" Les Corses étaient soumis aux Génois : on sait quels traitements les forcèrent à se révolter, il y a près de quarante ans. Depuis ce temps, ils se sont conservés indépendants. Cependant les gazetiers les appellent toujours rebelles ; et l’on ne sait combien de siècles ils continueront à les appeler ainsi. (...) Heureusement, les mots ne sont pas les choses. Rachetés au prix de leur sang, les Corses, rebelles ou non, sont libres et dignes de l’être, en dépit des Génois et des gazetiers ". Par ces mots écrits en 1765, Jean-Jacques Rousseau, dans son Projet de constitution pour la Corse, a parfaitement compris le malentendu entretenu par les commentateurs, à propos du goût supposé des Corses pour la violence et l’illégalité.

Il convient aujourd’hui de tirer parti des événements récents pour dissiper ces malentendus : l’affaire des paillotes, après la politique de négociations occultes menée par les gouvernements précédents, a fortement ébranlé la confiance des habitants de l’île envers les institutions. Pour cette raison, il est indispensable d’associer l’ensemble de la population de Corse à la politique conduite en vue du respect de la légalité. L’Etat de droit ne signifie pas en effet que l’Etat a tous les droits, mais que l’Etat est, au côté des citoyens et des responsables publics, lui-même soumis au droit. Cette idée fondamentale implique une clarification durable de l’attitude des pouvoirs publics en Corse en vue d’assurer dans l’île l’égalité de tous devant la loi. Ces deux principes essentiels doivent permettre de rompre le cercle vicieux de la violence afin d’établir un nouveau contrat social pour la Corse.

1.- CLARIFIER DURABLEMENT L’ATTITUDE DE L’ETAT

Le rôle passé du ministère de l’Intérieur dans la gestion des affaires corses plaide pour le maintien du cap choisi par l’actuel gouvernement : la clarification de l’attitude de l’Etat nécessite une gestion gouvernementale du dossier corse qui soit conforme au droit commun. Par ailleurs, les avatars récents de la politique dite de " rétablissement de l’Etat de droit " doivent être l’occasion de réfléchir au moyen d’établir la plus grande transparence possible dans l’action des pouvoirs publics dans l’île.

La récente affaire des paillotes pose, certes, la question des défaillances du contrôle de l’Etat sur ses services, mais elle ne doit pas pour autant remettre en cause le choix du gouvernement de gérer le dossier corse de manière interministérielle. De fait, cette pratique gouvernementale tire les leçons de l’échec de la prééminence passée du ministère de l’Intérieur dans le dossier corse, remise en cause à la suite des débordements de la conférence de presse de Tralonca et de l’attentat perpétré par l’ex-FLNC-Canal historique à l’encontre de la mairie de Bordeaux en 1996.

L’existence d’un " secrétariat général pour les affaires régionales corses " placé auprès du ministre de l’Intérieur a, en effet, pour conséquence de les soumettre à un régime exorbitant du droit commun. Cette répartition particulière des attributions gouvernementales pour le seul dossier corse est, par ailleurs, de nature à démobiliser les autres ministères compétents et à favoriser une approche à dominante sécuritaire des problèmes insulaires. Le fait de confier au ministère en charge du " bâton " la gestion de la " carotte ", pour reprendre l’expression employée par M. Charles Pasqua devant la commission, est nécessairement source de confusion : une telle configuration favorise de fait la conduite de négociations plus ou moins occultes et légitime en définitive l’action violente en lui conférant une reconnaissance au plus haut sommet de l’Etat.

Les tentatives d’intégrer au jeu démocratique les mouvements nationalistes clandestins en les associant à la définition de la politique générale appliquée en Corse ont bel et bien échoué. Pis, elles ont été l’une des causes des luttes entre factions nationalistes rivales et ont contribué à leur radicalisation en alimentant la spirale de violence. Ainsi que l’a indiqué M. Pierre-Etienne Bisch, ancien conseiller de MM. Charles Pasqua et Jean-Louis Debré pour les affaires corses : " On sait bien après, dans l’histoire de longue date, y compris celle des indépendances, qu’en ramenant l’essentiel [des mouvements nationalistes dans le jeu normal des institutions], on génère des groupuscules ; on génère de la violence et celle que l’on connaît depuis deux ou trois ans est peut-être le résultat interminablement violent de ce processus, auquel nous assistons aujourd’hui. Je ne le nie pas ".

Pour ces raisons, il convient de favoriser la mobilisation de l’ensemble de l’appareil de l’Etat sur le dossier corse dans le respect des attributions de chacun. La réponse à la violence dans l’île ne doit pas aboutir à une confusion des pouvoirs mêlant répression et négociation. Elle doit susciter la vigilance et l’attention de tous les ministères dans le cadre de leurs attributions respectives. Ce mode de fonctionnement implique bien évidemment que Matignon exerce le rôle qui est le sien en matière d’impulsion et de coordination des politiques interministérielles.

Cette organisation des pouvoirs publics conforme au droit commun constitue un préalable à toute définition d’une politique d’ensemble pour la Corse. Elle marque dans le même temps la remise en cause du primat de l’approche sécuritaire : la réponse des pouvoirs publics à la situation de l’île doit porter avant tout sur le développement économique et culturel. Elle doit dans le même temps s’accompagner d’une volonté inscrite dans la durée qui mette fin aux atermoiements passés. La transparence de l’action de l’Etat est une condition indispensable à la restauration de sa crédibilité et à l’adhésion des habitants de l’île à l’application de la loi.

La transparence du processus de décision doit, par ailleurs, se doubler d’une condamnation claire et ferme de la violence tant il est vrai que les fluctuations récentes de l’Etat à l’égard des mouvements nationalistes ont eu des effets délétères, que ce soit dans l’opinion insulaire ou au cœur même des services de l’Etat. Si les changements de gouvernement et de politiques sont la conséquence du jeu normal des institutions démocratiques, certains principes ne devraient, en revanche, pas être remis en cause à l’avenir du fait des alternances ou des pressions exercées par les mouvements nationalistes clandestins. La condamnation de la violence par les pouvoirs publics doit ainsi être fermement maintenue et la qualité d’interlocuteur ne doit pas être reconnue aux personnes cautionnant ou refusant de condamner la violence terroriste.

Ce principe fondamental a été réaffirmé par le Premier ministre lors de sa visite en Corse le 6 septembre dernier, lorsqu’il a déclaré devant l’assemblée territoriale que " rien ne sera possible en Corse, au plan politique ou économique, si la société corse, dans son ensemble, ne condamne pas solennellement la violence (...). Moralement condamnable, cette violence est politiquement suicidaire. Loin de contribuer à accroître les responsabilités confiées aux Corses, elle y fait obstacle car elle donne le sentiment d’une inaptitude à résoudre démocratiquement les problèmes de l’île ".

Ce rejet ferme et définitif de l’action violente constitue un préalable à toute discussion démocratique. Il est la condition sine qua non pour rompre avec les pratiques passées de certains gouvernements dont la conséquence fut de légitimer la violence en tant que mode d’action politique en engendrant dans l’île un sentiment d’arbitraire et d’impunité. La clarification durable de l’attitude des pouvoirs publics constitue en définitive la condition indispensable du respect de l’un des principes de base du pacte républicain : l’égalité de tous devant la loi.

2.- POURSUIVRE LA POLITIQUE DE RETABLISSEMENT DE L’ETAT DE DROIT

L’absence de ligne politique claire des pouvoirs publics à l’égard de la violence en Corse par le passé a entraîné la démobilisation des services de l’Etat et le scepticisme de la population insulaire face à la notion même de légalité. Dans ce contexte, l’ensemble des institutions publiques souffrent d’une grave crise de confiance qui a été renforcée par la destruction illégale de paillotes par des agents de la force publique. Pour ces raisons, il est nécessaire de poursuivre la politique de rétablissement de l’Etat de droit, qui implique au premier chef que l’Etat et ses agents obéissent aux règles de droit.

Les suites de l’assassinat du préfet Erignac ont montré que le rétablissement de la légalité ne pouvait se faire par l’action d’un seul homme. Si les résistances rencontrées dans la société insulaire face à cette politique sont réelles, notamment du fait de l’attitude de certains élus locaux, il convient de mobiliser l’ensemble des services de l’Etat et non pas les seuls services de sécurité et l’appareil judiciaire. L’affaire des paillotes a ainsi révélé la passivité des services de l’équipement en matière de respect des règles d’urbanisme. De même qu’au niveau central l’approche interministérielle des questions corses doit être favorisée, à l’échelon local la complémentarité et l’exemplarité de tous les services de l’Etat doit être assurée.

Cet objectif, qui implique une bonne coopération entre les différentes autorités publiques de l’île, doit éviter l’écueil d’une approche purement régalienne, voire répressive, du respect de la légalité dans l’île. L’amélioration du fonctionnement des forces de sécurité n’en constitue pas moins un volet essentiel de la crédibilité de l’Etat dans son action quotidienne. Encore faut-il que celui-ci soit en mesure de relayer sa politique localement, ce qui nécessite l’adhésion des fonctionnaires présents sur le terrain par la définition de directives claires.

Le commissaire Jacques Poinas, chef de l’unité de coordination de la lutte antiterroriste (UCLAT), a souligné le lien existant entre la lisibilité de la politique définie au niveau central et la motivation des membres des forces de sécurité. Il a ainsi déclaré qu’il existait " des difficultés tenant aux cadres humain et géographique et, en matière de lutte antiterroriste, parfois un manque de compréhension de la part des fonctionnaires de la réelle politique menée par les pouvoirs publics.

" En effet, de nombreux changements de politique ont eu lieu, parfois officiels, parfois officieux - ou en tout cas peu lisibles ; or le travail de police implique les fonctionnaires et les militaires de manière assez personnelle, et ces changements ont provoqué, à partir des années 90, une certaine démoralisation ".

La mobilisation des services publics en faveur du respect de la légalité doit s’accompagner d’une politique pénale volontariste. Le renforcement récent des moyens de police judiciaire mis à la disposition des magistrats et la constitution d’un pôle économique et financier au sein du tribunal de Bastia soulignent la volonté des pouvoirs publics de s’attaquer à toutes les formes de délinquance. Le sentiment d’impunité qui a pu prévaloir du fait de la " circonspection " passée dans la conduite de l’action publique à l’égard des nationalistes ou du fait des carences des contrôles administratifs exercés à l’encontre des personnes les plus puissantes de l’île devrait ainsi laisser place à l’exercice normal et serein de la justice.

Il est vrai que l’action impulsée par les préfets Claude Erignac et Bernard Bonnet a d’ores et déjà permis d’obtenir des résultats non négligeables. Mais une bonne partie de la population insulaire a pu avoir le sentiment que cette action portait davantage sur les " citoyens de base " que sur les " puissants ". Force est de constater que si l’effet du recouvrement des amendes ou des impôts impayés est immédiat, les procédures judiciaires engagées, notamment dans les domaines économiques et financiers, demandent de longues enquêtes avant d’aboutir à un procès public et un verdict.

Cette situation a pu entretenir la défiance de la population à l’encontre de la politique de rétablissement de l’Etat de droit. D’autant que celle-ci a souffert dans une période récente d’une surmédiatisation et d’une personnification nuisibles. Si l’arrivée de nouveaux représentants de l’Etat dans l’île a permis de rompre avec ces pratiques, elle ne doit pas pour autant signifier que les pouvoirs publics entendent baisser la garde dans ce domaine.

Ceci dit, il est incontestable que l’affaire des paillotes a révélé la vigueur des oppositions à la politique de rétablissement de l’Etat de droit en Corse. Elle a, en effet, montré la passivité de certains services de l’Etat, incapables de faire appliquer les décisions de justice en matière de respect du domaine public maritime. Elle a montré, dans le même temps, le double langage tenu par une partie de la classe politique insulaire, qui sous couvert de médiation entre les propriétaires placés en situation illégale et l’autorité préfectorale, a tenté de récupérer à son profit le mécontentement de la population face aux conséquences de la nouvelle politique de l’Etat. Enfin, elle a été la marque d’un aveu de faiblesse de l’autorité publique, puisque des membres des forces de l’ordre ont reconnu avoir eu recours à des méthodes illégales pour mettre en œuvre l’application du droit.

La volonté de transparence du gouvernement dans cette affaire constitue en définitive la meilleure réponse qui pouvait être apportée à ces actes graves. En laissant la justice fonctionner normalement dans ce dossier, l’Etat a montré qu’il ne cherchait pas à conduire une politique de respect de la légalité à géométrie variable. La constitution de la présente commission d’enquête obéit également à la même logique de transparence, puisqu’elle entend porter sur la place publique l’analyse des graves dysfonctionnements des forces de sécurité intervenus dans l’île.

Cette logique de transparence est la seule qui puisse permettre de rompre le cercle vicieux de la violence dont les Corses sont les premiers à souffrir. Une attitude claire et sans compromission des pouvoirs publics est indispensable pour restaurer la crédibilité de l’action de l’Etat dans l’île en y associant la société corse dans son ensemble. Il s’agit de montrer que le " respect de la loi républicaine n’empêche en rien le respect des particularismes corses ", ainsi que l’a déclaré Lionel Jospin devant l’assemblée territoriale le 6 septembre dernier. Tels sont les termes du nouveau contrat social proposé aujourd’hui à la Corse.


Source : Assemblée nationale. http://www.assemblee-nationale.fr