasqua a évoqué le problème en ces termes : " J’ai lancé une action qui a changé le comportement des policiers localement par la lutte systématique contre l’absentéisme et l’excès des congés de maladie. J’ai assuré la remise en marche - cela non pas dans l’île, mais à Marseille - des procédures disciplinaires, dont certaines traînaient depuis plus de deux ans. J’ai d’ailleurs obtenu du médecin de la police nationale de Marseille, M. Ceccaldi, qu’il veuille bien se rendre sur place pour procéder aux contre-visites nécessaires.

" (...) Il s’est souvent rendu en Corse, toujours avec le même objet et les mêmes missions ! En tout cas, j’avais obtenu un résultat, puisque, à l’époque, il devait y avoir 22 fonctionnaires en congé maladie de longue durée. Je leur avais écrit que, compte tenu des maladies dont ils souffraient, il me paraissait normal que leur invalidité entraîne quelques conséquences et que l’on envisage de mettre fin à leurs fonctions et de leur donner une pension, ce qui leur permettrait de se livrer à leurs activités préférées : la chasse, la pêche... Cela a entraîné une reprise d’activité, du reste non négligeable ! ".

M. Jean-Louis Debré a tenu à peu près le même discours pour les années suivantes : " (...) L’absentéisme en Corse est très élevé, en tout cas plus élevé que sur l’ensemble du territoire métropolitain. Il est de l’ordre de 10 % des effectifs pour les unités dites "en tenue" ; comme il était particulièrement scandaleux à Corte, j’ai été amené à supprimer le commissariat, (...) car il y avait à Corte des fonctionnaires que l’on n’avait pas vus depuis très longtemps dans le commissariat, ce que tout le monde trouvait très bien...

" Fort de ces constatations et d’un certain nombre d’autres remarques, j’ai envoyé à de multiples reprises le médecin de la police en Corse pour essayer de faire baisser l’absentéisme, notamment à la veille des vacances ou pendant la période estivale, ce qui a motivé une importante manifestation organisée contre moi devant la préfecture d’Ajaccio, soutenue par un certain nombre de nos adversaires politiques de l’époque qui n’ont pas su, malgré tout ce qui a pu être dit, que l’action des manifestants visait d’abord à s’élever contre la présence très fréquente des médecins de la police nationale, qui vérifiaient tous les arrêts de travail. Cela perturbait un certain nombre d’habitudes ".

Si M. Jean-Pierre Chevènement n’a pas développé ce thème lors de son audition, le directeur général de la police nationale, M. Didier Cultiaux, interrogé sur la gestion des personnels en Corse, s’est demandé : " Que dois-je répondre ? Que j’ai trouvé, au moment de ma nomination, un taux d’absentéisme médical de plus de 12 % ? Que j’ai changé, moi-même, le médecin chef de la police nationale ainsi que le responsable médical de la police en Corse, compte tenu de la position très en retrait de M. Ceccaldi, que je peux citer, toujours chargé du contrôle médical dans la région PACA ? Que j’ai procédé à la réforme des commissions médicales en cours ? Que j’ai nommé une personne en plus afin de diviser par trois le délai entre le repérage d’une anomalie et le contrôle effectif ? Que j’ai fait aménager de nouveaux locaux médicaux en Corse ? ". Pour souligner l’acuité du problème, il a cité un exemple révélateur qui, semble-t-il, n’est pas rare en indiquant qu’il avait " fait révoquer un policier en congé de longue maladie qui, tranquillement, faisait la cuisine avec sa maman, non pas dans une paillote, mais dans un petit restaurant corse ".

Le directeur général de la police nationale, comme les anciens ministres de l’Intérieur, a fait montre de sa volonté de redresser la situation. Force est de constater que les mesures qu’il a annoncées n’ont pas encore trouvé de traduction concrète. Les données statistiques transmises à la commission lors de son déplacement à Ajaccio du 7 juillet 1999 par le préfet adjoint pour la sécurité attestent que le taux d’absentéisme médical reste très élevé : de janvier à mai 1999, il s’établit à près de 12 %, le nombre total de jours d’arrêt de maladie atteint 14 046 et la moyenne de jours d’arrêt par fonctionnaire est de près de 18 jours sur cinq mois ! Ce virus est moins violent parmi les personnels de commandement et d’encadrement pour lesquels le taux d’absentéisme n’est que de 7,19 %. Il reste cependant bien supérieur aux estimations du directeur général qui considère que " l’on devrait atteindre un taux de l’ordre de 3,5 % ou 4 % dans la police nationale ". La conception que se font les personnels du congé de maladie semble assez particulière, puisque même un fonctionnaire de police modèle comme semble l’être M. Martin Fieschi, rencontré lors du déplacement de la commission à Ajaccio, à la question qui lui était posée sur la manière dont la police avait ressenti la participation de la gendarmerie à l’incendie de la paillote a répondu : " J’étais écœuré. J’ai pensé me mettre en congé maladie ".

* UNE POROSITE GENERALE

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La perméabilité des services de police est une autre constante du fonctionnement des forces de sécurité insulaires, même si cette difficulté semble s’être atténuée depuis l’arrivée de M. Frédéric Veaux à la direction du SRPJ d’Ajaccio en avril 1998.

S’il est vrai que ce phénomène se retrouve aussi dans d’autres régions, il prend en Corse une dimension particulière du fait de la prégnance du terrorisme. Savoir ce qui se passe dans les services de police, notamment dans les services de police judiciaire, constitue pour les auteurs d’infractions une source d’information de premier ordre. Comme le soulignait M. Veaux, " des offensives sont nécessairement conduites en direction des fonctionnaires de ces services " pour obtenir des renseignements " par la bande, éventuellement en essayant de corrompre des fonctionnaires ".

Toujours est-il que " les services étaient soit infiltrés, soit en relation avec les mouvements nationalistes ou même avec le grand banditisme " ainsi que l’a constaté M. Bernard Lemaire, ancien préfet de la Haute-Corse.

Le manque de fiabilité des services locaux est évidemment un gage absolu d’inefficacité. Aussi les opérations engagées dans le cadre de la lutte antiterroriste ont-elles souvent été menées depuis Paris. Tel est en tout cas le message délivré par M. Jean-Louis Debré qui a souligné : " Lorsqu’un certain nombre de nationalistes importants ont été interpellés, les opérations avaient été préparées de Paris ; en outre, elle étaient déclenchées au dernier moment, grâce au concours du ministère de la Défense qui avait prêté un Transal, de manière à ce que les forces de police puissent débarquer à six heures du matin, la préparation de ces opérations donnant toujours lieu à un certain nombre de fuites qui nuisaient à leur efficacité ".

La méfiance était telle que Mme Irène Stoller, chef de la section antiterroriste du parquet de Paris, a précisé que pour certaines opérations " seules trois ou quatre personnes étaient dans le coup. Pour arrêter Mattei et Santoni, c’est moi qui suis allée sur place et c’est presque moi qui ai procédé à l’arrestation, et le SRPJ de Bastia n’avait pas été informé. Pourquoi ? Parce que l’on ne voulait pas que cela s’ébruite. C’est la DNAT qui s’est occupée de l’affaire ; un commissaire de police de la DNAT était descendu en Corse ; j’étais moi-même arrivée le soir, et à sept heures du matin on m’a téléphoné pour m’avertir que l’arrestation venait de se produire à l’aéroport. Je me suis rendue au SRPJ vers sept heures et quart et, hormis ce commissaire de police de la DNAT qui était en train de lire ses droits à Marie-Hélène Mattei, l’avocate du FLNC, il n’y avait strictement personne : je dois dire que c’était assez extraordinaire comme situation...

" Quand le directeur de l’antenne de Bastia est arrivé, il m’a dit qu’il ne savait rien et je lui ai répondu : "Eh bien comme cela vous êtes tranquille, il n’y avait pas de risques de fuite !". Je ne suis pas certaine, effectivement, que si les choses s’étaient passées différemment, l’affaire ne se serait pas ébruitée. Non pas parce que le directeur ou les commissaires qui l’entourent auraient parlé, mais parce que tout se sait très vite. Dans les locaux de la PJ, il n’y a que quelques bureaux... Tout se sait, même les conversations téléphoniques sont écoutées et il faut faire attention à ce que l’on dit au téléphone. Quand il doit y avoir des interpellations, on ne parle jamais au téléphone : on fait un peu comme les clandestins, on parle à mots couverts, car c’est vrai que l’agent des postes peut écouter les conversations ".

De même, M. Jean-Louis Bruguière, premier vice-président chargé de l’instruction au tribunal de grande instance de Paris, a souligné avec force que : " le problème corse est clairement celui de la porosité généralisée de l’ensemble des services de l’Etat et c’est pourquoi je pense, en termes de stricte efficacité, qu’en l’état actuel des choses, même si je ne la considère pas comme une panacée, seule la centralisation est en mesure de nous permettre de "sortir" des affaires.

" Il faut savoir que, par exemple pour l’affaire Erignac, mais cela est vrai pour d’autres, nous ne pouvions pas mettre des écoutes judiciaires en Corse. Je veux dire qu’avec une écoute judiciaire, même très bien gérée, la discrétion ne dépassait pas 48 heures...

" Vous me demanderez : "A cause de qui ?" Je vous répondrai : "De tout le monde : les policiers, les services de France Telecom..." On a même essayé, bien que cela coûte très cher, de tirer des lignes jusqu’à Paris de façon à n’alerter ni les services techniques extérieurs de France Telecom, ni les policiers. Nous avons dû mettre certains policiers en garde à vue pour avoir, sur des opérations sensibles, alerté des cibles qu’on devait atteindre 24 heures plus tard, et je pourrais citer beaucoup d’autres exemples car la liste est longue... ".

Au reste, M. Jean-Louis Bruguière n’exclut pas les risques de fuites depuis la capitale. Il a notamment précisé que " pour la dernière phase de l’enquête Erignac (...) trois personnes seulement étaient informées. Les fonctionnaires de police de la DNAT n’étaient pas au courant de l’opération et ils n’en ont été avertis qu’une demi-heure avant d’embarquer dans l’avion qui les emmenait en Corse, parce qu’il n’était pas question de prendre des risques et que les fuites pouvaient aussi partir de Paris ".

Quoi qu’il en soit, le SRPJ d’Ajaccio faisait presque l’unanimité contre lui. Ainsi M. Démétrius Dragacci, en fonction du 8 juillet 1996 au 27 avril 1998, indique que son prédécesseur avait " été évacué de son poste à cause d’un problème de porosité, d’un procès-verbal vu à la télévision à la suite d’une audition de François Santoni ".

Lui-même est directement accusé de la fuite de la fameuse " note Bougrier ". Cette note, adressée au cabinet du ministre de l’Intérieur le 15 octobre 1997, déterminait une " liste non exhaustive mais diversifiée des objectifs sur lesquels des investigations approfondies pourraient être opérées par les services spécialisés du ministère des Finances ". Le préfet adjoint pour la sécurité en Corse signalait les dossiers qu’il fallait privilégier dans le secteur de l’agriculture, dans le domaine du banditisme et dans le domaine des investissements. En outre, il suggérait d’envisager le contrôle des comptes et du fonctionnement des deux principaux organismes financiers de l’économie locale : la Caisse régionale du Crédit agricole et la Caisse de développement économique de la Corse (CADEC). Transmise à M. Claude Guéant, directeur général de la police nationale, puis à M. Bernard Gravet, directeur central de la police judiciaire, la note retourne aussitôt en Corse sur le bureau du patron du SRPJ d’Ajaccio.

Le problème est que la note " confidentielle " se retrouve quelques jours plus tard entre les mains du comité de défense des agriculteurs corses qui occupe les locaux de l’Office de développement agricole et rural de la Corse (ODARC) à Bastia du 10 au 16 décembre. Ainsi, les personnes citées dans la note, Jean-Marie Luciani, Michel Valentini, Roger dit " Roch " Simoni et Marcel Lorenzoni, responsables agricoles insulaires liées à la mouvance nationaliste en sont les destinataires privilégiés ! Par dérision, une copie de la note falsifiée - dans laquelle on a remplacé les noms cités par ceux de diverses personnalités politiques de l’île, tels Denis de Rocca Serra, Paul Natali et Nicolas Alfonsi - fut même mis en circulation...

Interrogé sur cette fuite, M. Démétrius Dragacci, tout en niant en être l’auteur, a reconnu que la note sortait du SRPJ : " Elle vient du service par sa photocopie. Je me suis expliqué à l’inspection générale des services : je suis certain que cette note, je ne l’ai donnée à personne. Cela, c’est certain. Cela m’aurait plus nui qu’autre chose, même techniquement et même si elle n’apportait pas grand-chose. Par ailleurs, j’ai remarqué que cette note portait le cachet confidentiel. C’est la seule photocopie qui portait ce cachet alors que toutes les officielles, celles adressées à ma direction centrale, au préfet Erignac, au préfet adjoint pour la sécurité, au procureur général et au préfet de Bastia n’en portaient pas. Où avait-il été mis ce cachet ? Ce cachet vient, effectivement, du service, et c’est la seule copie sur laquelle il ait été ajouté ".

Aucun doute ne subsiste sur l’origine de la fuite. Comme l’a précisé M. Bernard Gravet lors de son audition : " l’enquête de l’inspection générale de la police nationale, d’abord, et l’enquête pénale, ensuite, conduites dans le cadre de l’instruction menée par le cabinet de M. Bruguière, ont établi que les tracts qui ont été distribués ont été fabriqués à partir d’une photocopie réalisée au SRPJ d’Ajaccio ".

La volonté de limiter les possibilités de fuite est " un souci permanent " pour le nouveau directeur du SRPJ, M. Frédéric Veaux. Outre le renouvellement de l’équipe du SRPJ, des dispositions ont été prises pour protéger les locaux et " certaines personnes ne sont pas rendues destinataires de certains documents " dont elles n’ont pas à connaître. Cet effort a du reste été salué tant par le patron de la DNAT, que par le procureur général de Bastia.

Ainsi, M. Roger Marion a souligné le contraste entre l’époque " Dragacci " et l’époque " Veaux " en déclarant : " Cela a été le jour et la nuit. M. Veaux a su garder des informations à son niveau, ainsi que son adjoint, qui était déjà en poste avant son arrivée. L’efficacité d’une enquête réside dans le secret et la discrétion. A partir du moment où l’on ne travaille pas dans le secret et la discrétion... ".

De son côté, M. Bernard Legras a précisé : " M. Veaux (...) a mis en place un dispositif de verrouillage, d’étanchéité des services qui fait que, depuis de longs mois maintenant, il n’est plus question de fuites au départ du SRPJ. Il y a eu, depuis mon arrivée en Corse, un seul exemple de fuite : la transmission, à l’évidence au départ du SRPJ, de photocopies concernant une affaire de banditisme. L’auteur des faits a été confondu : il s’agit d’un fonctionnaire d’exécution, un agent de catégorie C, qui avait agi ainsi pour rendre service, apparemment à un proche. Une information est ouverte ; l’intéressé a été incarcéré dans un premier temps et se trouve, aujourd’hui, sous contrôle judiciaire ". Selon M. Veaux, ces mesures ont " contribué à créer un état d’esprit général qui montrait que l’on ne transigeait pas avec ce genre de pratiques ". Cependant comme le directeur du SRPJ le reconnaît lui-même, cela ne signifie pas que tout est parfait : " Il n’est pas nécessaire d’avoir dix policiers corrompus ou malveillants dans un service pour poser problème, il suffit d’un ". Du reste, il semblerait qu’il y en ait plus d’un, selon les propos rapportés par M. Jean-Louis Bruguière : " M. Veaux (...) m’a lui-même recommandé de ne pas téléphoner à quatre ou cinq individus qu’il m’a désignés nommément au motif qu’ils étaient "des moutons noirs". Pour autant, on ne peut pas vider l’ensemble du SRPJ en huit jours, quinze jours ou trois semaines ; cela prend du temps et c’est normal ! ".

* LES INDICES D’UN MANQUE DE PROFESSIONNALISME DE LA POLICE JUDICIAIRE

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Il est assez difficile de dégager une vision d’ensemble du travail effectué par le service de police judiciaire depuis 1993. Cependant, différents exemples portés à la connaissance de la commission laissent à penser que les méthodes utilisées n’étaient pas à la hauteur des enjeux, sans parler des piètres résultats obtenus en ce domaine.

Parmi les témoignages recueillis, celui de M. Jean-Louis Debré est des plus sévères puisqu’il a constaté que " le travail de police judiciaire n’était pas fait correctement et que la police n’avait, concernant un certain nombre de personnages connus pour leur activité nationaliste, ni constitué de dossiers, ni étudié régulièrement leur environnement de telle sorte que lorsqu’ils étaient suspectés d’être les auteurs d’un acte délictueux, on n’avait rien, ni photos récentes, ni informations sur leurs différents points de chute ".

M. Claude Guéant, ancien directeur de la police nationale, a relevé la même lacune dans le domaine de l’information en indiquant que " si dans certains secteurs, il existait une réelle connaissance - je pense notamment à la documentation balistique qui était excellente - en revanche, dans d’autres, comme celui de la documentation photographique de base - fiches sur les gens, etc. -, le travail était très mauvais. On ne recherche pas des assassins endurcis avec leur photo de premier communiant ! ". Il a également émis des réserves sur " les méthodes utilisées par la police corse, en particulier par le SRPJ " qui " étaient trop souvent marquées d’erreurs de procédure, parfois d’une méconnaissance complète de certaines procédures " citant " notamment à une procédure qui dans toutes les questions terroristes (...) s’est révélée extrêmement efficace : l’association de malfaiteurs, qui exige une technique et des connaissances particulières " et souligné qu’elle " était très mal mise en œuvre par le SRPJ de Corse ".

Ainsi, les procédures mises en œuvre lors de l’arrestation de quatorze membres de l’ex-FLNC-Canal historique pris en flagrant délit alors qu’ils s’apprêtaient à détruire le complexe touristique de Spérone ont été jugées plus que douteuses par les juges d’instruction spécialisés du tribunal de grande instance de Paris. M. Jean-Louis Bruguière a parlé de " cafouillage local " et de " saisies faites en dépit du bon sens puisque l’on a confisqué l’ensemble du stock d’armes pour les mettre dans un grand sac sans que l’on dresse le moindre procès-verbal ". Mme Laurence Le Vert, magistrat instructeur de cette affaire a, quant à elle, laissé entendre que les bouteilles de gaz trouvées sur place n’avaient pas été imputées aux personnes arrêtées.

Plus récemment, les premières constatations faites après l’assassinat du préfet Claude Erignac ont également soulevé des interrogations. Selon le patron de la DNAT, M. Roger Marion, l’examen de la " scène du crime " n’a pu se dérouler dans des conditions normales ; en effet, lorsque les spécialistes sont arrivés le lendemain matin " les lieux avaient déjà été dégagés. C’est le premier point.

" Deuxième point, le lendemain, au journal télévisé de treize heures de TF1, un passant montrait la seule balle dont on démontrera par la suite qu’elle a été tirée par l’arme qui a tué Claude Erignac.

" Troisième point, vous aviez des témoignages contradictoires qui ont abouti à la mise en garde à vue dans le même temps de deux marocains et d’un blond ".

Mme Irène Stoller, chef de la section antiterroriste du parquet de Paris, a elle aussi été sidérée de la manière dont les choses s’étaient passées : " il est évident que lorsque je suis arrivée sur place, les lieux n’avaient pas été protégés et que tout avait été nettoyé ! Je peux vous dire que l’on ne m’a demandé aucune instruction... J’aurais pu, évidemment, piquer une grosse colère auprès du SRPJ de l’époque et dire qu’on aurait pu me demander des instructions avant d’agir. Cela n’aurait rien changé... ".

Ces critiques doivent néanmoins être nuancées. L’assassinat du préfet en plein centre d’Ajaccio et le mouvement de panique qui s’en est suivi peuvent expliquer les maladresses commises, à défaut de les excuser. A cet égard, le témoignage de M. Martin Fieschi, lieutenant de police à la direction départementale de la sécurité publique, est saisissant : " J’ai été appelé vers 21 h 40. J’étais sur place avant 22 heures. Je l’ai vu. Je suis resté jusqu’au bout. J’avais l’impression que c’était irréel. On ne savait plus ce qui se passait. (...) La confusion était totale. Tout le monde marchait : les magistrats, tous ceux qui sont au-dessus de moi, et Dieu sait s’il y en a ! Tout le monde venait voir. Je n’ai pas encore beaucoup d’années de carrière derrière moi, mais c’était une atmosphère que je n’avais jamais connue et que j’espère ne jamais avoir à connaître à nouveau. C’était choquant. Il y avait la cohue. Les gens marchaient sur les douilles ".

Dans ce contexte ô combien exceptionnel, la mise en place d’un périmètre de protection efficace tenait de l’impossible. M. Démétrius Dragacci qui s’est rendu sur les lieux " avec une heure de décalage par rapport aux faits " a considéré pour sa part, que l’on avait " monté cette affaire en épingle " et précisé : " Alors que dès le début, on a dit que l’enquête était mal faite, que l’on a vu un truc à la télévision, il y a sur place un service de balistique très compétent qui le soir même du crime a bouclé la boucle en prouvant qu’une seule arme a tiré et que les douilles sont là, correspondant aux orifices sur le corps du préfet. Dans une affaire criminelle, en fait, on a rarement tous les débris balistiques. Le débris qui est montré à la télévision n’est même pas exploitable ".

Le juge Gilbert Thiel fait à peu près la même analyse : " Sur les compétences, je ne partage pas complètement l’opinion des mes collègues qui disent que les constatations initiales de l’affaire Erignac ont été sabotées même s’il est vrai qu’il y a eu un ou deux petits " loupés "et quand je dis " petits loupés ", je pèse mes termes. Il est vrai qu’un élément de balle a été retrouvé. Boucler le quartier, parce que c’est de cela dont on parle en définitive ? Mais il ne faut pas oublier que l’on est à Ajaccio, à vingt et une heures, et qu’il ne faut pas compter avec trois équipes de CRS, deux de gendarmes mobiles et des enquêteurs, dans les starting blocks attendant que l’événement improbable et que personne n’a prévu se produise... ! Il faut quand même savoir ce que c’est...

" Je ferai (...) qu’il faut faire rappeler les hommes et les rapatrier de l’endroit où ils sont partis passer leur soirée - on est en Corse et ils ne sont pas tous sur Ajaccio. Il faut faire, dans des circonstances extrêmement difficiles, les premières constatations et les premières diligences avec la recherche immédiate de suspects potentiels dans la mesure où certains disent qu’ils ont vu les agresseurs, d’où l’histoire des maghrébins... Alors, dans ces conditions, un périmètre de sécurité pour quoi faire ? Pour perquisitionner dans 500 maisons pour demander aux gens s’ils ne veulent pas passer aux aveux ? L’arme, je le rappelle, est laissée sur place et pour cause...

" (...) Encore une fois, s’il y a eu des erreurs, je tiens à rappeler que l’on a effectué, dans le mois qui a suivi, un repositionnement des différents témoins sur la scène du crime ce qui nous a pris une bonne partie de la nuit. Nous l’avons fait à partir de quoi ? A partir des constatations initiales qui avaient été faites par le SRPJ d’Ajaccio : il y avait mes collègues, Laurence Le Vert et Jean-Louis Bruguière, Roger Marion, Démétrius Dragacci qui était encore là, bref, beaucoup de monde... Je crois que le travail initial qui avait été effectué n’a, en aucun cas été démenti par la transcription des données ".

* QUELQUES DOUTES SUR L’EFFICACITE DES RENSEIGNEMENTS GENERAUX

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L’absence de renseignement opérationnel limite considérablement l’action contre le terrorisme en Corse. Bien entendu, la " loi du silence " et la solidarité entre insulaires ne facilitent pas la tâche des services compétents, qu’il s’agisse de la police ou de la gendarmerie. Ceux-ci ne disposent que d’informations de seconde main. Ainsi que l’a fait remarquer M. Bernard Lemaire, lors de son audition à Bastia : " En Corse, les services sont aveugles. Quand nous avons des informations, on peut dire qu’elles sont le plus souvent données par le milieu nationaliste et non par des sources que l’on s’est procuré d’initiative ".

L’ancien préfet de la Haute-Corse tout comme l’ancien préfet adjoint pour la sécurité, M. Francis Spitzer, ont souligné l’incapacité d’infiltrer les mouvements nationalistes corses dont les divisions successives sont mal appréciées. Là encore, le témoignage de M. Bernard Lemaire est très intéressant : " On connaît très mal le mode opératoire du FLNC. Je défie un service de police de vous fournir un organigramme de ce mouvement. On vous donnera un organigramme de l’ETA ou du GIA, mais pas un organigramme du FLNC. On pourra vous dire quel est le véritable chef militaire parce que c’est évident et qu’il n’y a pas à chercher beaucoup, mais on ne vous dira pas qui a telle ou telle fonction, qui s’occupe de logistique, qui gère les fonds, qui gère les approvisionnements en armes. Je n’ai jamais vu d’organigramme : c’est la démonstration qu’il y a très peu d’informations ici ".

Il n’existe guère de renseignements sur les conférences de presse clandestines ou alors ils ne sont pas exploités. La conférence de Tralonca qui s’est tenue dans la nuit du 11 au 12 janvier 1996 en est un bon exemple. Quelques jours auparavant, les renseignements généraux avaient recueilli des éléments pouvant présumer de l’annonce d’une trêve imminente de l’ex-FLNC-Canal historique. Mais aucune certitude n’avait été établie, ni sur la forme de l’annonce, ni sur le lieu, la date ou même le nombre de participants... On a vu dans une partie précédente du présent rapport que cette version " officielle " était contredite par différents témoignages recueillis par la commission. Si M. Yves Bertrand, directeur central des renseignements généraux, a déclaré que ses services avaient été informés de la tenue de la conférence de presse " quelques heures avant " sans en connaître pour autant la localisation, son adjoint, M. Bernard Squarcini, prétend au contraire qu’il en avait eu connaissance " dans les jours précédents ", cette thèse étant confirmée par le général Maurice Lallement et le préfet adjoint pour la sécurité, à l’époque M. Antoine Guerrier de Dumast.

Quant aux conférences de presse qui se sont déroulées au mois de juin dernier, M. Francis Spitzer a confirmé aux membres de la commission qui l’ont rencontré à Ajaccio que les renseignements généraux n’avaient aucune information. S’agissant de la création d’Armata Corsa annoncée le 26 juin 1999, il a précisé : " alors que la conférence de presse avait déjà eu lieu et que les RG et la gendarmerie ignoraient la création d’un groupe de ce type ou même un soupçon de rassemblement autour de Santoni, les RG ont appris que Corse Matin publierait vraisemblablement le lendemain un article relatant cette conférence de presse ".

Les services de renseignements étaient dans le même degré d’ignorance au sujet de la conférence de presse de membres de l’ex-FLNC-Canal historique qui s’est déroulée la nuit suivante : " (...) nous n’avions rien, précisément parce qu’il s’agit d’un très petit groupe, que nous sommes fondés à désigner comme proche de Talamoni, en vue de réaffirmer son autorité sur l’île ". Telle est du moins l’interprétation livrée par le préfet adjoint pour la sécurité.

Sur ce point, les services locaux apparaissent vraiment désarmés comme l’a reconnu M. Jean-Pierre Colombani, capitaine à la direction régionale des renseignements généraux. Les justifications avancées sont les suivantes : " Il faut avoir présent à l’esprit que l’on a affaire à des terroristes organisés en réseaux. Ce sont des gens extrêmement structurés, même s’ils donnent parfois l’impression d’être un peu brouillons. Il y a un noyau central, une petite périphérie, une grande périphérie et autour il y a la société. Quand il s’agit de choses sérieuses, l’information ne circule déjà plus du noyau à la petite périphérie. Lorsqu’il s’agit de petits mitraillages, comme ceux que nous avons connus récemment, nous le savons et les gens sont généralement interpellés. Reste ensuite à la justice à établir les faits. Mais s’agissant de conférences de presse comportant des risques de dérapage, malheureusement, on ne le sait pas. Nous l’apprenons le lendemain ou parfois quelques heures après, par des journalistes ".

S’il est certain que la mission est délicate, l’appréciation portée par M. Bernard Lemaire est sans ambiguïté : " En tout cas, localement, au niveau du préfet de département, les services de renseignements généraux sont totalement inefficaces. C’est clair. J’apprends davantage de choses par la presse ou par des relations personnelles ". Il est vrai que, comme l’a indiqué M. Yves Bertrand, " Seule une partie des informations passent par la préfecture. Les informations ultra-protégées sont transmises verbalement par le directeur régional des renseignements généraux d’Ajaccio, suite à certaines affaires comme l’affaire Bougrier. Actuellement, le sous-directeur se rend en Corse environ trois fois par mois pour recueillir, verbalement, les renseignements confidentiels. Nous avons d’ailleurs la volonté d’améliorer le cloisonnement, afin d’éviter les fuites au sein des services qui constituent le plus gros problème, en Corse, du fait de l’existence des clans dans la société insulaire ".

Les douze fonctionnaires spécialisés dans la recherche et la lutte antiterroriste basés à Ajaccio rendent compte à la fois à leur directeur sur place et au sous-directeur de la recherche, à Paris. M. Bernard Squarcini a décrit le cheminement des informations recueillies : " Concrètement, lorsqu’un objectif est analysé et identifié en Corse, il remonte à Paris où il est traité, par nous-mêmes au niveau central. Nous envoyons nos effectifs en renfort, qui sont moins connus sur place mais qui connaissent très bien le terrain. Nous sommes également épaulés par des policiers de la structure opérationnelle de Marseille qui a une très grosse compétence géographique. Enfin, nous pouvons, lorsque les objectifs sont trop nombreux, faire appel à la Direction générale de la police nationale (DGPN), à l’UCLAT et plus spécialement au RAID, qui est non seulement un service d’intervention mais également un service de filature. Tout ceci se fait en sous-traitance et en parfaite collaboration avec les fonctionnaires de la Division nationale antiterroriste, ces derniers étant placés sous la direction des magistrats instructeurs lorsque des informations judiciaires sont ouvertes ".

Ce mode de fonctionnement très vertical n’est pas sans poser problème. L’information remonte vers la direction centrale mais est délivrée sur le plan local avec beaucoup de parcimonie.

A cet égard, l’on peut s’interroger sur la manière dont l’information a circulé quelques jours avant l’assassinat du préfet Claude Erignac. En effet, le 21 janvier 1998, le comité Sampieru prononce son auto-dissolution et annonce qu’il " se désolidarisait des actions à venir contre diverses personnalités ou représentants éminents de l’Etat colonial ". Les renseignements généraux ont-ils alerté le préfet sur la gravité de la situation et l’imminence d’un geste irréparable ? Dans ce cas, pourquoi Claude Erignac n’a-t-il pas bénéficié en permanence d’une protection rapprochée ?

Et que penser des deux coups de téléphone de M. Yves Bertrand au préfet Bernard Bonnet pour l’informer qu’il y avait autour de la paillote " Chez Francis ", " une personne très importante qui devait permettre à la police d’élucider l’enquête sur l’assassinat de Claude Erignac ", selon les propos rapportés par l’ancien préfet de Corse ?

* LE DEBAT RECURRENT SUR LA CORSISATION DES EMPLOIS

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Revendiquée depuis l’origine par les différentes tendances du mouvement nationaliste, la corsisation des emplois est une question souvent évoquée lorsque l’on évalue le fonctionnement des services de police insulaires. S’il est vrai que la forte proportion de policiers corses peut dans certains cas contribuer à la porosité des services précédemment étudiée, il apparaît à l’analyse qu’elle présente aussi des avantages réels. Comme le soulignait déjà le rapport de la commission d’enquête présidée par M. Jean Glavany, il s’agit en quelque sorte d’un " vrai-faux débat ".

Tout d’abord, il a une connotation péjorative à l’égard de la population insulaire, laissant entendre que le fait d’être Corse entraînerait ipso facto certains comportements douteux. Il est bien évident que les liens de parenté et les relations de proximité peuvent influer sur l’attitude d’un policier amené à verbaliser un automobiliste mal garé, plus encore un officier de police judiciaire devant procéder à l’interpellation d’un voisin du village qu’il rencontre fréquemment.

Cependant, jeter l’opprobre sur les policiers d’origine insulaire relève du procès d’intention et paraît tout à fait inacceptable. Telle est d’ailleurs la position défendue par le ministre de l’Intérieur et ses services. M. Didier Cultiaux, directeur général de la police nationale, a ainsi déclaré : " Nous avons des policiers souvent anciens, parce que revenus au pays ou tentés par la Corse, sans pour autant qu’il y ait de "quota corse" ou de "politique corse" pas plus qu’il n’y a de "politique" des Provençaux ou des Bretons. Il existe des procédures de mutation sur lesquelles des questions nous sont souvent posées. Nous avons d’ailleurs répondu au questionnaire écrit de votre commission sur l’origine des policiers. En réalité, l’origine corse signifie-t-elle que l’on y est né, que l’on y a des parents, que l’on a épousé une Corse ? ".

La réponse au questionnaire auquel le directeur général de la police nationale faisait allusion est on ne peut plus laconique. Etant d’une extrême brièveté, elle mérite d’être publiée intégralement :

" Le ministère de l’Intérieur ignore et n’a jamais cherché à connaître la proportion des fonctionnaires d’origine corse parmi les personnels affectés dans l’île. Il ne détient aucune statistique liée à l’origine des fonctionnaires (ni pour la Corse, ni pour les autres départements) ".

Cependant, dans la réponse à une autre question sur la moyenne d’âge des fonctionnaires affectés en Corse, il est précisé que " 25,29 % des officiers affectés en Corse en sont originaires pour 33,47 % dans la région PACA "... Les statistiques existent donc bel et bien, mais le ministère de l’Intérieur a refusé de nous les communiquer !

Lors de son audition, M. Jean-Pierre Chevènement s’est déclaré " défavorable à une politique spécifique d’affectation, à une gestion de quotas : ce qui est exigé de la part des fonctionnaires, c’est la loyauté. Il y a 80 % de Corses dans les services de police insulaires, mais cette proportion est très voisine dans l’Aveyron ou dans les Pyrénées orientales ; elle traduit la "volonté de vivre au pays" assez répandue, surtout dans les départements situés au sud de la Loire ".

Cela étant, les témoignages recueillis par la commission lors de ses déplacements à Ajaccio et à Bastia sont plutôt élogieux. Ainsi, M. Jean-Claude Petit, directeur départemental de la sécurité publique de la Haute-Corse, a observé qu’après avoir occupé différents postes, il était arrivé à la conclusion " que l’on travaillait beaucoup mieux dans les services comprenant 70 à 80 % d’autochtones que dans les services du type de ceux de la région parisienne où l’on trouve beaucoup de gens déracinés. C’est encore plus vrai - je l’ai constaté non seulement en Corse mais aussi au Pays basque et dans les Antilles -, dans les régions ayant un fort particularisme linguistique, culturel ou social.

" Compte tenu du travail que nous effectuons en tant que service de sécurité publique chargé de traiter les accidents de la circulation, les différends familiaux, les fugues d’enfants, il est évident que nous avons plus de chances de régler les problèmes de manière calme et efficace que si nous ne comprenions pas un mot de ce que se disent les habitants. Il est donc important pour moi d’avoir du personnel corse. Ce n’est pas parce que ce sont des Corses travaillant en Corse qu’ils sont corrompus. Cela n’est pas vrai. Comme dans toute collectivité, on trouve de temps en temps une brebis galeuse, mais pas plus ici qu’ailleurs ".

Ces remarques ne valent pas seulement pour la sécurité publique.

Des propos de même nature ont été tenus en ce qui concerne la police judiciaire par M. Frédéric Veaux : " les meilleurs résultats que nous avons obtenus dans l’année écoulée l’ont été grâce à la contribution des Corses présents dans le service. Ils ont une sensibilité et une connaissance du terrain que nous, continentaux, n’avons pas. Des Corses occupent des postes de responsabilité dans le service. On leur doit notamment l’arrestation en février de Jean-Sylvain Cadillac, qui défrayait la chronique depuis quatre ans. Il était recherché par les services les plus prestigieux de la police nationale. Nous avons décidé de nous y mettre dans le courant de l’hiver. La contribution des Corses pour élaborer une méthode de travail qui nous permette d’aboutir à un résultat a été importante. C’est vrai dans le travail opérationnel de terrain mais aussi dans le travail d’enquête. Un des mes adjoints à la brigade financière d’Ajaccio est corse. C’est un homme remarquable, très bon technicien en matière économique et financière et qui, de plus, nous apporte l’intelligence de la situation. Si on est capable d’écouter les policiers d’origine corse, on apprend beaucoup et on progresse ".

Pour sa part, Mme Mireille Ballestrazzi, qui a occupé les mêmes fonctions par le passé, a observé : " J’ai toujours trouvé étonnant que l’on dise que les services de police en Corse, parce qu’ils étaient constitués de nombreux Corses, n’étaient pas fiables : je ne suis pas du tout d’accord avec cela et je trouve que les plus courageux, ce sont justement les Corses ! ".

Plus que le fait d’être corse ou non, c’est l’effet de proximité et des durées de séjour trop longues en Corse qui posent problème. En effet, les effectifs de la police nationale n’ont varié que d’une trentaine de personnes sur une décennie, marquant une grande stabilité, sans doute une trop grande stabilité. Compte tenu de l’application des procédures habituelles de la fonction publique en matière de nomination et de mutation, la mobilité des agents est réduite. " Elle existe au niveau supérieur de la hiérarchie. Les personnes les moins impliquées localement, les moins soumises aux pressions du milieu ambiant, sont celles qui ont les responsabilités les plus hautes et que l’on fait tourner le plus rapidement. Mais l’on ne peut organiser les mutations, la mobilité géographique des agents présents depuis longtemps sur l’île et qui n’ont pas l’intention de quitter leurs fonctions avant leur mise à la retraite ". Cette opinion, défendue par M. Bernard Pomel, ancien préfet de la Haute-Corse, reste d’actualité. Si l’ancienneté moyenne de l’affectation sur l’île est de trois ans pour les commissaires, elle atteint plus de six ans pour les officiers et plus de onze ans pour les gardiens de la paix.

* LES METHODES DISCUTABLES DE LA DNAT

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S’il existe des dysfonctionnements dans les services de police insulaires, l’action de la DNAT n’est pas non plus exemplaire. Par définition, ce service centralisé est coupé des réalités locales et les méthodes qu’il a employées, notamment dans le cadre de l’enquête sur l’assassinat du préfet Erignac, sont contestables.

Pour intervenir, en Corse comme ailleurs, la DNAT doit s’appuyer sur les services locaux de police judiciaire, ce qui n’a pas manqué de créer des frictions comme on le verra plus loin.

En effet, comme tout service ultra-spécialisé, " la DNAT n’a pas de racines " ainsi que le faisait remarquer M. Gilbert Thiel lors de son audition. Pour reprendre l’expression imagée du juge d’instruction antiterroriste du tribunal de Paris, " la DNAT est comparable à ce qu’est la médecine d’urgence pour les généralistes. Pour détecter les pathologies, cela ne pose pas de problèmes dans la mesure où elles sont manifestes et apparentes, en revanche, pour le renseignement et la connaissance du terrain, il faut une police qui ait des racines ".

De son côté, M. Bernard Gravet, alors directeur central de la police judiciaire, a déclaré : " (...) ce n’est pas la DNAT qui, depuis ses bureaux parisiens peut faire de la recherche dans le maquis, sur le GR 20 ou ailleurs... ". Le travail de terrain, le recueil de renseignements, les filatures ne sont donc pas réalisés directement par la DNAT.

Cette coupure des réalités insulaires explique probablement certaines erreurs commises dans l’enquête sur l’assassinat du préfet de Corse. L’objet de la commission n’est évidemment pas de mener une " enquête sur l’enquête " mais il apparaît clairement - et la presse s’en est largement fait l’écho - que la DNAT s’est longtemps enfermée dans une " piste agricole ", estimant que les commanditaires de l’assassinat devaient être recherchés parmi un groupe de dissidents de l’ex-FLNC-Canal historique, animé par Marcel Lorenzoni et Dominique-Mathieu Filidori. Si Marcel Lorenzoni est nommément cité dans la " note Bougrier ", l’entêtement de la DNAT à poursuivre dans cette voie est plutôt étrange. Comme l’a fait remarquer M. Laïd Sammari, journaliste à l’Est Républicain, " la DNAT a toujours été persuadée qu’il fallait suivre la piste agricole. Par conséquent, tout ce qui ne concernait pas les agriculteurs n’intéressait pas la DNAT ". L’on peut d’ailleurs relever que M. Filidori a été mis en examen le 20 mai 1999, soit la veille de l’arrestation du commando qui a avoué avoir abattu le préfet. Incarcéré, il a été relâché sur décision de la chambre d’accusation.

Interrogé par le rapporteur sur les charges pesant contre MM. Filidori et Lorenzoni, M. Roger Marion s’est retranché derrière le secret de l’instruction. Comme on le verra plus loin, cette attitude contraste singulièrement avec les autres révélations faites par l’ancien patron de la DNAT qui n’a pas hésité à s’attribuer le succès d’une enquête pourtant bien mal engagée.

Si l’implication de ces deux nationalistes n’est pas à ce jour avérée, l’utilisation de l’incrimination d’association de malfaiteurs en relation avec une entreprise terroriste a permis à la DNAT de procéder à de multiples interpellations, sans lien apparent avec l’enquête principale.

C’est ainsi que le nombre d’interpellations a doublé par rapport à l’année précédente alors que celui des mandats de dépôt est resté quasiment stable : 430 interpellations ont eu lieu en 1998, 171 au cours du premier semestre de 1999 ; 55 mandats de dépôt ont été prononcés en 1998 et 27 au cours du premier semestre de 1999. Bien que ces données ne concernent pas la seule enquête sur l’assassinat du préfet - pour laquelle la commission n’a pu obtenir de chiffres, les services compétents se retranchant derrière le secret de l’instruction entendu à cette occasion de façon extensive -, elles révèlent une activité intense.

L’on peut, certes, comprendre que le service chargé de l’enquête sur l’assassinat d’un préfet mobilise tous les moyens pour multiplier les chances d’aboutir, mais le caractère massif des interpellations a donné l’image d’une police expéditive, intervenant sans discernement. Plusieurs centaines d’interpellations dans une société de proximité comme la Corse finissent par concerner des parents ou des amis et par hérisser la population.

M. Laïd Sammari confirme cette interprétation : " L’assassinat d’un préfet n’est pas chose banale ! Une seule chose comptait : résoudre l’affaire qui avait été élevée au rang de "cause sacrée", l’expression n’est pas de moi.

" (...) au départ, je ne pense pas que l’on ait eu simplement l’idée d’instaurer l’Etat de droit. L’on s’est dit : "on va tellement les secouer et les déranger qu’à un moment donné, l’un d’entre eux va parler de l’assassinat d’Erignac".

" Là réside, à mon sens, la première erreur commise ; on est parti en tous sens, n’importe comment et le résultat a été que les Corses qui, dans leur immense majorité, après l’assassinat, étaient scandalisés et révoltés, ont eu l’impression qu’on les prenait tous pour des assassins ".

Le juge Gilbert Thiel, pour sa part, constate : " sous l’action de la DNAT, il ne se passe pas de semaine sans que des interpellations soient programmées, réalisées et des personnes mises en examen, un peu comme si l’on craignait - mais c’est là une interprétation tout à fait personnelle - que si l’on suspendait les interpellations durant huit jours, tout le monde penserait que l’on s’était endormi sur le dossier ".

Plus encore que le caractère massif des interpellations, les méthodes employées sont surprenantes. A cet égard, le témoignage de M. Pierre Gouzenne, président du tribunal de grande instance de Bastia, est édifiant : " Alors qu’il y avait un climat très favorable à la restauration de l’Etat de droit et à une action policière et judiciaire forte, la DNAT a commis des excès, allant, par exemple, jusqu’à embarquer à six heures du matin un petit vieux de quatre-vingts ans. Récemment, j’ai vu passer en audience un cafetier et quatre personnes, des petits vieux de soixante-dix à soixante-quinze ans, qui avaient été arrêtés par la DNAT pour avoir joué à la manille en misant 50 francs. Ils sont arrivés à cinquante dans un petit village de cinquante habitants pour ramasser ces quatre petits vieux qui égayaient leur retraite en jouant à la manille. L’avocat a tout de même mis en cause la DNAT. Je me suis renseigné mais je n’ai pas réussi à savoir s’ils cherchaient quelqu’un d’autre. Cela a été une grave erreur psychologique. Dans ce village, on ne veut plus entendre parler de la justice, de la police et de l’Etat de droit. Si rétablir l’Etat de droit consiste à rafler des joueurs de manille ! Souvent, à l’audience, on me dit qu’ils sont entrés en forçant la porte à six heures du matin ".

Les " dragonnades de la DNAT " ont également été dénoncées par le préfet Bernard Bonnet dans un rapport écrit transmis au ministère de l’Intérieur en décembre 1998 qui fait état de " portes défoncées, erreurs d’adresse, personnes âgées interpellées " et met en garde contre les effets désastreux de ces agissements qui " nourrissent des amalgames dangereux ".

Les pratiques de la DNAT consistaient à " ratisser large ". On peut donc se demander pour quelle raison Yvan Colonna, dont le nom était connu et qui était sous surveillance des renseignements généraux, n’a pas été arrêté en même temps que les autres membres du commando. A cet égard, l’argument donné par Mme Laurence Le Vert et certains policiers tenant à l’insuffisance de charges retenues contre lui avant les aveux des autres membres du commando n’est guère convaincant. La thèse selon laquelle il y a eu erreur d’appréciation de la part des personnes chargées de l’enquête semble plus plausible et l’on peut penser avec le juge Thiel " Colonna, c’est une scorie, un défaut d’évaluation dont je revendique la responsabilité commune parce que je suis dans l’institution, comme les autres ".


Source : Assemblée nationale. http://www.assemblee-nationale.fr