Dans une société marquée par une forte délinquance et le terrorisme, la rivalité traditionnelle entre police et gendarmerie trouve un terreau fertile. Comme l’a souligné M. Bernard Lemaire, ancien préfet de la Haute-Corse, " Dans n’importe quelle province française, vous ne pouvez pas faire travailler ensemble valablement gendarmerie et police judiciaire. La volonté d’appropriation des actions et des informations est systématique ". En Corse, elle s’est traduite davantage par une ignorance mutuelle que par de véritables tensions entre les services de sécurité locaux. La volonté d’appropriation des actions est en revanche l’apanage de la DNAT qui a entretenu des relations exécrables avec le service régional de police judiciaire tout comme avec la gendarmerie. Cette situation a cependant évolué avec la nomination d’un nouveau directeur à la tête du SRPJ d’Ajaccio. Une collaboration a pu, semble-t-il, se nouer entre ce service et la DNAT, particulièrement durant l’enquête sur l’assassinat du préfet Erignac.

* LA MESENTENTE DES SERVICES LOCAUX

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Plus que des conflits ou une " guerre des polices ", l’examen de la situation dénote un manque de coopération entre services de police et gendarmerie, chacun fonctionnant selon ses méthodes et en référant à sa propre hiérarchie.

Interrogé sur ce point en tant qu’ancien directeur général de la gendarmerie nationale, M. Jean-Pierre Dintilhac a résumé la situation en ces termes : " Conflit avec la police locale ? Non, mon souvenir est plutôt celui d’une relative défiance. Les gendarmes avaient le sentiment que les policiers, pour la plupart installés à demeure leur carrière durant, ne possédaient pas le recul nécessaire et que des informations appelant la confidentialité pouvaient être, de ce fait, trop rapidement diffusées et divulguées. À partir de là, chacun conservait son domaine d’intervention sans souci d’un travail en commun. Je n’ai pas conservé le souvenir d’une "guerre des polices" où chacun aurait essayé d’empiéter sur le domaine de l’autre, mais celui du regret de l’absence d’un véritable échange d’informations. Les gendarmes étaient réticents à communiquer des informations, parce qu’ils en craignaient la divulgation, ce qui eût été dommageable aux enquêtes en cours ".

S’il est vrai, comme on le verra plus loin, que les rivalités s’expriment davantage dans le domaine de la police judiciaire que dans celui du maintien de l’ordre - puisque en matière de sécurité publique, police et gendarmerie ont des zones de compétence bien délimitées - des problèmes de coopération se posent aussi du fait de la situation différente des deux corps et de l’existence d’un préfet adjoint pour la sécurité.

En effet, les policiers dépendent directement du ministère de l’Intérieur et les préfets sont leur autorité immédiate, de telle sorte que lorsqu’un préfet donne un ordre à un policier, il l’exécute ; les gendarmes dépendent certes du préfet, puisqu’ils sont mis à sa disposition pour le maintien de l’ordre public, mais continuent de relever du commandant de légion et de leur propre hiérarchie au ministère de la Défense, de telle sorte que le préfet ou le préfet adjoint est pour eux un " donneur d’instructions " et non un " donneur d’ordres ".

A cet égard, M. Jean-Pierre Dintilhac, a indiqué avoir reçu " quelques doléances des gendarmes qui considéraient que l’autorité préfectorale interférait un peu dans leurs modalités d’action. Cela était parfois lié à l’existence d’un préfet adjoint pour la sécurité. Il avait tendance à vouloir "manager" les moyens de police et de gendarmerie. Les "manager" pour ce qui est des missions et des objectifs était une bonne chose et les gendarmes l’acceptaient sans problème, mais, en termes de mise en œuvre, de modalités d’action, ils l’acceptaient moins. Si bien que j’ai dû rencontrer les préfets afin qu’ils calment quelque peu le préfet adjoint pour la sécurité pour qu’il n’interfère pas dans l’emploi des forces de gendarmerie, qu’il fixe les missions et qu’il les laisse agir ensuite selon leur doctrine ".

M. Patrice Maynial, ancien directeur général de la gendarmerie nationale, a également évoqué ce problème en précisant : " Le dispositif du préfet adjoint à la sécurité se combinant avec celui d’un commandant de légion qui se trouvait en position de "chien de faïence" par rapport au premier, me paraissait délicat. En réalité, je tenais en respect le préfet adjoint à la sécurité en surveillant de près les colonels commandant la légion, en leur disant, sachant qu’ils étaient en attente d’avancement, que je voulais être au courant de tout et que si quelque chose leur paraissait suspect ou contraire à l’ordonnance portant statut de la gendarmerie, ils devaient me le dire ".

Le préfet adjoint auquel se réfère M. Maynial n’est autre que M. Jean-Pierre Lacave qui a " managé " l’opération de Spérone. Il a précisé que pour organiser cette opération, il avait " donné comme instruction aux gendarmes d’être dans le troisième cercle avec pour objet dans le jargon militaire de "coxer" les gens qui, à l’aller comme au retour, pouvaient passer dans leur zone de responsabilité ".

Peu de temps après, dans le cadre d’une opération de dissuasion visant à éviter un attentat de même nature, M. Jean-Pierre Lacave a relaté un épisode moins brillant, un exemple d’absence totale de coopération de la gendarmerie pour le moins sidérant : " Mais il y a eu (...) une autre aventure qui s’est déroulée peu après, au mois de septembre ou octobre 1994. Alors que la lecture d’un tract émanant du Canal historique faisait apparaître que trois cibles étaient désignées - Spérone, Cavallo et Cala Longa - dont les deux premières avaient déjà fait l’objet d’actions ce qui, très naturellement, laissait à penser que la troisième serait visée, j’avais donné l’instruction au colonel commandant la légion de gendarmerie, ainsi qu’aux deux lieutenants-colonels, l’un commandant le groupement de Corse-du-Sud et l’autre le groupement EOGM, premièrement, au moins d’empêcher que la destruction ne se produise et deuxièmement, au mieux, d’interpeller les individus qui auraient tenté de commettre cette action. Aussi, lorsque l’on m’a appris, à deux heures du matin, que Cala Longa avait explosé, mon réflexe a été de dire : "Comment est-ce possible et quid des gendarmes qui devaient se trouver à proximité immédiate ?" Je me suis enquis auprès de mon directeur de cabinet de l’époque, M. Démétrius Dragacci, de l’existence d’éventuelles victimes parmi les gendarmes, mais il n’y en avait pas pour la bonne raison qu’ils n’étaient pas là ".

Un autre exemple de ce manque de coopération a été rapporté à la commission par M. Bernard Lemaire, ancien préfet de la Haute-Corse : " Ici, le clivage est très fort. (...) Il est même allé, à une époque antérieure à 1997, jusqu’au quasi sabotage d’actions. J’ai le souvenir que lors d’une intervention orchestrée par le préfet de police, M. Leclerc, je crois, à un enterrement où devaient apparaître des nationalistes armés, les gendarmes, qui étaient prévus pour venir en secours des policiers chargés d’aller chercher ces nationalistes au milieu de la foule, ne sont jamais venus. Vous imaginez que les policiers ont eu des difficultés ! Cette guerre-là n’est pas récente et on n’a pas réussi à la régler valablement ".

Il n’est dès lors pas étonnant que les préfets se soient davantage appuyés sur la police que sur la gendarmerie ! Celle-ci a ainsi longtemps été écartée de l’action antiterroriste, sauf quand elle était directement visée par l’attaque de ses brigades. Dans l’opération de Spérone, on l’a vu, elle n’a été associée que comme force d’appoint. De même, dans l’affaire de Tralonca, alors qu’elle avait relevé des numéros d’immatriculation lors de la tenue du plus grand rassemblement armé nationaliste de Corse, ces renseignements n’ont pas été exploités, et pour cause ! Bien plus, lorsque l’information judiciaire a été ouverte neuf mois après les faits aux cabinets de M. Jean-Louis Bruguière et de Mme Laurence Le Vert, c’est le SRPJ d’Ajaccio qui s’est vu confier les commissions rogatoires.

La " mise à l’écart " de la gendarmerie était la règle, comme l’a indiqué M. Christian Raysséguier : " Je me souviens d’une nuit bleue - je venais d’arriver, en janvier 1993 -, par exemple, au cours de laquelle 55 attentats lourds avaient été commis contre des villas de particuliers. La police judiciaire qui avait à l’époque compétence exclusive pour ce type d’affaires, a mis deux jours pour se rendre sur les 55 sites ! Vous pouvez imaginer l’utilité des premières investigations et des enquêtes de voisinage quand les fonctionnaires de la police judiciaire arrivent un ou deux jours après ! J’ai donc demandé à la gendarmerie de se repositionner sur ces affaires et d’être capable, en temps réel, de "monter" sur des affaires flagrantes de terrorisme. Cela s’est passé sans difficulté et les constatations ont été par la suite rapidement faites dans de bonnes conditions ".

Les sujets de friction étaient cependant relativement minces, au moins jusqu’au changement de politique décidé par M. Alain Juppé après l’attentat perpétré contre la mairie de Bordeaux.

Police et gendarmerie semblaient plutôt vivre dans l’ignorance que dans la rivalité. L’impression prévaut de deux mondes à part, incapables de communiquer entre eux. Le domaine du renseignement est assez significatif de cette absence de coopération. Comme l’a souligné M. Bernard Lemaire, ancien préfet de la Haute-Corse : " Je m’étonnais à une époque que les gendarmes de base aient des informations qui n’étaient pas traitées par leur propre hiérarchie et qui n’étaient manifestement pas transmises au-delà. Je considérais comme impossible que les brigades de gendarmerie ne voient pas des choses dans tous les domaines : telle personne roulant en Maserati sans avoir d’emploi, tel nationaliste provoquant des réunions avec telle ou telle personne, etc.

" C’est pourquoi j’ai suggéré aux commandants de groupement et aux commandants de légion de mettre en place un système d’exploitation des informations, c’est-à-dire de provoquer des réunions de la hiérarchie avec les brigades, de façon à obtenir que les gendarmes ne se contentent pas de faire un petit rapport sur les événements, mais que les informations puissent être exploitées au niveau du préfet chargé de la sécurité. Après mon arrivée en Haute-Corse, j’ai même demandé que le commandant de groupement puisse provoquer des réunions avec la police judiciaire, c’est-à-dire que des gens de la police judiciaire puissent aller dans les brigades s’entretenir très librement avec les gendarmes de base, sans qu’il y ait de compte rendu, afin de recueillir des informations et les exploiter. Il y a eu une, deux, trois tentatives de ce genre. Manifestement, cela n’a pas été poursuivi et, en tout cas, cela n’a jamais eu de résultat ".

C’est essentiellement dans le domaine de la police judiciaire que les signes de tensions ont pu se manifester. Comme l’a indiqué M. Patrice Maynial, ancien directeur général de la gendarmerie nationale : " Les relations étaient émaillées de crises de susceptibilité, de querelles pour savoir à qui la justice confierait telle commission rogatoire et ainsi de suite : c’était une succession de petites fâcheries au quotidien, c’est incontestable ! ".

Cependant, les rivalités en ce domaine ne semblaient pas très fortes durant la période ayant précédé l’assassinat du préfet Erignac. Ainsi que le souligne le colonel Rémy, commandant de la légion de gendarmerie de Corse : " A l’époque, je ne dirai pas que les rapports entre police et gendarmerie étaient mauvais, mais qu’il n’y en avait quasiment pas ".

La situation s’est singulièrement transformée depuis : la capacité d’intervention de la gendarmerie s’est accrue avec le renforcement de la section de recherches d’Ajaccio et l’appui donné par le GPS aux brigades territoriales, peu après l’arrivée du préfet Bernard Bonnet. Celui-ci, peut-être parce qu’il avait auparavant exercé les fonctions de préfet adjoint pour la sécurité en Corse, était manifestement très méfiant à l’égard des services de police.

Comme l’a indiqué M. Philippe Barret, conseiller technique au cabinet du ministre de l’Intérieur jusqu’en juillet 1999, " Naturellement, je me suis interrogé sur les raisons pour lesquelles M. Bonnet se comportait ainsi. (...) En réalité, je crois que s’il avait quelque prévention à l’égard de la police, c’est qu’on lui demandait d’appliquer une politique assez différente de celle longtemps appliquée en Corse - à plusieurs reprises - et qu’il se trouvait avoir affaire, soit sur le territoire de la Corse, soit dans les organismes centraux, à des fonctionnaires qui avaient, à la demande de différents gouvernements - leur rôle n’est pas en cause, ils ont été toujours loyaux - entretenu dans le passé des relations directes, complexes avec les mouvements nationalistes, y compris clandestins. M. Bonnet estimait que, pour mener une politique rigoureuse vis-à-vis des mouvements nationalistes, il fallait de nouvelles équipes. Il a d’ailleurs demandé des changements dans les personnels de police ; certains ont été effectués, d’autres non. M. Bonnet avait donc, d’emblée, manifesté le souci de s’appuyer davantage sur la gendarmerie. C’est lui qui a fait appel au lieutenant-colonel Cavallier, c’est lui qui a suggéré le choix du préfet adjoint à la sécurité, qui était un militaire d’origine ; c’est lui, mais il n’était pas le seul, qui a demandé le départ du chef du service régional de la police judiciaire, M. Dragacci. Naturellement, ces seules initiatives ont suffit à susciter dans la police quelques réactions de mécontentement à l’égard de M. Bonnet. Beaucoup de ce qui s’est passé par la suite procède de ce point de départ ".

Il est manifeste que la gendarmerie bénéficiait alors d’" un traitement de faveur tout à fait exceptionnel " notamment du fait de la grande proximité du commandant de légion, le colonel Henri Mazères, et du préfet de région, ainsi que l’a relevé l’inspecteur général de l’administration Daniel Limodin. Celui-ci a, en outre, souligné le défaut total de coordination entre les services de police chargés de la protection des personnalités et le GPS. L’inspecteur général a également observé que parmi les cinq appareils portables cryptés, achetés par le directeur de cabinet du préfet, M. Gérard Pardini, " pas un seul n’a été attribué à la police ". Cette situation privilégiée ne pouvait qu’attiser les rivalités.

De même, en matière de police judiciaire, l’offre de services étant plus importante que par le passé, les possibilités de saisines des magistrats se développaient. Ainsi, la gendarmerie s’est vu confier l’enquête sur le Crédit agricole et travaille en relation constante avec M. Jean-Pierre Niel, juge d’instruction spécialisé du pôle économique et financier du tribunal de grande instance de Bastia. Mme Mireille Ballestrazzi et M. Frédéric Veaux, placés l’une et l’autre à la tête du SRPJ d’Ajaccio, n’ont pas manqué de relever que ce dossier n’aurait pas dû échapper à la compétence de leur service. Des tiraillements ont pu exister. Ainsi le directeur du SRPJ, tout en soulignant que la montée en puissance de la section de recherches de la gendarmerie était " stimulante " a fait part de quelques difficultés en indiquant : " Il est arrivé que nous travaillions depuis un certain temps sur des individus, mais faute de la coordination nécessaire, on procédait à leur interpellation sans que nous ayons été consultés et sans que nous ayons pu auparavant transmettre un dossier ".

Enfin, et c’est sans doute là que résident les principaux problèmes, alors que l’enquête sur l’attaque de la brigade de Pietrosella avait été confiée par le juge Thiel au SRPJ et à la gendarmerie, celle-ci ne sera pas associée à l’enquête sur l’assassinat du préfet Erignac, confiée au SRPJ et à la DNAT par les trois juges d’instruction spécialisés de Paris.

Il y a donc deux enquêtes, confiées à des services différents, sur deux affaires dont on connaît la connexité dès la nuit de l’assassinat du préfet.

Dans ces conditions, il n’est pas étonnant que chacun ait tenté de tirer la couverture à soi. Ainsi que l’a rappelé le lieutenant-colonel Bonnin, commandant le groupement de gendarmerie de la Haute-Corse : " Malheureusement ou heureusement, le code de procédure pénale prévoit, autorise, encourage cette concurrence. Il va de soi que ce n’est pas tous les jours facile à vivre. Lorsque la gendarmerie s’est impliquée totalement dans une affaire judiciaire, y a consacré des moyens, a envoyé des personnels de Bastia à Corte ou en Balagne, il n’est pas agréable de constater deux heures après la présence sur place de deux fonctionnaires du SRPJ. Pour quelle raison ? Ils ne sont pas saisis, ils vont peut-être l’être. Cela n’est pas très positif. Après qu’un attentat a été commis à Bastia, je n’ai jamais vu des enquêteurs de la gendarmerie venir voir ce qui se passait, alors que les fonctionnaires de police sont en train de constater l’événement ".

Compte tenu de l’importance de l’enjeu, l’émulation était très forte. Comme l’a souligné le juge Thiel, elle " s’est manifestée en termes parfois particulièrement suraigus, et même pas sur le mode frontal qui a au moins le mérite de la clarté, mais souvent de manière extrêmement sournoise, tous services confondus - la police judiciaire d’Ajaccio avec la DNAT et la gendarmerie au milieu - une espèce de guerre des polices, que l’on n’arrivait plus véritablement à maîtriser et qui, d’ailleurs ne peut qu’être favorisée par certains parce que c’est la loi du genre : vous avez des chefs de service, à Paris, notamment à la gendarmerie qui disent : "les gars, il faut trouver cela parce que si on sort Pietrosella, on sortira Erignac et la gloire en sera pour l’arme !", et on dit la même chose au sein de la direction centrale de la police judiciaire - encore que j’ignore s’il se disait toujours quelque chose là-haut, à l’époque... (Sourires.) - ou à la DNAT où il y avait quelqu’un de particulièrement dynamique... ".

La décision prise par le juge d’instruction de la dessaisir de l’enquête de Pietrosella le 28 novembre 1998 est donc cruellement ressentie par la gendarmerie. L’arme ayant tué le préfet a été volée dans l’une de ses brigades et elle ne peut plus agir pour contribuer à résoudre cette affaire. Elle en éprouve une grande amertume qui préoccupe sa hiérarchie. M. Bernard Prévost, directeur général de la gendarmerie nationale, reçoit le colonel Mazères pour tenter de le réconforter. Comme il l’a indiqué lors de son audition : " Lorsque j’ai reçu le colonel Mazères, le 2 décembre, il était meurtri par ce dessaisissement (...) et j’ai bien senti que ce dessaisissement lui faisait mal, la gendarmerie s’étant beaucoup investie dans cette enquête en ayant le sentiment de progresser. (...) Mais je lui ai rappelé que la gendarmerie avait en charge un grand nombre de dossiers, notamment ceux relatifs à la délinquance économique et financière, dans lesquels elle est très investie ".

* L’ATTITUDE HEGEMONIQUE DE LA DNAT

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C’est au cours de la période récente, parallèlement à l’accroissement du nombre d’affaires confiées aux juges antiterroristes, que la DNAT a été appelée à intervenir en Corse.

Force est de constater que ce service spécialisé - sans doute vaudrait-il mieux écrire son chef, M. Roger Marion - a adopté une attitude de profond mépris à l’égard des services de police judiciaire insulaires, qu’il s’agisse du SRPJ d’Ajaccio ou de la gendarmerie.

A l’égard du SRPJ, on peut distinguer deux périodes : la première fut marquée par un affrontement violent entre le chef de la DNAT et celui du SRPJ ; la deuxième, à partir de la nomination de M. Frédéric Veaux à la tête du service, semble revêtir un tour plus normal, mais n’est pas pour autant exempte de critiques.

C’est durant la période où M. Démétrius Dragacci dirige le SRPJ que la DNAT commence véritablement à intervenir en Corse. Comme l’a rappelé l’ancien patron du SRPJ : " Les choses sont devenues plus compliquées après l’attentat de Bordeaux car des actions de police ont alors été menées de Paris, conduites un peu n’importe comment, ce qui n’était pas fait pour arranger les choses. En fait, cela m’arrangeait aussi parce qu’il fallait montrer en toutes circonstances la présence de la police. (...) mais cela aurait certainement mérité d’être mieux coordonné. Il ne faut pas faire d’interférences et faire n’importe quoi. La Corse n’est pas le Kosovo et en Corse la police doit avoir une action plus rapprochée : il faut la connaissance des hommes et du terrain pour savoir ce que l’on fait et, surtout, il ne faut pas ridiculiser l’Etat, car le souci de la puissance publique est tout de même important, surtout dans des régions insulaires où l’Etat est vite critiqué et a, par définition, toujours tort. J’étais donc agacé, mais cela ne me gênait pas vraiment puisque je continuais à conduire mes affaires ".

Cette intrusion de la DNAT n’était pas franchement appréciée par les service de police locaux. Ainsi que l’a relevé le général Yves Capdepont : " j’imagine très bien que le SRPJ d’Ajaccio doit voir quelquefois l’action de la DNAT d’un mauvais œil : ces gens qui, depuis Paris, envoient des inspecteurs et demandent des renseignements, d’autant plus qu’on ne sait pas très bien ce qu’ils font. Je ne dis pas qu’il faut supprimer la DNAT, mais il est certain que ce type d’unité n’est pas toujours apprécié. Cela peut se produire de la même façon pour le RAID côté police, ou pour le GIGN côté gendarmerie. Quand ces unités vont remplir des missions localement, cela ne plaît jamais ".

Les relations se sont envenimées au fil des mois : le comportement des fonctionnaires de la DNAT est de plus en plus mal vécu par leurs collègues locaux, qui ont l’impression de passer au second plan. Comme l’a souligné le juge Gilbert Thiel : " Sans aller jusqu’à dire que certains - ce n’est pas le cas de tous - se sont comportés comme une armée d’occupation car le trait serait trop fort, combien de fois n’ai-je pas entendu au sein des services de police, des inspecteurs dire "auparavant, ils nous demandaient s’ils pouvaient prendre le bureau, maintenant ils s’installent et c’est tout juste si nous ne nous retrouvons pas dans le couloir...". C’est une phrase qui peut paraître tout à fait banale mais sa répétition l’est moins, surtout que l’enquête s’est caractérisée à son début par une guerre extrêmement violente entre le directeur du service régional de police judiciaire d’Ajaccio de l’époque, M. Dragacci, et M. Marion ".

Lors de son audition, M. Roger Marion a ainsi accusé le SRPJ d’avoir mal fait son travail lors des premières constatations après l’assassinat du préfet Erignac, indiquant notamment que " le lendemain, au journal télévisé de treize heures de TF1, un passant montrait la seule balle dont on démontrera par la suite qu’elle a été tirée par l’arme qui a tué Claude Erignac ".

Interrogé par le rapporteur sur la responsabilité du directeur du SRPJ dans ce " cafouillage ", M. Roger Marion a déclaré : " Vous savez, je n’ai jamais dit du mal de mes collègues, je ne vais pas commencer aujourd’hui ".

La suite de son audition contredit totalement ce propos. En effet, M. Roger Marion n’a pas hésité à mettre directement en cause M. Démétrius Dragacci qui aurait prévenu Yvan Colonna du fait qu’il était surveillé par la police, par l’intermédiaire de son père. Il a, en effet, affirmé : " Excusez-moi, la première fois qu’Yvan Colonna a été prévenu qu’il était surveillé, ce n’est pas par la presse, mais par une indiscrétion. En clair, d’après mes informations, c’est l’ancien directeur du SRPJ d’Ajaccio qui a prévenu son père, lequel aurait prévenu M. Bonnet ou M. Pardini. A partir de ce moment là, Yvan Colonna s’est mis à regarder sous sa voiture et y a trouvé une balise de surveillance. Je précise qu’au niveau de l’enquête, j’ai procédé à l’identification des auteurs du meurtre, comme vous l’avez lu, au travers des communications de téléphones portables, entre autres. Je précise qu’Yvan Colonna n’est apparu à aucun moment, puisqu’il n’avait pas de téléphone portable au moment de l’assassinat. A partir du moment où il a été mis en cause dans la procédure, j’ai demandé aux renseignements généraux de resserrer le dispositif de surveillance. Nous sommes donc intervenus le vendredi 21 mai à six heures du matin et Yvan Colonna a dû être mis en cause pendant la journée du samedi. Le dimanche matin, nous sommes intervenus à son domicile, où il n’était plus.

" M. le Président : Ce que vous nous dites sur M. Dragacci est grave : ce serait lui qui aurait prévenu indirectement Yvan Colonna qu’il était sous surveillance.

" M. Roger MARION : Pas Yvan, son père ".

Il a d’ailleurs laissé entendre que M. Démétrius Dragacci était en quelque sorte coutumier de ce type de comportement, lui imputant la fuite de la " note Bougrier " et précisant de surcroît : " il y a un juge d’instruction qui a quand même la preuve que M. Dragacci a prévenu d’une perquisition qui a été faite en Balagne en présence des caméras de télévision. J’ai, là aussi, fait sanctionner des fonctionnaires de mon service. En clair, il a prévenu la famille Filippi qu’il y aurait une perquisition le lendemain dans leur entreprise ".

S’il est certain que le SRPJ d’Ajaccio n’a pas su maintenir la confidentialité des informations qu’il détenait, notamment du temps de M. Dragacci, les accusations de M. Roger Marion portées à son encontre dépassent les limites de l’acceptable : il ne s’agit plus ici de rivalités entre services mais d’un véritable règlement de compte.

Du reste, le patron de la DNAT ne s’est pas non plus gêné pour " charger " le directeur central de la police judiciaire, M. Bernard Gravet, qui imposait " aux fonctionnaires de la DNAT (...) de passer par le SRPJ d’Ajaccio ". Il a précisé : " Heureusement que Jean-Pierre Chevènement a eu assez d’autorité pour imposer le contraire, parce que ce n’était pas la position de mon directeur central ".

Il est vrai que, comme l’a souligné M. Bernard Lemaire, ancien préfet de la Haute-Corse, " M. Marion a la réputation auprès de ses policiers d’être quelqu’un qui réussit à se positionner auprès de chaque ministre, quelle que soit son étiquette politique. Il y arrive en s’appropriant les meilleures actions, même si elles sont dues en grande partie à l’activité des services locaux ".

La situation a changé de nature avec l’arrivée à la tête du SRPJ d’Ajaccio de M. Frédéric Veaux. Celui-ci, on l’a vu, a procédé au renouvellement de son équipe et mis en place des méthodes a priori plus efficaces pour lutter contre la porosité de son service. Lors de son audition à Ajaccio, le successeur de M. Dragacci s’est montré plutôt satisfait de l’action menée avec la DNAT. Il a, en effet, déclaré : " Je trouve (...) plutôt positif qu’un service soit capable d’assurer la coordination et la centralisation et ne soit pas, comme nous, soumis à l’actualité. Nous connaissons des périodes relativement calmes et d’autres où les assassinats se succèdent. L’erreur serait de déconnecter complètement les services locaux, ce qui n’est pas le cas et je le vis plutôt comme un appui, un soutien. Si nous avions eu à assumer l’affaire Erignac tout seuls, nous n’aurions sans doute pas obtenu les mêmes résultats, car dans le même temps, nous avions à traiter des affaires économiques et financières, des assassinats de droit commun, des attentats, nous devions faire du renseignement, etc. ".

Ces propos ne semblent pas correspondre à la manière dont le système fonctionne dans la réalité, du moins telle qu’elle est perçue par certains observateurs privilégiés. Ainsi le juge Gilbert Thiel, en contact étroit avec l’un et l’autre, a souligné : " à partir du moment où un service ne prend plus d’initiatives, notamment dans les affaires pour lesquelles il est codésigné, la DNAT a beau jeu de dire, et l’argument est imparable, "que les autres prennent des initiatives !". Marion m’a dit : "Que voulez-vous, Thiel, ils ne font rien et ne prennent aucune initiative. Moi, je ne les empêche pas, n’est-ce pas Frédéric ?..." et voilà ! Effectivement, si quelqu’un est - je ne dirais pas tétanisé car on pourrait penser que c’est une attaque personnelle contre M. Veaux ce qui n’est nullement le cas - neutralisé ou succursalisé, au niveau de la conception du service, c’est ce qui arrive ! ".

Si elles sont plus épisodiques, les relations de la DNAT avec la gendarmerie en Corse n’en sont pas moins difficiles, voire impossibles.

Là encore le comportement de la DNAT traduit un souverain mépris. A cet égard, le témoignage du colonel Henri Mazères est éclairant : " Dès le début, la DNAT a mené quelques opérations en Corse, notamment sur la plaine orientale, du côté de l’étang de Diane ; nous y étions associés - c’est de cette façon que j’ai connu M. Marion. Bien entendu, je souhaitais vivement collaborer, participer positivement à ces opérations en y investissant des personnels - parmi lesquels des OPJ, le commandant du groupement de la Haute-Corse - et des matériels. Mais j’ai vite compris que nous n’étions là que comme figurants, chauffeurs ou éventuellement pour héberger les OPJ de la DNAT et les aider à trouver leurs cibles. J’ai donc rapidement prévenu M. Marion que nous n’étions plus d’accord pour travailler avec lui, qu’il n’avait qu’à utiliser des personnes de la police, car nous n’étions pas les larbins de la DNAT ".

Autre épisode révélateur du personnage, c’est M. Roger Marion qui a livré aux juges d’instruction spécialisés du tribunal de Paris, une note de la direction générale de la gendarmerie nationale en date du 28 octobre 1998 faisant part de l’inertie du juge Thiel face aux demandes de la section de recherches d’Ajaccio pour conduire certaines investigations.

En effet, " M. Marion l’avait lu et s’était empressé d’en donner un exemplaire au juge Bruguière en lui disant "voyez comme le juge Thiel est mauvais, même les gendarmes le disent", et un exemplaire au juge Thiel en lui disant "voilà ce que les gendarmes pensent de vous" ! Ainsi, il avait gagné sur les deux tableaux ". Cette version donnée par le colonel Mazères a été confirmée par M. Thiel.


Source : Assemblée nationale. http://www.assemblee-nationale.fr